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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 30/06/2021 à 09:00
» Dernière mise à jour le 13/12/2021 à 09:52

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 38 : Avalanche
Un pas immense s’abattait lentement au sol, s’enfonçant dans le sable sous l’horizon. D’où elle était, Margar ne voyait que la haute silhouette du Titan, marchant vers elle. Surtout, elle l’entendait. Un grondement de sable écrasé et dans lequel s’enfonçait lentement la masse d’une montagne, résonant sous le vent à des kètres et des kètres à la ronde.

Sòrkat avait un sacré culot de l’avoir amenée ici en lui demandant de ne pas bouger. Mais Margar n’avait pas l’intention de rester. Dans quelques instants, se disait-elle, elle s’en irait, partirait vers le village indiqué par Telkor, dont elle avait mémorisé la direction avec son application habituelle. Hors de question de se faire écraser par une montagne, y compris pour accomplir les dernières volontés d’un défunt.

Mais elle ne partait pas encore. Encore quelques nutes. Puis quelques autres. Elle avait encore le temps de se mettre à l’écart ; le colosse devait être au moins à vingt kètres. Elle pouvait rester encore un peu, le défier des yeux.

Songer à cette idée étrange, celle d’une humaine dans une peau de roche. Pas n’importe laquelle, si les dernières paroles de Sòrkat avaient la moindre valeur. Mais Margar ne voulait pas penser à cela. C’était le passé et il aurait dû rester enterré.

Encore un moment. Il se passerait peut-être quelque chose, à un moment. L’oracile était incompréhensible, mais elle pouvait bien lui laisser le bénéfice du doute. Garder les yeux plongés dans les sept orbes de flammes qui ne la voyaient pas. Patienter, sans réelle motivation. Attendre et puis s’en aller…

Elle inclina légèrement la tête sur le côté, intriguée. Quelque chose n’allait pas. On aurait dit que le Titan avait cessé de marcher…

***
Un pas s’abattait lentement au sol, écrasant les dunes sous lui et faisant trembler le monde.

Il y avait longtemps que les trois Guerriers en s’en souciaient plus. La veille, ils avaient atteint les anciens contreforts du Pic Rocheux, et leurs sentiers escarpés. L’escalade était terminée, au grand dam de leurs Démons qui la préféraient à la marche.

Grimper le long d’un contrefort de cinq kètres n’était pas non plus une partie de plaisir. Mais ce n’était pas un petit sentier de montagne se balançant au rythme lent des pas du Titan qui allait leur poser problème. Pas après les quatre jours qu’ils avaient passé dans un univers brouillé et vertical, fait de prises et d’appui ne laissant aucune place à la pensée…

« Voilà, annonça Gorbak au détour d’un pan de roche. Port-Nuage, siège de l’Oracilis. »

Une annonce qui semblait d’autant plus solennelle qu’il avait évité de parler depuis plusieurs jours : l’air se faisait moins bon, et le vieux Guerrier sentait son souffle se faire court. Moins affectés, les deux Apprentis évitaient quand même de bavarder pendant des heures, par respect pour Gorbak.

« Ça ne fait pas très grand, commenta tout de même Onis. Pas pour un village nomade, en tout cas…

— Là, regardez. Il y a du monde. »

Ils parcoururent à bonne allure le peu de chemin qui leur restait à faire pour arriver au village perché sur le sommet de la montagne. Les rues semblaient vides, peu animées, sans doute en contrecoup de l’altitude. Pourtant quelqu’un vint à leur rencontre, un homme vieillissant portant à son cou le talisman de pierre et de peau des oraciles.

« Bienvenue sur le Pic, les salua-t-il en surveillant son propre souffle. Mon nom est Tiokus. J’ai peur de ne pas pouvoir vous accueillir… disons, comme d’habitude. Vous aurez vu qu’on a quelques problèmes.

— En effet, sourit Aixed. J’ai cru remarquer quelques petits détails inhabituels sur la montagne.

— C’est le cas de le dire… Au fait, votre escalade a impressionné plus d’un oracile. Attendez-vous à avoir des admirateurs.

— Ça ? s’amusa Onis. C’est trois fois rien, voyons. Pas de prédateurs, pas de monstres à affronter, aucun risque de se faire tuer… S’il n’y avait pas le vent qui fraîchit sur la fin, ce serait parfait. »

Il parvint à arracher un rire discret à l’oracile, qui hocha la tête d’un air appréciateur.

Puis un claquement étouffé résonna. Assez proche pour ne pas pouvoir déterminer son origine précise, assez lointain pour ne pas faire sursauter, et assez fort pour propager un choc dans la roche sous leurs pieds.

« Qu’est-ce que c’était ?

— Un détail, jeune fille… Mais il n’y a rien à craindre. Venez, je vous y conduis. »

Ce qui, en soi, était plus inquiétant qu’un simple claquement. Une faiblesse de la roche, un faux mouvement du Titan, cela aurait été angoissant mais sans remède : il aurait bien fallu l’ignorer. En revanche, une intervention humaine…

Ils suivirent Tiokus à travers le village, évitant de trop s’attarder auprès des oraciles étendus au sol. Certains semblaient agonisants, d’autres simplement mal en point. On s’occupait d’eux, doucement ; mais tout le monde ici avait les traits tirés de fatigue. L’Oracilis était loin de sa gloire.

Leur guide les amena jusqu’à l’autre falaise, celle d’où jaillissait une série d’aiguilles de roche teintées du même ocre que les contreforts. Son sommet n’était pas particulièrement net : le terrain s’inclinait lentement, et ne se transformait pas en paroi absolument verticale avant plusieurs kètres. Un peu plus loin dans la pente, une cavité d’un ou deux mètres de large offrait son entrée à leurs regards. Quelques sacs fermés étaient éparpillés autour, et un large sillon de poussière courant vers le bas de la pente indiquait ce qui se tramait là.

« Voilà, présenta Tiokus. Je présume que vous êtes venus ici pour ça. »

Sous leurs yeux, un adolescent sortit de terre, et vida dans la pente un panier plein de roches qu’il avait transporté jusque-là. Les gravats roulèrent dans la pente sans s’arrêter, rebondissant bruyamment et soulevant un nuage de poussière.

« Salut Tiokus ! lança-t-il. C’est les Guerriers ? Je file prévenir la troupe ! »

Et il replongea, sans même attendre de réponse. Il y avait quelque chose de troublant à se dire que ce gamin travaillant à creuser un tunnel descendant vers le cœur de la montagne était la personne la plus enjouée qu’ils aient rencontrée jusque-là.

Le petit groupe s’avança vers l’entrée de l’excavation, prenant garde à ne pas déraper sur les derniers mètres de terrain. Gorbak en profita pour tirer les vers du nez à l’oracile.

« Et vous savez ce qu’il y a au fond ?

— Nous l’espérons… Le corps originel du Titan.

— La source de son pouvoir…

— Vous l’avez vue, donc.

— Je croyais que les Titans du conte avaient toujours été immenses et dévastateurs ? intervint Onis.

— Oh, non, sourit Tiokus. Ils sont à taille humaine. Mais quelque chose leur permet de soumettre… la matière autour d’eux, si elle leur ressemble, à leur volonté.

— Cette montagne ne serait qu’une enveloppe, un vêtement ? résuma Aixed.

— Oui.

— Et on peut la briser. »

La conclusion de Gorbak lui attira un haussement de sourcil de Tiokus, puis l’oracile haussa les épaules.

« L’homme qui a creusé ce tunnel a le même but...

— Et lui ? songea le Guerrier à voix haute. Le Titan, je veux dire. Il nous voit ?

— Difficile à dire. Je pense qu’il est trop grand. »

Cela n’arracha qu’un demi-sourire au Guerrier.

Une demi-douzaine d’adolescents sortirent, équipés d’outils en Acier. Un détail qui attira brièvement l’attention des Guerriers, avant qu’un homme un peu plus vieux ne s’extirpe à son tour du tunnel : un véritable colosse qui tenait à peine dans l’excavation.

« Bienvenue sur le Pic ! clama-t-il. Je suis Karintas, et si jamais vous êtes venus ici pour creuser des trous avec nous, je vous promets que vous n’allez pas le regretter !

— Pas nous, corrigea Gorbak avec un demi-sourire. Les Démons, par contre… »

Visiblement intrigués par l’odeur de poussière qui leur collait à la peau, lesdits Démons étaient occupés à renifler des oraciles qui les ignoraient royalement. Le Démon de Gorbak daigna tout de même relever la tête en entendant son maître parler de lui.

« Et ils font du bon travail ? s’enquit Karintas.

— Ça dépend. Ils sont nuls pour faire des parois lisses, mais ils ont fait plus de trous dans la Forteresse qu’il n’y en a dans une pièce de tissu. »

S’ils avaient passé plus longtemps sur le Pic, peut-être les trois Guerriers auraient-ils remarqué que le rire de Karintas était un peu trop fort, l’air de Tiokus un peu trop réservé. Mais l’information que les oraciles hésitaient à leur communiquer passa inaperçue.

« Ça me va ! beugla le colosse. Ça vous dirait de vous lancer maintenant ?

— Le plus tôt sera le mieux, acquiesça Gorbak. Une chose ; si vous en savez plus sur ce qu’il y a au bout, je suis preneur.

— Vous saurez le repérer et guider un Démon ? »

Pour toute réponse à la question de Tiokus, le Guerrier passa un bras dans son dos, posant la main sur la poignée de son épée, et planta son regard dans la bouche d’ombres. Il ne lui fallut pas longtemps avant d’être sûr de lui.

« Oui.

— Alors, vous savez tout. Bonne chance.

— Une question, hésita Aixed comme Gorbak avançait dans le tunnel. Si ce n’est pas indiscret…

— Mais non, je t’en prie.

— Il y a quoi, dans ces sacs ? »

Dissimulé dans l’ombre, Gorbak s’arrêta, sans avoir demandé de lumière à son épée. C’étaient forcément des objets créés par la science, et il savait qu’Aixed aussi devait l’avoir deviné. Mais n’aurait-il pas mieux valu fermer les yeux ?

« Oh, ça ? s’amusa Tiokus. Le leg d’une invitée du Pic. Une des plus marrantes, d’ailleurs ! Une scientiste qui s’appelait Margar. Elle n’avait pas son pareil pour concevoir des explosifs et répandre le chaos.

— Et vous la laissiez faire ?

— Eh, Tiokus, sois pas injuste avec elle ! lança Karintas. Sans elle, on n’aurait pas pu creuser aussi loin sans perdre quelqu’un !

— C’est vrai ! J’espère qu’elle trouvera un nouveau foyer, un jour… »

Ce qui désamorçait souplement la hargne d’Aixed. Gorbak, cependant, n’avait pas vraiment suivi la fin des explications des oraciles. Son esprit s’était arrêté à la mention de l’ancienne villageoise d’Yspèri : décidément, le destin avait un abominable sens de l’humour…

Mais Karintas avait raison. Gorbak le sentait au travers de son épée, ce tunnel était profond. Il avait peut-être été creusé aussi vite que ce dont était capable un Démon des Sables… Peut-être. En tout cas, ils auraient fini bien avant que le Titan n’atteigne la Forteresse.

Ils avaient une chance d’empêcher deux mille de leurs siblings d’affronter une montagne entière. Cela valait bien d’ignorer une pincée de science et de regarder la mort dans les yeux.

Le Guerrier demanda la lumière de son épée, recula de trois pas, héla les Démons. Son vieux compagnon répondit à l’appel, suivi par les jeunots quand Onis et Aixed leur indiquèrent d’entrer, et ils descendirent bientôt dans les entrailles de la montagne.

***
« Bon sang ! pesta Karintas au bout d’une heure. Les cailloux ont insulté tes lézards, ou comment ça se passe !

— C’est possible ! hurla Gorbak d’un ton qui se voulait amusé. Cela fait des jours qu’ils ne peuvent pas courir, parce qu’ils escaladent ces cailloux, alors… »

L’oracile s’esclaffa, son rire résonnant violemment contre les parois resserrées du tunnel. Tout ce qu’il fallait pour que le vieux Guerrier se sente à l’étroit — lui qui avait toujours préféré les grands espaces du désert aux boyaux confinés de la Forteresse…

Même en plaisantant, Karintas n’avait pas arrêté un seul instant de rassembler entre ses larges mains les gravats qui encombraient le tunnel. Ce n’était pas plus mal : vu la cadence à laquelle les Démons les rejetaient dans la pente, les deux hommes risquaient d’être enterrés à court terme.

Les Démons ne s’embarrassaient pas d’autant de fioritures que Karintas. À tour de rôle, l’un d’entre eux imposait un Séisme furieux à la paroi de pierre, pendant que les deux autres jouaient des griffes pour envoyer la roche broyée vers l’arrière : non seulement ils faisaient trembler les murs du tunnel et menaçaient de les faire s’effondrer, mais en plus le vacarme était éprouvant.

Ils devraient bientôt prendre une pause : les adolescents qui couraient le long du puit pour former une chaîne humaine aux maillons distendus commençaient à avoir les bras tremblants de fatigue, et Gorbak se sentait assez proche d’eux sur ce point. Quelques nutes plus tôt, il avait déjà dû ordonner à Aixed de sortir du tunnel, pour ménager la blessure qu’elle avait reçue contre le Bossu, et il gardait l’œil sur Onis pour la même raison. Il semblait au vieux Guerrier que c’était une éternité plus tôt…

En attendant, il sentait qu’ils avaient encore dévié ; un passage de la main sur son épée suffit à l’en assurer. À cette profondeur, il avait l’impression de presque pouvoir percevoir de lui-même la puissance du Titan.

« Hep ! beugla-t-il, interrompant les trois Démons en un instant.

— Encore ? se moqua Karintas en le voyant descendre vers le Démon de tête et lui indiquer la direction à suivre. Dis donc, tes Démons débitent peut-être plus que ma dynamite et mes pioches, mais ils sont sacrément moins précis !

— Ce sont des enfants du dieu du désert… »

Puis Gorbak se dit que quitte à devoir faire une pause, autant la faire maintenant. Ils n’avaient plus beaucoup de chemin à parcourir, de toute façon, et il faisait confiance à Tiokus pour venir les prévenir si la Forteresse était en vue. Cela, cependant, ne devrait pas être le cas avant encore plusieurs heures.

Une fois dehors, il prit le parti d’engager la conversation avec Karintas, en partie pour ignorer le soleil de plomb au zénith, en partie parce que l’homme avait l’air d’avoir connu Margar.

« J’ai eu l’occasion de voyager avec Margar, une fois.

— Aaaah, cette chère trouble-fête, sourit Karintas. Marrant comme ça nous manque qu’elle nous éreinte toute la journée, hein ?

— Tu l’as dit… »

Plus loin, les Apprentis s’étaient laissés entraîner par les oraciles dans un jeu d’osselets. Ils perdaient à tout bout de champ — ce qui aurait quand même dû leur donner des doutes sur l’honnêteté de ce jeu que Karintas semblait superviser de loin — mais cela ne dérangeait pas Gorbak. Maître ou pas, il n’avait guère envie de partager ses souvenirs de Margar avec ses Apprentis. C’était l’une des rares choses qu’il garderait d’Yspèri, de sa petite tranquillité confortable même pas troublée par la scientiste ; et ce n’était pas un enseignement dont Onis et Aixed pourraient avoir besoin un jour.

Il n’était guère enclin à l’exposer à l’incompréhension des deux Apprentis, aussi. Ils n’étaient pas assez vieux pour se permettre de douter comme ils risquaient de le faire en apprenant que leur maître avait été touché par la Science…

Au bout d’un moment baigné de sourires, Karintas épousseta son habit. Il arborait encore l’air satisfait qu’il avait pris quand leurs souvenirs presque communs les avaient conduits à prévoir ce qu’ils feraient de la dynamite restante une fois le tunnel terminé.

« Allez, lança-t-il. Assez flemmardé, on s’y remet ! »

Cela ne sembla pas réjouir le reste du groupe ; les Démons, en revanche, affichèrent leur exultation en se bousculant pour filer dans le tunnel et creuser en premier.

Pendant plusieurs nutes, l’univers de Gorbak se réduisit au boucan impitoyable des Démons, à la roche broyée qu’ils projetaient joyeusement vers la lumière, et à la présence palpable, écrasante, du Titan.

Puis avec un glapissement surpris, le Démon de tête s’engouffra malgré lui dans une cavité dans la roche.

Il s’extirpa rapidement de là, à reculons ; derrière lui, les deux autres avaient levé une tête intriguée et cessé de rejeter le sable. Un signal clair qui fit rapidement débouler Gorbak : les Démons s’en remirent à lui en le voyant passer la tête dans le passage.

C’était une petite grotte, à l’atmosphère étrange et confinée. De la poussière y volait, maintenant, mais pas assez pour en masquer les détails. L’endroit était artificiel, de façon évidente : les parois lisses et circulaires et la forme droite et régulière de la petite estrade sur laquelle se tenait l’occupant des lieux n’avaient pas été creusés par la nature. À moins que cet être trapu, composé de roches ocre et beige clair, se retournant lentement et pesamment, ne soit considéré comme faisant partie de la nature.

« Tout le monde sort ! »

Le cri du Guerrier, contenu depuis la rupture de la paroi, remonta sans peine jusqu’à l’extrémité du tunnel, poussant ses habitants temporaires à filer vers la lumière. Gorbak les suivit au pas de course, sans se faire prier ; le corps véritable du Titan avait beau sembler aussi balourd que la montagne qu’il déplaçait, il était en plein cœur de son domaine et ce serait de la folie de le combattre à cet endroit-là. Heureusement, il ne semblait pas en mesure de faire s’effondrer une partie du tunnel. Il l’aurait fait depuis longtemps, sinon.

Et puis il fallait l’admettre, le vieil homme avait assez hâte de voir les effets de l’idée saugrenue de Karintas.

Il jaillit tout de même du tunnel en dernier, n’ayant même pas réussi à rattraper le forgeron. À croire que cet homme aussi avait vécu dans la Forteresse. À l’extérieur, une petite foule d’oracile s’était rassemblée, accueillie avec exubérance par les adolescents recrutés par Karintas. Ce dernier, accroupi à côté de la bouche du tunnel, avait rassemblé les sacs et tenait en main deux pierres abimées par des chocs sans nombre. À devant lui serpentait la mèche d’un bâton de dynamite.

« Prêt ?

— Envoie ! »

Un claquement rocheux plus tard, Karintas fourrait la dynamite dans un sac et lançait le tout dans la gueule noire du tunnel.

« Ça c’est pour Margar ! lança-t-il en direction des profondeurs. Et nous on ferait mieux de courir !

— Ça commence à faire beaucoup de course », ronchonna gaiement Gorbak.

Il grimpa tout de même jusqu’au sommet de la falaise sans s’arrêter, laissant le reste du groupe encourager les oraciles à s’écarter. Ils ne les laissèrent s’arrêter qu’à trois douzaines de mètres de la falaise.

La détonation se fit attendre, mais elle fut terrible : après le premier claquement, un grondement saccadé qui précipita plusieurs d’entre eux au sol. En bas, dans l’espace confiné du tunnel, cela avait dû être cent fois pire.

« Vous pensez que ça lui suffira ? demanda Onis.

— S’il en redemande, on le laissera aux Démons, se moqua Gorbak.

— Ça lui fait quand même une sacrée claque ! releva Karintas. Mais de toute façon, mort ou vif, il lui faudra un moment pour remonter le tunnel et arriver ici. »

Il avait raison, bien sûr, aussi la petite foule reprit-elle contenance et se mit-elle à bruisser de murmures. À l’avant les Guerriers enjoignirent tout de même à leurs Démons de se tenir prêts. Mieux valait ne pas relâcher leur attention, fut-ce pour contempler le nuage de fumée qui commençait déjà à s’échaper du tunnel en flots duveteux.

Mais il s’avéra vite que Karintas avait tort. Un craquement sinistre répondit à l’explosion de la dynamite, planant longtemps dans l’air et rebondissant de tous les côtés de la montagne. Bientôt, il sembla qu’une série d’éboulements ébranlaient l’enveloppe du Titan. Son contrôle sur la roche le composant avait peut-être été fragilisé par l’attaque ; et les spectateurs plantés au sommet de leur falaise se rendirent compte avec horreur que dans ce cas, les éboulements pouvaient bien ne pas se calmer d’eux-mêmes.

Pas sur une montagne aussi grande.

***
Oui, décida Margar. Le Titan avait tout l’air de s’être arrêté. Il avait peut-être l’intention de dormir ? Ses sept yeux brillaient encore, cependant. Mais peut-être ne pouvait-il pas les fermer ? Il n’y avait rien dont être sûr avec une créature pareille. Alors la scientiste continua de la fixer, défiant du regard un être qui ne la voyait pas. Il y avait une certaine fierté à ne pas plier en face de cette chose qui écrasait la moitié du ciel autour d’elle.

Il ne se passa pas longtemps.

Cela commença en silence. L’un des poings absurdes du Titan descendit, lentement, puis plus vite ; jusqu’à ce que Margar comprenne que cette masse énorme tombait. Sans un bruit, trop loin pour qu’elle l’entende. Tout juste crut-elle percevoir un claquement solide, atténué ; peut-être le signe d’un événement s’étant produit près d’une nute plus tôt.

Le poing de pierre s’écrasa dans le sable, sa masse se disloquant sous le choc. Absurde, pensa Margar. Voilà qu’il se met à obéir aux lois de la physique.

Et le corps entier du Titan semblait avoir pris la même décision. Ses épaules s’affaissèrent sur les côtés, tirées vers le bas par la masse de deux bras perdant boulet de roc après boulet de roc ; la montagne vivante vacilla, alors que son grand corps se détachait d’une de ses jambes et tombait, son inertie le maintenant droit dans sa chute. Là seulement la scientiste entendit-elle le premier craquement, l’annonce sinistre de la dislocation qu’elle contemplait sans oser y croire.

En heurtant le sable, le corps de près de vingt kètres de haut se fendit obliquement, les deux moitiés coulissant l’une contre l’autre dans un mouvement douloureux qui promettait un bruit d’apocalypse, dans une nute. Alors Margar commença à se rendre compte d’un problème massif.

La partie supérieure du corps du Titan s’inclinait vers elle, dislocation après dislocation. Et elle avait beau le voir s’écraser sur lui-même, en rencontrant le sol, un chiffre restait omniprésent à son esprit.

Vingt kètres. La hauteur, à peu près, de cette chose. Et la distance, à peu près, qui la séparait de ses pieds.

Une condamnation à mort potentielle. Mais elle ne pouvait rien y faire, impossible de fuir un cataclysme pareil. Elle ne pouvait que rester où elle était et espérer que l’éboulement la manquerait.

Dans sa sidération, elle ne pensa pas un seul instant qu’elle se tenait encore là où Sòrkat le lui avait demandé.

***
Aixed se releva comme elle put, en crachant un kramme de poussière et une litanie de jurons dont la plupart n’avaient plus franchi ses lèvres depuis qu’ils lui avaient valu la plus sévère correction que sa mère lui ait jamais donnée. L’Apprentie se tut un instant, quand elle eut les poumons à peu près libres — bien en vain : la poussière voilait tout et ne tarda pas à lui irriter la gorge à nouveau. Autant reprendre les jurons, ça ne ferait de mal à personne.

Sans doute guidé par cette douce mélodie, son Démon ne tarda pas à apparaître à côté d’elle, la saluant d’un rugissement satisfait.

« Bien sûr, grogna-t-elle. Toi évidemment, tout ce bazar ça te réjouit. »

Elle n’était même pas surprise qu’il ait survécu. Le fait de tenir debout l’impressionnait déjà beaucoup plus ; elle avait seulement l’impression d’avoir chuté où elle se tenait, quoique violemment. L’effondrement de la montagne pouvait-il avoir ralenti la chute de son sommet ?

« On s’en fout, décréta-t-elle. Tu me trouves des survivants ? »

Le Démon acquiesça, avant de balayer le sol de la tête, fouillant çà et là dans la poussière. Elle trotta à sa suite le long des gravats en monticules plus ou moins hauts.

Il ne fallut pas longtemps pour rencontrer le Démon d’Onis, qui soutenait un Apprenti sonné et avec une marque de choc au front. Apparemment, Aixed avait été chanceuse.

« Encore vivant ? lança-t-elle.

— On a vu pire… Gorbak ?

— Pas vu. »

Onis fit de son mieux pour se relever, avant de la suivre d’un pas mal assuré. Le Démon d’Aixed semblait suivre une nouvelle piste. Il ralentit tout de même, le temps que l’Apprenti retrouve son équilibre.

Au bout d’à peine une nute de marche, ils trouvèrent leur maître assis contre un pan de montagne, resté plus ou moins en un seul morceau.

« Déjà là ? les salua-t-il. Moi qui croyais avoir le calme…

— Pour un petit désagrément comme ça ? plaisanta Aixed. Vous nous avez habitués à ce genre de choses. »

Il fit semblant de s’indigner, mais il n’était pas difficile de deviner qu’il était aussi soulagé qu’eux. Il y avait de quoi ; et Onis voulut marquer le coup.

« En tout cas, vous aviez raison, maître. On pouvait abattre cette montagne…

— Oui… souffla le vieil homme. Pour être honnête, je n’arrive pas trop à y croire. J’ai trop l’habitude de me préparer à la mort, je cr—

— DÉGAGEZ DE LÀ ! »

Mais il n’en eut pas la souplesse. Il réagit instinctivement au hurlement d’Aixed, faisant jouer l’ensemble de son corps comme un seul outil voué à s’écarter d’un danger hors de vue. L’escalade l’avait fatigué et raidi : l’outil bougea trop lentement et trop maladroitement. Le poing aux arrêtes de pierres qui avait écarté les rochers verticalement et jailli à hauteur de tête humaine au-dessus de lui l’atteignit dans le dos, et le projeta au sol où en sonnant sourdement contre la protection de l’épée.

D’un même mouvement, les deux Apprentis tirèrent leurs épées et se placèrent entre leur maître et l’être de roche qui s’extrayait de sa tombe de gravats. Dans un sifflement menaçant, les Démons se précipitèrent autour d’eux, encerclant l’ennemi. Ce dernier ne sembla pas le moins du monde impressionné ; difficile de deviner ses émotions, s’il en avait, dans ses sept orbites inhumaines.

En revanche, ses mouvements désormais lents et calculés trahissaient une haine meurtrière.