Chapitre 398 : Traumatismes du passé et du présent
Natael avait déjà été bien assez secoué par l'apparition soudaine de Crenden devant lui, puis par la téléportation forcée. Alors bien sûr, quand immédiatement après, il vit D-Zoroark devant, sous sa forme véritable de Mécha, il n'en fallut pas plus pour que le pauvre scientifique, qui avait les nerfs fragiles dû à son traumatisme avec Diox-BOT, ne s'évanouisse séance tenante.
- Allez quoi... soupira Crenden. Pourquoi t'as pas activé ton illusion, mec ? Tu l'as envoyé dans les pommes !
- Je ne pensais pas que j'étais à ce point terrifiant...
- Faut dire que vous autres les Méchas, vous avez déjà une certaine réputation dans la Team Rocket, et surtout chez la X-Squad. Puis ce mec est le seul survivant de l'équipe scientifique qui a conçu ton papa aimant. Il a deux trois raisons d'avoir la trouille de vous.
Crenden rappela l'Alakazam dans sa Pokeball. Ce n'était pas le sien bien sûr. D-Zoroark l'avait volé à un dresseur en prenant son apparence. Il l'avait depuis un moment, et s'en servait souvent. Crenden lui-même s'était toujours étonné, à l'époque de la Team Némésis, de voir « Licia » disparaître et apparaître à volonté. Bien sûr, en utilisant ses illusions, D-Zoroark pouvait parfaitement dissimuler Alakazam à la vue des autres, et ainsi faire style que c'était lui qui se téléportait tout seul.
Il était donc de retour dans la planque de D-Zoroark, cette ancienne base de la Team Némésis, aujourd'hui abandonnée. Avant de se téléporter ici, il avait pris la précaution de faire plusieurs sauts ailleurs, histoire de brouiller sa piste si jamais les Rockets avaient l'idée de le suivre. Mais ils devaient être suffisamment occupés avec cette Armée des Ombres pour ne pas partir à la recherche de leur savant favori avant un petit moment.
- On lui branche la sonde mentale alors ? Demanda Crenden.
C'était avec cet engin que D-Zoroark avait pu repérer une onde cérébrale étrangère en Crenden, et ainsi prouver qu'il avait bien été manipulé pour créer tous les joujoux dangereux de Venamia, dont la bombe Arctime, ou encore la Dark Armor. Et s'ils retrouvaient cette même onde suspecte et clairement pas d'origine humaine en Natael Grivux, ça confirmerait la théorie de D-Zoroark, à savoir qu'Asmoth avait mentalement manipulé les Rockets pour qu'ils créent Diox-BOT il y a vingt-trois ans.
- On ne verra pas grand chose s'il est inconscient, répondit le Pokemon Mécha. Et je préfère ne pas forcer Alakazam à utiliser ses pouvoirs sur lui, de crainte de lui brouiller l'esprit. On attend. On est pas pressé.
- J'avais cru comprendre que si, au contraire, répliqua Crenden. Si ta théorie est bonne et qu'Asmoth a noyauté la Team Rocket, il doit être au courant que j'ai enlevé Grivux. Et s'il est réellement un dieu, il doit bien avoir deviné pourquoi, et avec qui je travaille.
- Asmoth n'est pas omniscient, ou je serais déjà en pièces, et mon Sombracier servirait sur un nouveau Mécha.
- Ah ? Et si c'était lui Asmoth, du coup ?
Il désigna le professeur évanoui. Si D-Zoroark avait eu des traits humains, il aurait haussé les sourcils.
- C'est une possibilité bien sûr. Mais si ça avait été le cas, nous ne serions plus là pour en parler je pense.
- Tu as pourtant ta pierre d'Ysalry sur toi. Il ne pourrait plus se servir du Flux...
- Crenden... Un être aussi vieux et aussi puissant qu'Asmoth, le premier des Mélénis Noirs, n'est pas du genre à se laisser réduire à l'impuissance par un petit caillou vert qui tient entre deux doigts. La seule utilité de l'Ysalry serait de le prendre par surprise d'un coup, quand on aura trouvé son identité. Et puis, vu qu'Asmoth peut parfaitement implanter son savoir scientifique dans l'esprit des hommes, pourquoi prendrait-il la peine de participer lui-même à une conception, surtout en faisant ensuite en sorte d'être le seul survivant de l'équipe scientifique ?
- Tu ne penses pas que Diox-BOT a buté l'équipe sous ses ordres ?
- Non. Père l'a fait de son propre chef dès sa prise de conscience, mais ça n'a sans doute pas gêné Asmoth. Que Natael Grivux n'ait pas été là ce jour ci fut un hasard qui lui sauva la vie. Et si Asmoth n'a jamais essayé depuis de le faire disparaître, c'est qu'il n'en avait rien à faire de lui.
- Donc... on ne va sans doute rien en tirer, c'est ça ?
- Comme je l'ai dit dès le début. Même s'il a bien été manipulé par Asmoth, il est très probable que l'onde cérébrale ait disparu depuis toutes ces années. Mais on peut toujours l'interroger en détail sur la conception de Père. Qui a proposé les plans, avec qui l'équipe scientifique était le plus souvent en contact, ce genre de choses. Il ne faut pas oublier non plus qu'Asmoth a pu faire tout ça dans le dos d'Urgania G. S. Urdain, la boss de la Team Rocket à l'époque. Et d'après ce que j'ai pu glaner sur elle durant mon séjour dans la Team, elle n'était pas une femme à se laisser facilement manipuler. Même Asmoth a dû agir prudemment.
Crenden hocha la tête, dévisageant Natael Grivux. Cet homme avait-il vraiment des réponses ? Déjà, s'il n'y avait pas eu la blouse blanche, Crenden aurait du mal à croire qu'il était vraiment un scientifique. Avec sa grande taille, ses cheveux blonds ondulés et son visage d'albâtre, il aurait plus ressemblé à un mannequin. Même les lunettes lui donnaient encore plus de style. Et pourtant, ce type en avait conçu, des choses. Bien plus que Crenden lui-même.
- Très bien, attendons qu'il revienne à lui, soupira-t-il. Même si on ne peut rien en tirer, j'aurai toujours un mec intéressant avec qui causer et qui peut me comprendre.
- Tu penses que tes maigres savoirs scientifiques me dépassent au point que je ne comprenne pas tes paroles ? Ironisa D-Zoroark. Reste à ta place, pauvre humain !
- Justement, je suis un humain, et lui aussi. Pas toi. Discuter de science avec un fichu robot mégalo ne me branche pas. Par contre, si tu veux te rendre utile, tu peux réutiliser tes illusions pour prendre l'apparence de Livia à poil, si jamais. Ça pourrait m'inspirer...
***
La nuit était tombée sur Kanto, bien qu'on ne voyait pas trop la différence avec toute la brume entourant la région. La bataille avait cessé au moins jusqu'à l'aube, et les combattants vivants de l'Armée des Ombres auraient dû en profiter pour dormir un peu. Mais Lyre Sybel ne put trouver le sommeil. Parce qu'elle devait constamment maintenir son contrôle sur l'armée de morts-vivants, dehors, mais aussi sur les Marquis des Ombres ressuscités et sur Zelan. Certains d'entre eux n'étaient pas ravis d'avoir été tirés du Royaume des Esprits pour venir se battre ici, et ils auraient pu profiter d'un instant de mégarde de Lyre pour prendre la fuite ou se suicider.
Mais même sans l'Armée des Ombres à contrôler, Lyre n'aurait pas pu dormir. Elle le sentait, au plus profond d'elle : quelque chose était en train de changer en elle. Ça avait débuté avec le retour de son pouvoir de toucher mortel de sa main gauche contre ce Crocorible qui l'avait attaqué. Puis par le vol et la reproduction d'une de ses attaques Sol. Désormais, elle était pleinement capable « d'aspirer » les Pokemon qu'elle touchait avec sa main gauche, et de s'approprier leurs pouvoirs.
Le Marquis n'avait pas eu de réponse à ça, ou du moins, il ne voulait rien lui dire. Mais Lyre n'était pas stupide. Elle avait bien remarqué que ses yeux changeaient de couleur quand elle utilisait ce nouveau pouvoir. Ils devenaient noirs et rouges, comme ceux qui étaient possédés par Horrorscor depuis un certain moment. Comme les Enfants de la Corruption, durant les premiers mois de leur vie. Il était clair que ces nouvelles capacités étaient une étape de plus dans son évolution d'Enfant de la Corruption, de mutante humaine d'Horrorscor.
Elle avait longtemps espéré que ça s'arrête à sa main preneuse de vie et à l'autre, qui contrôlait les cadavres. C'était déjà beaucoup. Elle avait fini par y croire, par accepter ses pouvoirs. Mais elle s'était voilée la face. Les Enfants de la Corruption étaient l'instabilité incarnée, autant mentale que physique. Même Horrorscor ne pouvait pas prévoir leur évolution, surtout qu'aucun d'entre eux n'avait jamais dépassé les vingt années de vie.
Lyre était morte de peur. De ne pas savoir ce qui lui arrivait, et jusqu'où ça allait aller, mais aussi de ce qu'elle ressentait en elle : une faim insoutenable qui la tiraillait. Depuis qu'elle s'était mise à aspirer des Pokemon pour ses expériences concernant ses nouveaux pouvoirs, elle ne pouvait presque plus s'en passer. C'était comme une addiction très rapide, et pourtant, aspirer ces Pokemon et leur dérober leurs pouvoirs ne lui procurait aucun plaisir. C'était plus comme un besoin primaire, celui de dévorer la vie, de la faire devenir une avec elle-même...
Et alors que, ne pouvant dormir, marchant de long en large dans sa chambre dans l’immense carrosse volant du Marquis, une idée avait germé dans son esprit. Une idée terrible, mais qui maintenant ne voulait plus la quitter. Si elle pouvait aspirer en elle des Pokemon, pour dérober leur vitalité, leur type et leurs attaques, pourquoi ne pourrait-elle pas le faire avec des êtres humains ? Elle avait tourné en rond pendant une heure, essayant de se retirer cette question du crâne, mais finalement, n’y tenant plus, elle était sortie du carrosse et avait fait venir un de ses zombis jusqu’à elle.
Le test ne s’était pas révélé concluant. Le cadavre ambulant était toujours là. Lyre théorisa que c’était parce qu’il était déjà mort. Il lui faudrait essayer sur quelqu’un de bien vivant. Alors, elle fit venir l’un des anciens Marquis. Même s’ils n'étaient pas ressuscités à proprement parlé, leurs âmes étaient bien présents dans ces nouveaux corps nés de l’imagination de Silas et des souvenirs d’Horrorscor.
- Vous m’avez fait mander ?
Le Marquis n’avait pas tardé, poussé par l’emprise mentale que Lyre exerçait sur lui. C’était un individu particulièrement barbu, vêtu d’un pourpoint fraise, comme c’était à la mode chez les nobles au XVIème siècle.
- C’est exact, répondit Lyre. Tu vas m’aider pour une petite… expérience.
Lyre avait choisi à dessin le 14ème Marquis, Tilfas. Il était tristement connu pour avoir enfanté l’Enfant de la Corruption Grazavel, aux pouvoirs si destructeurs et à la personnalité si tordue que le Marquis suivant avait dû s’allier aux Gardiens de l’Innocence pour en venir à bout. C’était depuis Grazavel qu’il était strictement interdit au Marquis des Ombres de faire un enfant. Avant lui, c’était juste vivement déconseillé. Et depuis cet épisode, il avait été donné à Tilfas le sobriquet de « l’Irresponsable ». Il n’avait jamais été de plus un Marquis particulièrement puissant, donc si l’expérience réussissait, ce ne serait pas une grande perte.
- Prends ma main, ordonna Lyre en la lui tendant.
Elle ne manqua pas de percevoir la lueur de dégoût dans les yeux de Tilfas quand il approcha sa main à contrecœur. Lyre ne le prit pas mal, car d’une, elle était habituée, et deux, elle se contrefichait de l’avis d’un mec mort depuis des siècles et qui ne remarchait parmi les vivants que grâce à elle. Et puis, il avait bonne jambe lui, de s’offusquer des Enfants de la Corruption, alors que son propre fils en était un et qu’il avait failli détruire le monde !
Dès que Tilfas toucha sa main gauche, il tressaillit, et son visage se tordit de douleur. Il commença à hurler alors que son corps perdait de sa substance, mais n’essaya pas de retirer sa main. Il ne pouvait tout simplement pas, car il avait le corps conditionné par les ordres de Lyre. Quand Tilfas commença à être réduit en brume noire qui s’évacua dans chacune des pores de la main de Lyre, son cri était d'un tout autre niveau que celui de la simple douleur ou de la peur. C’était de l’horreur, et une souffrance sans nom.
Pour Lyre, ce fut une sensation allant bien au-delà de ce qu’elle avait ressenti en aspirant des Pokemon. Comme un orgasme sans le plaisir, mais avec la certitude d’être complète. Elle ferma les yeux pour savourer ce moment, tandis que le 14ème Marquis était purement et simplement absorbé, son existence réduite à néant, son âme prisonnière du trou noir qu’était devenu Lyre. Même si la situation l’horrifiait, elle ne put s’empêcher d’éclater de rire. Bien sûr, tout cela en pleine nuit et en plein silence ne manqua pas d’alerter. Fantastux fut le premier sur place, mais quand il arriva, Tilfas avait déjà entièrement disparu.
- Qu’est-ce qui se passe ici ? Demanda-t-il à Lyre. Qui a crié comme ça ? Et pourquoi vous vous marrez comme…
Il s’arrêta avec un glapissement de terreur quand la jeune femme se tourna vers lui. Ses yeux soudainement devenus noirs avec une pupille rouge ne lui échappèrent pas, mais plus que ça, ce fut son expression terriblement sombre et son aura oppressante qui fit frissonner jusqu’au corps pourtant immatériel du Pokemon.
- Pourquoi je me marre ? Répéta Lyre. Mais parce que c’est à mourir de rire ! J’ai absorbé le 14ème Marquis. Il ne reste plus rien de lui, même pas son âme. Je la sens en moi, en train de hurler, de même que je sens ses pouvoirs qu’Horrorscor lui a donné. Ah, et si je me concentre, je peux même accéder à une partie de ses souvenirs, ou de ses émotions.
- Fantastux ne comprend pas… A-absorbé ?
- C’est ça, absorbé. Je suis devenu une espèce de trou noir qui absorbe la vie, et qui emmagasine les pouvoirs. J’ai l’impression que je ne peux plus m’en passer, mais pourtant à chaque fois, je sens que mon corps est mis à rude épreuve ? Peut-être qu’il va exploser si j’en absorbe trop ? Du coup… la solution serait peut-être que je me décharge ? Oui, oui…
Lyre parlait désormais toute seule, totalement coupée de la réalité, ses yeux rouges et noirs écarquillés. Fantastux se dit que ça y était, qu’elle avait enfin pété les plombs. Il en fut d’autant plus convaincu quand elle se mit à jeter diverses attaques de toutes sortes de sa main gauche. Des gerbes de flamme, des éclairs, des boules spectrales, de tout et n’importe quoi, et ce à la chaîne, et en éclatant à nouveau de rire. Proprement effrayé, Fantastux ne demanda pas son reste et détalla en vitesse, avant de se faire toucher par une attaque perdue.
- IL SUFFIT, LYRE !
Ce seul ordre suffit à faire s’arrêter Lyre. Le Marquis des Ombres venaient d’arriver à grand pas, son masque blanc cachant ses yeux écarquillés de surprise et d’une pointe de crainte.
- Qu’as-tu fais ? Murmura-t-il quand il fut arrivé devant elle.
D’autres anciens Marquis venaient d’arriver, alertés par le bruit et les feux d’artifice de Lyre. Le Marquis actuel ne s’inquiétait pas vraiment de ce qu’ils pourraient penser, mais il n’aimait pas avoir un auditoire géant pour une affaire privée comme celle-ci. Comme Lyre ne répondit pas, il la prit par le bras et l’amena avec lui à l’intérieur du carrosse, pour pouvoir lui parler sans qu'ils ne se donnent en spectacle.
- Le Seigneur Horrorscor ne perçoit plus l'âme de Tilfas, et son masque n'est pas revenu à moi. Veux-tu bien t'expliquer ?
Lyre eut au moins le réflexe de baisser les yeux, signe qu'elle n'avait pas totalement craqué et qu'elle répondait encore au Marquis.
- J'ai seulement testé mes nouveaux pouvoirs sur lui, seigneur. Les anciens Marquis étaient les seuls humains « vivants » de notre armée en dehors vous, de Maxwell et de moi. Je me suis dit que ce ne serait pas une grosse perte...
- Ce n'était pas à toi d'en décider, répliqua le Marquis. Nous avons déjà perdu Azir, Renali et Roedan. Et sans Silas, nous ne pouvons pas les ramener physiquement. Et comme nous n'avons même plus le masque de Tilfas, nous ne pouvons le ramener tout court, même avec Silas. Les anciens Marquis sont notre principale force de frappe, avec les Démons Majeurs, contre le nombre considérable de méta-humains que la FAL possède. Un seul d'entre eux nous est plus précieux que dix-mille de tes morts-vivants. Et ils sont la propriété du Seigneur Horrorscor, pas la tienne. Qu'est-ce qui t'a pris ?!
Lyre releva la tête, et cette fois, elle affronta pleinement le regard du Marquis, avec ses yeux qui n'étaient toujours pas redevenus normaux.
- J'ai aspiré Tilfas. Les pouvoirs qu'il avait sont désormais les miens, donc vous ne perdrez rien. Je peux faire ça aussi contre nos ennemis, qu'ils soient humains ou Pokemon. Nous débarrasser d'eux, mais en plus s'approprier leurs pouvoirs. Laissez-moi participer aux combats !
- As-tu perdu l'esprit ?! Nos ennemis ne vont pas gentiment attendre que tu les touches, ils ont de quoi attaquer à distance. Et si tu te fais tuer, c'est toute notre armée qui disparaît.
- Alors laissez-moi aspirer des Pokemon Spectres du Baron, ou peut-être même un ou deux Démons Majeurs ! Je serais invincible ! Je le sens, mon seigneur ! J'ignore ce qui m'arrive, mais je me sens me transformer en quelque chose d'incroyable !
- Tes pouvoirs sont seulement en train de muter, et si tu te laisses noyer par eux, ce sera aussi ton corps et ton esprit. Il faut que tu te maîtrises jusqu'à la fin de la bataille, et alors je ferai en sorte de te guérir...
Lyre éclata de rire.
- Me guérir ?! Je suis avec vous depuis toute petite, et vous n'avez jamais rien pu faire pour m'enlever ma main tueuse ! Je suis une Enfant de la Corruption, et il n'y a aucun remède contre ça. C'est dans mon ADN, c'est dans mon âme ! J'en ai assez de repousser ce que je suis, d'en être dégoûtée ou d'en avoir peur ! Je vais l'embrasser totalement ! C'est ce que vous m'aviez dit n'est-ce pas ? De ne pas avoir honte de ce que je suis, car ce n'était pas de mon fait, mais de celle de mes idiots de parents ! C'est pour ça que je vous ai suivi depuis tout ce temps. Vous voulez que je m'écrase, désormais, que je rase les murs ? Peut-être bien que j'ai fini par vous écœurer, comme tous les autres ?! Oui, votre priorité est sans doute...
Le Marquis avait écouté sans ciller le discours de Lyre, qui montait de plus en plus dans les aigus. Puis, sans un mot, il la prit dans ses bras. Le choc fut suffisant pour couper l'emballement de Lyre. Le Marquis n'était pas familier de ce genre de geste d'affection. Et Lyre n'avait rien connu de tel depuis sa plus tendre enfance, aujourd'hui quasiment oubliée. Peut-être son père, Dan Sybel, l'avait serré contre lui de cette façon. Peut-être que son corps, ou son cœur, s'en souvenait, et que c'était pour cela que l'étreinte du Marquis lui arracha des larmes, chose rare chez elle.
- Ma priorité, c'est de te garder en vie, déclara le Marquis. Et pas seulement pour notre armée, tu le sais. Je suis ton allié, Lyre. Cela n'a pas changé. Je suis même ton seul allié.
- Silas... commença Lyre.
- N'en a sans doute rien à faire de toi, acheva le Marquis. Je le suspecte d'y être pour quelque chose dans la nouvelle évolution de tes pouvoirs, et le fait qu'il ne soit pas réapparut me donne sans doute raison.
- Il... il m'aime, pourtant... Je suis sûr qu'il...
- Oui, il t'aime. D'un amour distordu, possessif et égoïste. Tu n'étais que sa chose, à ses yeux.
- Mais lui au moins, il m'acceptait comme j'étais.
- Ce que tu es est le fruit d'une erreur. L'erreur de Dan Sybel, qui dans son arrogance, avait pensé pouvoir sauver ta mère du Seigneur Horrorscor, et toi de tes propres gènes, alors que tu n'étais même pas née. Ce n'est pas ta faute, mais c'est comme ça, et rien n'y changera. Et c'est ça qui attirait tant Silas en toi. Pas toi réellement, mais l'Enfant de la Corruption. Parce que c'est un dégénéré qui adore jouer avec les choses dangereuses, et qu'il pensait trouver une sorte d'égal dans l'anormalité du fait de ses pouvoirs. Mais de Lyre Sybel, la fille qui souhaitait plus que quiconque être normale, il n'en avait rien à faire. Pire, il niait son existence.
Lyre se dégagea des bras du Marquis, et le dévisagea avec scepticisme.
- Parce que vous, vous en avez quelque chose à faire, de moi ? Je ne vous ai été utile que pour mes pouvoirs. Vous dîtes être mon seul allié, mais vous n'avez jamais retiré ce fichu masque en ma présence, alors que Silas, que vous traitez de dégénéré, connaît votre identité. Il me l'a avoué lui-même ! Alors quoi, « mon seigneur » ? Vous êtes réellement ce fouille-merde de Worm, comme le suspectaient les Gardiens de l'Innocence ? Ou bien ma psychotique de mère que j'ai pourtant pris bien soin de tuer moi-même ?
Le Marquis secoua la tête.
- Tu n'as jamais cherché à savoir qui j'étais depuis tout ce temps. Tu ne m'as jamais demandé. Pourquoi maintenant ? Ce masque recèle beaucoup de mensonges. Mais il y a une vérité immuable : c'est que tu importes à mes yeux. Le Seigneur Horrorscor possède de plus en plus mon corps, au point que bientôt, il sera totalement à lui, et ce qui reste de mon esprit d'origine aura disparu. Je l'accepte, car je lui ai voué mon âme. Je ne me souviens plus pourquoi exactement, d'ailleurs. Peu importe. La Corruption est généreuse et accueillante. Mais s'il y a bien quelque chose qui me reste de mon ancienne vie, avant que je ne porte ce masque, c'est toi.
Le Marquis perdit son regard vers une des fenêtres de son carrosse, vers le loin, où les forces de la FAL étaient sans doute en train d'arriver.
- Cette bataille sera ma dernière, poursuivit-il. C'est sur notre victoire que le Seigneur Horrorscor renaîtra enfin. J'accueillerai la totalité de son âme en moi après avoir éliminé le second hôte. Alors, je disparaîtrai pour toujours. Il n'y aura plus besoin de Marquis des Ombres. Mais avant cela, je te sauverai. Je te le promets. Tu as raison : tes nouveaux pouvoirs nous inquiètent, et lui également. Il m'a demandé de t'éliminer après cette bataille. Mais je n'en ferai rien. J'aurai ce qu'il m'a toujours fallu pour te guérir, et le Seigneur Horrorscor m'y aidera. Ce sera la seule récompense que je lui demanderai pour toutes ces années à son service. Et dans ce nouveau monde béni de Corruption, où les humains pourront enfin avancer, libérés des entraves de la moralité et des Pokemon, tu vivras la vie normale dont tu as toujours rêvé !
Les lèvres de Lyre tremblèrent sous l'effet de l'émotion. Jamais encore le Marquis ne lui avait parlé sur un ton si grave, si sincère. La trahison d'Horrorscor ne la choquait pas plus que ça ; tout le monde n'était qu'un outil pour lui. Mais elle voulut croire le Marquis. Elle voulut se raccrocher à ce faible espoir de pouvoir enfin être sauvée. Car elle le savait depuis longtemps : les Enfants de la Corruption ne vivaient jamais bien vieux. Soit ils mourraient dans d'atroces souffrance du fait des mutations horribles qu'ils subissaient, soit ils devenaient cinglés sous l'effet de pouvoirs qu'ils ne contrôlaient pas, et se faisaient tuer par un autre, ou par eux-mêmes.
Lyre était encore assez réaliste pour comprendre que ça n'allait pas tarder à lui arriver. Cette évolution de ses pouvoirs en était très probablement le signal. Et aussi misérable que fut sa vie, elle ne voulait pas mourir. Elle avait souvent songé à se suicider, sans avoir eu la force d'aller jusqu'au bout. Ce rêve inaccessible revenait toujours la hanter : elle n'était pas née Enfant de la Corruption, mais comme tous les autres enfants. Elle avait eu des parents aimants, une enfance normale. Elle était sortie avec des garçons, elle avait fait des études. Elle avait trouvé un travail qui lui plaisait, elle s'était mariée, et avait eu des enfants à son tour. Chaque soir, dans son lit, avant de s'endormir, elle vivait cette vie qu'elle n'avait jamais eu. Elle se l'imaginait, dans ses moindres détails. C'était l'une des rares choses qui l'avaient aidée à tenir le coup.
- Ne m'abandonnez pas, supplia-t-elle en s'accrochant au manteau du Marquis. Je n'ai plus que vous. Non... je n'ai jamais eu que vous !
- Tu es le seul but de mon existence, affirma le Marquis en lui passant sa main gantée dans les cheveux. Je n'ai plus aucune certitude sur rien, sauf sur ça. Je t'aiderai. Alors, aide-moi à gagner cette bataille. Reste ici, dans le carrosse, et bouge nos troupes dans l'ordre que je t'indiquerai.
- C'est compris, fit Lyre en retrouvant son masque froid.
- Va en haut. Je te rejoins tout de suite.
Il laissa Lyre monter sur le toit, et resta un moment immobile dans la pièce, jusqu'à que des bruits de pas lui parviennent.
- Vous êtes bientôt au bout, fit Maxwell Briantown en s'approchant, le regard compatissant. Ce sera normalement fini aujourd'hui.
- Tu as tout entendu, Maxwell ?
- Désolé. J'étais à côté, mais je ne voulais pas vous déranger.
Le Marquis ne lui en voulait pas. Le vieil homme distingué était la seule personne ici avec qui il n'avait nul besoin de se dissimuler, ou de refréner ses sentiments. Il lui posa une main sur l'épaule.
- Si c'est bientôt la fin, alors je te remercie d'être resté avec moi si longtemps.
- Serai-je resté dix vies avec vous que ça ne suffirait pas à me racheter.
- Foutaises. Tu es un homme bon, Maxwell. Tu as été un méprisable lâche, l'esprit obscurci par la vengeance, et de fait facilement manipulable, mais tu es un homme bon, et tu l'as toujours été.
- Vous aussi, monseigneur.
- Moi, je ne suis plus un homme, et ce depuis longtemps. Je ne suis qu'un vaisseau pour notre Seigneur Horrorscor. Et il est temps de lui donner ce qu'il veut : ce monde. Monte avec moi, et assistons aux premières loges à la dernière bataille entre la Corruption et l'Innocence.