Chapitre 4
Bip, bip, bip, bip...
Je me réveille en sursaut. J'ouvre les yeux avec difficulté et mon regard se pose sur Li, qui s'éveille à mes côtés. Je me sens épuisé, sûrement à cause de l'orage qui a éclaté en pleine nuit. Mais le mauvais temps n'est pas le seul coupable : la vision d'hier m'a laissé un goût amer. Je me lève péniblement tandis que la violence et l'horreur qui s'en dégageaient me reviennent peu à peu.
Après avoir terminé de nettoyer la fresque, nous étions restés un moment silencieux, trop choqués pour réagir. Je sentais Li trembler de terreur près de moi. La forme sombre, plongée dans le sang, était un Luxray. Éventré, les oreilles arrachées, le reste du corps tailladé, le grand Pokémon se reconnaissait à peine. Le visage effacé du jeune homme ne laissait rien transparaître des sentiments qui l'habitaient, mais son épée parlait pour lui. On sentait la crispation de sa main sur le pommeau, on discernait le sang goutter de sa lame, on devinait la froideur de l'acier.
Un bruit avait interrompu le silence : le crépitement de l'appareil photo de la Professeure. En me tournant vers elle, j'avais constaté que la gentille dame qui m'avait servi du thé s'était effacée, remplacée par une femme distante et froide. J'ai compris que c'était sa façon à elle de gérer le choc : se concentrer sur l'aspect professionnel, pour éviter de penser aux haut-le-cœur que nous inspiraient cette image. Après cela, et toujours sans un mot, nous avons rangé nos affaires et nous sommes partis. C'est en sortant du Passage que nous avions réalisé que la nuit était tombée. La Professeure m'avait alors souhaité bonne nuit (que ces mots sonnaient creux !) avant de me quitter. Li et moi avons ensuite traversé les rues et la grande place de Vestigion, repassant devant la statue qui me fascinait ce matin, et m'effrayait à présent. Arrivés chez nous, j'avais pris Li dans mes bras. Il tremblait toujours, visiblement plus secoué que moi. D'ordinaire, il était toujours là pour me rassurer, mais là, c'était mon tour. Je l'ai serré près de moi et nous nous sommes endormis.
À présent que le jour est levé, je me demande ce qui a suscité une telle réaction chez nous. Bien sûr, la scène représentée était horrible, mais ce n'était qu'une peinture. Certaines des images qui passent à la télévision tous les jours sont bien pires et plus réalistes que cela. Je ne peux pas l'expliquer uniquement par mon émotivité un peu trop poussée puisque la Professeure était visiblement aussi touchée que moi. Peut-être étions-nous simplement fatigués et l'ambiance anxiogène d'une grotte perdue sous terre a contribué à nous effrayer. Malgré tout, je ne peux m'empêcher de penser qu'une aura malsaine émanait de cette fresque.
Li me regarde. Il ne tremble plus. Son regard est déterminé. Je comprends qu'il fait un effort pour se montrer courageux et aller de l'avant.
— Je suis tellement fier de toi, dis-je en lui caressant la tête.
Nous nous préparons rapidement et nous partons vers le Centre d'Archéologie. Je prends mon parapluie en sortant. Même si l'orage semble nous avoir laissé, une pluie fine tombe toujours. Je prends Li et le pose sur mes épaules, il n'aime pas se mouiller les pattes. Je marche rapidement dans les rues trempées, évitant les flaques et les plantes que le vent a renversées.
Arrivés devant la porte du Centre, je secoue mon parapluie avant de le ranger. Li saute à l'intérieur et je me dépêche de le suivre dans le hall. C'est alors que je remarque un attroupement près des portiques de sécurité. Une infirmière est là et elle semble faire passer des examens aux Pokémon des employés. Un peu plus loin, j'aperçois la Professeure Sogwa, Karl à ses côtés, qui discute vivement avec un officier de police. En me rapprochant pour la rejoindre, j'observe qu'elle semble très contrariée.
— Il n'est pas dangereux, l'entends-je déclarer d'une voix sèche.
— Je sais bien Professeure, répond calmement l'officier, mais il pourrait le devenir. Les Kranidos, étant des Pokémon préhistoriques, pourraient réagir bien plus violemment que ce que nous avons vu jusqu'à présent.
— Il n'est pas dangereux et il ne le deviendra pas. Je ne descendrai pas sans lui.
L'épidémie de folie. C'est donc ça la raison de tout ce bazar ? Je suis stupéfait. Ont-ils vraiment décidé d'interdire les Pokémon dans certains lieux ? L'officier soupire, et dans son regard las, je devine qu'il a déjà eu cette conversation de nombreuses fois.
— D'accord, alors acceptez au moins qu'il porte un bracelet de neutralisation.
— Un quoi ?
Il prend quelque chose posé sur une petite table à côté de lui : un gros bracelet en métal.
— Il se porte au pied et il est activable à distance.
— Activable pour faire quoi ? demande la Professeure d'un ton glacial.
— Il nous permettra d'envoyer une dose de calmant en cas de besoin. Je suis désolé, mais soit il porte ça, soit il ne vient pas avec vous.
Je décide de m'interposer :
— Excusez-moi, c'est une décision du Centre ?
L'officier se tourne vers moi et me dévisage un instant avant de répondre :
— Non, c'est une décision du gouvernement. Vous n'avez pas vu les infos je suppose ? Ils ont décidé ça hier. Les Pokémon qui travaillent ou aident dans des lieux "potentiellement dangereux" doivent être contrôlés. Soit en leur interdisant l'accès au lieu, soit en portant un bracelet de neutralisation. Ils ont décidé que les Souterrains, étant donné les risques d'éboulement, faisaient partie de la liste des lieux "potentiellement dangereux".
Je sens la peur s'insinuer en moi. Hier encore, toute cette histoire d'épidémie, c'était une info au JT. À part les annonces à la télévision et les affiches dans les rues, ça n'impactait pas ma vie. Celles d'autres gens bien sûr, ceux qui avaient été pris dans l'accès de rage d'un Pokémon devenu fou, mais tout cela semblait si lointain. À présent, c'est réel. Une inquiétude me vient soudain.
— Et mon Lixy ?
L'officier baisse la tête vers Li, puis se tourne vers la table pour prendre un papier, De loin, on dirait une liste. Après un instant passé à la parcourir des yeux, il la pose et me regarde.
— Non pas les Lixy. Seuls certains Pokémon doivent porter ces bracelets. Ne me demandez pas comment ils ont choisi les "dangereux", je n'en ai aucune idée. Mais la plupart des Pokémon qui en sont à leur premier stade d'évolution ne sont pas sur la liste. Pour l'instant en tout cas.
Je sens le soulagement m'envahir, avant de me souvenir de la Professeure. Je me tourne vers elle. Elle fixe du regard le bracelet en métal. Elle semble incapable de se décider à s'approcher. Karl pousse un petit cri qui la fait sortir de sa transe. Elle baisse les yeux vers lui et je suppose qu'elle y voit la même chose que moi : la confiance. J'ai l'impression pendant une fraction de seconde, de la voir perdre le contrôle, avant de se reprendre. Elle saisit brusquement le bracelet et se baisse pour le poser autour de la patte droite de Karl. Puis elle se redresse et se tourne vers moi.
— Allons-y Archie, nous avons perdu suffisamment de temps.
Sans attendre ma réponse, elle franchit le portique de sécurité et se dirige vers le Passage.
Après avoir obtenu l'autorisation de l'officier, je la suis et la rattrape juste devant la porte de l'ascenseur. Je sens qu'il est trop tôt pour parler de ce qui vient de se passer, alors je reste simplement à ses côtés, sans rien dire. Comme hier, la télévision est allumée, et comme hier, c’est l'épidémie qui fait parler d'elle. Mais contrairement à hier, la présentatrice n'est pas seule. Un débat semble avoir lieu et je vois deux hommes s'agiter à l'écran.
— Je sais bien que c'est un sujet sensible, mais si cette épidémie se répand, les dégâts seront inimaginables, proclame l'un. Je préfère que nous prenions des mesures immédiates, même si elles sont un peu, comment dire ?... "radicales", tant que nous endiguons cette maladie et...
L'autre intervenant le coupe brusquement :
— Radicales ?! Vous voulez tuer des Pokémon, c'est ça vos mesures ! Tuer tous ceux qui sont entrés en contact avec un malade. Et ensuite quoi ? Si ça ne suffit pas vous tuerez tous ceux du quartier ? De la ville, de la région ? Ce sont des victimes monsieur, des victimes !
La discussion s'envenime et la présentatrice tente sans grand succès de calmer les deux interlocuteurs, quand soudain le bruit de l'ascenseur me ramène à l'instant présent. Les portes s'ouvrent et je suis la Professeure dans la cabine. La descente, puis la marche jusqu'à la galerie et enfin à la pièce découverte hier, se font dans une ambiance lourde, enfermés dans notre mutisme, aiguillonnés par le bruit semi-métallique des pas de Karl. En entrant dans la salle, chacun de nous évite du regard la fresque du Luxray. Du coin de l'œil, je devine le pourpre omniprésent. La voix de la Professeure, qui s'élève enfin après son long silence, m'empêche de trop y penser.
— Je vous propose de nous occuper de la fresque de gauche. J'ai l'intuition qu'elle décrit le début de l'histoire qui se termine ensuite sur la fresque de droite.
Son idée me semble logique, le sens de lecture d'Hisui, de gauche à droite, étant inversé par rapport au nôtre. Nous nous approchons du mur de gauche et l'examinons rapidement.
— Contrairement au triptyque de la fresque centrale, déclare la Professeure au bout d'un instant, celle-ci semble être découpée en 2 morceaux.
— On dirait oui. Par contre, j'ai l'impression que le morceau de gauche est trop endommagé.
En effet, une grande fissure lézarde le mur et sous le choc, une partie de la peinture s'est effritée. Seul le coin en haut à droite est visible. Je me rapproche et je distingue alors ce qui semble être le sommet d'un arbre. D'innombrables branches surgissent, dont les feuilles paraissent secouées par de violentes bourrasques. Une forme blanche, peut-être un éclair, percute le tronc avec violence. Le ciel arbore des teintes étranges, d'un verdâtre qui se mélange à l'écarlate pour ensuite se fondre dans l'obscurité. Nous discutons un moment, échangeant nos idées, mais aucun de nous ne se souvient d'un événement de ce genre dans les mythes de Sinnoh ou les récits d'Hisui.
— Il se pourrait aussi, propose la Professeure, que cet éclair ne soit que symbolique, comme un présage évoquant l'arrivée imminente d'une catastrophe. Continuons, nous n'avons pas encore assez d'informations pour émettre des hypothèses.
Nous nous attaquons alors au morceau de droite. Comme il est un peu plus large que les parties de la fresque centrale, nous pouvons travailler ensemble. Malheureusement il nous apparaît bien vite que ce morceau est plus fragile que ceux sur lesquels nous avons travaillé hier. Il nous faut donc procéder avec une prudence redoublée et la tâche se poursuit de longues heures. Nous parlons peu, concentrés pour ne pas faire d'erreur. Notre seule discussion a lieu lors du déjeuner, alors que la Professeure me sert du thé. Une senteur d'automne s'échappe de ma tasse quand je la porte à mes lèvres.
— Tiens, celui-ci est différent !
— Oh vous avez remarqué ? Celui d'hier était à base de feuilles de Baie Parma, qui sont connues pour donner de l'énergie, idéal pour une journée de découvertes ! Celui d'aujourd'hui vient de feuilles de baies Babiri. Ces baies étaient utilisées comme médicaments à l'époque et leurs feuilles sont connues pour leurs vertus apaisantes.
Après une courte pause, elle ajoute, maussade :
— J'ai bien fait de prendre celui-ci, mais j'aurais peut-être dû prendre quelque chose de plus fort.
J'hésite un peu, puis je décide de me lancer.
— Est-ce que vous aviez entendu les informations avant de venir ce matin ? Je me suis couché juste après être arrivé chez moi. Je n'arrive pas à croire qu'ils aient pu mettre en place de telles mesures d'un jour à l'autre.
— J'ai entendu quelque chose de ce genre à la radio ce matin. Mais je pensais que c'était en cours de discussion, pas que ça allait être mis en place aussi brusquement ! Ce qui m'irrite le plus, c'est leur concept stupide de "Pokémon dangereux". Tous les Pokémon sont dangereux. Tout comme les humains d'ailleurs. Cela fait si longtemps que nous nous côtoyons que nous avons presque oublié l'époque où nous étions tour à tour proies et prédateurs.
— Je comprends ce que vous voulez dire, mais malgré le fait que cette loi soit révoltante, vous ne pouvez pas nier qu'un Skitty enragé fera probablement moins de dégâts qu'un Tyranocif non ?
— Évidemment. Mais nos relations avec les Pokémon sont nées de la confiance entre nos espèces. Toute notre histoire, et nos lois, reconnaissent que tous les Pokémon sont égaux et qu'on ne peut faire de distinction selon l'espèce. Surtout en ce qui concerne ceux qui ont décidé de vivre avec les humains. Une situation extrême ne devrait pas être une excuse pour bafouer les règles et les traditions. Enfin... Nous verrons bien comment la situation évolue.
Nous finissons notre thé en silence, puis nous nous remettons au travail. Nous restons concentrés sur l'œuvre et seul le frottement des brosses résonne pendant plusieurs heures. Enfin, à présent que la journée touche à sa fin, la fresque de gauche est nettoyée. Nous nous éloignons tous du mur, pour pouvoir admirer le résultat dans son entièreté.
Encore une fois, c'est l'horreur qui se dresse devant nous. Mais la peur a changé de camp. Les corps lacérés, jetés dans le sang, ce sont des corps humains. Les maisons détruites, les livres et les jouets disséminés dans les ruines, ce sont des constructions humaines. Et au milieu du carnage, se dresse un Luxray, la crinière écarlate et les yeux flamboyants de rage et de folie. À l'arrière-plan, on distingue d'autres formes : un Tyranocif ? Un Ursaring ? Un Léviator ? Tous ont cette même lueur rougeâtre dans les yeux, ce regard qui s'embrase dans cette nuit effroyable.