Chapitre 3 : Souvenirs
Lucian ouvrit les yeux.
Il regarda précipitamment autour de lui : le paysage avait changé. Une douce lumière illuminait désormais la pièce, laissant apercevoir de la poussière flotter dans les airs. Il n’y avait plus personne dans le dortoir, hormis un Machopeur un peu tardif qui finissait bruyamment sa grasse matinée.
Il se leva sur ses deux pattes engourdies et sortit du lit, se faufilant discrètement hors du dortoir. Il franchit le long corridor qui menait à la salle commune, repensant à ce qu'il venait de se passer... mais à peine avait-il pointé le bout de son nez qu'une grosse voix l'interpella. Kurt était assis à la même table que la veille, une boisson blanche à la main, et le regardait d'un air plus enjoué que la veille. Il l’accueillit à bras ouverts :
- "Aaah, t’es enfin réveillé, gamin ! J’me demandais bien quand t’allais te lever. Vas-y, assieds-toi !"
Le Riolu prit place en face de son sauveur et regarda la table sans dire un mot.
- "Alors, t’as retrouvé la parlotte depuis hier ?" lui demanda t-il, curieux.
Lucian ne bougea pas. Considérant cela comme une réponse négative, Kurt soupira.
- "Bon bah... j’imagine qu’on y peut rien. J’aurais bien aimé te poser des questions, moi..."
On entendit alors une porte s’ouvrir non loin de là : c’était celle du dortoir du personnel. Une jeune fleur en sortit telle la rosée du matin, traînant des pieds et bâillant à maintes reprises. Elle n’avait probablement pas beaucoup dormi cette nuit ; la preuve, elle tenait encore son oreiller en main. Kurt ne réfléchit pas deux fois avant de l’interpeller à sa manière :
- "Bah alors, Lily ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Même le gamin était sur pattes avant toi ! Ahah, la jeunesse, j'vous jure… tous des bons à rien !"
Il se marrait seul dans son coin, fier de sa petite pique lancée à son amie. En entendant cela, l'infirmière changea de trajectoire et se dirigea vers Kurt, les yeux encore à moitié fermés. Mais cela ne l’empêcha pas de frapper - avec une précision parfaite - la tête de Kurt avec son oreiller en plumes. Une fois la besogne achevée, elle repartit dans sa direction initiale. L’ancien retira l’oreiller de sa tête et le posa sur la table.
- "Décidément, si on peut même plus plaisanter…" ronchonna t-il, frustré de constater que son amie n'avait pas le même humour que lui.
Il prit son verre en main et but une gorgée de son lait d’Écrémeuh. Il s'accouda sur la table et se mit à la regarder d’un air pensif. Au bout de quelques minutes, on entendit une toute petite voix, celle de Lucian, s’exprimer :
- "M-Monsieur Kurt… ?"
Le Bétochef resta de marbre, à l'image de son pilier. On aurait dit qu’il dormait les yeux ouverts. Ou pire, qu'il était perdu dans ses pensées : là où personne n’osait s’aventurer par peur de perdre la raison. Mine de rien, il se passait beaucoup de choses dans la tête de ce vieil homme.
- "Monsieur Kurt ?" répéta Lucian, voyant que son interlocuteur ne réagissait pas.
- "Hein… ? Keskjekequiquequoi ?" Il sursauta légèrement, surpris par cet appel inattendu. Il fixa le jeune garçon : "C’est toi qu'as causé, gamin ?" Ce dernier acquiesça.
- "J'ai une question..." prononça faiblement le jeune garçon encore somnolent. Le doyen, lui, fut pris d'un soudain excès de confiance ; en réalité, il souhaitait mettre le petit bonhomme à l'aise.
- "Je t'écoute, mon p'tit ! J'peux répondre à toutes tes questions !
- "Est-ce que... mes parents vont revenir...?"
Le sourire béant sur le visage de Kurt s'effaça aussitôt. Il s'attendait à toutes les questions possibles, sauf celle-là. Comment expliquer à un enfant que ses parents, ceux qui l'ont toujours protégé et accompagné, ont rejoint les étoiles ? Il resta un long moment silencieux, à revisionner dans sa tête des images douloureuses.
- "... Non. Ils ne... reviendront pas."
La réponse fut brute. Pas d'enjolivant, pas de métaphore lyrique ou d'envolée poétique, pas de filtre. Rien que la réalité crue, celle qui nous assomme de par sa simplicité, son injustice et sa douleur. En somme, la réponse dont cet enfant avait besoin pour grandir et faire son deuil. Pour ne pas se faire de faux espoirs, ou d'attendre toute une vie qu'ils reviennent à lui. Mais le jeune garçon, encore innocent, fut pris de tristesse et d'interrogations :
- "Mais... pourquoi...?"
À sa question, le doyen se contenta encore d'une réponse simple et cruelle, à l'image de ce monde.
- "Parce que c'est la guerre, gamin. Parce que c'est la guerre."
Il poussa alors un long soupir, témoignant d'un certain regret dans ses paroles. Le petit Lucian, quant à lui, baissa à nouveau la tête d'un air blasé. Le vieux reprit :
"Chuis désolé, gamin... un Typhlosion était en train d'me faire la misère. Faut dire qu'il était sacrément costaud, le bougre. On était pratiquement à forces égales, sauf que moi, j'ai l'âge qui me traîne dans les pattes. Il a fini par m'envoyer valser contre un arbre, d’où ma blessure à la tempe. C’est à ce moment que j'me suis enfui... je savais que c'était perdu, et j'voulais pas clamser face à un jeunot. J’ai grimpé la colline, j’ai atteint la clairière, et… c’est comme ça que jt’ai trouvé, gamin."
Il prit une longue pause pour boire quelques gorgées de son lait, puis ajouta :
- "Tu sais… j'connaissais bien tes parents. Z'étaient vraiment chics, surtout ton père. Ahlala… y m’en a fait baver, le Arthur… C’était mon élève à une époque, tu sais ? Têtu comme un Tiboudet, y'en avait pas deux comme lui ! Y'était doué pour la castagne, ça c’est sûr. Toujours à se fourrer des des pétrins pas possibles... et quand il a rencontré ta mère, j’ai tout de suite vu qu’ils étaient faits l'un pour l'autre. Ça crevait les yeux, même ceux des aveugles !
Tandis que le doyen s’étalait tout joyeux sur ses mémoires du passé, Lucian n’en restait pas moins abattu par les récents événements. Il ne parvenait plus à pleurer, il ne souhaitait même plus pleurer. Il voulait juste comprendre. Comprendre pourquoi ses parents étaient morts aussi atrocement, sans raison. Pourquoi sa maison avait brûlé sans raison. Pourquoi son village tout entier avait été décimé sans raison. Et... pourquoi avait-il survécu ? Des tonnes de questions sans réponse lui trottaient incessamment dans la tête, comme des échos rebondissant sur les parois de son esprit. Sa profonde réflexion fut toutefois interrompue par le passage d'un inconnu ; il les salua d'un signe de main.
- "Salut, Kurt... Content de voir que vous êtes indemnes."
Une mine déconfite se profilait sur le visage du Chapignon. Ses cernes descendaient jusqu'à ses joues, on pouvait le distinguer malgré les lunettes rondes qui arboraient son large nez. Son front était anormalement ridé, et un désespoir sans nom se lisait dans ses yeux. En le voyant du coin de l'œil, Kurt perdit aussitôt son sourire enjoué.
- "... Salut, Nath." répondit le doyen sur un ton plus sérieux. "Comment tu te sens, mon vieux ?"
Son interlocuteur se contenta d'un bref soupir et d'un léger haussement d'épaules ; il avait un bras dans le plâtre et un bandage enroulé autour du crâne. Sans un mot, il reprit son chemin silencieux en direction des tentes de soins. Kurt le suivait du regard d'un air inquiet, ou du moins préoccupé.
- "Monsieur Kurt ? C'est qui...?" demanda timidement le petit Lucian, qui semblait lentement retrouver la parole.
- "Lui ?" s'étonna le Bétochef. "C'est Nathan, le médecin de not' patelin. Y s'est porté volontaire pour aider les infirmiers, mais le connaissant, il a sûrement voulu bosser toute la nuit... j'ai rarement vu un gus aussi investi dans son métier."
Lucian bougea discrètement la tête de haut en bas comme pour acquiescer, puis dirigea à nouveau son regard pensif vers la table en bois. Les tabourets n'étaient pas très confortables, mais il n'avait pas de quoi se plaindre. Il prendrait son mal au derrière en patience.
Une petite demi-heure plus tard, Lily revint dans la bâtisse ; il semblait qu’elle avait fini son travail pour la matinée. Elle alla s’asseoir à la table de Kurt et Lucian.
- "Pfiou, enfin fini... c'est vraiment éprouvant, de s'occuper des blessés..." marmonna t-elle en s’effondrant sur la table. Elle s’étira, mais avant qu'elle puisse relâcher ses muscles, Kurt la prit soudainement sous son bras vint la coller contre lui. Lily rougit comme une pivoine.
- "M-Mais… qu’est-ce que tu fais, Kurt ?!" demanda t-elle en panique, prise de court par son geste. Le vieil homme lui répondit d'un air amusé et provocateur.
- "M'enfin, Lily... tu vas pas t’écrouler pour si peu ! T'es capable de bien plus que ça , j'te connais !" Il tourna la tête vers Lucian. "Elle paraît timide au premier abord, mais c'te fille a un sacré caractère, j'te le dis ! Elle le tient de sa mère, c’est sûr, haha !"
Lily s’empressa de saisir son oreiller que Kurt avait déposé sur la table, et le frappa à la tête à plusieurs reprises.
- "Je t’interdis de parler de ma mère, vieux croûton !!" lui cria t-elle en se débattant.
Kurt finit par la lâcher en riant, tandis que la jeune femme se remettait de ses émotions. Elle s’adressa ensuite au jeune Riolu :
- "Ce vieux schnock n’arrêtait pas de draguer ma mère à chaque fois qu’il venait chez nous à la Capitale... à l’époque j’étais peut-être jeune mais pas dupe ! Hein ? Qu’est-ce que t’en dis, l’ancien ?!"
- "Inutile de s’énerver, voyons… nous avions simplement de bonnes discussions." répondit-il posément en adressant un sourire narquois à Lily.
Celle-ci se mit à le frapper à de toutes ses forces, sans que le "vieux schnock" ne sente quoi que ce soit ; on ne peut pas vraiment dire qu’une fleur frappe fort. Kurt se contenta de rire aux éclats tandis que Lily le criblait de coups sans arrêt, faisant virevolter les plumes de l'oreiller dans tous les sens. Voir une telle complicité entre deux amis aussi proches fit doucement rire le petit Lucian ; c’était la première fois qu’il riait depuis longtemps. Les deux joyeux lurons, remarquant cela, se mirent à rire à leur tour. Ils étaient heureux de pouvoir, le temps d'un instant, oublier tous leurs problèmes et profiter d'un rayon de bonheur.
Une fois la joie de nos héros calmée, Kurt se redressa soudainement :
- "D'ailleurs, Lily ! J'avais un truc important à te d'mander !"
- "Ah oui ? Qu’est-ce que c’est ?" l’interrogea t-elle, intriguée. Il était rare que le vieil homme ait des idées de génie, donc elle décida de l'écouter attentivement.
Kurt lui chuchota quelque chose à l’oreille que le petit Lucian ne put entendre. A priori, ce message ne semblait pas lui être destiné.
- "Alors, t'en dis quoi ? Tu penses qu’elle pourrait s’occuper du gamin ?" demanda Kurt, impatient d’avoir l’avis de son amie à ce sujet. Cette dernière jeta un rapide coup d’œil au jeune Pokémon, avant de réfléchir un instant et dire :
- "Oui, ça pourrait être une bonne idée ! Mais le souci, c'est que je ne sais pas où elle se trouve..."
- "Bah en toute logique, soit à la Capitale, soit dans l'Est. Mais y'a des informateurs aux quat' coins du royaume, on pourra pas la louper !" répondit Kurt d'un air confiant.
- "Oui, tu as sûrement raison. Je vais envoyer un messager Bekipan dès que possible. En attendant, vous pouvez rester ici aussi longtemps que vous voulez. Vous êtes considérés comme réfugiés donc vous n'avez rien à payer, et vous avez droit à tous les services qu'on propose !"
- "... Même le Cocktail Capumain ?" demanda Kurt, toujours avec son sourire malicieux en coin.
- "Ah non, tu vas pas recommencer !" le sermonna t-elle.
Les trois compagnons continuèrent de se chamailler durant le reste de la journée. Bien que cela les aidait à garder la tête haute, l'amertume dans le cœur du petit garçon ne cessait de croître. Il voulait à tout prix des réponses à ses questions. Il avait besoin qu'on lui dise... qu'on lui explique le monde qui l'entoure. Son assommante simplicité, tout comme son implacable cruauté.