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Distort City de Feather17



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Informations

» Auteur : Feather17 - Voir le profil
» Créé le 25/08/2021 à 11:25
» Dernière mise à jour le 10/11/2021 à 14:01

» Mots-clés :   Action   Drame   Fantastique   Kanto   Présence de personnages du jeu vidéo

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005. I - 5 : L'autre version
JOUEUR : RED
BADGES : 0
POKÉDEX : 4
TEMPS : 0:50

Les Pokémon sont des êtres fascinants. Personne ne sait réellement combien il existe d’espèces différentes, certains disent qu’il pourrait y en avoir une petite centaine, d’autres plus ahuris croient qu’il en existe un millier. Moi, je préfère croire des sources plus raisonnables et suivre la théorie du Professeur Chen, éminent scientifique s’il en est, qui pronostiquerait le nombre total d’espèces différentes à cent cinquante. Malgré tout, ils se ressemblent tous sur un point : ce sont des êtres spectaculairement résistants.

Personne ne sait d’où viennent leurs pouvoirs, c’est la raison pour laquelle le Professeur Chen a entrepris un voyage initiatique dès son plus jeune âge. Il désirait assouvir ses besoins de compréhension du monde qui l’entourait. Il avait besoin de savoir : qu’est-ce qui différencie un Roucool d’un pigeon ? qu’est-ce qui fait qu’un Salamèche crache du feu et pas de l’eau ? comment les Chenipan ont-ils évolués de sorte à être capable de se défendre à coup de sécrétion et pas leur homologue chenilles qui restent bien sans défenses face à un prédateur ? Avec le temps, le Professeur Chen a pu répondre à la plupart de ces questions, mais je suis en mauvaise position pour t’en donner les réponses. Je suis, je dois l’avouer, un cancre en matière de théorie Pokémon. Tout ce qui m’intéresse, ce sont les combats, comme tu le sais.

Il y a toutefois une question qui m’intrigue et à laquelle personne n’a encore réussi à répondre : comment fonctionne la technologie qui permet d’enfermer un Pokémon dans une Pokéball ? comment arrivons-nous à transformer un Pikachu, généralement contre son gré (je l’ai bien compris avec le temps), en une donnée informatisée ? pourquoi nous est-il impossible d’en faire de même avec une simple souris des champs ? Et surtout, comment fonctionnent ces grosses machines que j’appelle des « Guérisseuses », entreposées dans chaque Centre Pokémon de la région, et qui permettent à n’importe qui de rétablir la santé de nos Pokémon immédiatement ? Remarque, elles sont pratiques : elles nous permettent de ne pas perdre de temps et de retourner au combat dès que possible. Pourquoi réfléchir à tout cela quand on peut cligner des yeux et récupérer son équipe de Pokémon rafistolée ?

— Merci d’avoir attendu

Je fus sorti de mes rêveries par une douce voix mélodieuse. Accoudé au comptoir du Centre Pokémon, j’en avais oublié l’odeur désinfectée du lieu, la lumière écrasante des machines de soin, et le sourire charmant de l’infirmière qui s’occupait des « Guérisseuses ».

— Vos Pokémon sont en super forme ! » m’annonça-t-elle en me tendant un plateau contenant mes quatre Pokéball : Roucool, Rattata, Piaffabec et Salamèche.

Tous remis sur pied en un clin d’œil. Je pouvais repartir tout de suite à l’aventure, capturer de nouveaux Pokémon, écraser de nouveaux dresseurs. Mais j’hésitai un instant. L’infirmière l’avait vu et, comme pour me pousser vers la sortie pour pouvoir s’occuper des nouveaux clients, me pressa d’un « À bientôt ! » chaleureux.

Je m’éloignai du comptoir et m’affalai sur un siège, près d’un ordinateur bruyant, les yeux fixés sur les quatre sphères entre mes doigts. Que m’arrivait-il, tu me demandes ? J’étais soudain envahi par une considération d’ordre éthique : mon euphorie de pouvoir retourner à l’aventure avec mes Pokémon guéris s’était entrechoquée avec l’effroi que j’avais ressenti en les voyant tomber les uns après les autres sous les coups du Carapuce de Blue. Tu dois être surpris d’un tel discours. Je te comprends : tu m’as toujours connu enjoué et aveuglé par le désir de me battre. Mais à cet instant, si tôt dans mon parcours de dresseur Pokémon, je n’avais pas encore saisi la nature des Pokémon. Je les assimilais trop à de simples animaux. Je n’avais pas encore compris l’étendue de leur puissance, la spécificité de leur être, le secret de leurs pouvoirs.

Blue arriva au Centre Pokémon à ce moment précis. Toutes mes considérations métaphysiques s’évanouirent aussitôt. Oui, je te rassure, tu vas très vite retrouver le Red habituel de mes récits.

Blue me lança un regard hautain de celui qui a pris l’ascendant, et il fit soigner ses Pokémon tout aussi rapidement que moi. Je me mordis la langue pour ne pas répondre à l’affront de son regard, pour ne pas m’abaisser au niveau auquel il m’avait placé. Néanmoins, en toute honnêteté, je savais que sa domination sur ma personne était légitime. Il venait de gagner notre deuxième combat, après tout. Et cette réalité me faisait bouillir de rage. Pas étonnant qu’on m’ait attribué le prénom flamboyant de « Red » à la naissance.

— À plus, minable ! me lança Blue en se dirigeant vers la sortie.

Je ne pus résister.

— Je ne sais pas ce qui me retient de te coller mon poing au visage ! criai-je, devant un public de voyeurs excités par notre affrontement verbal.
— Ben vas-y, ne te gêne pas.

Blue s’était arrêté pour me faire face. Debout, les poings serrés, je m’étais immobilisé. Ce n’était pas la peur de l’affrontement qui m’avait paralysé, ni même les regards oppressants des vautours derrière moi qui attendaient impatiemment la confrontation.

Il s’était passé quelque chose d’étrange, comme si j’avais été replongé dans mes considérations métaphysiques. Mais pas par volonté. Comme si un souvenir, fabriqué de toute pièce par mon cerveau car je n’avais jamais vécu tel moment dans ma vie, s’était imposé en moi. En menaçant Blue, un flash avait perturbé ma rétine : je me l’étais imaginé malheureux. Non, plutôt… peiné. Oui, c’est ça. Mon cerveau m’avait fait voir un Blue peiné par ma volonté de le frapper, là, devant tout le monde. Je m’étais créé un Blue étrange, un peu pathétique, attristé par tant de violence. Et je m’en étais voulu.

Cette image n’avait duré qu’un instant, pas même une seconde, car la réponse acerbe de Blue avait claqué du tac-au-tac. « Ben vas-y, ne te gêne pas. » Il souriait, de son sourire narquois bien connu. Le véritable Blue sarcastique avait chassé ce fantôme décousu d’un Blue pathétique.

— J’espère que vous ne comptez pas vous affronter dans mon Centre Pokémon, intervint l’infirmière qui avait quitté son comptoir.
— Pas d’inquiétude là-dessus, infirmière, mon temps est trop précieux pour livrer ce genre de combat, répondit Blue en mettant le plus de mépris dans sa voix.

Et sans un regard vers moi, il quitta le bâtiment sous les murmures amusés du public qui m’avait à son tour pris en inimitié.

— Je suppose que c’est ce dresseur qui a réduit ton équipe à son état de santé lamentable ? demanda l’infirmière en me dirigeant vers un siège de libre

Je ne répondis pas. Un seul affront par jour était suffisant pour mon état psychologique.

— Je te conseille d’éviter d’affronter des dresseurs d’un niveau trop supérieur au tien.
— Nous avons le même niveau, répondis-je sèchement. Il a eu juste un peu plus de chance que moi.
— C’est cela, approuva l’infirmière sans m’écouter. Les dresseurs d’aujourd’hui sont aveuglés par le désir de contrôler le pouvoir des Pokémon. Ils ne se rendent pas compte du mal qu’ils font à leurs Pokémon et à eux-mêmes.

Elle avait dit cela sans décrocher les syllabes, comme si elle avait répété une vielle rengaine. J’étais à peu près certain qu’elle ne me parlait plus, mais qu’elle se plaignait plutôt à elle-même.

— Tout cela, c’est la faute à la Ligue Indigo ! s’énerva-t-elle subitement. Avant, il n’y avait aucune compétition entre les dresseurs. Chacun élevait des Pokémon pour le plaisir de les comprendre et de se lier d’amitié avec eux. Maintenant, avec ces fichus arènes Pokémon, tout le monde s’affronte perpétuellement ! Sans penser à la santé des Pokémon ! C’est si facile de martyriser un être vivant quand on peut le soigner en claquant des doigts !

Je n’étais pas si surpris que l’infirmière eût les mêmes interrogations éthiques que moi. Après tout, elle vivait cette situation quotidiennement : des Pokémon épuisés, terrassés, amochés,… Elle avait dû en voir des dresseurs aveuglés par leur désir de combattre.

— Oui, un instant !

L’infirmière avait repoussé avec brutalité le nouveau client, une espèce de montagnard qui cherchait à faire soigner ses Pokémon.

— Et cette arène qu’ils viennent me construire juste derrière mon Centre Pokémon ! Comme si je n’avais pas assez de boulot avec la Ligue Indigo à la sortie de la ville !

Le pauvre montagnard était resté bredouille. Je lui fis un signe de sympathie, histoire de lui faire comprendre qu’il n’avait rien à se reprocher. L’infirmière avait ouvert les vannes de son épuisement psychologique et rien ne pourrait l’empêcher de terminer sa complainte.

— Cette Ligue Indigo… Ah ! Si je tenais le barbare qui a inventé cette compétition sanguinaire !
— Vous savez, pour avoir participé à quelques matches d’arène officiels… se risqua le montagnard.
— Vous vous êtes bien amusé ? demanda l’infirmière avec animosité en lui arrachant ses Pokéball des mains. Vos Pokémon sont-ils satisfaits de la bagarre que vous leur avez fait subir ?
— Non, pas du tout ! Je n’étais pas un challengeur, j’étais spectateur. Et je trouve que…
— Ah, mais alors, c’est vous qui devez être satisfait de cet instant de voyeurisme ! répliqua l’infirmière sans une once d’enthousiasme, tout en calant ses Pokéball dans la grosse machine derrière elle. Alors ? Votre instinct animal a-t-il été assouvi ?

Le montagnard n’osa pas répondre. Le pauvre venait de découvrir le piège dans lequel il était tombé.

— Quand je pense que le Professeur Chen, un si grand homme, sponsorise la Ligue Indigo ! reprit-elle entre ses dents, ignorant les vautours qui se délectaient de ce nouveau spectacle. Béni soit notre champion de Jadielle (elle avait craché tout son venin en prononçant le mot "champion") qui est parti en voyage d’affaire. Au moins, les Pokémon de la région profitent d’un temps de repos !

L’infirmière termina la configuration de la « Guérisseuse » derrière elle en maugréant en silence. Ne s’échappaient de sa bouche que quelques mots émis de manière sporadique, tels que « barbare », « violents » ou encore « élite à la noix ». Il me semble même, et je pense ne pas me tromper, qu’elle a ponctué son discours d’un cinglant « Compétition de gros bourges de mes deux ! »

L’infirmière pressa un bouton et patienta en fulminant de rage sur place. La machine émit une mélodie harmonieuse, vis-à-vis de laquelle l’infirmière leva les yeux au ciel, comme si pire affront ne pouvait lui être fait, et lança dans les bras du montagnard désemparé ses Pokéball.

— Merci d’avoir attendu. Vos Pokémon sont en super forme ! À bientôt ! lança-t-elle d’une voix enjouée qui ne trompait à présent plus personne. Un nouveau client se présenta à elle.

Je n’étais pas resté une seconde de plus. J’avais quitté les lieux avec une seule pensée en tête. Je savais à présent ce dont avait fait référence Blue juste avant qu’il ne me défiât sur la Route 22. La Ligue Indigo, une compétition sportive qui mettait en scène les combats de Pokémon. Si je voulais prouver à tout Kanto que j’étais le digne héritier de mon père, je devais vaincre chaque champion et me hisser au sommet de la tour qui se dressait à la périphérie de Jadielle. Maître Pokémon. Moi, Red.

Quelle terrible erreur que cette décision.

***
Il avait perdu le compte des cafés ingurgités ainsi que celui des heures qui avaient passé depuis son arrivée. Quelque part derrière les murs épais du Centre Hospitalier de Distort City, la nuit était tombée sans que Redwan n’en fût le témoin. Malgré tout, les urgences n’avaient pas désempli et il semblait à l’adolescent qu’il y terminerait ses jours, assis dans cette même position, sur ce vieux siège métallique rouillé, tellement l’attente y était longue. Autour de lui, d’innombrables individus s’étaient succédé toute la soirée, et chaque nouveau cas avait dû être pris avec plus d’importance que celui du vieux Prof Maboul. Comment pouvait-il en être autrement ? Un vieil homme sénile, persuadé d’avoir croisé des animaux doués de la parole, amené en ambulance suite à un malaise et accompagné de son jeune voisin embarrassé. Quel médecin considérerait ce cas comme plus urgent que tous les blessés graves de cette nuit-là ?

Redwan avala d’une traite les dernières gouttes du café infâme de l’hôpital et songea en reprendre une nouvelle dose lorsqu’enfin on l’approcha.


— Désolée de vous avoir fait attendre.

Redwan écrasa le gobelet en carton par réflexe et se leva à l’approche de la jeune dame en uniforme blanc. Le jeune garçon s’arrêta un instant sur son physique : elle avait noué ses longs cheveux rouges à l’aide d’une cuillère à café en plastique, son t-shirt blanc était souillé d’un liquide inconnu et nauséabond, tandis que son pantalon blanc masquait deux très fines jambes qui se terminaient en une paire de crocs jaune fluo qui emprisonnaient des orteils colorés d’un vernis rouge écaillé.

Redwan croisa son propre regard dans un miroir derrière l’infirmière et masqua rapidement l’apparent jugement qui s’était formé sur son visage à son approche.

— Il est pas en super forme, indiqua-t-elle sans aucune volonté de masquer un accent issu des classes populaires.

Elle fouilla dans une poche frénétiquement jusqu’à enfin en extirper une cigarette qu’elle essaya d’allumer devant lui. Redwan jeta des regards ébaubis alentours : le couloir était toujours rempli de patients et de médecins qui couraient dans tous les sens.

— Euh… Je ne pense pas que vous puissiez fumer dans l’hôpital, osa-t-il lui indiquer.

L’infirmière soupira et lui fit signe de la suivre.

Elle poussa violemment une porte de secours et l’entraîna vers un quai destiné aux camions de déchargement. À peine sortie sous un ciel sans étoile, elle actionna son briquet à plusieurs reprises avant de réussir à allumer la cigarette qu’elle avait gardée en bouche. Alors, elle tira avec plaisir sur sa cigarette, pinçant les lèvres et écarquillant les yeux de satisfaction, et garda longuement la fumée en elle, comme pour profiter de chaque instant de bonheur que sa drogue lui fournissait.

— Infirmière…, commença Redwan.
— Joe. Appelle-moi Joe.

Un nuage de fumée accompagna ses mots et masqua la vision de Redwan un instant. D’un geste de la main, il la dissipa et reprit :

— Comment va Monsieur Shane ?

L’infirmière tira un nouveau coup sur sa cigarette, les yeux fermés cette fois-ci, et plus de la moitié de celle-ci se calcina. Redwan décupla d’effort afin de ne pas trahir son regard réprobateur. Il dû patienter le temps que l’infirmière consommât à nouveau le peu de nicotine qui restait dans sa cigarette avant qu’elle ne lui répondît.

— Il a juste fait un malaise. Surcharge de travail. Burn out, comme ils disent.
— Et… par rapport à ses hallucinations ?
— Burn out.
— Il a quand même dit qu’il était persuadé que les aliens nous avaient envahis.
— Burn out. Ça colle avec tout. C’est ça qui est bien.

Elle lâcha son mégot au sol et l’écrasa de sa crocs jaune fluo. Puis, elle ralluma une deuxième cigarette qu’elle entama tout aussi rapidement.

— Tu saurais pas des fois s’il s’injecte des produits, le vieux ?
— Monsieur Shane ?
— Mh.
— Non, pourquoi ?
— Il a comme plein de traces et de coups bleus sur ses deux avant-bras.

En guise d’exemple, elle lui montra les siens en relevant une manche de son t-shirt. Un bras rachitique maculé de tatouages obscènes s’offrit à lui. Redwan lâcha une expression de surprise qu’il camoufla en toussotant dans la fumée de cigarette. À y regarder de plus près, il semblait déceler dans son bras les mêmes traces de piqûres dont elle parlait au sujet du Prof Maboul. Se pouvait-il qu’elle-même… ?

— T’aimes ça ?
— De quoi ?
— Mes tattoos ?
— C’est… original.
— Celui-là, c’est mon préféré.

Elle lui indiqua une espèce de grosse boule rose. Plissant les yeux dans l’obscurité, Redwan découvrit un visage au-dessus de la boule, puis une toque d’infirmière, similaire à celles que portaient les aides-soignants au siècle précédent. Redwan était incapable de comprendre ce qu’il voyait. C’était comme une espèce de gros cochon rose, mais sur les pattes-arrières. Sa position le laissait songeur : le point noir représentait-il… son anus ?

— Pas mal, hein ?
— Je… je ne saisis pas bien…
— C’est moi qui l’ai dessiné. Ça représente ma carrière ratée. Je voulais être véto, mais j’ai jamais pu étudier un seul cours. Pas foutue d’arriver au bout de mes cinq ans d’univ’. Du coup je suis devenue infirmière. C’est plus court. Faut juste savoir torcher le cul des vieux.
— Mais… Le tatouage, c’est un…
— Une truie. Avec une toque d’infirmière. Pas mal, hein ?
— C’est… profond.

Elle contempla son tatouage avec fierté puis extirpa hors de son pantalon blanc, depuis une poche dissimulée à l’avant — du moins, il espérait que ce fût une poche—, une flasque métallique qu’elle lui tendit.

— T’en veux ?

Redwan refusa poliment.

Le Prof Maboul dormait paisiblement, à première vue. Étendu sur le dos, emmitouflé dans les draps épais de son lit, au milieu d’une chambre d’hôpital surchauffée, les yeux ridés fermés en-dessous d’une perfusion qui le nourrissait à travers le bras, son vieux voisin sénile semblait jouir d’un repos mérité. Semblable à une marionnette abandonnée, le Prof Maboul étouffa un ronflement qui ne perturba pas sa voisine de chambre.

Redwan s’installa délicatement à ses côtés, sur un fauteuil dont s’éleva une volute de poussière à son contact. Il ne put empêcher un sentiment de remord à la vue du vieil homme inconscient. N’était-ce pas de sa faute, finalement, si le Prof Maboul avait fait un malaise ? Après les évènements qui s’étaient déroulés dans son jardin durant l’orage deux jours plus tôt, puis la peur qu’il avait dû lui infliger en débarquant dans sa cave sans prévenir, il n’était pas étonnant qu’un vieil homme fragile subisse un moment de faiblesse.

Redwan sourit involontairement. Jamais il n’aurait cru qu’il ressentirait de la pitié pour le Prof Maboul. D’ailleurs… l’était-il réellement, maboul ? La solitude, le vieil âge, et la pauvreté avaient-ils eu raison de sa santé mentale au cours de ces longues années à Distort City ? Ou bien… ? Non, Redwan ne pouvait se résoudre à y croire.

Une petite voix, pourtant, s’était immiscée dans son cerveau fatigué. Celle d’Adam. Il avait su pour l’orage. Il avait su pour la foudre sur le chêne. Et il avait parlé du Prof Maboul. Qu’avait-il dit, précisément ? Qu’il fallait « prévenir le Prof Maboul ». Sans vouloir le croire, Redwan avait tout de suite compris que le mystérieux enfant avait voulu qu’on prévienne le Prof Maboul de l’orage qui allait détruire son arbre. Cependant, et si Redwan n’avait pas vraiment compris le véritable sens du message de l’enfant. Et s’il avait dû y voir là un double sens. Le mot « prévenir » pouvait tout aussi bien signifier « empêcher ». Adam avait-il su aussi pour le malaise du Prof Maboul qu’il avait voulu empêcher ? Et si cet enfant avait eu raison pour cette prémonition, avait-il alors raison pour tout le reste ? Existait-il vraiment un autre monde duquel la réalité avait été déformée ? Le Prof Maboul était-il finalement conscient de cette autre réalité ?

— Enfin tu commences à t’ouvrir l’esprit.

Redwan bondit sur son siège dans un nouveau nuage de poussière. L’enfant aux cheveux couleur paille était assis en tailleur sur le lit adjacent, au pied d’une vieille patiente endormie.

— Qu’est-ce que… ?! balbutia Redwan.
— Allez, avoue, tu commences à émettre des doutes sur ta vision de la réalité, n’est-ce pas ?

Redwan tira Adam hors du lit de la patiente et l’emmena avec lui hors de la chambre, dans le couloir vide de la section « gériatrie ».

— Deux jours que tu as disparu et tu débarques comme ça à l’hôpital ?!
— Je t’avais manqué ?
— Alors là !

Redwan haussa les épaules sans défaire sa prise sur le pullover d’Adam qui semblait apprécier la scène qu’il vivait.

— Tout se passe bien ? s’inquiéta un médecin au loin.

Redwan relâcha Adam qui afficha un sourire au médecin qui les avait rejoints.

— Oui, oui, répondit Adam qui se voulait rassurant, mon grand frère me disait à l’instant à quel point je lui avais manqué.

Redwan leva les yeux au ciel et attendit que le médecin reparte avant de poursuivre ses remontrances.

— Comment tu savais que j’étais à l’hôpital ?
— Je sais tout. Je te l’ai déjà dit, ça.
— Bon, écoute, si tu es encore venu pour me manipuler ou je ne sais quoi, tu perds ton temps.
— Te manipuler ? Pas du tout, je suis venu voir comment va le Prof Maboul.
— On ne peut mieux, répondit Redwan avec sarcasme. Il ne délire plus, il dort,… Il n’a jamais été aussi bien !
— C’est bien que tu aies été là pendant son malaise. On devrait quand même indiquer aux médecins qu’il vit dans une maison insalubre. On ne sait jamais, il pourrait attraper une maladie. Mieux vaut prévenir que guérir.

Redwan observa l’enfant un instant. Il venait d’utiliser le mot « prévenir » à nouveau et quelque chose lui disait qu’il ne l’avait pas fait innocemment. Il fallait qu’il en ait le cœur net, mais pour cela, il devait accepter d’entrer dans son jeu et cela ne lui plaisait nullement.

— Tu savais pour l’orage, dit-il simplement.
— Oui.
— Et pour la foudre sur le chêne.
— En effet.
— N’importe qui aurait pu le déduire en s’informant sur la météo ce jour-là.
— Pas faux.
— Quant au malaise du Prof Maboul ?
— Je l’ai deviné. Tu sais, le monde est comme un énorme jeu de domino. Il suffit de pousser une pièce pour que les dominos suivants tombent les uns après les autres.
— Donc, tu l’avoues ! Tu es bien responsable de ce qui est arrivé au Prof Maboul ! Je ne sais pas comment tu es capable, à ton âge en plus, de nous manipuler de la sorte, mais tu as consciemment provoqué la présence du Prof Maboul dans son jardin pour lui faire vivre cet évènement traumatisant ! Tu as provoqué son malaise !

Le sourire d’Adam s’élargit de plus belle.

Redwan recula d’un pas. Cet enfant était peut-être plus dangereux qu’il ne l’avait imaginé.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que cet homme a bien pu faire pour mériter cela ?
— Rien du tout. Son malaise est juste une question pratique.
— Comment ça ?
— Sa maison est vide à présent. Ce qui signifie que j’ai enfin la possibilité de te prouver que ce que je te raconte sur ta vie d’avant est vrai. Il y a dans son laboratoire souterrain quelque chose qui te convaincra définitivement.
— C’est du délire, marmonna Redwan.

Adam lui attrapa le poignet et le força à faire un pas vers lui. Par réflexe, Redwan lui attrapa le sien vigoureusement. L’enfant avait perdu son sourire et affichait à présent une grimace sérieuse, la même qu’il avait eue lors de sa prémonition.

— Tu sais au fond de toi que tu n’es pas à ta place dans cette vie banale à Distort City. Tu te répètes inlassablement chaque matin que ton bonheur réside dans cet ennuyeuse banalité qu’est la vie ici, mais tu sais très bien que c’est parce que tu n’arrives pas à l’accepter inconsciemment. Sinon, tu ne m’aurais pas laissé t’approcher avec mon discours. Tous ces souvenirs vagues, ces rêves que tu fais, ces pièces manquantes dans ta mémoire, tu sais que quelque chose ne tient pas la route.

Redwan jeta un coup d’œil furtif à la cicatrice sur sa main droite. L’image de ses cauchemars habituels, un dragon enflammé disparaissant dans les ténèbres, s’imprima dans sa rétine.

— Tu as la phobie des tortues de mer, poursuivit Adam, et c’est justement cet animal que tu as secouru dans le jardin du Prof Maboul. Tu n’aimes pas les animaux, mais tu prends soin d’une souris qui t’électrise à chaque fois que tu la touches. Et ce Prof Maboul qui crie à qui veut l’entendre qu’il a vu un rat doué de la parole. Admets au moins que cela t’intrigue !

Comment cet enfant savait-il tout cela ? Comment avait-il eu accès à des informations aussi privées ? Redwan était persuadé n’avoir jamais parlé ni de ses phobies, ni de la spécificité de sa souris Stuart, ni même des délires du Prof Maboul juste avant son malaise.

— Je peux t’apporter une explication pour tout cela, Redwan. Laisse-moi juste te proposer une logique, et tu décideras ensuite si tu veux y croire ou pas. Et je te fais la promesse que si tu ne veux pas y croire, je disparaîtrai de ta vie définitivement. Tu dois juste faire un seul effort : me faire confiance et me suivre cette fois-ci.

Redwan relâcha son emprise et libéra Adam. Celui-ci interpréta son geste comme un accord et le libéra à son tour.

— Rendez-vous dans le laboratoire sous-terrain du Prof Maboul dans une demi-heure, indiqua Adam en quittant les lieux. Et prends Stuart avec toi !
— Ma souris ?!
— Ce n’est pas un hasard si une souris si particulière s’est retrouvée entre les mains d’un ado si banal.

C’est ainsi qu’une demi-heure plus tard, Redwan se retrouva devant la porte du moulin insalubre du Prof Maboul, accompagné de Stuart caché dans sa poche et de milliers de doutes installés dans son crâne. Il hésita avant de pénétrer pour la deuxième fois dans le taudis. Le silence écrasant de la nuit tambourinait dans ses tempes, comme pour rythmer l’excitation qui, aussi surprenant celui lui paraissait, avait fini par l’envahir. C’était comme si le temps avait décidé de s’étirer plus longuement, dans une tentative presque poétique de marquer de son importance les évènements qui allaient se produire.

Enfin, Redwan prit son courage à deux mains et pénétra dans la masure. Rien n’avait changé depuis le passage de l’ambulance un peu plus tôt ce soir-là. Le rez-de-chaussée ressemblait toujours à un capharnaüm abandonné depuis des années, les escaliers qui menaient au sous-sol étaient toujours aussi étroits et grinçants, et la cave lugubre s’apparentait toujours à un laboratoire clandestin désaffecté dont les quelques animaux enfermés dormaient paisiblement.

À son arrivée, deux ombres se mouvèrent afin de l’accueillir. Les yeux bleu électrique d’Adam rayonnèrent dans la pénombre en le voyant arriver tandis que la seconde personne se figea sur place.

— Redwan ?
— Cyano ? s’étonna ce-dernier.

L’adolescent solitaire et émotif eut un mouvement de recul en reconnaissant Redwan. Qu’est-ce que Cyano, un garçon aussi peureux et réservé, pouvait bien faire ici ? Et en compagnie d’Adam ?

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? s’exclama Redwan qui sentait la colère monter en lui.
— C’est moi qui devrais te poser cette question, répliqua Cyano dont la voix s’était mise à trembler. Je te signale que tu es chez mon grand-père.
— C’est bon Cyano, intervint l’enfant. Redwan est mon ami, c’est moi qui l’ai invité.

Et Adam quitta le groupe afin de s’engouffrer sous une pile de cartons moisis. Alors que les deux étudiants ennemis se jugeaient du regard, Adam disparut davantage dans le fouillis du Prof Maboul, envoyant dans les airs de temps à autres une multitude d’objets en tous genres qui ne l’intéressaient pas.

— Vous vous connaissez ? s’étonna Redwan une fois la colère ayant été remplacée par la curiosité.
— Adam est mon ami, répondit Cyano en le fuyant du regard.
— Tu es ami avec un gosse de dix ans ?

Redwan se retint de s’esclaffer. Décidément, Cyano multipliait les efforts pour paraître toujours plus ridicule. Le visage de celui-ci s’empourpra face à la réaction de Redwan.

— Adam ne me juge pas, lui ! se défendit-il sans cesser d’éviter de croiser le regard de Redwan. Je préfère avoir un ami de son âge qui me respecte plutôt que… des gens comme toi.
— Un ami, répéta Redwan en levant les yeux au ciel.

Puis, il se tourna vers Adam dont il ne restait plus de visible qu’une touffe de cheveux sous les draps poussiéreux du laboratoire, et demanda :

— Encore une pièce de ton énorme domino ?

Adam réapparut en s’époussetant les vêtements, les bras chargés d’un énorme paquet emballé dans un tissu rapiécé, et lui fit un clin d’œil.

— Cyano, tu m’as toujours dit que tu ne te sentais pas à ta place, ici, dit-il en rejoignant les deux ennemis. Que toutes ces choses horribles qui te sont arrivées dans ta vie, c’était comme si tu avais été puni.
— Maudit, rectifia Cyano.
— En effet, c’est le terme que tu emploie toujours. « Maudit », pourquoi pas. Eh bien, je peux vous prouver à tous les deux que cette vie que vous menez, c’est un peu comme une malédiction, pour reprendre les mots de Cyano.

Redwan voulut émettre une objection afin de signaler le non-sens de ses propos, mais ce que faisait Adam l’intriguait trop pour l’interrompre : le jeune garçon était occupé à déplier deux chaises en plastique qu’il avait placées l’une en face de l’autre à quelques centimètres de distance. Il continua à s’adresser à Cyano.

— Et si je te disais que tu n’as peut-être pas tort ? Du moins, que ton observation de la réalité peut trouver une explication tout à fait tangible ? Et si je te disais que tu n’as pas toujours été cet adolescent pitoyable qui se reflète dans le miroir à chaque fois que tu t’y contemples ?

Les regards de Cyano et de Redwan se croisèrent pour la première fois, mais ce que ce-dernier y vit était diamétralement opposé à ce qu’il ressentait : aussi étonnant que cela lui paraissait, Cyano avait l’air intéressé par les propos d’Adam.

L’enfant les invita à prendre place sur les sièges dépliés, et Cyano s’exécuta tout en continuant d’observer Adam. Redwan s’y refusa : il allait avoir besoin de plus d’arguments pour être convaincu d’une telle folie. Alors, Adam déballa l’objet qu’il avait récupéré dans le tas de crasses du Prof Maboul et présenta une bien étrange confection : deux casques métalliques fabriqués de manière artisanale, enroulés par d’épais câbles gris, et reliés entre eux ainsi qu’à une batterie externe munie d’un interrupteur.

— Je vous présente une des nombreuses inventions de celui que vous surnommez le Prof Maboul, reprit Adam. Monsieur Shane est, lui aussi, enfermé dans cette réalité insupportable. Malheureusement pour lui, la « malédiction » est beaucoup plus dure à vivre car elle lui a laissé des souvenirs de votre ancienne vie. Imaginez-vous, coincé dans une réalité qui ne vous appartient pas, et personne pour vous croire. Pas étonnant que tout le monde le croie fou. Et plus il essayait de convaincre les gens de Distort City qu’ils étaient aveuglés par un rêve éveillé, plus on le prenait pour un « maboul ». Une telle vérité ne peut pas être crue. Jamais.

Adam proposa à nouveau à Redwan de s’installer, mais l’adolescent refusa. Il n’allait pas toucher à un objet confectionné par un homme sénile. L’enfant reprit son récit en posant un des deux casques sur la tête de Cyano et en le fixant délicatement à son crâne :

— Quel autre choix avait-il que d’abandonner son projet de rétablir la vérité ? Quand on est fou parmi les fous, mieux vaut se fondre dans la masse. Alors, il a décidé de créer cette sorte de machine à extraire les souvenirs. Sans les souvenirs de sa véritable vie, il pourrait enfin accepter simplement le rêve éveillé que tout le monde a embrassé à Distort City. Mais avant de s’effacer les dernières bribes de réalité contenue dans son cerveau, il a voulu essayer quelque chose. Il a eu l’idée de relier deux casques ensemble afin de pouvoir partager ses souvenirs avec quelqu’un d’autre. Comme une espèce de dernier recours afin de prouver que ce qu’il racontait était véridique. Devinez qui a accepté de recevoir ses souvenirs ?
— Toi ? s’étonna Cyano en ayant l’air d’être touché par la grâce divine.

Adam lui partagea un sourire empathique.

— Personne, révéla-t-il. Il a alors sombré dans une dépression qui a laissé sa démence prendre le dessus dans son vieux cerveau. De toute façon, ça n’aurait jamais fonctionné.
— Pourquoi ?

C’était Redwan qui avait brisé le silence ; la question lui avait échappé sans qu’il s’y attende. Il pouvait certainement répondre lui-même à cette interrogation : aucune machine n’était capable d’échanger des souvenirs entre deux personnes. Cependant, il avait besoin de l’entendre de la bouche d’Adam. Étrange sensation que celle vécue par celui qui commence à accepter l’impensable.

— Cette machine ne peut pas fonctionner entre deux individus qui ne se connaissent que trop peu, expliqua Adam. C’est comme une pile : il faut deux forces opposées pour créer une telle énergie. En tout cas, c’est ma théorie. Il faut deux forces nées d’une rivalité explosive. Deux opposés, deux vrais opposés : deux mondes que tout oppose et que rien ne peut rassembler. L’un qui rejette l’autre, et vice-versa. Deux forces si opposées qu’elles peuvent se détester jusque dans des réalités alternatives.

Adam n’avait pas eu besoin de les pointer du doigt pour que Redwan et Cyano s’identifient. Adam renouvela son invitation à s’assoir et Redwan hésita.

— Allons, tu m’as promis que tu me laisserais essayer.

Sans commander son corps, comme si ses membres inférieurs s’étaient émancipés de sa volonté, Redwan se vit se diriger vers la chaise en plastique et s’y installer. Il se laissa même fixer l’autre bout de l’appareil sur le crâne. De toute manière, il ne se passerait rien. Une fois les deux adolescents ennemis reliés entre eux pas les câbles de l’engin confectionné par le Prof Maboul, Adam s’éloigna d’eux avec la batterie en main et les observa à tour de rôle. Puis il appuya sur l’interrupteur.

Comme il était à prévoir, il ne se passa rien. Redwan, qui n’avait ressenti une once de surprise, à la différence de Cyano, préféra patienter quelques instants avant de se pavaner. Cependant, Adam n’avait pas l’air déçu, mais plutôt songeur.

— Repensez à votre rivalité.
— C’est-à-dire ? s’interrogea Cyano.
— Repensez aux raisons pour lesquelles vous vous détestez.
— Je ne le déteste pas, intervint Redwan.
— C’est cela, oui, rétorqua Cyano qui évitait toujours son regard.
— Tu n’as pas autant d’importance dans ma vie pour que je ressente une telle émotion envers toi.

Redwan regretta le ton acerbe qu’il avait pris, mais il ne pouvait pas laisser Cyano s’en tirer avec ses faux reproches. Un silence s’installa entre eux. Adam les observa longuement.

— On peut arrêter ces imbécilités ? demanda Redwan.

Mais avant qu’Adam ne réponde, Cyano avait repris à la charge.

— C’est bien pour cette raison que tu ne manques jamais de m’humilier publiquement.
— Si tu te comportais un peu moins en victime en permanence, ce serait beaucoup plus facile de simplement t’ignorer ! s’emporta Redwan contre sa volonté. Comme si je n’avais que ça à faire de t’humilier volontairement. Le problème, c’est que tu passes ta vie à fondre en larmes à la moindre contradiction.
— Tu prends plaisir à me faire passer pour une victime.
— Mais arrête de toujours penser que les gens en ont quelque chose à faire de toi ! En vérité, j’essaie de prendre ta défense mais à chaque fois, tu te comportes comme tes bourreaux veulent que tu te comportes !
— Tu n’as qu’à me laisser tranquille ! Je ne te demande jamais rien, moi ! C’est toi qui te mêles d’affaires qui ne te regardent pas !
— Eh bien la prochaine fois, rappelle-moi de ne pas te venir en aide quand tu te feras frapper dans les couloirs !
— Je n’ai pas besoin de toi pour me défendre !
— Ah ! j’ai hâte de voir ça ! Tiens, faudra que je pense à me préparer des popcorns pour assister à ce pathétique spectacle !
— Je ne sais pas ce qui me retient de te coller mon poing au visage !

Je ne sais pas ce qui me retient de te coller mon poing au visage ! criai-je, devant un public de voyeurs excités par notre affrontement verbal.
— Ben vas-y, ne te gêne pas.


— Ben vas-y, ne te gêne pas !

Il s’était passé quelque chose d’étonnant. Redwan cligna plusieurs fois des yeux afin de chasser l’image qui s’était incrustée dans sa rétine. Un bref instant, comme un flash, il s’était vu debout, entouré d’une lumière vive, plongé dans une odeur de désinfectant, les poings serrés, face à un Cyano aux traits beaucoup plus durs. Un Cyano narquois, assuré. Un Cyano complètement différent. Si différent qu’il ne l’eût pas tout de suite reconnu.

L’instant d’après, il était de retour dans la cave lugubre du Prof Maboul aux odeurs de moisi. Cyano était assis face à lui, la même grimace d’inquiétude dessinée sur son visage terrorisé.

— Qu’est-ce que c’était ?! bégaya-t-il difficilement.
— De quoi ? s’étonna Adam.
— Ne fais pas semblant de ne pas comprendre ! ajouta Redwan.
— Vous voulez dire que… vous avez vu quelque chose ?

Redwan tira sur son casque mais il était trop solidement fixé autour de son crâne.

— Enlève-moi ça !

Ça avait claqué comme un ordre.

— Attends une seconde ! s’interposa Cyano.

Ça avait sonné comme une supplication.

— Tu ne vois pas que ce gosse essaie de nous griller le cerveau avec sa pile électrique ?
— Toi aussi, tu as vu ?
— Vu quoi ? Qu’on est en train de se faire électriser par des câbles ficelés par un vieux fou ?
— Je crois… Je crois que je nous ai vus…
— Arrête de croire à ces sornettes ! Et toi Adam, enlève-moi ce casque !
— Je t’assure que… que j’ai vu…
— Tu n’as rien vu ! Qu’est-ce que tu peux être minable !

Laisse tomber ! T’es bien trop minable.

Ne pas répondre à sa provocation, rester calme, garder le contrôle. Surtout, ne pas répondre, ne pas lui donner la satisfaction d’être celui qui commet l’erreur.

— Enfin, si tu veux, je suis prêt…


Un nouveau flash. Une tortue bleue abat sa mâchoire aiguisée sur une salamandre qui crie de douleur. Ils s’étaient jetés l’un sur l’autre, la rage au ventre, les crocs salivant de violence.

— Arrête ça, putain !

J’ai essayé d’arracher ce fichu casque de ma tête mais c’était comme si les câbles étaient entrés en moi. Mon crâne surchauffait, mon front était brûlant. Que m’arrivait-il ?! Qu’est-ce que ce gosse m’avait fait ?!

Quelque chose dans la poche de Redwan s’excita. Il glissa sa main par réflexe et reçut une petite décharge électrique qui lui extirpa un cri de stupéfaction. Stuart bondit hors de sa poche et courut se réfugier sur une falaise. Il le menaçait du regard à l’aide de ses joues frétillantes de tension électrique, et la sphère qu’avait lancée le Prof Maboul dans les airs retomba sur Stuart qui fut aspiré sans ménagement en son sein.

Un gigantesque dragon enflammé cracha un torrent de flammes avant de disparaître dans les ténèbres.


— AAAAAAAARGH !!!

Ce fut le hurlement déchirant de Cyano qui le ramena à la réalité. Il arracha sans ménagement le casque hors de son crâne, griffant chacune de ses tempes jusqu’au sang, et s’écroula en arrière en tombant hors de sa chaise. Cyano, quant à lui, était resté assis, les ongles plantés dans ses cuisses, une vision d’horreur figée sur son regard.

— QU’EST-CE QUE C’ÉTAIT QUE CE BORDEL, PUTAIN ?!

Il avait le souffle court. Le carrelage glacial du laboratoire apaisait la douleur sur son front. L’obscurité de la nuit le détendit quelque peu. Adam s’agenouilla auprès de lui en le surplombant de tout son corps.

— Ça, c’était une pièce d’un immense domino qui nous amène à cet instant précis.

Il rejoignit Cyano, le rassura d’une caresse sur le bras avant de lui ôter son casque, et enroula les câbles autour de la batterie externe, contemplant son chef d’œuvres. Redwan observa Cyano un instant : il était terrorisé et n’avait pas bougé d’un centimètre.

— J’exige que tu m’expliques ce qu’il vient de se passer !
— Cela risque d’être un peu long à te raconter, et j’ai peur que la version courte ne te satisfasse pas.
— Alors, raconte-moi l’autre version !
— C’est exactement l’histoire que je veux te raconter.