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Distort City de Feather17



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Informations

» Auteur : Feather17 - Voir le profil
» Créé le 01/09/2021 à 10:24
» Dernière mise à jour le 10/11/2021 à 14:02

» Mots-clés :   Action   Drame   Fantastique   Kanto   Présence de personnages du jeu vidéo

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006. I - 6 : Réécrire l'histoire
JOUEUR : RED
BADGES : 0
POKÉDEX : 4
TEMPS : 1:08

Blue a toujours été en colère. Je ne l’ai jamais connu différemment. Aussi loin que mes souvenirs remontent, je l’ai toujours vu arborer cette mine de défi envers quiconque lui adressait la parole. Même les rares fois où je l’ai croisé en contexte familial, il n’a jamais réussi à me tromper avec son sourire faussement poli. Ce sont ses sourcils qui l’ont toujours trahi : froncés, ils dessinent depuis sa plus tendre enfance sur son visage les rides d’une colère inavouée. Peut-être inconsciente ?

Évidemment, à l’époque où nous avions démarré notre voyage dans Kanto, je n’avais pas la connaissance des raisons sous-jacentes à cette colère. Je pense que je ne m’étais même pas rendu compte de cette réalité. À présent, les mois ont passé, les évènements traumatisants nous ont rapprochés, et je la vois. Je la discerne, cette ombre délicate de la rage qui lui colle au dos sans qu’il ne puisse s’en défaire. Je ne sais pas pourquoi il est comme cela. Ou plutôt, je n’en ai pas eu la confirmation. Mais j’ai mes hypothèses. Je peux partir des faits pour tracer les prémices d’une explication plausible.

Toi, tu as rencontré Blue très tard. Moi, je le connais depuis ma plus tendre enfance. Maman m’a toujours assuré que nous étions amis lorsque nous étions petits, mais je n’ai jamais pu la croire. Je pense qu’elle essayait de me rassurer. Tu vois, je n’ai jamais eu beaucoup d’amis à Bourg-Palette. D’une part, parce qu’il y avait très peu de jeunes gens qui habitaient ce village de la campagne reculée de Kanto. D’autre part, parce que j’étais, comme tu as appris à tes dépends, d’un caractère ardent. Quiconque m’approchait avait une chance sur dix de repartir la queue entre les jambes. Ils ne m’intéressaient pas. Je m’amusais avec les Pokémon et cela me suffisait. De toute manière, les humains de mon âge m’ont toujours exaspéré. Aucune ambition, aucun projet, aucune lucidité sur le pouvoir extraordinaire des Pokémon. Je n’avais pas besoin d’amis.

Lui, oui. Mon premier souvenir de lui est celui d’un enfant bougon à qui on présente son voisin du même âge, moi, mais à qui il ne veut pas adresser la parole. À l’époque, j’avais interprété cela pour de la timidité. Aujourd’hui, j’ai compris que c’était plutôt de la peur. Je crois qu’il avait peur de se faire des amis. Inconsciemment, il préférait empêcher toute forme d’amitié plutôt que de subir le traumatisme de perdre une amitié. Je pense que Blue est profondément terrorisé à l’idée de perdre les personnes qu’il a choisi d’aimer. Blue porte en lui l’angoisse permanente d’être abandonné.

Cela vient de son père. Je ne l’ai jamais connu. Je doute que lui-même l’ait un jour connu. De ce que je sais — les gens aiment les ragots dans les villages paumés —, Blue et sa sœur Green ont été élevés par une mère célibataire dès leur plus jeune âge. Leur père s’en était allé peu après la naissance de Blue pour une raison que personne ne pût déchiffrer. Il était simplement parti. Sans vêtements, sans valise, sans même dire au revoir à son épouse. Il avait disparu du jour au lendemain. Un tel abandon détruirait le plus solide des cœurs de pierre. Quelques années plus tard, c’est une maladie foudroyante qui a emporté leur maman. Blue n’avait que six ans. Ou sept, peut-être bien. La garde des deux orphelins a donc été attribuée à leur seul parent encore en vie : leur grand-père maternel, le Professeur Chen.

Parfois, j’ai pitié de Blue. Et parfois, il le ressent. C’est pour cette raison, je pense, qu’il me déteste tant. Les autres ont beau dire qu’il n’est pas un mauvais bougre et qu’il cache beaucoup plus de bonté en lui qu’il ne laisse apparaître, moi je sais qu’il me déteste et qu’il n’éprouvera jamais rien d’autre pour moi que de la haine. Parce que je sais qui il est. Je sais quelles sont ses souffrances intérieures. Parce que je suis celui qui se rapproche le plus d’un ami pour lui. Et comme je te l’ai dit, il n’éprouve pas beaucoup d’amour pour ses amis.

Ce que je ressens pour lui, à part de la pitié ? Tu me demandes si, de mon côté, je le déteste aussi ? Non, je ne crois pas. Nous avons vécu beaucoup de choses ensemble durant notre voyage dans Kanto, des choses traumatisantes, des dangers insoupçonnés. Nous nous sommes sauvés la vie mutuellement. Généralement, ce sont des signes d’une grande amitié. Cependant, je ne peux pas le considérer comme mon ami. Les gens ont pris l’habitude de nous qualifier de rivaux. Alors, disons que je le considère ainsi : Blue est mon rival. Dans tous les cas, je le respecte. Et même s’il me déteste, je sais qu’aujourd’hui, il me respecte aussi.

Ça n’a pas toujours été le cas, tu t’en doutes. Je crois que nous n’avons jamais été aussi peu respectueux l’un envers l’autre qu’après ma première défaite contre lui près de Jadielle. Green m’a raconté comment il avait vécu sa victoire, et je peux t’assurer qu’il n’a pas hésité un seul instant à employer, pour me décrire, des mots très peu respectueux. Je préfère te passer ces détails, je n’ai pas pour habitude de m’infliger de la peine inutilement. En revanche, ce qu’ils se sont dit, Green et lui, peu après son départ de Jadielle est important pour saisir toute l’envergure de ce personnage.

Blue était en route vers la Forêt de Jade et Green l’avait rattrapé à l’orée de la forêt. Elle n’avait pas abandonné son idée de lui faire renoncer à son voyage. Elle avait réussi à le rejoindre peu avant qu’il ne pénètre dans cette forêt à l’ambiance mystique, dans une clairière délimitée par des dizaines d’arbres de jade. Ce matin-là, le vent était particulièrement puissant et avait fait s’envoler des milliers de pétales de fleurs de ces arbres majestueux. Tu connais ? Ce sont de jolies fleurs blanches étoilées, à cinq branches, dont le cœur jaune rayonne au soleil. Je me souviens de ce détail car il s’agit de l’arbre préféré de Green.

— Pourquoi tu tiens tant à me ramener à la maison ? s’était énervé Blue sans même la saluer.

Il faut dire que Green avait hésité avant de le confronter et qu’elle l’avait observé de loin capturer un Chenipan errant. Cela n’avait pas plu à Blue — qui aime être espionné de la sorte ? — et sa colère avait explosé d’un coup, non pas que cela ne soit pas dans ses habitudes.

Green était alors sortie de sa cachette et l’avait rejoint au milieu des fleurs mourantes sur l’herbe d’automne.

— Je tiens à toi, petit frère.
— Super.

Blue avait fixé sa nouvelle Pokéball à sa ceinture et s’était remis en route vers l’entrée de la Forêt de Jade. Green avait couru pour s’intercaler sur son chemin.

— S’il te plaît, ne fais pas la même erreur que notre père.

Blue s’était immobilisé.

— Tu n’as donc plus aucun argument pour m’empêcher de voyager dans Kanto ?
— Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir, oui.
— Laisse-moi passer.
— Non.
— Ne m’oblige pas à te combattre !
— Tu as peur de perdre contre ta sœur ?

Ils s’étaient dévisagés un long moment. Le vent continuait de disperser autour d’eux les fleurs de jade séchées du mois d’octobre. L’ombre de la colère de Blue se dessina alors dans son dos. C’est ce qui fit baisser les bras de Green. Rien ne l’empêcherait de poursuivre son but. Et plus elle s’entêtait, plus elle alimentait le moteur de sa détermination.

— Qu’est-ce qui est si dangereux sur les routes de Kanto qu’une dresseuse aussi expérimentée que toi n’ose affronter ? demanda Blue.
— Qu’est-ce qui te donne autant envie de le découvrir ? rétorqua Green en le défiant du regard. Après tout ce que pépé a fait pour nous mettre en sécurité…
— Tu veux que je te dise un secret ? Je connais les raisons qui t’ont poussée à partir en voyage l’année passée.

Green se figea sur place.

— Tu as passé tellement de temps à essayer de nous faire croire que tu avais relâché tous tes Pokémon par altruisme que tu n’as même pas remarqué que j’avais vu ton mensonge. Tu n’as pas fait ce voyage pour découvrir la région et percer le secret des Pokémon. Tu as fait ce voyage pour la même raison que je démarre le mien. Et tu essaies de m’en dissuader car tu ne veux pas que j’affronte ton même échec. Mais ne t’en fais pas pour moi, petite sœur. Je rentrerai avec des réponses.

Sur ces mots, il reprit sa route sans un au revoir.

Les yeux emplis de larmes, Green lui lança un dernier avertissement de loin :

— Tu n’obtiendras aucune réponse, Blue. Et tu reviendras à Bourg-Palette aussi décomposé que moi.
— Je ne rentrerai pas sans réponses.

Blue disparut alors entre les arbres de la Forêt de Jade.

— Alors, tu ne rentreras jamais, murmura Green sans espoir.

Elle était retournée au Centre Pokémon de Jadielle sans vraiment savoir où elle allait. Green m’a confié un peu plus tard qu’elle ne s’était jamais sentie aussi vide de toute sa vie. À présent qu’elle connaissait la raison qui poussait Blue à partir sur les chemins de Kanto, et que j’ai mis très longtemps avant de les saisir, elle avait compris qu’il lui serait impossible de l’en dissuader. Elle-même ne s’était-elle pas bercée d’illusions un an plus tôt en songeant trouver des réponses à ses questions les plus fondamentales ? Alors, il ne lui restait plus qu’une chose à faire.

Elle composa le seul numéro qu’elle connaissait par cœur sur le combiné du PC du Centre Pokémon. Les sonneries se succédèrent et laissèrent place à la messagerie vocale du laboratoire du Professeur Chen.

— Pépé, c’est moi, annonça-t-elle dans le vide. Je n’ai pas réussi à le faire changer d’avis. Personne ne le pourra. Mais je ne t’apprends rien de nouveau, n’est-ce pas. Je me suis longtemps demander ce qui avait changé depuis l’année passée. Pourquoi, quand je lui ai proposé de voyager avec moi, il avait catégoriquement refusé, et pourquoi cette année, sa détermination avait changé de camp ? Ça ne pouvait pas être mon échec qui l’avait stimulé. Blue n’a jamais ressenti mon influence de grande sœur. Blue ne connait que la fierté comme valeur morale. Je me suis donc demandé ce qui a bien pu toucher sa fierté à ce point pour qu’il décide d’entreprendre un voyage qu’il ne comprenait pas un an plus tôt. Je dois avouer que j’ai été très surprise en apprenant que tu avais envoyé Red sur les routes de Kanto. Beaucoup plus surprise que Blue, apparemment. C’était comme s’il s’y attendait. Comme s’il avait toujours su que tu le défierais de la sorte. Mais ce n’est pas ça qui l’a motivé. Non, je crois que c’est la méfiance que tu as sur ton visage quand tu le regardes. Enfin, la "méfiance". Je devrais plutôt dire le dégoût.

Green s’autorisa un instant de pause dans son monologue, comme pour donner de l’importance au terme qu’elle venait d’employer. Ou peut-être pour permettre à son grand-père de digérer ses propos une fois le message réceptionné.

— Je suis tombée sur une vieille photo de notre père, il y a quelques jours. Une photo de lui dans son adolescence. Blue et lui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Ce n’est pas étonnant que tu ne puisses t’empêcher de le regarder avec un tel dégoût. Pas étonnant non plus que Blue ait fait exactement l’opposé de ce que tu lui as conseillé de faire : c’est-à-dire partir sur les routes de Kanto alors que tu voulais l’en dissuader. Félicitations, d’ailleurs. Personne n’a un talent de manipulation aussi exacerbé que le tien.

Green abandonna alors le ton du sarcasme. Cette fois-ci, elle avait décidé de lui montrer sa propre détermination à travers sa voix dans le combiné.

— Je sais ce que tu manigances. J’ai bien vu les nombreuses transformations que tu as effectuées dans ton laboratoire alors que tes comptes à la banque sont toujours aussi vides. J’ai vu les recherches que tu as effectuées sans avoir reçu aucune bourse. Tout cet argent invisible ne sort pas de nulle part, et quelque chose me dit que tu n’as pas éloigné Blue de Bourg-Palette sans raison.
« J’imagine ta réaction en écoutant ce message : tu me dirais que je fabule, que je suis épuisée et que je devrais rentrer à la maison pour me reposer. Et tu as raison. Je te considère comme un père, pépé. Jamais je ne pourrai croire que tu sois à la source de quelconques crimes. Quelqu’un te fait chanter.

Green s’arrêta une dernière fois. Elle fourra sa main dans sa poche et en sortit une Pokéball.

— Je t’ai emprunté ton nouvel ami. Il paraît que les routes de Kanto sont dangereuses ces temps-ci. Si je m’avance face à des gens capables de transformer un honnête homme tel que toi en ce monstre que tu es devenu, j’ai besoin de protection. Pardonne-moi.

Et elle raccrocha.

Tu te souviens de ce moment, Pikachu ? C’est ce jour-là que tu es entré dans l’équipe de Green. Je ne sais pas à quel point tu avais conscience des évènements autour de toi, ni même si tout cela t’intéressait. J’étais parti pour prouver à tout Kanto que j’étais le plus grand dresseur de ma génération. Blue avait des réponses à trouver sur son passé. Green voulait délivrer sa famille d’un mal qui allait s’avérer plus pernicieux qu’imaginé.

En y repensant, j’aurais souhaité que Blue me laisse être son ami. Ne serait-ce que pour le réconforter. Pour lui faire accepter que ce n’était pas grave. Il leur manquait un père. Il avait disparu quinze ans plus tôt sur les routes de Kanto sans laisser de traces. Blue était déterminé à retrouver le chapitre manquant de son histoire. Et à le confronter.

De toute manière, tout cela n’a plus aucune importance. Il est mort et dans quelques secondes, cela sera mon tour.

***
Le soleil matinal laissait poindre ses premiers rayons lumineux à travers le grillage. Les premiers oiseaux avaient débuté leur piaillement mélodique dans une tentative harmonieuse de réveiller en douceur leurs congénères répartis dans les nids alentours. La rosée du matin offrait aux moins éveillés une désaltération confortable. Un fraîche brise automnale s’engouffra entre les grillages et indiqua l’arrivée imminente d’une saison frigorifique. Le jeune adolescent contempla le spectacle, les yeux bouffis par le sommeil.

Cyano n’avait pas dormi de la nuit. Après les évènements traumatisants qu’il avait vécus dans le lugubre laboratoire de son grand-père, il s’était réfugié dans le seul endroit qui lui apportait une touche de réconfort : la volière bâtie au fond de son jardin. Cet endroit lui rappelait sa sœur. Humer l’odeur des oiseaux la lui rappelait. Écouter les chants des oiseaux la lui rappelait. Tout en ce lieu lui rappelait sa sœur.

— Ne m’oblige pas à te combattre !

Cyano sursauta. Il s’était endormi. Calmé par sa présence dans un lieu réconfortant, il s’était autorisé un bref moment de repos et il s’était endormi. Il avait délibérément laissé son cerveau prendre le dessus sur son corps et ses cauchemars étaient revenus le hanter. Il ne pouvait pas laisser le sommeil le gagner. Pas après ce qu’il venait de vivre. Pas après qu’on lui ait remémoré le traumatisme qu’il avait mis si longtemps à enfouir dans sa mémoire.

— Rentre à la maison.
— Tu n’as qu’à y rentrer, tiens.
Elle entra dans la voiture côté conductrice. Il refusa de monter avec elle.


— NON !

Cyano avait crié. Les derniers oiseaux endormis s’étaient réveillés brusquement et semblaient le fusiller du regard. Il était impossible qu’il laisse ses cauchemars le submerger à nouveau. Il ne pouvait pas se remémorer ce jour maudit. Mais il était si fatigué. Si épuisé de se battre.

— Je tiens à toi petit frère.

Elle l’avait convaincu de monter dans la voiture. Il croisait les bras. Il lui en voulait et était déterminé à le lui faire comprendre.

— Super.

Il avait ôté toute forme d’amour fraternel dans sa réponse. Il voulait qu’elle sache qu’il lui en voulait. De quoi, il ne le savait plus. Mais c’était la faute de sa grande-sœur. Alors, elle devait être punie.

Elle quitta des yeux la route une seconde afin de le regarder avec toute la tristesse qu’une grande-sœur ressent lorsque son petit-frère lui refuse son amour. Cet échange de regard n’avait duré qu’une seconde. Une seule.

Le choc lui avait fait perdre connaissance immédiatement. Il avait à peine eu le temps d’entendre un crissement de pneus et le déchirement du métal au contact de la voiture de devant.


Cyano se réveilla en trombe et bondit sur ses deux pieds, déstabilisés par une envie irrémédiable de vomir. Il tourna en rond de manière effrénée dans la volière afin de faire disparaître ces souvenirs de sa tête, répétant inlassablement un « Non ! » puissant, tel un mantra.

Le casque qu’Adam lui avait posé sur la tête avait déréglé son équilibre psychologique. Il ne savait pas ce qu’il s’était passé la nuit précédente, mais une chose était certaine : Adam lui avait fait du mal. Adam, son seul ami.

Il avait vu des choses qu’il n’avait plus voulu voir depuis sa plus tendre enfance. Des choses qu’il s’était promis d’effacer à vie de sa mémoire.

— Ma vie aurait été tellement plus simple sans toi !

— NOOOON !!!

Cyano entra dans une rage incontrôlable. Il n’était plus l’adolescent chétif et minable dont tout le monde se moquait, il était un spectateur démuni face à une boule de rage qui détruisait tout sur son passage. Tout ce qui lui passait par les mains faisait l’objet d’une destruction instantanée : branches d’arbres, poubelle, raclette, sac de graines, nid d’oiseau. Il fallait qu’il mette fin à cette réalité insupportable. Les oiseaux prirent leur envol, pris au piège dans leur prison de grillages.

Enfin, Cyano tomba au sol de fatigue et se roula en boule. Il était revenu dans son corps d’adolescent rachitique, le ruissellement habituel des larmes de désespoir sur ses joues. C’est alors qu’il l’aperçut. Emporté par la brise automnale, une fleur blanche à cinq branches. Le cœur doré brillant au soleil matinal. Les pétales intacts malgré le tourbillon de destruction.

Il la prit au creux de ses petites mains et frissonna à son contact. Puis, il s’endormit d’un sommeil sans rêve.

Redwan ouvrit les yeux subitement. Il venait de revoir dans ses rêves troublés l’image d’un dragon enflammé disparaissant dans les ténèbres et les cris d’effroi. D’habitude, Redwan aurait chassé ce rêve d’un revers de main, mais depuis les évènements de cette nuit, la réalité était toute autre. Lorsqu’Adam lui avait posé le casque sur le crâne, il avait revu ce dragon, et ces flammes, et ces ténèbres. Tout ceci était-il réel ? Ou n’était-ce qu’une illusion ? Les souvenirs de la nuit étrange qu’il avait passée en compagnie de l’enfant et de son ennemi Cyano étaient troubles. Avait-il fait un affreux cauchemar qui avait duré des jours et des jours ? Il secoua sa tête pour se remettre de ses émotions, et les derniers souvenirs de son cauchemar s’évaporèrent.

Comme tous les jours, sa journée commença par les soins qu’il prodigua à son rongeur. Redwan attrapa Stuart entre son pouce et son index, et il reçut une décharge d’électricité statique qui lui rappela sa phobie des animaux. Il le lâcha dans sa cage et l’observa un instant. Comment avait-il pu passer autant d’années en compagnie de cette souris au pelage doré sans se poser une seule fois la question. Pourquoi avait-il toujours une décharge électrique à son contact ? Soudain, le souvenir de la nuit précédente lui revint en mémoire. Il ne l’avait pas rêvé : Stuart l’avait bien encore une fois électrisé lorsqu’il avait voulu l’en extraire de sa poche. Comment cela était-il possible ?

Redwan s’agenouilla afin de faire face aux deux yeux vides de Stuart.

Il le menaçait du regard à l’aide de ses joues frétillantes de tension électrique, et la sphère qu’avait lancée le Prof Maboul dans les airs retomba sur Stuart qui fut aspiré sans ménagement en son sein.

Redwan cligna des yeux. Que lui arrivait-il ? Il vérifia que sa chambre était bien toujours présente autour de lui, comme pour se rassurer sur la réalité du monde qui l’entourait. La cage de Stuart était bien posée au sol, à côté de son bureau habituellement désordonné sur lequel traînait une vieille console de jeu.

La console de jeu que lui avait fait parvenir Adam lors de son effraction dans sa chambre, le jour où tout avait commencé. Il la saisit avec crainte. Une cartouche rouge d’un jeu vidéo y était logée. Sur l’étiquette, un dragon ailé.

Redwan jeta un coup d’œil alentour pour être sûr de ne pas être observé, comme si quelqu’un d’autre avait pu être présent chez lui et attendait le moindre signe de faiblesse de sa part pour le juger. Certain de pouvoir agir librement, il actionna le bouton d’alimentation de la console de jeu et s’installa à son bureau. Le jeu démarra par une cinématique d’introduction représentant deux montres indescriptibles qui se combattaient. Puis, le dragon ailé faisait son apparition à côté d’un personnage en casquette. La casquette pixelisée ressemblait étrangement à celle qu’Adam lui avait dérobée.

Amusé par la coïncidence, il appuya sur « Start » et entama une « Nouvelle partie ». Quelle ne fut pas sa surprise en tombant nez-à-nez avec le double du Prof Maboul, dessiné à l’identique au pixel près, si ce n’était une nette différence d’âge et de propreté physique. Le personnage du jeu vidéo se faisait appeler « Monsieur Pokémon », ou encore le « Prof Chen ».

Il fit défiler le scénario programmé dans la cartouche jusqu’à l’apparition d’un nouveau personnage. Cette fois-ci, il ne pouvait plus en douter : il s’agissait bel et bien de Cyano. Cependant, une différence opposait le personnage fictif à son ennemi : Cyano n’avait pas le regard aussi assuré que le personnage qui se faisait appeler « Blue ». Néanmoins, Redwan était persuadé avoir déjà vu ce regard quelque part.

Il n’avait pas dû réfléchir bien longtemps pour s’en remémorer. À nouveau, il avait croisé ce regard pas plus tard que la nuit précédente dans le laboratoire miteux du Prof Maboul. Lorsque Adam avait activé le casque planté sur son crâne, il s’était passé un drôle d’évènement : Redwan avait vu devant lui un Cyano aux traits beaucoup plus durs. Un Cyano narquois, assuré. Un Cyano complètement différent. Si différent qu’il ne l’eût pas de suite reconnu.

Il resta un instant face à l’écran de la console de jeu, les yeux dans le vague. Il ne savait pas ce qu’il s’était passé la veille, mais une chose était sûre, il n’était plus du tout certain de comprendre la réalité dans laquelle il vivait. Tous ces souvenirs lui paraissaient étrangers à sa personne et il était persuadé qu’ils ne lui appartenaient pas. Et comment expliquer ces amusantes similitudes entre ces personnages de fiction et les habitants de Distort City.

Il fallait qu’il en ait le cœur net !

En quittant en courant le laboratoire du Prof Maboul au milieu de la nuit, Adam lui avait donné rendez-vous en fin d’après-midi dans le petit cimetière à l’est de la ville, dans la périphérie. L’enfant avait honoré sa promesse : à l’ombre de la vieille tour en ruine qui dominait le cimetière, il l’attendait sereinement assis sur une des plus vieilles pierres tombales dont les inscriptions avaient été effacées avec le temps.

— Tu ne peux pas t’empêcher de souiller aussi la mémoire des défunts ?

Mais Adam lui fit un signe discret pour le faire taire. Il lui indiqua d’un mouvement de tête quelque chose au loin et Redwan plissa les yeux. Plusieurs dizaines de mètres plus loin, quelque part à l’extrémité de la partie la plus récente du cimetière, Cyano se recueillait en silence au pied d’une toute petite tombe en marbre blanc. L’adolescent avait déposé une fleur blanche sur le marbre.

— Une fleur de l’arbre de jade, commenta Adam discrètement. Comme c’est poétique.
— Je ne comprends pas.
— Sa sœur s’appelait Jade.

Le cœur de Redwan bondit dans sa poitrine. Jamais il n’avait su que Cyano avait perdu une sœur ! Il comprenait à présent la grimace de tristesse qui ne quittait jamais les traits de son visage.

— Comment… ?
— Accident de voiture. Il n’était qu’un enfant. Elle venait d’avoir son permis. Lui a survécu. Pas elle.
— C’est horrible.

Un nouveau souvenir s’imposa à lui, bien réel cette fois-ci. Il avait voulu lui venir en aide contre les étudiants qui le brutalisaient à l’Académie et Cyano avait fondu en larmes, après quoi Redwan lui avait intimé d’aller pleurer chez sa sœur.

— Si j’avais su… marmonna Redwan, couvert de honte.
— Ça n’a pas d’importance.
— Tout de même. Ce n’est pas rien de perdre une sœur.
— Ça n’a pas d’importance parce qu’elle n’est pas morte dans cet accident de voiture.

Redwan quitta Cyano des yeux et se tourna enfin vers Adam.

— Tu veux dire… dans la vraie vie ?

Redwan avait sorti la console de jeu de sa poche et lui montra un personnage pixelisé assis à table dans une maison du premier village du jeu vidéo. Un court instant, la surprise lui traversa le visage. Puis, l’enfant afficha un large sourire et se laissa glisser de la pierre tombale sur laquelle il était assis.

— Que lui est-il vraiment arrivé ?
— Personne ne le sait vraiment. Officiellement, elle a péri dans des conditions atroces. Mais on n’a jamais retrouvé son corps.
— C’est pour cette raison que tu t’es lié d’amitié avec Cyano ? Pour lui faire croire qu’il a un espoir de retrouver sa sœur ?
— Tout le monde a besoin d’un brin d’espoir pour survivre.

Adam tendit la main pour récupérer la console de jeu et Redwan hésita. Il s’avait que la lui rendre signifiait un accord tacite de sa part pour entrer dans son univers absurde. C’est pourquoi il ne s’expliqua pas son geste.

Adam récupéra sa console de jeu et lui rétribua sa casquette rouge en échange.

— Ce que j’ai vu cette nuit relève de la folie, avoua Redwan, et pourtant, il n’y a pas plus ordinaire que moi. Je ne sais pas si tout ceci à un sens, mais je sais qu’il s’est passé quelque chose dans cette cave et je veux des réponses.
— Tu n’es pas quelqu’un d’ordinaire. Ton nom est Red, tu es le dresseur Pokémon le plus puissant de notre époque et tu vas sauver le monde. Mais pas celui-ci. Le vrai. Celui d’où tu viens. Celui duquel tu as été arraché.

Adam éteignit la console et jeta un dernier regard à Cyano qui leur tournait le dos au loin. Il prit Redwan par la main, et celui-ci se laissa faire.

— Ne perdons pas de temps, car il nous faut réécrire une très longue histoire.