Chapitre 37 : Développements risqués
- Et je demande donc l'exclusion définitive de Vaslot Worm de nos rangs, acheva Dan en concluant son rapport. Ses actions ont montré qu'il n'était pas digne d'être un Gardien de l'Innocence.
Il se tenait debout devant ses confrères Apôtres d'Erubin, les trois plus âgés et influents du conseil : la comtesse Divalina, Dame Cosmunia, et le Premier Apôtre Erable. Oswald et Funerol étaient absents, et comme Dan tenait son rapport et proposait une mesure de sanction, la coutume voulait qu'il se tienne comme n'importe quel autre Gardien de l'Innocence, et non comme un Apôtre.
Pourtant, étant donné ses blessures, Erable lui avait aimablement proposé de s'asseoir. Il faut dire que Dan était rentré de Pokétopia comme s'il revenait d'une campagne d'un mois contre les guerriers de la Garde Noire dans la région Mandad. La faute bien sûr à Worm et à l'attaque de ses Psyclop. Au lieu de fuir comme le Rocket, Dan avait tenté de capturer le plus de Pokemon hypnotisés possibles pour les mettre à l'abri. Mais il n'avait bien sûr pas eu le temps de tous les attraper, et s'en était sorti in extremis grâce justement à deux de ses Pokemon capturés qui lui avaient fait bouclier de son corps lors de l'explosion.
Au moins, ça avait bien mis un terme aux exactions de Kaorie. Blessée et n'ayant plus assez de Pokemon sous son contrôle, elle avait pris la fuite pendant que les détachements humains comptaient leur pertes et soignaient leurs blessés. Il n'y avait pas eu beaucoup de victimes humaines, mais les Pokemon morts se comptaient par dizaines. Et les dommages sur Pokétopia elle-même étaient tels que l'île allait devoir fermer un long moment.
Le professeur Erable se pencha en avant, fatigué par avance d'avoir à géré un énième conflit entre Sybel et Worm. Et il l'était d'autant plus que le gouvernement de Kanto lui demandait des comptes, accusant « son organisation clandestine et ses alliés Rockets d'être responsables directement ou indirectement de cet incident dramatique ». Bien sûr, ce n'était en rien la faute des Gardiens de l'Innocence si Kaorie avait choisi cette cible pour sa destruction aveugle. Les Gardiens avaient au contraire sauvé l'île et ses Pokemon.
Mais difficile d'expliquer ça aux Dignitaires sans entrer dans détails qui se voulaient rester secrets. Il ne pouvait pas nier non plus avoir des liens avec la Team Rocket ; la présence de Vaslot Worm, l'homme de confiance de l'Agent Spécial 003, à cette réunion parlait d'elle-même. Erable se tourna vers le Rocket, qui était resté totalement imperturbable durant le rapport de Dan.
- Qu'avez-vous à dire concernant le rapport de l'Apôtre Sybel, Vaslot ?
- Rien, se contenta de répondre le jeune homme. Tout est exact.
- Vous ne niez donc pas ? Demanda Cosmunia.
- Et qu'est-ce que je devrais nier, Dame Cosmunia ? D'avoir sauvé l'Apôtre Sybel alors qu'il était sous l'emprise psychique de Kaorie et qu'elle commençait à lui broyer les os un à un ? D'avoir utilisé des Pokemon qui pouvaient avoir une chance dans la situation présente ? Ou bien dois-je nier avoir ordonné l'attaque Trilien Ombral, qui a mis fin à l'assaut de Kaorie sur cette île et à son emprise sur les Pokemon locaux ?
- Mais à quel prix ? Répliqua Dan, les poings serrés. Nous n'avons pas encore dénombré l'entière totalité des victimes Pokemon, mais on peut être sûr qu'on dépasse la centaine. Des Pokemon qui étaient sous ma protection et responsabilité, en tant que Pokemon Ranger affecté à la région Kanto !
Vaslot haussa les sourcils et s'adressa directement aux trois Apôtres assis, comme si Dan n'était plus là ; une chose de plus que ce dernier détestait particulièrement.
- Sauf votre respect, il serait bon que l'Apôtre Sybel laisse de côté son activité professionnelle et les sentiments personnels qui en découlent. Je ne vais pas, moi, vous dire que des Pokemon en liberté heurte ma sensibilité de Rocket. Nous sommes tous ici en tant que Gardiens de l'Innocence, et rien d'autre.
La comtesse Divalina leva la main, empêchant Dan de sortir une réplique cinglante qui n'aurait rien arrangé, et dit :
- Comme vous dites, mon cher, nous sommes les Gardiens de l'Innocence. Et en cela, nous avons un devoir d'humanité et de compassion envers les Pokemon. Erubin les aimait tout autant que les humains, à l'inverse d'Horrorscor qui, jaloux d'eux, voulait les exterminer.
- Je n'ai jamais fait preuve de cruauté envers des Pokemon. Je suis dresseur également, et je veille à ce que les miens ne manquent de rien. Les Pokemon de Pokétopia qui ont périt suite à l'explosion de l'attaque Trilien Ombral étaient des dommages collatéraux, qui n'auraient pas pu être évités. Je vous rappelle que si l'attaque a tant gagné en puissance et est devenue incontrôlable, c'est parce que Kaorie s'est servie des Pokemon qu'elle avait sous son contrôle pour qu'ils la protègent avec leurs propres attaques. Qu'aurions-nous dû faire alors ? Ne rien tenter contre elle, parce qu'elle avait des boucliers Pokemon ? L'Apôtre Sybel a beau être très vaillant, il n'aurait pas pu capturer tous les Pokemon de l'île. Ce que j'ai fait, je ne le regrette nullement, et je le referai si besoin est. J'ai agi pour l'intérêt commun, pour empêcher un désastre plus grand encore, quitte effectivement à sacrifier quelques vies Pokemon. Si vous voulez m'exclure pour cela, faites donc.
Les trois Apôtres supérieurs s’entre-regardèrent, et Dan n'avait pas besoin de lire dans les esprits pour savoir ce qu'ils pensaient. Ils étaient d'accord avec Worm, sur la forme du moins. La perte de tant de Pokemon sauvages était malheureuse, mais il fallait bien empêcher Kaorie d'agir plus longtemps. L'île avait été salement endommagée, mais elle était sauve. C'était aussi ce que Dan se disait, en son fort intérieur, mais l'admettre aurait été donner raison à Worm. Il ne voulait pas penser comme ça, en calculateur froid qui soupesait différentes vies sur une balance.
- Restons en là, fit finalement Erable. Dan, nous serions malavisés de juger Vaslot sur ce qui s'est passé là-bas alors que nous n'y étions pas. Dans le feu de l'action, face à des enjeux importants, il nous faut parfois prendre des décisions difficiles. Souhaitez-vous vraiment maintenir votre demande d'exclusion à son encontre ? Il nous faudra attendre qu'Oswald et Funerol soient disponibles pour un vote, dont je me doute de l'issue...
Dan s'en doutait aussi. Pour exclure quelqu'un des Gardiens, il fallait le vote de la majorité des Apôtres, et il n'aurait jamais les quatre voix nécessaires. Peut-être même pas la moitié. Funerol voterait peut-être dans son sens, par amitié, mais Oswald était un pragmatique, qui étudierait le rapport avec une impartialité totale, et qui, tel un connaisseur du droit juridique, en conclurait que Worm avait fait ce qu'il y avait à faire. Dan ne savait pas ce que voterait Cosmunia, mais il était certain qu'Erable et la comtesse n'allaient pas exclure Worm, alors qu'ils avaient été les premiers à reconnaître son utilité et vouloir le bombarder Apôtre après la mort de Togesplit et le départ d'Henrich. Dan ravala donc sa fierté et marmonna :
- Non, c'est bon. Je retire ma demande. Veuillez m'excuser. J'étais... un peu à cran.
- C'est compréhensible. Vous n'avez pas cessé d'enchaîner les missions depuis deux mois, dont certaines très éprouvantes. Pokétopia fut celle de trop. Pourquoi ne prendriez-vous pas quelques jours de congé ?
- J'aimerai, oui. Mais ce n'est pas vraiment le bon moment. Les Agents de la Corruption sont plus actifs que jamais, et nous avons deux Apôtres déjà sur le carreau. Dont un qui est justement de votre fait, Worm...
Dan fusilla à nouveau le Rocket du regard, qui leva les bras d'un air innocent.
- L'Apôtre Brenwark choisit librement les affaires juridiques sur lesquelles il veut travailler. Je n'ai fait que lui en proposer une, et c'était il y a de ça un an. Et lui aussi avait besoin de respirer un peu. Le grand air de Sinnoh lui fera du bien.
En effet, après avoir remporté une série de procès retentissants et avoir encore une fois glorifié son nom, Oswald avait décidé de prendre une affaire que Worm lui avait donné peu après la tentative d'assassinat à Unys dont il avait fait les frais. Dan ne savait pas vraiment ce que c'était, si ce n'est que ça se passait à Sinnoh et qu'il s'agissait de défendre un village paumé. Dan n'avait rien contre ça, d'autant que lui aussi était natif d'un coin totalement perdu de Kanto. Et si Oswald pouvait profiter de cette investigation sur place pour décompresser, tant mieux pour lui.
Mais ce qui dérangeait Dan, c'était que ce dossier avait été monté par Worm, pour le compte de la Team Rocket. Si elle voulait qu'Oswald défende ce village sinnohïte, c'était qu'elle y avait forcément des intérêts. Dan ne comprenait pas comment Oswald pouvait collaborer, même à ce niveau très réduit, avec une organisation comme la Team Rocket, lui qui se voulait un modèle de droiture.
- En parlant d'Apôtre qui ont besoin de respirer... intervint Divalina. Ça commence sérieusement à devenir tendu pour le Vert de la Planète. Je le sais en tant qu’investisseuse. Les principaux actionnaires se désolidarisent de la direction... mais refusent de céder leurs parts qui ne cessent de grimper dans l'attente du nouveau fameux projet d'énergie verte et renouvelable. Le jeune Funerol doit être soumis à une forte pression. Ça fait un moment qu'on ne l'a plus vu ici. Est-il encore capable d'assumer ses fonctions d'Apôtre d'Erubin ?
La comtesse n'était pas la première Divalina à poser des questions à Dan sur Funerol. Leslia ne cessait en effet d'exiger des nouvelles de son Gelbzoranim, Maître du Dépit, Light Slayer, éternel promis du destin, et autre appellation tout aussi loufoques. Il n'y avait strictement rien entre Leslia et Funerol bien sûr. Ce dernier était un mari et un père comblé. Mais il avait fini par prendre goût aux délires de Leslia, et par la considérer comme une espèce de petite sœur un peu bizarre.
Il en avait même fait la marraine de son fils Silas, tandis qu'Oswald en était le parrain. Leslia était d'ailleurs sous le charme du bébé à chaque fois qu'elle venait le voir à Almia, se dont elle ne se privait plus. Elle lui avait trouvé nombre de surnoms et de titres pompeux, dont le premier d'entre eux était Herr Smiley. En effet, le jeune Silas Funerol était un drôle d'enfant qui pleurait rarement et souriait beaucoup.
- J'en sais pas plus que vous, répondit Dan. Et la dernière fois que j'ai appelé Leonora pour avoir des nouvelles, elle m'a engueulé en m'accusant de remettre en cause les capacités et la responsabilité de son mari. J'en conclus que si Funerol en arrive à penser qu'il ne peut plus combiner son nouveau poste de PDG avec celui d'Apôtre, il nous le dira et démissionnera de lui-même.
- Après, ce n'est pas comme si les Gardiens attendaient de l'Apôtre Funerol une présence constante, ajouta Worm. On a tous un rôle précis à jouer, en fonction de nos capacités. L'Apôtre Sybel, c'est être un meneur d'homme au devant du danger. Moi, ce sont les renseignements. Et l'Apôtre Funerol, c'est surtout le nombre de zéros après le un sur les chèques qu'il signe pour les Gardiens.
Dan retint une remarque cinglante. Il n'aimait pas le ton ironique que Worm avait employé, mais dans le fond, il n'avait pas tort. Funerol devait effectivement sa place d'Apôtre à sa popularité mondiale, et surtout à sa richesse. Cette dernière était toujours intacte et plus fructueuse que jamais, en revanche, depuis quelque temps, sa popularité en prenait un coup...
***
Le Conseil d’Administration du Vert de la Planète se déroula comme tous les autres avant lui depuis que l’association était devenue une véritable société commerciale : son PDG et actionnaire majoritaire, Haysen Funerol, exposa l’ordre du jour, ses attentes et son plan pour y parvenir, et laissa ensuite le reste du conseil en débattre. Chose parfaitement inutile s’il en était, car en tant qu’actionnaire majoritaire à 51%, Funerol pouvait imposer ce qu’il voulait. Et si autrefois il avait été un homme recherchant le consensus et l’esprit d’équipe, il n’hésitait plus désormais à prendre ses responsabilités en passant au-dessus des autres.
- Et c’est ainsi, conclut Funerol en finissant son exposé, que nous devons faire pression sur l’Organisation Mondiale de la Santé pour nous accorder une marge d’au moins 10% sur le prix de revient de ce médicament. Nous sommes les seuls, en l’état actuel des choses, à savoir comment guérir la mucoviscidose. La vente de ce remède sera hautement bénéfique à court terme sur les investissements de notre projet central : l’exploitation et la distribution à grande échelle de l’Énergie Draconique.
Funerol se rassit sous le regard approbateur de son ami et confrère Maxwell Briantown. Mais de toutes les personnes présentes, il était bien le seul à approuver le directeur. Tous les autres échangèrent des regards pleins de doutes, quand ce n’était pas une franche désapprobation. L’un d’entre eux, Lawrence Shaw, qui était l’un des cadres les plus anciens du Vert de la Planète et qui se faisait depuis peu le porte-parole de l’opposition à Funerol, se leva.
- Monsieur le Directeur, nous ne contestons nullement les bénéfices qu’une telle marge pourrait nous apporter, mais… elle nous semble disproportionnée. Ce médicament nous coûte dix Pokédollars la dose. La revendre à cinquante ferait de nous des rapaces.
- Nous sommes les premiers à pouvoir faire espérer des milliers de parents dont leurs enfants sont atteints de cette maladie que l’on disait incurable, répliqua Funerol. Ça m’étonnerait qu’ils en viennent à nous considérer comme tel. Et puis, comme vous le savez, ces gens ne débourseront pas un centime de plus que le prix de revient. C’est l’OMS qui se chargera de nous payer le reste.
- Il n’empêche, nous ne devrions pas ainsi profiter de la misère des gens. Ce ne sont pas les valeurs de notre asso… je veux dire, de notre entreprise.
- Nous n’en profiterons pas pour nous enrichir personnellement, cher Lawrence, intervint Briantown. Comme l’a dit le directeur, cette marge sera entièrement consacrée à l’investissement et à la recherche sur l’Énergie Draconique.
- Nous avons déjà dépensé des milliards sur ce projet, protesta Sylvie Mitchas, qui dirigeait la branche kalosienne du Vert de la Planète. Il n’est pas bon de mettre tous les Noeunoeuf dans le même panier, comme on dit. Si on se plante dessus, on sera ruiné.
- Il n’est nullement question de nous planter, comme vous dites. Cette énergie est sûre et illimitée, comme nos scientifiques nous l’ont prouvé.
Cela faisait un an que la branche d’Unys du Vert de la Planète, dirigée par Briantown, avait découvert cette énergie qui découlait de la planète même. Elle était particulièrement présente à Unys, mais se trouvait partout sur la planète, dans ses zones encore naturelles et non polluées. On lui donnait différents noms selon les endroits, comme énergie cosmo-tellurique.
Personne ne semblait trop savoir d’où elle provenait réellement, mais elle semblait d’origine Pokemon, et servait sans doute à maintenir une espèce d’équilibre naturel dans le monde. La grande ambition du Vert de la Planète était de remplacer toutes les énergies fossiles et même à terme l’électricité par l’Énergie Draconique. Déjà, les usines de Funerol éparpillées partout dans le monde se chargeaient d’en stocker.
Briantown avait su convaincre Funerol de se lancer dedans, après lui avoir fait miroiter un futur utopique où tous les humains seraient autosuffisants grâce à la seule Mère-Nature. Plus de pollution, et plus de conflit pour l’acquisition de l’énergie. Et par la même bien sûr, des profits faramineux pour l’entreprise qui possédait un monopole total sur cette énergie. C’était en prévision de cela que Funerol avait mis le Vert de la Planète en bourse, transformant de facto l’association à but non lucratif en société anonyme.
Aujourd’hui, le Vert de la Planète était l’un des grands leaders de ce monde dans de nombreux domaines, comme la technologie ayant trait aux Pokemon, la médecine, l’alimentation et bien sûr l’énergie verte. Déjà millionnaire, Funerol était devenu milliardaire, et sa renommée, déjà importante autrefois, était désormais mondiale. Mais tout cela semblait effrayer les anciens associés de son père, qui avaient travaillé eux dans une association militante et écologique qui dénonçait justement les folies des grandes fortunes.
- Haysen, mon garçon, tenta une nouvelle fois Lawrence en usant d’un ton paternaliste. Nous avons franchi de nombreuses lignes récemment pour arriver jusqu’où nous sommes arrivés. Je n’ai pas trop protesté, car vous n’avez fait qu’accroître le potentiel du Vert de la Planète. Ça a commencé par l’acquisition de toutes ces entreprises non-rentables et la mise au chômage de leurs employés…
- Je n’ai laissé personne à la rue, Lawrence, coupa Funerol. Tous ces gens ont reçu une compensation financière extrêmement généreuse pour…
- Je sais. Et c’est là le problème. Nous avons échangé nos valeurs humaines contre de l’argent. Pour nous donner bonne conscience, à chaque fois que nous dépassions un peu la limite, nous sortions le porte-monnaie. Ce sont les méthodes de groupe comme N.W.C, que nous avons tant combattu. Certains d’entre nous craignent que nous devenions comme eux, surtout depuis que certains de vos proches collaborateurs sont connus pour avoir eu avec eux quelques… accointances.
Il fusilla Briantown du regard, qui fit mine de n’avoir rien remarqué. Funerol soupira, et croisa les doigts.
- Nous ne sommes pas comme New World Corporation Lawrence, et ce pour une raison simple : eux agissaient contre l’intérêt de la planète pour leur enrichissement personnel. Toutes nos actions, même les plus discutables d’un point de vue moral, ont pour seul et unique but la préservation de notre monde et le bien-être de ses habitants. C’était là l’idéologie fondatrice du Vert de la Planète sous mon père, et ça l’est toujours aujourd’hui. Nous avons juste changé d’échelle et de mode d’action.
- Ce n’est pas du jour au lendemain que nous perdons notre âme. C’est un processus long, et souvent invisible. Nous sommes sur une corde raide au sommet d’un grand vide sans fond, Monsieur le Directeur. Nous sommes en train de tout miser sur un seul projet, certes novateur et prometteur, mais qui nous entraînera dans l’abîme si jamais ça se révèle être un échec. Tous nos sacrifices et nos compromissions nous serons reprochées, et la confiance investie aura disparu à jamais. Les actionnaires sont de plus en plus inquiets. J’ignore jusqu’à quand nous pourrons maintenir le cours de nos actions, et si…
- Assez.
Funerol avait prononcé ce simple mot d’une voix pourtant calme, mais ce fut comme s’il venait de crier en tapant du poing sur la table.
- Vous vous inquiétez de la perte de nos valeurs tout en vous faisant le porte-parole des actionnaires, Lawrence ? Vous n'y voyez pas une certaine contradiction ? Depuis que le projet Énergie Draconique leur a été présenté, nos actionnaires ont pris en bourse des risques inconsidérés, en faisant mine de prévoir toutes les conséquences économiques qui en découleront. Ils ne sont qu'une bande de requins nous tournant autour, tout en se permettant de jouer les hypocrites en s'indignant quand on fait de la casse sociale.
- Je ne voulais pas dire que... Haysen, nous nous inquiétons seulement des risques.
- Il n'y a aucune réussite sans risque. Le Vert de la Planète est à la veille de pouvoir transformer durablement notre monde selon nos valeurs. Reculer maintenant serait renier tout ce que nous avons accompli.
Lawrence Shaw défia Funerol du regard.
- Je préfère alors me renier, puis reculer pour mieux sauter, plutôt que tout perdre sur un jet de dès hasardeux. Je suis désolé, directeur. Je ne peux plus vous suivre. Pas dans ces conditions.
Et sans plus de cérémonie, il se retira de la salle sans un seul regard en arrière. Malgré sa colère, Funerol en fut secoué. Il connaissait Lawrence depuis sa plus tendre enfance. Il avait été l'un des premiers associés de son père, l'un des piliers du Vert de la Planète. Il fut un moment tenté de courir après lui pour s'excuser et le convaincre de rester, en tentant de trouver un compromis avec lui. C'était ce qu'aurait fait l'ancien Funerol. Mais un seul regard à Maxwell lui suffit pour jeter cette idées aux orties. Le nouveau Funerol, le PDG d'une des plus grandes sociétés du monde, ne pouvait pas se permettre de s'écraser devant un de ses collaborateurs.
- C'est regrettable, dit-il au conseil, mais Lawrence était un homme du passé, trop accroché à des pratiques obsolètes et à une prudence qui nous ralentirait. S'il y en a parmi vous qui partagent son avis, vous pouvez le suivre dès maintenant. La transformation de la planète et de nos modes de vies se fera avec ou sans vous.
Malgré les doutes qui devaient persister, personne n'osa se lever. Se poser des questions sur la direction était une chose, mais refuser une place en or dans le Conseil d'Administration de la société la plus cotée au monde à l'heure actuelle en était une autre. Funerol déclara donc la fin de la réunion, avec bien sûr l'accord qui lui permettrait de vendre son remède contre la mucoviscidose au prix qu'il le voulait. Mais il resta assis à sa place alors que tout le monde partait, le visage sombre. Maxwell, sous couvert de ramasser les dossiers et les papiers, resta un peu pour lui parler.
- Tu étais parfait, lui assura-t-il. Tu leur as bien fait comprendre qui était le patron.
Funerol ricana, les yeux dans le vague.
- « Si tu as besoin de rappeler à tes employés que c'est toi le patron, c'est que tu n'es plus digne de l'être ». C'était un des dictons de mon père. Il doit se retourner dans sa tombe en voyant que j'ai laissé Lawrence partir...
Maxwell ne dit rien. Il n'était de toute évidence pas d'accord avec ça, mais n'osait pas critiquer le grand Evan Funerol devant son fils.
- Je feins d'être sûr de moi devant le conseil, mais je suis de plus en plus rongé par le doute, poursuivit Funerol. C'est vrai qu'on joue très gros sur le coup de l’Énergie Draconique. Nous ne nous sommes accordés aucun filet de sécurité.
- Parce que nous n'en avons pas besoin, lui assura Maxwell. Les tests parlent d'eux-mêmes. Cette énergie et tout ce qu'il y a de plus sûr et de renouvelable...
- Peut-être. Mais nous n'avons jamais vraiment sondé la population. Le monde est-il vraiment prêt, du jour au lendemain, à renoncer au pétrole, au charbon, au nucléaire ? Et nous n'avons pas non plus connaissance des effets à long terme d'une ponction constante de l’Énergie Draconique.
- Cette énergie est comme l'air. On peut en ponctionner autant qu'on veut, c'est pas pour autant qu'on va tous étouffer ensuite. Et quant à la réaction des gens... bien sûr, au début, il y aura des difficultés, des transformations indispensables, et des secteurs qui s'écrouleront. Mais je suis sûr que tout le monde pourra voir les bénéfices évidents. Nous ne sommes pas les seuls à vouloir changer le monde, Funerol. Il faut aussi garder un peu foi en nos contemporains pour cela.
Funerol hocha la tête, puis se leva.
- Tu as sans doute raison, comme toujours. Mais je ne pense plus seulement à notre génération. J'aimerai léguer un monde plus beau à Silas, et si possible une entreprise en bonne santé.
- Tu le feras, mon ami, lui assura Maxwell avec une tape sur l'épaule. Et il sera fier de son père, qui aura été le plus grand des hommes.
Funerol lui sourit et quitta la salle de réunion un peu plus rassuré. Maxwell Briantown, lui, soupira longuement, comme s'il était épuisé. Et il regarda la porte que Funerol venait de refermer avec une forme de tristesse dans les yeux.
- Moi aussi, je doute de plus en plus, mon vieux... Est-ce que le désir de vengeance envers un seul homme vaut que l'on cause la chute d'un ami, la mise en danger de sa famille et la faillite de son entreprise ? Un brave type comme toi aurait dit non sans hésiter. Mais tu sais, Funerol... moi, je suis une ordure.