Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Liberté, Liberté de Feather17



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Feather17 - Voir le profil
» Créé le 31/10/2021 à 17:59
» Dernière mise à jour le 31/10/2021 à 17:59

» Mots-clés :   Mythologie   Présence de personnages du jeu vidéo   Sinnoh   Slice of life   Song-fic

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Chapitre 3 : La noblesse de notre humanité
« Qui sommes-nous ? »

Sur la façade de la Résidence de Vestigion, ces trois mots sont gravés dans le marbre et peints à la feuille d’or. Huguette ne peut retenir une moue de désapprobation. Elle ne sait pas pourquoi, mais son instinct tire la sonnette d’alarme quant à la réponse à cette question qu’elle pourrait trouver à l’intérieur du bâtiment. Elle hésite à y entrer. Cependant, elle n’a pas d’autre choix que de s’intéresser à cette partie de la population de Sinnoh.

De l’autre côté de la porte de cette résidence l’attend un groupe de bourgeois avec qui elle a pris rendez-vous. La chose ne fut pas aisée, et sans l’aide de l’étudiant en paléontologie Pokémon, Pierrick — qu’elle peut légitimement considérer comme son ami depuis qu’ils ont passé une soirée entière à critiquer le Professeur Sorbier et ses propos négationnistes —, elle n’aurait pu avancer dans son enquête. Car quelque chose a tout de même attiré son attention lors de l’horrible conférence à laquelle elle a participé un mois plus tôt : la liste des scientifiques aux manœuvres des recherches archéologiques sur la rive du Lac Courage ne comportait que des noms de personnes de couleur blanche. En étudiant en profondeur son sujet, elle s’est rendu compte que la plupart d’entre eux possède une carte de membre d’un club privé, à Vestigion.

Face à elle, la question « Qui sommes-nous ? » brille de mille feux face au soleil automnal. Quelle ironie. Qui est-elle, Huguette ? Elle se le demande depuis son enfance passée sur les plages de Sinnoh, au sud du continent, entre le vieux marché au poisson de Rivamar et le port de pêche où son père a travaillé toute sa vie. Elle se questionne sur le passé de ses ancêtres chaque fois qu’elle croise du coin de l’œil le vieux grigri hérité de sa défunte maman. Elle se pose la question de ses origines depuis qu’elle a remarqué que les citoyens qui partagent sa couleur de peau n’étaient jamais représentés dans aucunes des institutions de Sinnoh. De l’université de Féli-Cité à la prestigieuse Ligue Pokémon qu’elle exècre tant, aucun des membres de ces cercles officiels n’appartient à la longue tradition des peuples représentés dans les récits traditionnels de son vieux père. Jusqu’à cette Résidence de Vestigion.

« Qui sommes-nous ? » Elle sait que derrière cette porte, elle ne trouvera que des blancs qui auront une idée très sectaire de la réponse à apporter à cette question. Elle hésite. Pourtant, il en va de l’avancement de son enquête. Huguette prend son courage à deux mains et pousse la porte en bois massif du club privé.

Si Huguette est emplie de préjugée, elle ne demeure pas moins époustouflée et admirative du lieu dans lequel elle pénètre. C’est tout d’abord une bouffée d’air chaud qui l’accueille : dans un coin du salon faiblement éclairé, un groupe de dames de tous âges s’affairent à la cuisine de ce qui ressemble à de délicieux Poffins en compagnie d’un Goinfrex qui ne peut s’empêcher de tremper sa patte dans le bol de pâte fraiche. Plusieurs piliers en marbre brut soutiennent une mezzanine dont l’accès se fait via un grand escalier central. Les murs sont recouverts de bois et le plancher craque sous ses pieds alors qu’elle s’avance vers un écran géant devant lequel sont réunis un trio d’hommes âgés assis sur de luxueux sofas en velours. L’un d’eux, chapeau haut-de-forme et monocle, caresse un Chaglam endormi sur ses genoux tandis qu’il écoute ses deux compères discuter calmement, verre de whisky en main, du dressage complexe du Ptiravi qui joue dans un coin de la pièce. Un petit garçon, enserré dans un costume trop raide pour lui, s’amuse à faire chantonner un Pijako coincé dans une cage en fer forgé. Ci-et-là se baladent des Lockpin afin de présenter aux membres du club des petits-fours qui semblent exquis, même de loin.

Huguette ravale un sentiment d’opulence qui l’opprime dans son for intérieur. Encore une fois, son instinct avait eu raison : elle est la seule noire dans le salon privé. Elle effleure du bout des doigts la Pokéball de Doni, accrochée à sa ceinture, pour se rassurer de la présence d’un allié à ses côtés.

— Ah ! Ma chère !

Huguette sursaute. Elle ne l’a pas vu s’approcher furtivement. Une jeune femme aux courts cheveux orange lui tend une main ferme tandis que de l’autre, elle repositionne son chandail vert sur ses épaules. Son contact. Celle qui lui a permis d’entrer dans ce si prestigieux club privé. Il s’agit à présent de rentrer dans le moule si elle veut avancer dans son enquête.

— C’est un plaisir d’enfin vous rencontrer, clame Huguette en lui serrant chaleureusement la main.
— Le plaisir est partagé, enfin !

La jeune femme garde sa main un certain temps dans la sienne, comme pour établir un contact charnel sensé la rassurer. Huguette s’en méfie davantage. Comme elle a mené des recherches minutieuses, la journaliste sait pertinemment qui se trouve face à elle. Florine de Vestigion, plus connue sous le pseudonyme « Flo », n’est nulle autre que la championne d’arène locale. Tous les dresseurs de Sinnoh qui désirent briller dans la Ligue Pokémon doivent s’affronter un jour où l’autre à elle pour lui arracher un badge. En remontant dans l’histoire de ses racines, Huguette a découvert qu’elle est la descendante du célèbre baron qui aurait, selon les livres d’histoire, bâti Vestigion. Si Huguette veut connaître les liens de domination qui avaient lieux à l’époque entre les dominants, ancêtres de Florine, et les dominés, ses propres ancêtres, la championne de Vestigion est la meilleure personne pour lui apporter des réponses.

— Ce cher Pierrick m’a tellement parlé de vous que je n’ai pu que céder à sa requête de vous rencontrer, admet la jeune dame sur un ton qu’Huguette n’a jamais entendu de sa vie.

Quelque chose dans son intonation et se prosodie ne lui semble pas naturel. Néanmoins, la journaliste n’a pas le temps de creuser le sujet, car il y a plus urgent. Apparemment, l’archéologue aurait été bien bavard à son sujet, ce qui pourrait lui faire perdre son avantage dans la discussion.

— Alors, dites-moi, vous vous intéressez aux œuvres caritatives de la Résidence de Vestigion ? Lockpin, mon ami !

Sans attendre de réponse de sa part, la championne d’arène apostrophe l’un des Pokémons qui leur proposent des baies caramélisées, puis poursuit :

— Nous accordons beaucoup d’importance à l’entraide et nous venons en aide à toute une panoplie d’associations caritatives dans tout Vestigion, n’est-ce pas ?

Florine avale une coupe de champagne d’une traite et mordille une olive avec délicatesse. Huguette préfère ne pas l’interrompre. Elle a cerné le personnage et attend le bon moment pour intervenir.

— Nous prenons d’ailleurs grand soin de nous diversifier, afin de porter secours à un maximum de nécessiteux, humains et Pokémons, je précise. Tenez, je suis personnellement attachée à ce que notre club déverse une bourse de secours mensuelle à destination des Pokémons abandonnés de Vestigion. Ils sont très nombreux les malheureux, savez-vous ?

Florine s’interrompt naturellement, tout en poursuivant la décortication de son noyau d’olive. C’est ici qu’Huguette doit intervenir. Elle sait exactement quelles paroles sont attendues d’elle.

— C’est très honorable de votre part, je ne savais pas qu’il y avait autant de Pokémons abandonnés.

Florine esquisse un petit sourire satisfait, très furtif, qu’elle essaie de cacher derrière une moue de déploration.

— Les dresseurs qui viennent participer à un match d’arène sont, ces pauvres âmes, parfois bien esclaves de leurs ambitions et rejettent la faute de leur défaite sur leurs Pokémons, avoue Florine, une larme à l’œil. Chaque jour, l’on peut compter le nombre de défaites à l’arène en comptant le nombre de pauvres Pokémons abandonnés. C’est une véritable catastrophe, n’est-ce pas ?
— C’est honteux, appuie Huguette qui commence à s’exaspérer de cet entretien.
— C’est pourquoi j’ai tenu à créer cette bourse de soutien aux associations qui s’occupent des Pokémons abandonnés, mon cœur se déchire trop à les voir errer dans la rue.

« Elle se garde bien de préciser qu’en tant que championne d’arène, elle a une part de responsabilité dans cette tragédie », maugrée Huguette dans sa barbe. Elle regrette immédiatement ses pensées. Et si la grimace sur son visage a trahi son sentiment de dégoût ?

— Madame de Vestigion, embraye la journaliste afin de reprendre la conduite de la conversation. J’aurais aimé vous poser quelques questions concernant l’histoire de cette magnifique ville emblématique de la région de Sinnoh.
— Oh oui, quelle bévue suis-je ! Pierrick m’avait informée que vous désiriez vous entretenir avec moi au sujet de vos travaux de recherches. Rappelez-moi le sujet de votre enquête ?
— Je cherche à comprendre par quels phénomènes sociologiques de grandes villes telle que Vestigion ont pu naître et grandir au fil des siècles, plus particulièrement l’implication qu’ont eu certaines populations humaines et Pokémons dans l’émergence de ces célèbres cités. Pouvons-nous nous retirer dans un endroit calme afin de nous entretenir ?
— À une condition.

La championne d’arène lui adresse un regard pétillant de malice. Huguette se sent déstabilisée et n’aime pas cela.

— Laquelle, Madame de Vestigion ?
— Que vous m’appeliez « Flo ».

Huguette soupire. Elle se reprend et arrive à faire passer sa lassitude pour du désarroi mêlé à de la surprise amusée.

— Très bien, « Flo », se rectifie Huguette en faisant mine d’avoir une accointance avec la bourgeoise. Retirons-nous d…

Quelques coups sur la paroi d’une coupe de champagne tintinnabulent au pied des escaliers. « Flo » lui fait signe de se taire. Le cœur d’Huguette bondit dans sa poitrine d’une rage intense qu’elle a du mal à dissimuler. Le naturel de la championne d’arène est revenu au gallot. Il aura suffi d’un instant d’inattention pour que, d’un seul geste, toute la courtoisie d’une conversation soit effacée par la marque d’une domination de classe. Un geste de la main, sec, autoritaire. Huguette devait se taire. Les blancs allaient faire une annonce.

Une jeune adolescente aux courts cheveux roses attire l’attention et toutes les conversations s’estompent galamment. Elle est aux pieds du grand escalier et préfère attendre que tous les regards soient dirigés sur elle pour prendre la parole. Elle déglutit. La pauvre enfant a l’air terrorisée par l’audience.

— Ch… chers convives, bégaye-t-elle. T… Tout est prêt p… pour passer… à l’étage…

Il se partage parmi les membres du club un espèce de vent d’excitation qui se propage jusqu’au Chaglam qui se réveille en frémissant de bonheur. Huguette est la seule à ne pas comprendre ce qu’il se trame, et elle voit bien que tout le monde s’amuse de cette situation.

— Que se passe-t-il à l’étage ? demande-t-elle discrètement à l’oreille de « Flo » qui dépose d’un coup sec sa coupe vide sur le plateau que lui offre un Lockpin.
— Oh ! vous allez êtes ravie ! Venez avec moi pour être aux premières loges !

La championne d’arène la prend par la main et la tire vers le grand escalier qui monte à l’étage. Huguette se pétrifie sur place en observant de plus près la forme qui a été donnée au fer forgé qui compose la rampe d’escalier. Telles des statues figées dans la matière et le temps, le fer forgé est torsadé afin de représenter une suite de carrosses luxueux. Sur chacun des carrosses est gravé dans le fer le mot « Unionpolis ». Les carrosses sont portés par deux espèces de Pokémons qu’elle reconnait immédiatement : des Dinocliers, présumés disparus sans compter Doni, et des Kranidos, dont elle a appris la disparition définitive lors de sa visite du Musée Minier de Charbourg. Deux espèces de Pokémons éradiquées du monde du vivant, représentés en esclaves de la bourgeoisie de Sinnoh.

« Flo » tire un peu plus sur son bras et Huguette se retrouve en haut des escaliers. Elle cale au coin de son esprit un rappel important : elle reviendra prendre une photo de ce fer forgé pour garder une trace de cette découverte qui aura été plus prolifique que la conversation qu’elle a eue avec la championne d’arène. Pour l’heure, il lui faut revenir au moment présent afin d’arriver à comprendre la suite des évènements organisés dans ce club privé.

La mezzanine n’est rien comparé à l’étage inférieur. Le long de la rambarde qui donne sur le salon chaleureux du dessous, plusieurs tatamis ont été disposés afin de recréer un terrain de combat de Pokémons. De part et d’autre attendent deux Pokémons qu’elle n’a vu qu’en photo dans des magazines. L’un ne fait pas plus d’un mètre de hauteur et prend la forme d’une magnifique fleur des champs. L’autre ressemble à un loup debout sur ses pattes-arrières, dont le regard froid au milieu d’un pelage bleu glace le sang de quiconque le croise. Chacun de ses membres est décoré d’un bandeau d’une couleur différente, le nœud desquels il ne peut s’empêcher de vérifier constamment.

Le public prend place autour des tatamis et se servent de nouvelles coupes de champagne portées par les Lockpin, tandis que « Flo » rejoint le Pokémon de type plante et que l’adolescente angoissée se positionne derrière le loup menaçant. Enfin, le vieil homme au monocle se dissocie du groupe afin de s’y adresser.

— Chers convives, il est l’heure de passer à notre évènement du mois, celui que nous attendions toutes et tous avec grande impatience, annonce-t-il.

Le petit garçon fait un geste pour s’assoir au sol mais un regard noir de sa maman lui fait changer d’avis. Il restera debout, droit, et raide dans son costume serré, son Pijako au sol dans sa cage.

— Notre très chère championne, Madame Florine de Vestigion, a accepté de participer à ce combat prestigieux pour la bonne cause. Elle affrontera ma très chère et tendre petite-fille, Mélina. Je tiens à vous rappeler non sans fierté que ma petite-fille Mélina pourrait très bien être prochainement la championne d’arène la plus jeune de l’histoire de Sinnoh.

De calmes applaudissements respectueux traversent la salle et des verres sont levés.

— Les deux adversaires de ce combat joueront pour une association différente. Chaque minute passée à combattre le Pokémon adverse fait gagner à l’association mille Pokédollars. Il s’agira donc pour Lucario et Roserade de tenir le plus longtemps possible.

Huguette recrache la gorgée de champagne qu’elle vient d’engloutir. Heureusement pour elle, les convives se sont fendus d’applaudissements et d’acclamations pour ce qu’ils pensent être une bonne action, et ne l’ont pas vu répandre sur le parquet le précieux breuvage.

Ce qui se déroule devant les yeux de la journaliste dépasse son entendement, si bien qu’elle subit un de ses habituels moments d’évasions de la réalité. Comment ces gens peuvent-ils organiser des combats de Pokémons pour soutenir des associations qui viennent en aide aux Pokémons abandonnés à la suite de combats d’arène, et continuer à penser qu’ils œuvrent « pour la bonne cause » ? Huguette ne comprend pas le monde dans lequel elle se trouve actuellement et ressent de nouveau le besoin de se palper pour vérifier son existence. Il lui semble que ces gens n’ont aucune idée de ce qu’il se passe dans le monde réel, qui leur parait être un gigantesque terrain de jeu. À présent, elle sait qu’elle n’obtiendra aucune information concernant les peuples d’humains et de Pokémons qui ont été utilisés pour bâtir la grandeur de Sinnoh et qui ont été abandonnés dans le cimetière du Lac Courage comme de vulgaires outils usagés. Ces gens ont-ils seulement connaissance de l’histoire profonde de la région ?

Huguette n’a plus rien à faire dans ce club, et décide de quitter les lieux sans sommation. Elle tourne le dos à cette scène ridicule, tandis que le Roserade pare un coup de pied détonnant du Lucario, et abandonne cette piste pour son enquête.

*

Huguette erre sans but dans les rues bondées de Vestigion. Elle est dégoûtée. Pis : désabusée. Elle savait que son enquête allait être émotionnellement épuisante, mais jamais elle n’aurait cru possible de tels comportements insouciants et blessants. Elle ne peut s’empêcher de repenser sans cesse à ce fer forgé, tordu, fondu, plié, pour mettre en scène l’esclavage. Elle ne peut s’empêcher de revivre l’ambiance décontractée dans ce salon de luxe, avec ces gens de si bonne compagnie, qui évoluent au sein même de leur statut de dominant sans rien remettre en question.

Si elle n’a pas appris grand-chose d’utile pour son enquête, la journaliste a toutefois bien avancé sur le thème sociologique de sa recherche : il existe aujourd’hui des traces de domination inconsciente et ce qui subsiste de l’appropriation de la richesse créée par des humains et des Pokémons qu’on a voulu faire disparaître. Huguette sait à présent pourquoi elle s’entête à creuser le mystère de la disparition des Dinocliers et pourquoi elle cherche tant à retrouver l’identité des corps dans le cimetière du Lac Courage. Elle veut ressusciter un passé effacé. Elle veut rendre leur dignité aux peuples asservis et oubliés.

Son poignet vibre et Huguette revient à la réalité brutale de Vestigion. Un message est apparu sur l’écran de sa Pokémontre : « Alors ? », signé Pierrick.

Elle s’interrompt dans sa marche aveugle. Lui répondre ? Ne pas lui répondre ? Être honnête au risque de le vexer ? Éviter le sujet ? Elle a la solution : elle trace les contours d’un Tadmorv et essaie de rendre son dessin le moins ragoutant possible, avant de l’envoyer.

Réponse : « Oui, Flo peut être assez snob. »

— C’est le moins qu’on puisse dire, pense Huguette à haute voix.

Nouveau message : « Laisse-moi me rattraper. »

Huguette sourit. Elle efface de suite son sourire béat. Que lui arrive-t-il ? Elle imagine le jeune archéologue, son ami, derrière sa propre Pokémontre, en train de se creuser les méninges pour se faire pardonner de l’avoir introduite à de telles personnes. Elle imagine les traits de son visage fin et lisse se contorsionner sous l’effort pour produire une idée brillante. Voilà qu’elle se prend à l’imaginer au fond de sa mine, pioche à la main, recouvert de suie et de sueur…

Nouveau message : « Rendez-vous demain, midi, à Célestia. »

Une étrange vague de chaleur s’empare de son cou. La journaliste quadragénaire a bien trop vécu pour ne pas reconnaître les signes du mal qui l’accable. Pierrick est si jeune, enfin ! Elle doit se ressaisir.

Nouveau message : « Je te dois un café et un Poffin. »

Elle sourit. Cette fois, elle préfère garder ce dessin sur ces lèvres. Elle change d’application sur sa Pokémontre et joue avec les pixels de son écran tactile afin de faire apparaître l’illustration d’un pouce en l’air. Message envoyé.

Huguette lève les yeux au ciel. Le soleil brille dans un ciel bleu azur, et le vent frais d’automne transporte avec lui quelques feuilles jaunes et une odeur de Baie Maron. Son poignet vibre une dernière fois. Elle a reçu un dessin — très mal fait — d’un Pachirisu. Elle n’a absolument aucune idée de sa signification. Les jeunes ont un drôle de langage.

Huguette se laisse bercer par ce petit échange de messages qui lui permet de s’extraire de la réalité douloureuse de Vestigion et d’éponger ses émotions négatives. S’être lancée dans cette enquête était peut-être la meilleure décision de sa carrière. Une partie de son cerveau s’amuse à penser qu’il ne s’agit pas de sa carrière dont il est question actuellement. Une autre partie, plus sombre celle-ci, lui rappelle son âge et celui de son « ami » Pierrick. Elle préfère l’ignorer, cette fois-ci. Après tout, la seule chose concrète qui allait se passer le lendemain, c’était qu’elle allait boire un bon café bien chaud, et manger un bon Poffin. Avec Pierrick.

Huguette s’extraie de ses rêveries en arrivant au sommet d’une petite colline, à l’écart de la ville. Elle a emprunté un sentier touristique sans y prêter attention et s’est retrouvée au point culminant. Heureusement pour elle qui ne supporte pas la foule, il n’y a qu’un homme qui profite de la merveilleuse statue qui se dresse devant elle.

La journaliste prend un instant pour la contempler. La statue la laisse quelque peu dubitative. Clairement, l’artiste a essayé — tant bien que mal — de représenter un Pokémon. Cependant, elle n’a jamais vu un Pokémon aussi laid de toute sa vie, et elle est persuadée qu’il n’existe même pas. Si elle choisit de le décrire dans l’article qu’elle écrira à la fin de son enquête, elle emploiera probablement des termes très simples : une longue tête allongée, deux petits bras parsemés d’écailles, deux grosses jambes de dragon, deux ailes et une longue queue touffue.

Huguette s’approche de la plaque d’information plantée à côté du socle de la statue, et lit : « Statue de Vestigion. » Pas plus de détails de ce côté. Elle jette un coup d’œil à l’homme qui est resté statique tout du long face à l’œuvre d’art. Sous ses cheveux bleu clair, deux yeux gris fixent le bloc de bronze avec un mélange de fascination et de désir. Les rides sur son visage témoignent d’un âge similaire au sien, et son costume gris impose une stature importante dans la société. Les dons d’observation de la journaliste lui permettent de repérer un petit logo brodé au niveau de son cœur : la lettre « G », probablement celle de la marque du vêtement.

— Le temps et l’espace, intimement liés, façonnent notre monde.

L’homme s’est adressé à elle sans quitter de son regard amoureux la représentation du Pokémon mystérieux. Ou bien s’est-il parlé à lui-même dans une espèce de transe méditative ?

— Dans tout Sinnoh, on vénère les Pokémons du temps et de l’espace, poursuit-il, aussi immobile que la statue qu’il adule. Dans toutes les époques, les peuples qui ont bâti Sinnoh ont vénéré sans relâche ceux qu’ils considéraient comme leurs dieux. Ils les ont façonnés à leur image. Sinnoh a été bâti sous leurs traits. Le temps et l’espace, richesses de l’univers qui n’appartiennent à personne et à tout le monde à la fois. Les uns veulent les contrôler, les dominer, les posséder. Les autres ne demandent qu’à les vénérer.

L’homme se replie à nouveau dans son silence méditatif. Huguette est perplexe. Elle n’a pas compris un traître mot de son discours, mais une chose a retenu son attention. Elle est persuadée que l’homme a fait mention des peuples qui ont été, jadis, ses ancêtres.

— Cette statue… ose-t-elle.

L’homme tourne son regard vers elle. Instantanément, la journaliste sent un courant glacer envelopper ses os, sa chair et son sang. Elle préfère ignorer son instinct, pour une fois. Elle a besoin de réponses.

— Cette statue a été bâtie par les esclaves de Sinnoh, n’est-ce pas ?

L’homme ne répond pas et préfère maintenir le contact visuel, froid et sans vie, qu’ils partagent. Elle sait qu’il vient de l’approuver silencieusement.

— Il s’agit de leur dieu, ou plutôt… de leurs dieux « au pluriel ».

Cette fois, Huguette n’a pas posé de question. L’homme ne compte pas lui répondre, de toute évidence. La journaliste relit la plaque inutile et sans informations, à côté du socle en bronze.

— Encore un bel exemple de comment Sinnoh a choisi d’effacer de son histoire les peuples humains et Pokémons qui l’ont bâtie.

L’homme rompt enfin la communication visuelle et s’approche de la statue. Il dépose délicatement ses mains sur les pattes du monstre et inspire longuement. Il agit comme s’il puise de l’énergie de la statue.

— Les humains sont aveuglés par la puissance que leur confère les Pokémons, dit-il enfin, le front plaqué contre le métal. Cette puissance leur a permis d’ériger cette statue, non pas par la force, mais par la volonté. Or, les humains confondent ces deux notions. En pensant que les Pokémons agissent sous la contrainte de la force, les humains se sont mis à vouloir les posséder. Et les Pokémons se sont soumis, non par force mais par volonté. Ils croyaient en un idéal. Ils ont bâti cet idéal qui se trouve sous nos yeux. Le temps et l’espace, ne formant plus qu’un. La matière assemblée à un niveau supérieur.

L’homme lâche la statue et se tourne à nouveau vers Huguette. Ses globes oculaires sont humides et prêts à lâcher de grosses larmes. Huguette amorce un pas de recul et bloque sa respiration. Pour la première fois, elle se sent en danger.

— J’imagine un monde où les humains et les Pokémons forment une seule et même espèce. Un seul groupe, une seule société, œuvrant par la volonté, œuvrant pour la grandeur de Sinnoh.

Le regard de l’homme mystérieux se perd dans le vide, quelque part derrière Huguette, alors qu’une larme coule sur sa joue.

— Deux divinités, un idéal… Le mythe de Sinnoh. Sa véracité reste à prouver.

Son visage s’obscurcit, comme si tout espoir s’est envolé de son être.

— Veuillez m’excuser.

Et l’homme quitte les lieux. Huguette s’autorise enfin à respirer. Son cœur bat la chamade. Elle vient de se rendre compte qu’il n’a pas cligné une seule fois des yeux.

**


Le train ralentit à l’approche du quai et déjà, elle peut l’apercevoir au travers de la vitre. Pierrick l’attend avec un ballon de baudruche à l’effigie d’un Ptiravi. Elle lève les yeux au ciel. Qu’est-ce qu’il peut être exaspérant de juvénilité. Une petite fille regarde avec envie le ballon de Pierrick et sa maman redouble d’effort pour attirer son attention ailleurs. Huguette descend du train en soupirant. Pourvu qu’il ne lui fasse pas regretter d’avoir accepté son rendez-vous galant.

— Un ballon Ptiravi ? Vraiment ? lui dit-elle avant même de le saluer.

Pierrick éclate de rire.

— Je savais que tu dirais cela !

Il échange un clin d’œil avec Zaïni et le petit Manzaï bondit de son épaule en direction du ballon qu’il éclate d’un coup de branche. Un nuage de confettis se répand autour d’eux et Pierrick rattrape au vol deux morceaux de papier plastifiés. Huguette l’interroge du regard, les bras croisés. Derrière eux, le visage de la petite fille s’est tordu sous l’expression de ceux qui ont perdu tout espoir en la vie.

— Ça te dit une visite guidée dans les ruines ?
— Je pensais que tu me devais un café et un Poffin… réplique Huguette qui désapprouve toujours sa mise en scène.

Pierrick lève le bras droit et lui montre un petit paquet cartonné qui contient visiblement son en-cas. Huguette ne décroise pas les bras.

— Bon, tant pis. Je n’ai plus qu’à me rendre dans les ruines et visiter tout seul les dernières traces de vie des Dinoclier…
— Il y a des traces de civilisations ayant cohabitées avec des Dinocliers ici, à Célestia ?

Huguette n’a pas réussi à réfréner le sentiment d’excitation qui vient de s’emparer d’elle. Pierrick a marqué un point, et il le sait. La journaliste ne supporte pas cela. Mais comment résister face à un visage si lisse, à des traits si fins, à un sourire si innocent ?

— Bon, bah dépêchons-nous si nous ne voulons pas être en retard ! sermonne Huguette.

Elle lui arrache le paquet des mains et se dirige vers la sortie de la petite gare de campagne. Pierrick échange un regard amusé avec Zaïni et la poursuit à grandes enjambées, tandis qu’un Tarinorme siffle le départ du train.

C’est la première fois qu’Huguette se rend à Célestia. Bien que ses enquêtes précédentes l’aient fait voyager dans tout Sinnoh, elle n’a jamais eu l’occasion de visiter des petits villages isolés au pied du Mont Couronné. Célestia est une des destinations qui trônent depuis des années au sommet de sa liste de voyage, et elle se l’est toujours gardée pour un moment spécial. Sans le vouloir, la force du destin peut-être, son vœu s’est réalisé. Car elle ne peut penser à meilleure compagnie que celle de Pierrick pour arpenter les ruelles pittoresques du village dont émane une ambiance quasi mystique.

Célestia est si condensé sur un minuscule territoire que la visite des ruines commence inexorablement au centre historique du village. La vieille dame qui les guide dans leur découverte de la bourgade les inonde de récits folkloriques en tout genre qui, en général, n’intéresse pas Huguette. Très pragmatique, Huguette n’accorde aucune importance aux mythes et légendes — au grand damne de son vieux père qui n’a jamais cessé d’essayer de l’intéresser aux légendes de ses ancêtres. Toutefois, la journaliste accorde cette fois-ci une oreille plus attentive. Elle sait qu’au-delà des légendes se trouvent parfois quelques vérités sociologiques cachées, et que Célestia peut révéler une des pièces clés du puzzle de son enquête.

Célestia n’est peuplé que de quelques habitations, et le monument le plus emblématique est sans nul doute la minuscule chapelle bâtie au centre du village. La guide touristique indique qu’il s’agit d’une chapelle Arcéenne. Huguette n’a jamais eu de fibre religieuse ; comme elle aime le dire, elle n’a pas « d’ami imaginaire ». Cependant, elle reste aux aguets tandis que la guide touristique leur raconte les origines de la religion Arcéenne, très en vogue parmi les populations d’esclaves qui auraient travaillé dans ce village à une époque lointaine.

— L’Arcéisme part du principe selon lequel il existerait un dieu Pokémon unique, créateur du temps et de l’espace.

Huguette se raidit sur place. « Le temps et l’espace, intimement liés, façonnent notre monde. » Les paroles du mystérieux individu à Vestigion résonnent encore en elle.

— Les Arcéens, reprend la guide touristique, croient en la création de l’univers par cette divinité qui aurait, selon les textes bibliques, façonné la région de Sinnoh de ses mille bras.
— Le mythe de Sinnoh… marmonne Huguette en se souvenant du monologue de l’inconnu au pied de la Statue de Vestigion.
— Vous connaissez cette légende ? s’étonne la vieille dame.
— Attendez, intervient Pierrick. Il s’agit d’une légende ou d’un mythe ?
— Quelle différence ?

Pierrick hausse les sourcils, comme si l’ignorance de la journaliste le surprend.

— Une légende se base sur une réalité historique, explique le scientifique, à la différence du mythe qui cherche à expliquer la création du monde et les phénomènes naturels en se fondant sur des constructions imaginaires.
— Merci, Monsieur Dictionnaire, ironise Huguette qui se sent vexée par sa supériorité intellectuelle. Du coup, mythe ou légende ?
— Si vous étudiez les textes bibliques de l’Arcéisme, il faut parler du mythe fondateur de Sinnoh, répond la guide touristique qui n’a jamais vu un couple de touristes aussi intéressés par ses propos. En revanche, si vous croyez en ce mythe, si vous êtes persuadés qu’il a existé un Pokémon divin qui a créé le monde et que vous recherchez des preuves de son existence, alors vous parlez de la « Légende d’Arceus ». Si vous êtes intéressés par ce sujet, il y a des ouvrages à la bibliothèque de Joliberges qui traitent de l’origine de cette religion, des traces historiques qui révèlent les endroits où les populations passées ont marqué leur croyance en cette religion, et qui retracent l’histoire de l’implémentation de cette religion dans Sinnoh à partir du Moyen-Âge.

Huguette ne se le fait pas répéter deux fois et inscrit dans son calepin les mots « bibliothèque de Joliberge ». Nul doute que, durant son enquête, elle y passera un certain moment, ne serait-ce que pour étudier l’influence de cette religion sur les relations sociales et de domination entre les individus qui vouaient un culte à ce Pokémon divin et les autres.

— Ceci dit, je vous propose de passer tout de suite à la visite des ruines à proprement parler, car je pense que cela va vous intéresser au plus haut point.

La dame âgée leur fait un clin d’œil et, de son pas étonnamment vigoureux pour son âge, ouvre la marche vers la sortie du village.

Les ruines sont ce qui a réussi à perdurer d’une ancienne bâtisse religieuse creusée dans un pan de montagne, au pied du Mont Couronné. Il ne reste plus grand-chose de l’endroit qui devait être, en son temps, le lieu de pèlerinage de tous les Arcéens.

— Magnifique ! s’exclame Pierrick, qui a repris son air d’enfant émerveillé qu’Huguette exècre autant qu’elle adore.
— N’est-ce pas ? Vous me faites penser à ma petite-fille qui a toujours les mêmes étoiles dans les yeux chaque fois qu’elle vient ici.

La guide touristique les amène à un mur reconstitué de blocs de pierre historiques sur lesquels ont été gravés, puis peints, les silhouettes de trois elfes quasiment identiques : celui de gauche a le crâne couleur fuchsia, celui de droite couleur céleste, celui du centre couleur d’or.

— Créhelf, Créfollet et Créfadet.
— J’en ai déjà entendu parler, se souvient Pierrick. Il me semble qu’on les appelle les « Gardiens des Lacs » ?
— Tout juste. Chacune de ces trois divinités a été créé par le Pokémon divin Arceus, raconte la guide touristique. Et chacune d’entre elle aurait élu domicile au centre d’un des trois grands lacs de Sinnoh : le Lac Savoir, le Lac Vérité et…
— Le Lac Courage.

L’image du cimetière sur la rive du Lac Courage s’imprime dans la rétine d’Huguette. Les tas d’ossements, les cadavres d’humains et de Pokémons, les restes des populations d’esclaves dont son vieux père lui a tant parlé.

— Ces ruines, la chapelle de Célestia, le Mythe de Sinnoh, la Légende d’Arceus… énumère la guide touristique. Tout porte à croire qu’il existait autrefois de très nombreux lieux de culte voués à l’Arcéisme. Lorsqu’on analyse leur situation géographique ainsi que les textes historiques qui attestent du commerce d’esclaves Pokémons dans ces exacts mêmes lieux géographiques, on ne peut que confirmer l’hypothèse selon laquelle ont vécu dans notre passé des centaines de milliers d’esclaves humains et Pokémons, ayant travaillé ensemble pour bâtir ces monuments à leurs divinités.

Le discours lui revient instantanément en mémoire. « J’imagine un monde où les humains et les Pokémons forment une seule et même espèce. Un seul groupe, une seule société, œuvrant par la volonté, œuvrant pour la grandeur de Sinnoh. » L’homme mystérieux à Vestigion avait-il parlé de ces deux espèces, humaines et Pokémon, qui n’en aurait plus formé « qu’une seule » à travers la religion, afin de survivre à l’esclavage ? Huguette se demande si son cerveau n’est pas entré en ébullition tellement la rapidité de ses pensées la dépasse. Elle se palpe le corps pour vérifier qu’elle est toujours bien réelle, puis essaie de se raccrocher à la conversation.

— Ce qui voudrait dire qu’il y aurait la possibilité de trouver des fossiles de ces Pokémons disparus à ces endroits géographiques précis ? demande Pierrick, excité à l’idée d’avancer d’un bond dans sa thèse doctorale.
— Probablement, répond la guide touristique dépassée par la question. En tous les cas, si vous vous intéressez aux Pokémons opprimés par l’esclavage, vous devriez visiter Unionpolis qui était le centre économique du commerce de Pokémons à cette époque.

Huguette se souvient des carrosses aux armoiries d’Unionpolis, torsadés dans le fer forgé du grand escalier de la résidence privée de Vestigion. Il n’y a plus de doute. Si elle veut avancer dans sa compréhension de l’organisation du monde du Sinnoh médiévale, si elle veut retracer le parcours de ses ancêtres et percer le mystère de la disparition des Dinocliers, elle vient de trouver sa prochaine destination.

En quittant les ruines de Célestia, Huguette glisse précieusement dans sa poche le ticket d’entrée de la visite guidée. Pierrick marche silencieusement à côté d’elle, les yeux perdus dans les tréfonds de son esprit qui doit probablement être en train de planifier ses prochaines recherches scientifiques. Sans lui, elle n’aurait jamais été aussi proche de son but. Sans la surprise qu’il lui avait concoctée, elle n’aurait pas été aussi proche de rendre à son ami Doni la connaissance de ses origines.

Elle prend la main de Pierrick dans la sienne et tous deux poursuivent leur marche silencieusement.

***