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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 21/04/2021 à 07:16
» Dernière mise à jour le 19/06/2022 à 12:37

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 28 : Les Oracles
Elle avait fait les calculs dix-sept fois, mais ça ne faisait pas de mal de les refaire. Si du moins elle avait le temps avant que le soir tombe ; mais elle connaissait ces calculs par cœur et estimait que ça irait. Malgré la fatigue plus présente qu’au début, elle avait fini par complètement s’habituer aux trois petites tâches répétitives qui lui donnaient ses réponses, et elle avançait bien plus vite que les jours précédents.

« Tu sais… hésita Karintas depuis le bord de sa zone de travail. Je pense que tu prends ça un peu trop à cœur.

— Pas du tout. Je me suis retenue de te faire fabriquer un parapente, ou même de quoi équiper tout le Pic.

— Parce que tu n’aurais pas eu le temps d’apprendre à t’en servir. Et c’est moi qui ai refusé d’en forger plus qu’une ; l’Acier est précieux, tu sais ça ?

— C’est ça, c’est ça. Marche pas sur mes variables. »

Il recula d’un pas avec un sourire gêné. Ce petit plateau poussiéreux était devenu une attraction pour tout le Pic depuis quatre jours : Margar avait décrété qu’elle prendrait toute la place nécessaire pour faire ses calculs, et aucun oracile n’était resté indifférent à l’étendue impressionnante de cette tâche. Elle écrivait assez largement pour marcher dans les creux des zéros, ce qui lui donnait une démarche en partie sautillante, en partie titubante, au fur et à mesure qu’elle déroulait les nombres bien trop longs avec lesquels elle jonglait et qu’elle notait tout autour d’eux une foule de variables trop nombreuses pour être mémorisées. Les enfants s’émerveillaient devant toutes ces formes de gravier que le vent ne parvenait pas à effacer, les adultes s’inclinaient devant la détermination qu’exigeait la nouvelle lubie de la scientiste.

Karintas, quant à lui, avait passé son temps à exprimer des doutes plutôt légitimes.

« Bon, admettons qu’il faille absolument tout vérifier dix-huit fois… Mais je l’ai déjà fabriquée, alors est-ce que ça sert vraiment à quelque chose de trouver une erreur maintenant ?

— Bien sûr : tu peux encore l’usiner, la rectifier ou même la refondre s’il le faut !

— Si je l’accepte, aussi… »

Ils savaient tous les deux que Margar tenait suffisamment ce projet à cœur pour le faire accomplir par n’importe qui et par n’importe quel moyen. La veille, après un commentaire mal avisé, Eriane avait failli se faire entraîner dans un pugilat en règle (que son grand âge et sa grande sagesse la condamnaient à perdre avec certitude, ce qui n’était pas pour déplaire à la scientiste).

Parmi les oraciles se contentant de lâcher un bon mot qui pouvait être un encouragement comme une réprobation, il y avait aussi Sòrkat, que ce projet fou semblait beaucoup amuser.

« Notre Margar a la meilleure des méthodes pour lutter contre l’angoisse ! avait-il affirmé. Elle l’écrit sous forme de zéros et de uns, puis elle élimine les seconds jusqu’à ce que ses chances de mourir valent zéro. »

Difficile de déterminer s’il se moquait ou s’il présentait la chose sous un jour plus séduisant que les heures d’effort et de sueur que cela représentait. Et d’autant plus en notant qu’il avait assez bien résumé la situation. La scientiste n’avait pas encore pris le temps d’y penser : compter en binaire évitait peut-être beaucoup d’erreurs, mais cela était presque aussi épuisant que la course à dos de Démon. (Étrange qu’elle ait tenu aussi longtemps, cette fois-ci ; peut-être que la possibilité très concrète de mourir avait joué ?)

« Je retourne faire la cuisine, signala Karintas. Si jamais tu veux refaire cette luge, tu sais où me trouver…

— Pas de problème ! Je viendrais peut-être aider si je finis assez tôt. »

C’était probable : elle avait beau s’être plus échinée en quatre jours qu’en un mois, elle était maintenant si habituée au calcul binaire qu’elle le faisait au moins trois fois plus vite.

Elle maugréa.

Tout ça pour une luge... Le bien le plus inestimablement précieux sur une montagne capable de se réveiller, avait-elle affirmée à Sòrkat trois jours plus tôt. Certes, une fois arrivée en bas vivante (si ses calculs ne l’avaient pas trompée sur la forme que devait avoir cette luge), il restait important de s’éloigner au plus vite de la montagne et elle n’avait rien prévu pour cela. Mais c’était quand même rassurant de penser qu’en cas de problème, il était possible de fuir le Pic Rocheux en une poignée de nutes.

Elle aurait bien aimé offrir cette sécurité au reste des oraciles, mais une large proportion de ceux qui avaient entendu son objectif avaient tout bonnement éclaté de rire. Aucun n’envisageait de quitter la montagne sacrée, et Karintas avait peut-être raison en disant qu’aucun calcul ne pourrait rassurer personne quant à descendre une falaise de cinq kètres dans une luge. (Ce qui était parfaitement faux, aurait-elle voulu lui rétorquer, puisque ça la rassurait elle. Mais elle avait fini par se faire à l’idée que les arguments de la logique formelle soient rarement bien compris.)

Et pour être honnête… Il fallait bien admettre que sa réaction à ce que lui avait appris Sòrkat était un tantinet excessive. Mais c’était plus fort qu’elle, un calcul aussi long courrait le risque d’être bourré de fautes et il était impératif de s’assurer du contraire.

Peut-être que cette fameuse Cérémonie de l’Augure arriverait à lui changer les idées.

***
Loin, par-dessus des étendues interminables de sable et de vent, le soleil ensanglantait l’horizon. Ce soir-là, la forge stellaire semblait avoir débordé et déversé son or sur le monde ; et devant cette lumière, les autres couleurs semblaient pâles. Ni la ramure claire-obscure d’un Arbre, ni les moirures d’Acier sortant de leur four ne pouvaient se comparer à l’éclat du ciel.

Et sous les pieds de Margar, la falaise lisse du Pic Rocheux semblait être le tableau sur lequel voulait peindre l’astre du jour. Une toile monochrome, parsemée çà et là d’ombres fugaces. Bien que le crépuscule soit inhabituellement splendide, la scientiste n’y prêtait qu’une attention distraite : cette falaise contre laquelle elle s’était indirectement acharnée pendant les quatre jours précédents attirait implacablement ses yeux. Y avait-il un trajet idéal à suivre, pour descendre le long de ses cinq kètres ? N’y avait-il aucune erreur de calcul, aucune variable imprévue ? Illuminée par le soleil couchant, la falaise donnait l’impression d’en avoir volontairement recherché la vue.

Pourtant, elle finit par se retourner. Un peu plus loin, derrière elle, les oraciles commençaient lentement mais sûrement leur Cérémonie, et la politesse ne lui permettait pas d’en rester trop longtemps à l’écart.

Selon Sòrkat, elle serait la première étrangère à avoir été autorisée sur le Pic Rocheux pendant une Cérémonie de l’Augure. Pas la première depuis un millénaire ou même dix, mais bien la toute-première ; et cela avait beau sembler évident dans chaque mot que les oraciles prononçaient à propos de leur tradition la plus sacrée, elle restait un peu choquée par l’estime que cela témoignait envers elle. Elle n’avait guère fait que les rudoyer depuis quatre mois, et c’était bien parce que les mots funestes de Sòrkat sur la conscience de la montagne résonnaient encore à son esprit qu’elle pouvait se le représenter ainsi.

Mais il fallait bien s’y faire, elle ne comprendrait jamais les oraciles. Pas même en ce soir de révélation des mystères et d’acceptation des vérités : elle avait l’esprit malhabile, les pensées fragilisées par ses journées entières de calculs. Elle les sentait presque partir dans tous les sens et la perdre. Eh bien, tant pis.

Elle répondit finalement à l’invitation du chant solitaire qui accompagnait le crépuscule de sang, et se dirigea pas à pas vers la place centrale de Port-Nuage.

La plupart des oraciles y étaient assis au sol, écoutant dans un silence de tombeau celui qui pleurait de la chute du jour. De ce que la scientiste avait compris, la plus grande partie de la Cérémonie aurait lieu de nuit (dans le noir ?), et son ouverture consistait à attendre le crépuscule. Elle se fraya discrètement un chemin entre les silhouettes immobiles, et ne tarda pas à repérer une place libre que Sòrkat avait gardée à son intention. Il lui adressa un signe de tête, mais ne brisa pas le silence.

Elle écouta.

Elle avait une certaine habitude des chants… Elle avait passé sa vie à l’ombre des Arbres à contes, après tout. Jamais longtemps le même, mais toujours assez longtemps pour se faire une place, travailler, aider la communauté. Les traditions donnaient une foule de chants à chaque labeur, et elle y avait souvent cherché des structures quand le temps passait trop lentement. Celui-là ressemblait à quelques autres : c’était un chant d’attente, prenant son temps et aux notes longues.

Pas vraiment une lamentation, comme elle l’avait d’abord pensé, plutôt quelque chose comme l’expression étouffée et mal interprétée d’une angoisse sourde et aveugle… Elle ne parvint pas à mettre le doigt dessus, le chanteur arriva au bout de sa tâche. Trop tôt, trop tôt pour elle et pour le soleil. Mais déjà une autre oracile reprenait le flambeau.

La scientiste reconnut Eriane avec surprise. Alors comme ça, la vieille peau pouvait encore chanter ? Mais les inimitiés personnelles n’étaient pas les bienvenues à la Cérémonie. Sòrkat l’avait avertie, elle masqua son étonnement et continua de rechercher ce qui rendait ce chant assuré si subtilement éraillé.

Elle chercha longtemps et le soleil descendit sur l’horizon. Les ombres montèrent, parant les oraciles assemblés d’un clair-obscur hésitant. Elle commença à se douter qu’elle ne trouverait pas, qu’elle ne saurait pas ce qu’elle cherchait avant d’avoir appris ce que disaient ces chants.

Puis un cri apeuré vint briser l’harmonie du chant et Margar se tourna vivement, tentant de voir ce qui se passait, ce qui venait troubler les oraciles.

Rien. Où qu’elle regarde, ils gardaient le même air concentré, comme si tout cela était parfaitement normal. Comme si en invoquant la peur dans leurs chants, ils l’appelaient à danser librement parmi eux et à étendre son emprise sur Port-Nuages.

Un deuxième oracile vint saupoudrer son effroi dans l’assemblée indifférente, et Margar sentit sa propre angoisse s’agiter. Il se passait quelque chose et elle avait horreur de ne pas savoir quoi. Et toujours cette peur diffuse qu’elle sentait filtrer du chant d’ouverture…

Un cri, un autre. Un contact glacé sur le côté de sa nuque ; et à son tour elle éclat d’effroi, sursautant et tombant presque. La tête tournée trop vite, elle crut voir une forme sombre et rouge qui pirouettait avec un sourire ; puis les yeux jaunes d’or revinrent se plonger dans son regard, et elle reconnut l’étoffe bleu nuit d’un feuforêve.

Le petit pokémon lui adressa un autre sourire, non sans siroter au passage les dernières gouttes de la peur qui l’avait attiré (et elle sentait cette terreur à la fois accentuée et calmée par la présence du petit être), puis se détourna et s’évanouit dans les ombres, à la recherche d’une autre victime volontaire.

La scientiste se remit tant bien que mal en place, espérant que son souffle court ne ferait pas trop de bruit parmi les oraciles globalement silencieux. Le temps qu’elle calme un peu l’envie surnaturelle de prendre la fuite (sans doute inspirée par une adrénaline dont elle n’était pas coutumière), et elle commença à comprendre ce qui motivait tout ce cirque.

Çà et là, de discrets colliers rouges voletaient dans le soir tombant, bien visibles maintenant qu’elle y prêtait attention. Ils étaient pâles et sombres, mais au fur et à mesure qu’ils absorberaient l’offrande des oraciles, ils gagneraient en éclat : sans doute assez pour délivrer toute une nuit de lumière. Était-ce une colonie errante, allant distribuer ses farces effrayantes de village en village, ou bien ces spectres vivaient-ils sur le Pic et rendaient-ils ce service à l’Oracilis à chaque Cérémonie ?

L’orateur changea au milieu d’un petit chœur de sursauts d’effroi, chassant Margar de ses questions sans réponse. Elle haussa les épaules et tenta de repérer les spectres à leurs colliers faiblement illuminés, ce qui restait une gageure : le soleil avait beau avoir disparu à l’horizon, le ciel restait bleuté et sa clarté masquait les farceurs.

Cela s’avéra, quelques minutes plus tard, ne pas être une bonne idée. Elle s’en rendit compte quand elle sentit à peine un autre feuforêve venir récolter sa peur ; elle se tourna vers lui avec un sourire, mais ne récolta qu’une grimace dépitée. Et c’était logique, se dit-elle : l’ensemble de cette cérémonie avant la Cérémonie visait à nourrir les spectres. Bien sûr qu’elle avait vexé celui-là, à force de tout faire pour ignorer la peur !

Alors elle se concentra à nouveau sur le chant lugubre, chercha à comprendre comment l’oracile contraignait sa mélopée et la faisait se sentir à l’étroit, quel jeu vocal soutenait quels rythmes… Et elle détourna les yeux des petites étoffes voletantes, songeant plutôt à l’aspect qu’aurait Port-Nuages une fois éclairé par la lueur blême et sanguine des colliers de feuforêves. Ce serait poétique, sans doute, mais pas très rassurant… Elle se rendit compte avec étonnement et un peu de désarroi que ces petits riens suffisaient à faire céder la rationalité, que la peur revenait sans se faire prier et sans faire de concessions.

Et l’assemblée progressa vers la nuit, un battement de cœur après l’autre, comptant à un rythme effréné une durée qu’elle ne vit pas passer.

***
On aurait dit un autre monde… Quelques feux-follets, d’un jaune ambré et froid, voletaient çà et là dans le clair-obscur rougeâtre. Sans doute ces yeux de feuforêves étaient-ils les seuls à bien y voir dans les ténèbres ; pour sa part Margar distinguait avec peine des silhouettes furtives et des mouvements de statues, du coin de l’œil. Les oraciles se contentaient de répartir les plats du repas cérémoniel et elle avait déjà l’impression d’être aspirée dans un rêve aux discussions floutées.

Pourtant quand elle demanda ce qu’il en était à Sòrkat, il l’assura que ce n’était rien.

« Il faut dormir pour rêver… Ce n’est pas parce que la Cérémonie a lieu la nuit que notre charmant hôte dort aux mêmes moments que nous. En fait, c’est quand nous devrions dormir et préférons divaguer que nous pouvons glisser sur la surface de ses rêves avec la conscience de notre plein éveil, et c’est ce qui rend la Cérémonie si importante : elle amplifie les pensées, en quelque sorte, elle donne un terreau fertile aux raisonnements…

— D’accord… Je peux prendre une heure ou deux pour y réfléchir ?

— Mes excuses. J’ai bien peur que nous ne soyons plus ou moins tous aussi verbeux cette nuit, j’espère que cela ne te pèsera pas trop…

— Une fois ivre, ça devrait aller. »

Il s’esclaffa sans trop qu’elle sache pourquoi. De toute façon, au rythme où ça allait, elle ne se rappellerait pas grand-chose à l’aube.

Si altérés leurs esprits soient-ils par la fatigue, les oraciles faisaient tout de même preuve de convivialité, et Margar eut à un moment la surprise d’entendre Eriane parler sans donner l’impression d’insulter personne. Il fallait croire que la vieille oracile était humaine, après tout… Pourtant, l’atmosphère restait oppressante et la dissuadait de s’exprimer. Il y avait la lumière spectrale, surnaturelle, donnant un aspect rocheux aux plats, il y avait l’impression que toute cette paix n’était que le calme avant la tempête, il y avait la sensation plus vive que jamais d’être sur une montagne tout sauf inoffensive…

Perdue dans ses pensées, elle mit un moment avant de toucher à la nourriture cérémonielle, des plats chargés de courbes et d’ornements mais figés comme la pierre. Peut-être n’avait-elle en quelque sorte pas complètement remarqué qu’ils étaient servis, offerts à l’avidité des convives.

Elle goûta.

Il y avait une teinte étrange qu’elle n’arrivait pas à identifier, et peut-être était-ce la faim qui tordait ses perceptions. Longtemps avait passé depuis son dernier repas : longtemps, beaucoup de zéros et de uns, et une mémorable attente au crépuscule. Bien sûr, qu’elle avait faim.

« Qu’est-ce que c’est que cette sauce ? demanda-t-elle à Sòrkat. J’ai déjà vu ça quelque part, mais impossible de m’en rappeler.

— D’après toi ?

— Je sais reconnaître une plante toxique et une plante à peu près sûre, ça s’arrête là…

— Ah, possible. Et tu ne comptes même pas utiliser la logique ?

— Je parlais d’ivresse tout à l’heure, on ne doit pas en être loin.

— Trop de calculs en un seul après-midi, je pense.

— J’en ai bien peur… Alors ?

— C’est l’une des premières drogues cérémonielles, à moins qu’il ne soit plus exact de les qualifier de substances. Elles sont forcément liées au Titan, par contre la façon dont elles agissent reste biscornue, alors je ne saurais pas t’assurer que c’est dangereux pour la santé.

— D’accord…

— Je pense que c’est le goût de poussière, que tu as remarqué. Je doute qu’il y ait du sable dans celle-là. »

La scientiste fixa le repas de pierre d’un œil fatigué et plutôt incrédule. Voilà qui n’était pas très… prudent, du point de vue médical…

« Donc, tu es en train de me dire que… Vous entrez en transe et visitez les rêves de l’autre caillou en mangeant de la poussière ?

— Bien sûr. Tu vois un meilleur moyen ? »

Elle renonça définitivement à donner un sens à quoi que ce soit pour la soirée. Finalement, Karintas avait eu raison : elle aurait dû s’arrêter après seize calculs.

Par la suite, la nuit prit un tour plus onirique encore. Elle ramenait à peine son attention vers son repas de poussière que certains oraciles, visiblement, terminaient le leur ; il fallait qu’elle ait bien tardé, pour être tant en retard. Il y eut un défi et deux jeunes gens se défiant à la course, trop vite pour qu’elle s’acharne à les suivre des yeux. Quelques contes furent dits, mais elle n’y prêta guère attention : elle craignait de suivre le rythme paisible d’un conteur. Ce serait le sommeil assuré… et si fatigante cette Cérémonie soit-elle, Margar restait curieuse de voir comment tout cela pourrait tourner.

Elle crut voir de loin le rêve brumeux prendre des accents de cauchemar rougeâtre, mais cela ne semblait pas la concerner directement. C’étaient les autres qui posaient à leur dieu des questions sur leur avenir et cherchaient les réponses dans la poussière et les ténèbres… Elle, n’ayant pas de dieu, ne devait logiquement rien avoir à craindre. Ou si ? Elle ne savait plus : elle avait l’impression que les feuforêves l’avaient repérée comme une source importante de terreur, et leurs apparitions fréquentes l’arrachaient à la somnolence.

Vint un moment où quelques oraciles se faufilèrent entre tous les autres, proposant à chacun un peu d’une substance qu’ils transportaient dans des petits bocaux de terre cuite. La scientiste faillit prendre une pincée dans celui que lui tendit une Eriane souriante, puis qu’un étau d’Acier se referma sur son poignet et l’en éloigna.

« Ce serait tomber bien bas, Eriane, articula Sòrkat avec une nuance de menace et une de mépris.

— Qui, ici, sera jamais trop haut ? »

Ce devait être la drogue principale, se dit la scientiste en renonçant à interpréter ce dialogue de sourds. Sòrkat confirma d’un hochement de tête, lui-même plongeant une main un peu hésitante dans le pot. Forcément, s’il se rappelait la première fois qu’il avait subi la Cérémonie. Maintenant qu’elle était avertie, Margar pouvait réagir comme aux feuforêves : elle laissa traîner son regard sur l’assemblée éclairée de rouge et repéra une poignée d’enfants. Certains la main dans un pot, d’autre soigneusement tenus à l’écart, et d’autres, depuis la lisière du rassemblement, se levant en titubant et s’éclipsant dans la nuit. Leur confusion visible fit de la peine à la scientiste, qui ne put s’empêcher de noter le contraste avec ces défis athlétiques trop rapide pour son esprit fatigué.

Elle observa.

Mais les oraciles ne se firent pas moins cryptiques au fur et à mesure que la nuit se faisait plus brumeuse. Au contraire : ils observaient des silences immobiles, alors que leur attitude trahissait une fébrilité sans bornes au point de déborder d’eux. Margar entendit une voix qu’elle ne reconnut pas annoncer ouvert le Conseil de l’Augure, en séance exceptionnelle, et dès ce moment, les oraciles semblèrent s’exprimer plus par non-dits que par des mots ou des contes.

Ce qui devait arriver arriva : elle finit par piquer du nez et s’endormir dans son coin. D’un sommeil d’abord vague et fragile, que quelqu’un tenta de réveiller à un moment, mais il suffisait de quelques grommellements et de garder obstinément les yeux fermés pour décourager n’importe qui. Alors elle atteignit un sommeil plus profond, et on ne la dérangea plus.