Chapitre 2 : La seule vérité
Qui est-ce ?
Le scientifique est en plein questionnements. Il soupèse dans un gant de latex le tout petit objet plat qu’il vient de retirer minutieusement du tas de poussière. Dans le creux de ses mains réside un objet vieux de plusieurs siècles. La question est à présent de déterminer l’âge exact de la relique qu’il examine, son origine, la manière dont elle a terminé son parcours dans ce cimetière enfoui, et le temps qu’elle y a passé.
Le jeune homme tend le petit os à un Griknot qui le glisse délicatement dans un sac en plastique, avant de le refermer soigneusement. Un Capidextre prend le relais : il y accole une étiquette, dépose le tout dans un gros bac en métal, et se dirige vers un autre poste de travail où son aide est requise.
Avant de se remettre au travail, l’archéologue observe quelques secondes les vagues de la mer qui s’éloignent du rivage embrumé depuis plusieurs heures, sous un rayon du soleil qui, malgré le début de la saison automnale, lui brûle la peau. Il n’a clairement pas l’habitude de travailler à l’extérieur : des perles de sueurs lui coulent depuis la racine de ses longs cheveux auburn jusqu’à la pointe de son menton pâle, son gilet ainsi que son pantalon de travail gris sont souillés d’un mélange de terre, de sable et de transpiration, et ses lunettes de vue ne cessent de glisser sur son nez humide. Le scientifique s’autorise enfin une minute d’étirement. Le Capidextre est de retour à ses côtés et lui masse les épaules. Puis, l’homme reprend sa position couchée sur la terre compacte de la fosse, à côté de son fidèle Manzaï qui est prêt à reprendre son travail de dépoussiérage à l’aide de ses feuilles, un travail que le binôme mène depuis plus d’une semaine.
Huguette termine sa prise de notes et ferme son calepin dans un claquement sec. Elle a assisté à chaque seconde de fouilles et de travaux archéologiques menés dans le cimetière dévoilé par la tempête. Voilà exactement neuf jours qu’elle répète la même routine pour être certaine de ne pas perdre une miette d’information sur les découvertes. Chaque matin, elle se réveille aux aurores dans une chambre d’hôtel miteuse qu’elle peut difficilement se payer à Verchamps, elle prend un rapide petit-déjeuner qui n’est pour elle qu’un prétexte pour prendre soin de son fidèle Doni — son aim est ronchon le matin, et il lui faut une bonne dose de croquettes pour changer d’humeur —, elle prend la direction de la rive du Lac Courage, et elle passe sa journée accoudée aux barrières de sécurité à observer les archéologues trier les ossements et à enregistrer chacun de ses mouvements dans un texte qu’elle conserve précieusement dans son calepin de journaliste.
Le premier jour sont arrivés des caravanes blanches par dizaines, emportant avec elles des tonnes de matériel qui ont été déployées par des Coatox sur l’entièreté de la fosse aux ossements. Ce n’est que le deuxième jour que les scientifiques de toute la région et leurs Pokémon formés pour la tâche se sont partagé le long et fastidieux travail de collecte d’informations. Pendant une semaine entière, Huguette les a regardés à l’ouvrage : femmes et hommes, de toutes origines, de tous âges, et Pokémons de tous types se sont succédé, accroupis dans le sable, couchés sur la terre, pinceaux à la main, afin d’extirper chaque particule étrangère à l’environnement naturel du Lac Courage.
La journaliste a compté avec une stricte précision le nombre d’objets déterrés par les archéologues humains et Pokémons. À ce jour, trois mille huit cent vingt-quatre ossements de toutes tailles ont été emballés, étiquetés et emmenés par les caravanes blanches. Deux cent trente-et-un objets manufacturés ont été collectés. Plus étonnant encore, trois Pokéballs, déteintes, rouillées, et manifestement confectionnées à partir d’une technologie révolue, ont été découvertes. Et ce n’est là que le début car seule une infime partie du cimetière a été analysée au peigne fin. Les ossements s’étalent jusqu’à perte de vue, sans compter tous ceux qui ont été arrachés à la rive par les vagues de l’océan. Un travail titanesque qui prendra probablement une année complète.
Mais Huguette n’a pas une année devant elle. Elle veut des réponses, et elle les veut tout de suite. Qui étaient ces gens qui ont péri dans un passé inconnu et qui ont été jetés ici, pêle-mêle, avec si peu d’effets personnels ? De quand date ce cimetière enfoui ? Qui étaient les Pokémons qui les accompagnaient ? Et surtout, beaucoup plus pertinente comme question pour elle : y a-t-il ici l’explication de la disparition quasi totale de l’espèce des Dinoclier ?
Le jeune archéologue qu’elle observe depuis quelques jours s’attaque à une nouvelle pièce : il s’agit d’un crâne de Pokémon au sommet duquel triomphe un os plat et ovale. Pour elle, pas de doute, le scientifique et son Manzaï sont sur le point de découvrir un squelette de Dinoclier. Mais qui est-elle pour l’affirmer, elle, simple journaliste ? Quelque chose en elle brûle, un désir puissant de comprendre, de connaître l’avis du spécialiste sur sa propre réflexion. Oui ou non se trouve-t-elle en présence d’une clé de compréhension concernant le mystère qui l’a fait devenir journaliste ?
Huguette ne tient plus. Neuf jours d’observation lui ont été suffisants, il est temps de passer à l’action. Elle jette un coup d’œil alentour. Tous les scientifiques sont afférés à leurs tâches et lui tournent le dos. Hormis les touristes et les curieux qui, comme elle, participent aux fouilles du côté des spectateurs, personne ne fait attention à elle. Au pire, elle brandira sa liberté d’enquête si une quelconque autorité l’arrête dans son action. Alors, elle prend son courage à deux mains et saute par-dessus la barrière.
Huguette se trouve à présent de l’autre côté de la palissade métallique, là où chacun de ses pas peut provoquer la disparition de centaines d’années d’histoire et d’indices scientifiques. C’est pourquoi elle avance précautionneusement. Personne ne l’a vue arriver. C’est là son plus grand talent de journaliste d’investigation : sa discrétion.
— C’est un Dinoclier, n’est-ce pas ?
Le jeune archéologue sursaute. Il manque de faire tomber le squelette qu’il est en train d’examiner. Couché au sol, il est dominé par l’immensité du corps d’Huguette qui lui lance un regard autoritaire. Elle veut des réponses, et le scientifique reste muet d’étonnement. La journaliste ne peut s’empêcher de le trouver attendrissant. Il est si jeune et si démuni face à l’autorité qu’elle s’est donnée.
— C’est… difficile à affirmer, ose-t-il en jetant des regards alentours. Vous faites partie de l’équipe ? Je ne vous ai encore jamais vue.
— Huguette Tubman, journaliste indépendante.
Elle lui tend une main professionnelle, mais le jeune homme ne bouge pas. Son air s’est renfrogné, comme ont l’habitude toutes les personnes confrontées à une journaliste d’investigation qui les prend par surprise. Son Manzaï vient à la rescousse et la menace de ses toutes petites branches faites de roche.
— Je suis très intéressée par les découvertes archéologiques qui sont faites dans ce cimetière, admet la journaliste pour le rassurer. Je vous observe depuis le début des travaux et j’enquête sur l’identité des êtres qui ont été enterrés ici, en particulier celle des Pokémons. Il s’agit bien d’un fossile de Pokémon que vous détenez entre les mains ?
— Pas vraiment…
Le jeune homme se relève et tend délicatement le crâne au Griknot qui a rejoint la scène.
— Un fossile est une trace de vie préservée dans des roches sédimentaires, explique-t-il. Ici, ce sont de simples ossements, le résultat de la décomposition de cadavres. Ce ne sont pas des objets vivants. Mais je ne pense pas que vous…
— Est-ce que vous avez déjà déterminé l’identité des cadavres que nous avons autour de nous ?
— Je… non, c’est un procédé long et rigoureux. Mais je ne suis pas la meilleure personne pour…
— Vous avez bien une idée de qui pouvaient être ces Pokémons ? Quelle est l’hypothèse la plus probable ?
— Je… honnêtement, je ne suis pas la meilleure personne pour vous répondre.
Le jeune archéologue a l’air embêté. Il transpire l’honnêteté. Mais Huguette préfère insister. Tous les gens qu’elle a pu interroger par le passé ont toujours plus d’informations à délivrer qu’ils ne le pensent. De plus, elle sait qu’elle transgresse toutes les règles de déontologie et de sécurité. Elle tient un scientifique devant elle, elle ne compte donc pas le lâcher.
— Comment la communauté scientifique a-t-elle réagi lorsqu’elle a appris la découverte de ce cimetière ?
— Je… Je n’en sais rien… Vraiment. Je…
— Madame !
Une femme rousse, vêtue d’un uniforme bleu assorti à son béret, accourt vers eux. Elle est précédée d’un Chaffreux. Le personnel de sécurité est déjà à ses trousses. Huguette n’a plus le choix, elle doit à tout prix établir un lien entre elle et le scientifique avant qu’on ne la fasse quitter les lieux.
— Vous allez avoir des ennuis si vous restez ici, prévient l’archéologue avec regret.
— Acceptez-vous que l’on se revoie pour une interview ?
L’archéologue est déstabilisé. Elle lui tend une carte de visite. La dame de la sécurité les a bientôt rejoints. Elle doit jouer sa dernière carte pour le convaincre : celle de la séduction !
— Je serai plus qu’honorée d’en apprendre davantage sur votre métier autour d’un bon café.
— Je…
— C’est moi qui offre !
Le scientifique dessine un sourire embarrassé.
— Disons dimanche, neuf heures du matin, au Café du Marais à Verchamps ? Ils font de délicieux Poffins ! Votre Manzaï va adorer !
Et elle lui glisse sa carte de visite dans la poche-avant de son gilet de travail, juste à temps avant de faire face aux autorités qu’elle accepte de suivre jusqu’à la sortie du site archéologique.
*
La semaine défile avec une lenteur insupportable pour Huguette. Sa rencontre forcée avec le jeune archéologue a laissé en elle un goût amer d’inachevé. C’est la première fois qu’elle n’a pas réussi à extirper au moins une information intéressante d’une entrevue qu’elle a menée. D’habitude, elle arrive toujours à arracher un élément de réponse. Même la fois où elle s’était infiltrée illégalement dans le Manoir d’un richissime homme d’affaire et multi-propriétaire de terrains dans tout Sinnoh, elle avait réussi à arracher des informations confidentielles à des domestiques sur la manière dont leur patron, un certain Monsieur Décorum, avait établi sa richesse. Quand elle repense au scandale qui avait suivi les révélations qu’elle avait couchées dans son premier best-seller, elle ne peut que ressentir la fierté d’avoir réussi l’exploit, grâce à son courage, de mettre en lumière la vérité sur les agissements d’un milliardaire peu scrupuleux. Avec cette histoire de cimetière enfoui, d’un passé caché, et de milliers de cadavres inconnus, Huguette espère battre son record de vente et s’établir comme la journaliste d’investigation numéro un de tout Sinnoh.
Cependant, pour y parvenir, il lui faut un plan et des alliés. Elle sait qu’elle n’a peut-être pas pris contact avec la personne la plus à même de lui fournir des réponses : un jeune scientifique n’a généralement pas une grande connaissance dans son domaine, ni même des relations qui lui permettent de connaître des informations confidentielles. Cependant, sa rapide déstabilisation ainsi que son apparence de jeune innocent peut être un atout. Entre l’amadouer, le séduire, ou gagner sa confiance pour être tenue au courant de toutes les nouveautés avant les médias, Huguette a un large panel d’opportunités qui s’offre à elle. Elle a préparé son entrevue, elle a noté dans son calepin toutes les questions qui lui titillent la curiosité, elle connaît toutes les stratégies de séduction, elle est prête pour démarrer concrètement son enquête. Tout ne repose plus que sur une variable : la présence du jeune homme au rendez-vous.
Huguette attend, impatiente, derrière la baie vitrée du Café du Marais. Assise sur une banquette confortable, elle scrute chaque coin de rue. Il est neuf heures passée, Doni s’est rendormi à ses pieds, et le café est déjà rempli des clients matinaux habituels. Enfin, la porte s’ouvre, une cloche tintinnabule, et le scientifique pénètre dans le café, accompagné de son Manzaï. Bingo ! Il a accepté de venir. Elle lui fait un signe de la main, le jeune homme la repère, et il s’installe face à elle sans remarquer Doni à leurs pieds. Que la partie commence !
— Je suis ravie que vous ayez accepté cette entrevue.
Huguette ouvre le dialogue, une main posée sur son calepin, l’autre tenant fermement un crayon de papier. Elle veut se montrer professionnelle et directe. Mais quelque chose dans le sourire apaisé tracé aux lèvres fines du jeune archéologue la déstabilise. Il est beaucoup plus serein que lors de leur rencontre dans la fosse aux ossements.
— C’est tout naturel, lui répond-il en plissant légèrement ses yeux marrons. Ce n’est pas tous les jours que les journalistes s’intéressent aux découvertes scientifiques, surtout en ce qui concerne l’archéologie.
— Je peux vous faire une confidence ? demande Huguette sur un ton faussement complice. L’archéologie est la raison-même pour laquelle je suis devenue journaliste.
— Vous n’êtes pas plutôt orientée sur les questions de justices sociales ?
Huguette manque de s’étrangler. Elle se crispe et espère qu’il n’a pas remarqué qu’elle a failli briser son crayon en deux. Il a fait un travail de recherche la concernant. Il s’est préparé à l’entretien. Huguette comprend qu’elle a fait une erreur, celle de l’avoir sous-estimé. Elle doit se méfier si elle ne veut pas perdre le contrôle de l’échange.
— Parfois, la justice sociale est rétablie quand on met en lumière la véritable histoire qui se cache derrière les Pokémons et ce que les humains font d’eux, n’est-ce pas ?
— Comme lorsque vous avez dénoncé le trafic de Pokémons exotiques du jardin de ce Monsieur Décorum, concède le scientifique en acquiesçant.
Il lui a donné le point. Toutefois, Huguette a aussi reçu le message : le scientifique sait à qui il a à faire.
Un Laporeille profite du silence respectueux entre les deux intellectuels pour venir servir son café au scientifique et un bol de lait pour son Manzaï. Le lapin déroule une de ses deux longues oreilles et dépose devant la journaliste une assiette sur laquelle se trouvent deux petits gâteaux ovales et bombés aux teintes orangées et parsemées de graines.
— Un Poffin ? propose Huguette avec la fine intention de l’amadouer par la nourriture.
Le regard renfrogné de son interlocuteur lui indique qu’il ne connait pas la spécialité locale.
— Il s’agit d’une sorte de petit pain sucré que les Pokémons raffolent. Ceux-ci sont mes préférés.
Elle lui en tend un et le scientifique y mordille un minuscule morceau du bout de ses dents, avant de faire la grimace. Huguette étouffe un petit rire attendri.
— Il s’agit d’un Poffin cuisiné à base de Baie Tronci. En général, une bouchée de Baie Tronci suffit à perdre le goût pendant trois jours tellement son goût est acide et épicé. Il faut la cuisiner avec délicatesse et précision, et rester très attentif car son huile naturelle peut vite tourner au vinaigre. Si vous y parvenez, vous obtenez un goût subtil d’amertume, d’épice et une petite touche de ce goût indescriptible qui vous reste sur la langue.
L’archéologue est impressionné par les connaissances culinaires d’Huguette. Il ose une nouvelle bouchée et cette seconde impression le séduit davantage. Elle, elle n’a pas touché à son Poffin et se contente de l’observer.
— Découvrir le trafic de Pokémon exotiques chez Monsieur Décorum n’est que la partie immergée de l’iceberg, reprend Huguette à présent qu’elle l’a envoûté. Retrouver leur origine était la seule façon de rendre à ses Pokémons leur dignité. C’est la raison pour laquelle je m’intéresse beaucoup aux découvertes de ce cimetière, sur la rive du Lac Courage. Qui sont ces cadavres, ces gens et ces Pokémons, dont personne ne connaissait l’existence ? Un tel nombre de corps enfouis sur cette plage devait bien être connu par les autorités de l’époque à laquelle ils appartiennent. Je veux savoir pourquoi personne ne sait qui ils sont, ni même comment ils sont arrivés là. Je veux savoir pourquoi Sinnoh a oublié son passé et je veux rendre leur dignité à tous ces Pokémons oubliés.
— Je comprends, et c’est tout à fait louable.
— Très bien, alors… On commence ?
Le scientifique approuve à nouveau. Il dépose sa moitié de Poffin et croise les mains.
— Pouvez-vous vous présenter succinctement ?
— Je m’appelle Pierrick.
Huguette trace les lettres de son prénom sur son calepin.
— Je suis étudiant-chercheur à l’Université de Féli-Cité en archéologie et paléontologie Pokémon, et je suis actuellement en train de préparer ma thèse doctorale.
— C’est la raison pour laquelle vous avez intégré l’équipe de recherches dans le cimetière découvert ?
— En partie, oui. L’un de mes promoteurs de thèse a ouvert un musée public à Charbourg où il y expose, entre autres, tout un tas de fossiles de Pokémon. Cela peut être intéressant pour vous, si vous êtes passionnée par le passé des Pokémons.
— Quel est ce musée ?
— Le Musée Minier de Charbourg.
— Comment s’appelle votre promoteur ?
— Charles Delforge.
Huguette dessine ce nouveau nom à côté de celui de Pierrick.
— Votre sujet de thèse est donc lié aux découvertes archéologiques du cimetière du Lac Courage ? Quel est votre sujet de thèse ?
— Vous voulez le titre ?
— Oui.
— En entier ?
— Évidemment.
— Je ne sais pas bien si je peux en parler à une j…
— Vous êtes bien employé par une université publique et vous travaillez pour le compte d’un musée public. Je pense que votre thèse est d’intérêt général, non ?
— Oui, probablement. J’étudie en ce moment des objets fossilisés ayant été autrefois des Pokémons sur une période datant du paléolithique au néolithique et j’essaie de déterminer, entre autres, les interconnexions qui ont pu exister entre les groupes d’humains de l’époque et les Pokémons. Vivaient-ils en harmonie ? Etaient-ils les proies les uns des autres ?
— « Entre autres » ?
— Je vous demande pardon ?
— Vous avez dit que vous étudiez cela entre autres choses. Quelles autres choses ?
— Je crains que je ne puisse vous en parler. Je suis aussi sur un projet un peu plus expérimental et entrepreneurial qui dépasse mon sujet de thèse, et qui est financé par mon employeur.
— Monsieur Charles Delforge ?
— Lui-même.
Huguette souligne deux fois le nom de son promoteur de thèse. Pierrick sent que la journaliste va tirer de lui un maximum d’informations, et trouve du réconfort dans sa tasse de café. C’est que l’exercice est une première, pour lui.
— Y a-t-il des fossiles de Pokémon dans le cimetière qui a été découvert ?
— Je n’en ai pas encore trouvé, à titre personnel. Mais il y a plus de trois mille objets qui ont été déterrés dans à peine un pourcent du site archéologique. Nous avons face à nous des mois de recherches et d’analyses palpitantes.
— Quel est l’enjeu ?
— C’est-à-dire ?
— Qu’est-ce que la découverte de fossiles pourrait changer dans votre domaine ?
— Elle pourrait confirmer tout un tas d’hypothèses concernant la vie en harmonie des espèces qui cohabitaient à l’époque. Mais les fossiles ne sont qu’un aspect mineur des découvertes de ce cimetière.
— Qu’est-ce qui est plus important ?
— En réalité, ce sont plutôt tous les ossements que nous avons découverts. Des fossiles, nous en retrouvons un peu partout dans toute la région. Ils sont une preuve de la richesse de la vie avant notre ère. Il faut bien comprendre qu’un fossile représente une vie qui s’est éteinte il y a une dizaine de milliers d’année. Les ossements, quant à eux, sont des preuves d’une vie beaucoup plus proche de la nôtre. On parle de ces deux, voire trois, derniers siècles.
— Quels genres d’ossements avez-vous découvert ?
— Je ne suis pas le plus grand des spécialistes, et le Professeur Sorbier vous en parlerait mieux que moi. D’ailleurs, il tient une conférence le mois prochain sur les premières découvertes de ce cimetière.
— Où cela ?
— Il est invité dans les amphithéâtres du Musée Minier de Charbourg, justement.
Huguette note le nom de l’éminent scientifique dans son calepin et l’endroit où se tiendra la conférence.
— Pour en revenir à ma question, avez-vous déjà des pistes concernant l’identité des corps retrouvés ?
— Tout ce que je peux assurer avec certitude, c’est qu’il y a une nette égalité de proportions entre les ossements humains et les ossements de Pokémons. C’est-à-dire qu’il y a dans ce cimetière autant d’ossements de nos ancêtres que des ancêtres de Zaïni.
Pierrick montre son ami le Manzaï qui a abandonné son bol de lait, vide à présent.
— Ce sont donc des Manzaï qui ont été enterrés là ?
— Non, je me suis mal fait comprendre. Je voulais dire qu’il y a autant de cadavres humains que de cadavres Pokémons.
— Avez-vous déjà reconnu quelques espèces spécifiques ?
— Il est impossible d’affirmer avec certitude ce genre de choses à cette heure, mais nous avons pas mal d’hypothèses. Il faut juste attendre la confirmation de la communauté scientifique.
— Quelles sont vos hypothèses ?
Pierrick hésite. Il touille sa cuillère dans sa tasse de café presque vide.
— Allons, faites-nous un peu rêver !
— Vous noterez bien dans votre calepin que ce sont mes hypothèses personnelles non-vérifiées par la communauté scientifique ?
— Évidemment.
— Je pense avoir reconnu des Pokémons de type sol, combat et acier en majorité.
Huguette se crispe à nouveau. Ses hypothèses concordent avec les siennes.
— Comment en êtes-vous arrivé à ces hypothèses ?
— Je vois pas mal d’ossements dans mes recherches depuis le début de mon doctorat, beaucoup ressemblent à ce que j’ai pu voir en étudiant les sépultures de groupes d’humains particuliers qui honoraient leurs Pokémons décédés.
— Quels groupes d’humains particuliers ?
— Des groupes d’humains… qui…, réfléchit Pierrick pour poser ses mots, …qui étaient employés à travailler… pour d’autres groupes d…
— Vous parlez d’esclaves ?
Pierrick se raidit. C’est son tour d’être déstabilisé. Huguette s’amuse intérieurement. Les blancs sont tellement embarrassés lorsqu’il s’agit de parler des horreurs de leurs ancêtres. Mais le visage si lisse et si innocent du jeune scientifique devant elle lui semble si troublé que la journaliste expérimentée regrette de l’avoir brusqué à ce point.
— Encore une fois, c’est un sujet que je ne maîtrise pas et je préfère vous en référer à la conférence du Professeur Sorbier.
Huguette souligne le nom de l’expert dans son bloc-notes.
— Donc, vous êtes capables de reconnaître des espèces de Pokémons parce qu’ils côtoyaient ce que vous appelez « des groupes d’humains particuliers » ?
— Disons qu’ils avaient tendance à souvent vivre ensemble.
— De qui parlons-nous ?
— Principalement d’Hippopotas, de Riolu et de Dinoclier, cette-dernière espèce ayant été éteinte justement à l’époque de laquelle pourrait dater les ossements d’humains. Peut-être même de Kranidos, mais leur existence reste à prouver.
Huguette marque un nouveau sourire amusé. Pierrick l’a vu. Il fronce les sourcils, suspicieux. Elle lui fait un signe de tête en direction de la table.
— Vous devriez jeter un coup d’œil à nos pieds.
Pierrick hésite. C’est son Manzaï qui est le plus courageux. Il bondit hors de sa banquette et s’exclame en découvrant le Pokémon qui dort paisiblement sous la table. Pierrick imite son ami et tombe nez-à-nez avec Doni, le seul individu vivant de l’espèce des Dinocliers. L’archéologue reste muet de stupéfaction.
— « Éteinte », vous disiez ?
— Je comprends à présent pourquoi la paléontologie Pokémon vous passionne tant.
Perspicace. Huguette aime cela. Pas besoin de faire de grandes lignes, ils se comprennent très vite. Elle commence à se sentir très à l’aise avec le jeune chercheur. C’est pourquoi elle ose cette question qui pourrait clôturer leur entrevue si elle est mal interprétée. Mais Huguette prend le risque.
— Est-ce que mon amitié avec ce Dinoclier vous étonne ?
Pierrick est cloué sur place par la question inattendue. Il hésite, bégaye, puis réfléchit. Il a décidé d’être honnête. Lui aussi se sent très à l’aise.
— Non, pas du tout. Comme je vous l’ai dit, les Dinoclier étaient très présents dans les communautés d… de…
— …d’esclaves.
Les joues soyeuses du jeune chercheur s’empourprent à nouveau.
— Vous devriez vraiment venir participer à la conférence du Professeur Sorbier.
— Au Musée Minier de Charbourg ?
— Le mois prochain.
— Et rencontrer au passage votre promoteur pour une visite de son musée ?
— Je vous la ferai moi-même avec plaisir.
— Il me faut votre numéro alors.
Le visage de Pierrick rougit une troisième fois tandis qu’Huguette fait rouler entre ses doigts le Poffin qu’elle n’a pas encore mangé. Elle a marqué un nouveau point. Elle sait que la conversation a changé de ton depuis qu’elle lui a fait découvrir son Dinoclier. Rien de mieux que de présenter un trésor archéologique à un chercheur en paléontologie pour arriver à ses fins. Quelque chose au fond de son crâne lui fait penser qu’elle ne cherche d’ailleurs pas à le séduire que pour obtenir de lui des réponses. Mais elle s’interdit de laisser cette pensée l’accaparer. Elle est beaucoup trop vieille pour un tel garçon, de toute manière. Pour se rassurer, Huguette se palpe le poignet discrètement : elle est toujours bien réelle.
Pierrick lui envoie son numéro sur sa Pokémontre qui vibre lors de la réception du contact. Il repousse alors sa tasse vide et son dernier morceau de Poffin, avant de se lever.
— Veuillez m’excuser, je suis assez pressé. Il faut que j’écrive au moins deux pages de ma thèse aujourd’hui.
— Je comprends.
Elle se lève pour le saluer et lui tend la main, professionnelle. Pierrick la lui serre délicatement. C’est comme si sa main a pénétré un nuage doux et cotonneux. Si délicat. Un sourire satisfait la trahit et Pierrick le lui rend. Son Manzaï saute sur son épaule et il s’apprête à partir.
— Oh, une dernière chose ! Vous ne m’avez pas donné votre nom de famille.
— Delforge. Je m’appelle Pierrick Delforge.
À ces mots, le jeune chercheur gobe la fin de son Poffin et quitte le Café du Marais. Huguette se laisse retomber sur sa banquette, et réveille Doni au passage. Le regard de la journaliste retrouve alors la page de son calepin sur laquelle elle a griffonné le nom de son promoteur. « Charles Delforge ». Une flamme s’est allumée en elle, celle de l’excitation d’avoir découvert les premiers éléments de son enquête. Ou peut-être est-ce une autre flamme ? Dans tous les cas, la journaliste quadragénaire boue d’impatience de visiter Charbourg.
Huguette caresse un instant son Poffin, l’envisage quelques secondes, puis décide de le consommer.
**
L’audience se fend en une ovation tandis que l’éminant scientifique rejoint son pupitre, puis les acclamations s’évaporent dans l’amphithéâtre. Le silence se fait, un silence excité. L’homme âgé ne leur sourit pas. Est-ce du stress ? Huguette note une asymétrie sur son visage. C’est la première fois qu’elle observe une telle posture faciale. Elle a du mal à l’interpréter. Du mépris ? Impossible. Elle y reviendra plus tard. Pour l’instant, tout ce qui importe, ce sont les propos qui vont être dispensés.
— Avant de commencer cette conférence, se lance enfin l’expert, j’aimerais préciser que toutes les découvertes qui vont vous être présentées ici doivent encore faire l’objet de vérification par la communauté scientifique. Les objets qui se retrouvent dans les photographies que je vais vous présenter ont été déterrés il y a seulement sept semaines. Cependant, nous avons déjà quelques informations intéressantes à partager.
Huguette commence déjà sa prise de note. Elle est rapide et ardente. Elle griffonne une question : « Pourquoi parler de choses qui ne sont pas encore prouvées scientifiquement ? ». À côté d’elle, Pierrick ne prend pas note et écoute avec la plus grande attention le maître de conférence.
— Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis le Professeur Sorbier.
Rires dans la salle. Huguette ne comprend pas. Pierrick se penche vers elle et lui glisse à l’oreille :
— Il aime toujours commencer ses conférences par ce genre d’humour. Comme si on ne savait pas qui il était.
Huguette, elle, ne le connait pas. L’asymétrie sur le visage du professeur s’est accentuée.
— Cela fait quarante-deux ans que j’étudie les Pokémons dans leur milieu naturel dans le but de comprendre l’apparition de leurs pouvoirs ainsi que l’évolution de ces pouvoirs de manière historique, continue de se présenter le scientifique à un public qui, manifestement, le connait déjà.
Huguette allonge les lignes dans son calepin : « Pourquoi avoir besoin d’assoir son autorité si tout le monde vous connait ? ».
— D’ailleurs, je vais bientôt lancer un programme de parrainage de jeunes talents afin de m’assister dans mes recherches, précise le Professeur Sorbier en faisant mine de disgresser.
La condescendance. Voilà ce qui trahit les émotions du visage du scientifique. Huguette n’a jamais vu un homme aussi condescendant que ce professeur. La journaliste fait des efforts pour rester attentive : elle veut absolument connaître son point de vue sur les ossements découverts, mais le scientifique s’est lancé dans une longue tirade sur son projet de parrainage.
Enfin, après ce qui ressemble à une éternité, il en vient au cœur-même du sujet. Il est dix-neuf heures vingt-et-une. La conférence se termine à vingt heures. Nul doute que le contenu scientifique ne sera pas la partie la plus importante de cette conférence, car une partie de questions-réponses est prévue. Huguette barre sa deuxième question : elle a compris quel genre de personnage elle a en face de lui.
— Vous avez tous vus ce graphique dans les journaux télévisés dès que nous les avons publiés, dit le Professeur Sorbier en affichant sur l’écran géant une diapositive sur laquelle se trouve un graphique en fromage divisés en trois couleurs. Si vous ne reconnaissez pas les chiffres, c’est normal : les journalistes ont un peu déformé la réalité car ils ont mal compris ce que nous avons publiés. Mais bon, ce ne sont que des journalistes.
Huguette pose la pointe de son crayon taillé sur son calepin. Elle sert des dents et attend. À la moindre erreur du Professeur Sorbier, elle lui fera la peau.
— Ce que montre ce graphique, c’est que nous avons découvert à ce jour, dans ce cimetière du Lac Courage, trente-huit pourcents d’ossements humains, quarante-trois pourcents d’ossements Pokémons, et dix-neuf pourcents d’objets manufacturés. Cela signifie donc que les personnes qui ont été enterrées là l’ont été selon des procédés très répandus dans les sociétés humaines où l’on respectait les morts. Je ne suis pas anthropologue ni paléontologue, mais…
Huguette recopie mot à mot cette dernière phrase : « Je ne suis pas anthropologue ni paléontologue, mais… »
— …mais c’est bien connu que les êtres humains qui avaient de la valeur aux yeux de leurs concitoyens étaient enterrés avec leurs Pokémons, une fois décédés bien sûrs, et avec des objets de valeurs.
Le Professeur Sorbier fait défiler une série de photographies représentants les ossements dont il est question, et les objets retrouvés à leurs côtés. Le public découvre des objets de la vie de tous les jours : des cuillères en métal, des collier de pierre et d’os, des outils,… Huguette ne comprend pas en quoi ces objets sont des objets de valeur.
— Nous avons donc ici à faire à une certaine classe sociale dont les prochaines analyses au carbone quatorze faite sur les ossements pourront déterminer plus précisément les tenants et les aboutissants.
Huguette n’a pas compris cette dernière phrase. Elle a de plus en plus de mal à prendre note.
— A priori, nous aurions ici à faire à des corps datant tout au plus du dix-huitième siècle.
Huguette note deux mots : « a priori ». Elle remarque que Pierrick commence lui aussi à froncer les sourcils. Elle l’interroge du regard, et le jeune chercheur lui glisse à nouveau à l’oreille :
— Nous, à l’université, on pense qu’ils dateraient plutôt du Moyen-Âge, voire d’avant.
— Lorsqu’on étudie la question du point de vue des ossements de Pokémons…, reprend l’expert.
Huguette porte toute son attention au Professeur Sorbier. Il entre enfin dans le vif du sujet.
— …on ne peut que conclure qu’il ne s’agissait pas de Pokémons qui ont connu un dur labeur.
Huguette bondit d’horreur sur son siège. Pierrick lui lance un regard surpris, mais lui fait comprendre qu’il est préférable de ne pas attirer les regards sur elle.
— Certes, on a pu constater sur certains ossements des anomalies qui ont été interprétées par quelques rares confrères comme des probables marques de coups, ou d’usure de l’os, dus à un travail excessif. Mais je tiens à rappeler à mes confrères qui essaient toujours de prouver qu’un Pokémon a été exploité, que le pouvoir de certains Pokémon peut être très usant pour son corps et qu’il est normal de trouver des marques de coups et blessures sur ce genre d’ossements. Les Pokémons ne passent-ils pas leur vie à se battre ? C’est pourquoi je ne crois pas qu’il faille nécessairement y voir là les reliques de Pokémons exploités. D’ailleurs, si on observe bien les restes humains que nous avons découverts, nous ne trouvons nulle part ce genre de marques. En tout cas, personne n’a encore publié la démonstration que ces humains étaient des « forçats du travail », comme dirait l’autre. Pour l’heure, ce ne sont que de vagues suppositions basées sur la subjectivité de quelques fanato-Pokéistes.
Huguette brise son crayon de papier en deux. Comment un tel scientifique renommé, visiblement connu dans tout Sinnoh, peut-il tenir des propos aussi négationnistes ? Elle repense aux histoires que lui a racontés son vieux père à propos du Lac Courage, comment il avait été pendant des siècles un lieu de pèlerinage pour tous les esclaves, humains et Pokémons, qui cherchaient de la divinité locale une protection magique, comment au fil des générations les peuples descendants de ces esclaves avaient fait de cet endroit une terre sacrée. Ce scientifique n’a-t-il jamais entendu, au cours de ses quarante-deux ans de carrière, les récits que se partagent les descendants de ses ancêtres ? N’a-t-il jamais ouvert un seul livre d’histoire ? Ne s’est-il jamais intéressé à la moitié de la population de Sinnoh qui ne partage pas sa couleur de peau ?
Huguette gratte une dernière question sur son calepin avec son demi-morceau de crayon, puis la clape et patiente. Pour l’instant, le Professeur Sorbier poursuit sa longue litanie sous les regards adorateurs de son audience. À côté d’elle, Pierrick ne tient pas en place. Il ne fulmine pas, mais il n’arrive pas à cacher son malaise. Elle sait qu’il s’en veut de lui avoir proposé de participer à cette conférence. Mais Huguette ne lui en tient pas rigueur. Ses intentions étaient louables. Elle s’interrogeait sur le sort des Pokémons esclaves et le Professeur Sorbier lui avait semblé être le candidat idéal pour répondre à ses questions. D’autant que Pierrick lui avait fait passer une journée très agréable à Charbourg.
Huguette décroche et laisse ses souvenirs la balader. Plus tôt dans la journée, elle a visité avec grand intérêt la mine de Charbourg, une mine de charbon impressionnante par la modernité de ses installations mécaniques. Se baladant dans les profondeurs du sud-ouest de Sinnoh, un casque de protection sur ses nattes épaisses, Huguette a été impressionnée par la belle collaboration qui existait entre les Pokémons ouvriers et les mineurs qu’elle a vu travailler en harmonie. Pierrick lui a raconté la naissance du projet minier, vieux de cent cinquante ans, et l’incroyable activité économique que le village a développée depuis, se propulsant au titre victorieux de pôle économique de la région.
Les premières découvertes en matière de fossile de Pokémons, lui a raconté l’archéologue, se sont exercées dans cette mine. C’est un certain Charles Delforge qui a déterré les premiers fossiles de Sinnoh.
— Votre père ? a demandé Huguette, un brin de malice dans l’œil.
Pierrick a tout de suite échangé le même regard espiègle en répondant :
— Non, mon grand-père.
Envoûté par les pouvoirs extraordinaires de conviction de la journaliste, Pierrick a alors avoué sa descendance génétique lors de leur visite du Musée Minier de Charbourg, à l’intérieur duquel Huguette a pu rencontrer le fameux Charles Delforge. Ou plutôt, les deux Charles Delforge.
— Je vous présente mon grand-père, le plus vieux mineur de la région de Sinnoh, Charles Delforge.
Huguette a serré la main rugueuse et fatiguée d’un vieil homme presqu’entièrement édenté, vêtu d’une salopette de travail crasseuse. Un pan de poussière a accompagné leur salutation courtoise entre deux vitrines. Derrière l’une d’elle, un squelette avait été reconstitué sous la forme d’un petit dinosaure. Derrière la seconde, Huguette a reconnu le squelette reproduit de son fidèle ami, Doni.
— Kranidos et Dinoclier.
Un homme les a rejoints. D’après les quelques cheveux blancs dans sa barbe et sa chevelure auburn, il avait la cinquantaine d’année. Sa ressemblance avec Pierrick était frappante.
— Ce sont deux espèces de Pokémons qui ont vécu avec les êtres humains depuis le paléolithique et qui se sont éteintes il y a à peine deux cents ans.
— Et je vous présente mon père et promoteur de thèse, directeur du musée, Charles Delforge junior.
En y repensant, Huguette se trouve très mauvaise sur ce coup-là. D’habitude, elle arrive toujours à comprendre les intrications entre chaque personne qu’elle interroge, les liens de copinage, ainsi que les rapports entre les membres d’un même réseau. Pour le coup, elle n’a pas vu venir la famille Delforge au complet. Ainsi donc le jeune chercheur en paléontologie était-il le fils d’un archéologue et directeur d’un musée minier, lui-même fils d’un mineur. De quoi rendre pérenne l’activité économique de tout Charbourg !
— On peut passer à la partie questions-réponses.
Huguette retourne à la réalité temporelle, parmi l’espace rempli d’étudiants, face au Professeur Sorbier qui s’est réinstallé sur son fauteuil à côté du meneur des débats.
— On va prendre une question à la fois, annonce ce-dernier, et le Professeur Sorbier essayera d’y répondre aussi factuellement que possible.
Huguette lève la main si haut que c’est son corps tout entier qui se redresse. Pierrick a un mouvement de recul tellement l’acte est sec et déterminé. Tous les regards se tournent vers elle. Elle en a l’habitude, que ce soit à cause de Doni, le dernier Dinoclier encore en vie, ou que ce soit à cause de son vieux père, dont la couleur de peau est généralement discriminée dans les rues de Sinnoh.
— Oui, madame ?
— Huguette Tubman, journaliste indépendante.
Elle reste debout, ouvre son calepin à la bonne page, et prend sa respiration. Elle jette un dernier coup d’œil à Pierrick, comme pour chercher son accord, son pardon… ou peut-être un soutien ? Puis, elle fixe le Professeur Sorbier droit dans les yeux et se lance.
— Vous nous avez indiqué que votre domaine de compétence était l’apparition des pouvoirs des Pokémons en insistant sur le fait que vous n’étiez ni anthropologue ni paléontologue. Cependant, vous nous avez affirmé à propos des ossements dans le cimetière découvert au Lac Courage que, je cite, « a priori, nous aurions ici à faire à des corps datant tout au plus du dix-huitième siècle » et que, je cite encore, « personne n’a encore publié la démonstration que ces humains étaient des "forçats du travail" ». Or, vous nous avez rappelé en début de conférence que, je vous cite toujours, « toutes les découvertes présentées ici doivent encore faire l’objet de vérification par la communauté scientifique », alors même que vous concluez en affirmant que ceux qui formulent des hypothèses sur la présence de Pokémons exploités et d’esclaves ne formulent que, selon vos propres mots, « de vagues suppositions basées sur la subjectivité de quelques fanato-Pokéistes ». Ma question est la suivante : ne pensez-vous pas avoir un biais cognitif, probablement dû à votre couleur de peau, qui vous fait tenir une conférence d’une heure pour démontrer votre idéologie négationniste plutôt que des faits scientifiques ?
Un silence de mort. Le visage du Professeur Sorbier n’a jamais été aussi asymétrique. À la droite d’Huguette, Pierrick ne lui cache pas son admiration.
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