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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 26/05/2021 à 09:18
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:17

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 33 : Le répit qu’on peut prendre
La flèche arriva le lendemain, au matin. Dix Guerriers, venus de la Forteresse, qui les auraient percutés si le Démon de Gorbak n’avait été en avant-garde pour éloigner les prédateurs ; même alors, ils durent contourner le groupe en montant sur le flanc de la dune, ralentissant avec difficulté, avant de revenir vers eux.

Cara s’arrêta à hauteur du vieux Guerrier, en queue du cortège, s’attirant quelques regards méfiants de la part des scientistes qui marchaient devant eux. Elle descendit souplement du dos de son Démon, et calqua ses pas sur ceux de Gorbak pendant quelques instants avant de prendre la parole. Une forme de salutation désuète, dont il se demanda pourquoi elle l’avait choisie.

« Tograz a survécu ?

— Un peu.

— Bien. Bon, eh bien… Ça fait un paquet de prisonniers, quand même.

— Heureusement qu’il n’y a pas urgence.

— Ben voyons. Varsta va se ronger les sangs, si vous continuez de vous traîner à ce rythme ! »

Le vieil homme arbora un sourire satisfait, ignorant totalement la trace de réprimande contenue dans la plaisanterie. Puis il décida de répondre, toujours avec cette satisfaction presque chaleureuse qu’il refusait d’afficher dans la Forteresse.

« À vrai dire, je t’attendais avec cette flèche hier, dès la fin du combat. »

L’issue dudit combat donnait plus ou moins l’impression de le remplir d’une joie sauvage dont Cara ne l’aurait pas cru capable. Le vieux Guerrier, après tout, était devenu légendaire pour son flegme de roche.

La Maîtresse de Guerre n’en tint pas compte et badina en réponse.

« On a essuyé une tempête de sable sur le chemin. »

Ils savaient tous les deux qu’elle avait perdu du temps à suivre son épée à la trace et aucun n’en ferait mention.

« Enfin, reprit-elle sans pause. Le plus important est que tu n’aies pas mené tes Apprentis au désastre.

— Moi ?

— Et le temps ne presse peut-être plus, mais Varsta appréciera d’avoir un certain prisonnier à interroger sans attendre qu’il ait marché six jours. Déjà qu’il va enrager en apprenant qu’ils voyaient la Forteresse depuis la crête de leurs dunes… Alors amenez-le-lui, tous les trois. Je m’occupe des autres. »

Il hocha la tête en reprenant une expression neutre. Après avoir marqué le rituel de salutation par quelques pas, il prit son congé et commença à contourner le groupe de scientistes qui marchaient toujours.

Une ou deux centaines de pas plus tard, un Apprenti revenait avec le vieux Démon qui tenait l’avant-garde et Tograz avait fini par se laisser extraire de la maigre masse de marcheurs qui l’entouraient. Il n’y avait pas eu de véritable protestation : les scientistes, en fait, s’étaient écartés au bout d’un regard insistant. Mais leur chef restait inerte, marchant avec une fatigue qui lui donnait deux fois son âge. Quel qu’il soit.

Il leva la tête quand le Guerrier lui agrippa l’épaule, et accepta de le suivre sans un murmure. Il resta silencieux aussi lorsqu’Aixed l’attacha à son Démon en ordonnant au monstre de ne pas le laisser tomber, avant de grimper sur celui d’Onis.

Il ne parla qu’une fois qu’ils eurent commencé à courir — les Démons se délectant visiblement d’abandonner la sensation horrible de se tenir debout — et qu’ils eurent laissé les autres scientistes loin derrière. Hors de portée de voix.

« Ils me tortureront, affirma-t-il d’une voix trop neutre pour être une question.

— Ils vous briseront. »

La voix de Gorbak était altérée par un léger mélange d’une satisfaction qu’il refusait de ressentir et d’une révulsion qu’il se maudissait de percevoir. Que cet homme mérite ce qui lui arriverait ne justifiait pas de s’en réjouir, et il ne pouvait accepter de compatir.

Tograz ricana brièvement, sans entrain.

« C’est un peu tard. »

Aucun autre souffle ne franchit ses lèvres, pendant les plusieurs heures de trajet.

***
« Bienvenue à la maison ! conclut Nerrion en refermant son livre. Je ne vous retiens pas plus longtemps, Varsta sera content de vous voir. »

Il fut content, en tout cas quand ils le trouvèrent. Le Maître des Sables ne les attendait pas et était en maraude dans les couloirs, cherchant apparemment un certain Ziklis. Cela ne devait pas être particulièrement important : comme Cara l’avait prédit, il abandonna cette recherche avec un sourire et remercia chaleureusement les trois Guerriers, avant d’emmener leur prisonnier avec lui vers les hauteurs de la Forteresse et vers les salles calmes.

Dès lors, Gorbak et ses Apprentis durent trouver quelque chose à faire de leurs journées.

Bien sûr, ils finiraient par repartir dans le désert, le seul endroit où un apprentissage pouvait se faire — et le seul endroit où il était raisonnable de traquer la Lame Noire. En attendant, Cara comme Varsta avaient été clairs, chacun à sa façon : hors de question de quitter la Forteresse avant la fin de l’interrogatoire de Tograz. Non seulement tous trois devaient se tenir prêts à mener une nouvelle attaque impossible si jamais c’était nécessaire, mais en plus eux et leurs Démons avaient accumulé une certaine quantité de blessures à soigner. De sorte que pour deux raisons parfaitement opposées, ils habiteraient dans la montagne pendant un moment.

C’était tout de même un problème qui pouvait attendre le lendemain. Ils avaient perdu tant de temps à trouver Varsta que le soir approchait et que les Guerriers commençaient à se rassembler dans les réfectoires… où Onis et Aixed s’aperçurent qu’ils commençaient à être connus.

« Si c’est pas le vieux Gorbak et les deux têtes froides qui nous l’ont gardé en vie ! lança un Guerrier borgne à leur entrée. Dîtes donc, je m’attendais pas à vous revoir ici avant que leur entraînement ne soit terminé.

— Vous avez trouvé Varsta, finalement ?

— Ça faisait longtemps que je n’avais pas vu cette frimousse, sourit un Guerrier qu’Aixed reconnut comme celui auquel elle avait demandé son chemin lors du tournoi. Le vieux fou ne vous a pas trop amochés ?

— Et la Lame Noire, vous l’avez trouvée ? »

Pour toute réponse, Gorbak crispa les lèvres de quelques grains de sable, dans ce qui pouvait passer pour un sourire fantomatique, et guida ses Apprentis vers trois places libres entre les tables de pierre. Personne ne s’y trompa :

« Vous avez vu comme Gorbak est béat ?

— Il doit avoir bu ! »

Aixed réprima un gloussement devant ce manque de respect total, tandis qu’Onis ouvrait des yeux de la taille de feuilles. Le commentaire arracha finalement quelques mots à leur maître.

« Vous savez que je parlerai peu, grommela-t-il à leur intention. Vous n’êtes pas obligés de m’imiter. »

Quelques rires alentour saluèrent ces remarques, et quelques hochements de tête. Les Apprentis avaient beau être encouragés à prendre leur maître pour modèle, c’était élégant de la part de Gorbak de les laisser s’intégrer parmi leurs futurs siblings. D’autant plus qu’avec les combats qu’ils auraient à raconter, ils allaient rapidement se faire leur place parmi les têtes brûlées de l’Ordre.

Le temps que les novices de corvée de cuisine aient apporté la marmite en terre cuite contenant le ragoût de champignons au lard qui servait de repas, une poignée de Guerriers entreprenant avaient trouvé le moyen de nouer une conversation avec les Apprentis de Gorbak sans obliger leur maître à s’impliquer. Ce dernier pouvait donc observer les démêlés de ses protégés avec les Guerriers aux vies plus calmes, tout en étant libre pour intervenir si nécessaire. Pratique, se dit-il.

« Non mais à vous entendre j’ai l’impression que vous connaissez déjà toute l’histoire, grognait Aixed. Quel intérêt à vous la raconter, hein ?

— Oui, oui…

— Après on a été un certain nombre, et je ne parle pas pour les Maîtres, à aller jeter un coup d’œil sur ce Joyau, et y’en a pas un qui a pu bouger ensuite.

— Alors forcément, apprendre qu’il existe quelqu’un qui a littéralement pu le décrocher du Démon où il était fixé, ça s’oublie pas…

— Pas sûre que décrocher soit le mot approprié. »

L’Apprentie avait d’abord été approchée par le même Guerrier qui l’avait aiguillée vers Gorbak, des mois plus tôt. L’énigme avait fait le tour de la table, après quoi chacun y était allé de sa réponse et il n’avait pas fallu longtemps à un groupe de Guerriers entraînés pour faire dévier le sujet là où ça les arrangeait.

De son côté, Onis avait eu la surprise de recevoir un compliment d’un homme venu de l’autre côté du désert, à propos de ses Hantises. Il s’agissait apparemment d’un spécialiste des techniques des épées, et les deux avaient réussi à décourager la plupart de leurs siblings de suivre leurs élucubrations.

« Oui, bien sûr, mais je ne dis pas que ce froid soit physique. Mais comme l’épée génère une sensation de froid, le corps réagit en produisant de la chaleur, qu’il évacue de lui-même par la sueur. C’est cette dernière qui refroidirait l’épée en coulant sur la poignée.

— C’est possible, l’Acier absorbe plus la lumière du soleil que l’eau… Mais comment cela irait-il si nous portions les épées dans le froid ? Un peuple qui vivrait de nuit, par exemple, ou qui vivrait ailleurs ? Pour avoir manié ce bon vieux Spectre de nuit, il reste froid, parce que c’est le froid que j’associe à la mort. Alors un peuple qui associerait la chaleur à la mort ?

— Je ne sais pas où il vivrait ! De jour, on peut mourir de la soif, difficilement de la chaleur, alors que la nuit, c’est bien le froid qui tue. Il faudrait que ce peuple résiste d’une façon ou d’une autre au froid, ou ait une sensibilité à la chaleur. Et encore ; c’est peut-être culturel, mais on a les idées plus claires quand on a trop froid que trop chaud, et on est donc plus capable de craindre la mort.

— Ah, mais le corps humain supporte mieux le froid : il suffit d’ajouter des couches de vêtements, de manger plus et de bouger régulièrement. Alors que la chaleur, au bout d’un moment, on ne peut plus s’en protéger… »

Quant à lui, Gorbak regardait l’entrée du réfectoire. Il ne fut pas vraiment surpris quand Varsta entra : les épées avaient tendance à sentir quand un Maître du Sable revenait d’un interrogatoire, et celle de Gorbak avait été assez réveillée par les combats des jours précédents pour le lui signaler.

« Il a parlé ? demanda-t-il à travers la pièce.

— Quelques informations incohérentes, maugréa un Maître vite devenu le centre de l’attention. Je ne sais pas ce que vous lui avez fait, Gorbak, mais il l’a senti passer !

— Je lui ai appris le vertige. »

Cette réponse cryptique arracha quelques ricanements à travers la pièce, dont peu étaient vraiment moqueurs. La façon stupide dont le maître du vieux Guerrier avait perdu la vie était largement connue.

« Probablement, infléchit Gorbak après un instant.

— Je vois, commenta Varsta. Eh bien, vous ne lui avez sans doute pas fait assez peur, parce qu’il a encore la présence d’esprit de ne rien laisser filtrer de ce qu’il sait.

— Dommage. »

***
Le prisonnier ne daigna pas relever la tête quand Varsta rentra dans la salle calme. Le Maître des Sables ne s’en formalisa pas ; qu’il résiste comme il pouvait, tant qu’il le pouvait… Pour l’instant, il était plus intéressant de laisser un peu de fierté à cet homme. La perte ne serait que plus amère quand elle lui serait arrachée.

Varsta ramassa son épée à deux lames, abandonnée dans un coin comme si elle était inutile. Elle n’avait pas bougé et il ne s’attendait pas à autre chose. Tograz avait manié une épée, lui aussi, et n’était certainement pas assez idiot pour tenter d’échapper à son gardien.

Sortir les deux lames d’Acier de leurs fourreaux, sentir le contact bref et discret de leurs panaches roses et pourpres. L’épée lui disait qu’elle était prête à reprendre le travail pendant qu’il enroulait ses membres tentaculaires autour du prisonnier, qu’elle ne s’éloignait pas. Puis s’asseoir en tailleur, la large plaque constituant le corps de l’épée sur ses genoux. En face de Tograz, à peine à un bras de lui.

Cela arracha un sourire torve au prisonnier. Il savait très bien ce qui l’attendait et il n’avait pas l’intention d’y couper.

« Bonjour, Tograz, entama Varsta avec un sourire amical.

— Arrête de perdre ton temps et commence à frapper.

— Oh non… Pas tant que tu auras l’amabilité de répondre… »

Il ne répondit pas, se contenta d’un sourire moqueur. Le Maître n’avait pas besoin des perceptions de son épée ou du récit de son Guerrier pour savoir que l’homme qu’il avait en face de lui considérait avoir déjà traversé les pires épreuves : son visage le criait, son insolence suicidaire l’avouait haut et fort. Cet homme n’avait besoin d’aucun mot pour exprimer tout le mépris que lui inspirait son tourmenteur. Il était capable de le faire tout en se soumettant à ses questions et à ses violences.

Varsta respectait cela. Il n’avait pas souvent l’occasion de briser des hommes qui soient devenus aussi inhumains que lui… Et il savait que Tograz le comprenait. D’une certaine façon. Tous deux avaient tué et torturé, tous deux y prenaient un certain plaisir. Tous deux, à la place de l’autre, auraient fait la même chose.

Chercher à survivre en étant le premier à faire céder son adversaire.

« Mais pour ce que valent tes réponses, c’est vrai que je m’en passe volontiers. Nous en parlions hier, j’espère que la nourriture est à ton goût ? »

Les fourreaux croisés dans les mains de Varsta cognèrent contre la mâchoire de Tograz sans attendre une réponse qu’il ne donnerait pas. Un mouvement fluide et ininterrompu comme le Maître les aimait, le plus rapide qu’il ait infligé à son prisonnier depuis la veille. Il était temps de commencer à sérieusement le malmener.

Cela prit une bonne heure.

Au bout du compte, quand Tograz condescendit à parler, sa gorge rougie par les claques et sa côte tout juste fêlée lui donnaient une voix sifflante, mal assurée.

« Eh bien, mon vieux, cracha-t-il avec un caillot de sang. Je crois que je préférais les discussions incendiaires, finalement.

— Ah, forcément, badina Varsta comme s’il ne s’était rien passé. Mais juste entre nous, j’ai entendu dire plus de bien à propos de tes sarcasmes que ce que je vois là. Tu as la gorge abîmée, mon pauvre. »

Pas encore assez pour l’empêcher de ricaner, apparemment ? Mais Varsta doutait que ce soit une sensation agréable. Encore un défi, en fin de compte. On en revenait toujours à ça ; à ce qu’ils se défient l’un l’autre d’être le plus violent jusqu’à ce que l’un perde pied. Et c’était bien pour ça que cet interrogatoire était le meilleur que le Maître ait fait depuis longtemps.

Parce qu’il pouvait se mettre à la place de cet homme. Parce qu’il pouvait deviner ce qu’il se passait dans sa tête mieux que dans la sienne propre. Parce que maintenant plus qu’à aucun autre moment, il se savait digne de Terrk, celui des trois Apprentis d’Oghonek qui avait ouvert la voie aux Maîtres des Sables, celui qui posait ses questions les larmes aux yeux.

« Combien de scientistes sous tes ordres ?

— Plus qu’il n’y a de grains de sable dans le désert. »

Tograz ne dirait rien de sensé de la journée, et Varsta le savait pertinemment. Peut-être ne dirait-il plus rien de sensé de sa vie et cela n’avait aucune importance pour le Maître.

L’épée commençait à se familiariser avec cet esprit retors, fragmenté, qui semblait avoir tout perdu et continuait de résister. En même temps qu’il continuait de conter fleurette, Varsta devait maintenant prêter attention aux impressions qui émanaient des fourreaux que ses mains serraient fermement. Goûts, couleurs. Souvenirs fanés et sans saveurs, leurres savamment dressés et queues de lézard abandonnées.

L’épée avait déjà bien assez de mal à rassembler tout ça. Du côté de sa cible, cela devait être bien plus inquiétant de voir ses pensées les plus intimes, ses peurs les plus secrètes, évoquées et dévoilées par les lanières de cuir glaciales lui mordant les poignets… Mais l’épée ne pouvait pas les dévorer comme elle le ferait à l’état sauvage. Il fallait garder le tout cohérent, il fallait permettre à son porteur de comprendre ce qu’elle lui rapportait, et cette simple contrainte l’empêchait d’aller vite. Même si Varsta déconcentrait Tograz en permanence. Même si les blessures et les moqueries fissuraient sa muraille de silence. Même s’il savait qu’il n’y avait aucun espoir. Même si une blessure que le Maître percevait de loin sans pouvoir en comprendre la nature ni la proportion drainait lentement la raison de son prisonnier.

Heureusement, ils avaient tout leur temps.

Varsta s’autorisa un sourire sincère, le premier de la journée. Plus il s’infiltrait dans les défenses de Tograz, et plus il prenait plaisir à avoir un véritable adversaire en face de lui. Lequel, croyant à un sourire de sadique ou de prédateur, répliqua d’un regard noir. Peut-être avait-il senti qu’il commençait à perdre prise…

***
La Forteresse était un organisme lent.

Elle grouillait de partout : des novices subissant des exercices sans fin pour apprendre à connaître leurs corps, des Démons testant les limites de leurs maîtres, des Maîtres fouinant dans leurs archives ou leurs reliques… Pourtant, aucun membre de cette fourmilière ne l’aurait décrite comme rapide. La Forteresse était rythmée par le désert de neuf mille kètres de large qui l’entourait, elle se conformait à la cadence mortellement lente des patrouilles et à la rareté des passages des Guerriers. Elle s’agitait, mais en rond, répétait toujours le même mouvement et les journées s’étiraient aussi paisiblement que dans le reste du désert.

La Forteresse que trouva la flèche de Cara en revenant avec sa cargaison de prisonniers commençait pourtant déjà à bruire de mille rumeurs. On les avait vus arriver, au pas lent des marcheurs ; on avait réussi à coincer les Apprentis d’un Gorbak muet comme un mur et à apprendre d’eux qu’ils n’avaient trouvé aucun Joyau dans leur attaque.

On savait, surtout, que Varsta, le Maître des Sables, arrivait chaque jour dans le même réfectoire avec des traits plus tirés et une expression plus carnassière. On savait qu’un prisonnier lui tenait une résistance obstinée ; on devinait que la rupture et les révélations étaient toutes proches ; on avait déjà propagé à toute vitesse les premières bribes qui lui avaient été arrachées. On savait que les laboratoires du désert communiquaient entre eux à l’aide de Phénix dressés, on savait qu’ils s’étaient tous dissouts dès que le plus important d’entre eux avait été pris. Désormais l’heure était à la traque, pour capturer la Lame Noire, et chacun attendait de partir avec impatience… si seulement on pouvait avoir une idée d’où la trouver.

D’une certaine façon, la Maîtresse de Guerre préférait cela ainsi. Bientôt, le contingent de Guerriers présents dans la montagne devrait marcher au combat. Peut-être ensemble et en urgence : les précautions prises par les scientistes le suggéraient assez clairement. Mieux valait que tout le monde soit sur les nerfs et prêt à sauter en selle.

Cara ne s’attendait cependant pas à avoir si douloureusement raison.

Varsta ne se montra pas au repas du soir où elle rentra. Bon signe, mauvais présage. Elle prit le parti de prendre un maximum de repos plutôt que d’aller le déranger : la flèche ayant été repérée longtemps à l’avance, il savait forcément qu’elle était là.

Elle ne fut pas vraiment surprise quand une main fébrile la tira brutalement du sommeil, et qu’elle vit un Maître des Sables presque hystérique penché sur elle.

« Une colonne pour le Pic Rocheux, déclara-t-il d’une traite. Je leur parle à un kètre.

— Vu. »

Il n’y avait pas besoin de plus. Ils réveillèrent rapidement tout le dortoir de Maîtres, avant de les lancer dans les couloirs tortueux de la montagne. Nute après nute, de plus en plus de Guerriers descendaient vers la porte principale en emmenant leurs Démons avec eux. Humains et monstres rechignaient à affronter le froid régnant au-delà de la Passe d’Acier et furent ravis quand Varsta apparut en haut d’une dune, son épée double en main. Il dut presque crier pour se faire entendre dans le murmure du vent nocturne.

« Vous n’ignorez pas que nous avons capturé le bras droit de la Lame Noire ! alpagua-t-il la foule. Il a parlé cette nuit, avant de mourir d’un arrêt cardiaque. Nous croyions que la Renégate voulait provoquer un soulèvement dans le désert à l’aide de Gemmes contrefaisant les Joyaux de la couronne du dieu qui donne ; vous avez certainement tous entendu parler des monstres vaincus par trois d’entre vous… »

Il n’avait pas le temps de mentionner Gorbak et ses Apprentis. Ça n’empêcherait personne de comprendre de qui il parlait.

« Nous nous trompions. Avec les sept Joyaux qui sont en sa possession, la Lame Noire entend réveiller le Titan de Roche du Conte Fondateur. »

Il s’autorisa une pause minuscule — impossible de ne pas murmurer en entendant cela, et il fallait quand même qu’on l’entende.

« Vous devinez que rien ne pourrait s’y opposer, reprit-il. Arrêtez-la avant le Pic.

— Formation en colonne ! répondit Cara d’un hurlement. Nous serons au Pic dans six heures ! »

Elle s’élança, son Démon donnant volontiers une charge à pleine puissance pour échapper au froid de la nuit. Un autre Guerrier prit la suite, puis un autre, sans fin.

Quand la marée humaine fut entièrement vidée, seul resta Varsta pour contempler le faisceau rectiligne de Guerriers lancés dans le désert. Ils avaient bien plus d’un millier de kètres à parcourir, mais un tel nombre de Démons pouvait tenir une charge à pleine puissance indéfiniment malgré la nuit mortelle. Les derniers de la file ne couraient pas, ils glissaient au-dessus du sable presque sans aucun effort, et se reposaient des moments pendant lesquels ils seraient en tête — Cara devait déjà avoir cédé sa place.

Il aurait adoré les accompagner, sentir à nouveau le vent de la course sur son visage buriné. Mais sans Démon, il n’aurait été qu’un poids mort pour eux.

Maintenant, il n’y avait plus qu’à rentrer avant de mourir de froid, et à prier.