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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 03/03/2021 à 10:56
» Dernière mise à jour le 09/07/2022 à 17:38

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 21 : Gâchettes et poudre noire
Le sommet du Pic Rocheux n’était pas plat. Sa surface serpentait entre les petits rebords et les ravines dues à l’érosion, elle s’aplatissait parfois sous les restes des racines d’un arbuste disparu depuis des années et qui avait laissé sa marque. La terre ocre, poussiéreuse, qui recouvrait le tout et parvenait souvent à pointer sous l’herbe, ne parvenait même pas à vraiment égaliser le tout : elle ne faisait que rendre plus difficile l’évaluation des hauteurs.

Aussi lui avait-il fallu ces trois mois depuis son arrivée pour que Margar remarque qu’il y avait une tente placée légèrement plus haut que les autres. Pas beaucoup, il n’y avait peut-être que quelques cètres de différence avec les quelques-unes qui la talonnaient. Mais c’était bien assez, quand on considérait que c’était la tente de Tiokus.

Le porte-parole du conseil pourrait dire tout ce qu’il voudrait, la scientiste restait persuadée qu’il avait bien plus de pouvoir qu’un simple représentant. Et elle pensait pouvoir s’en accommoder : cela en faisait un interlocuteur à privilégier pour parler de toutes ces idées de fortification et de défense. Et peut-être que lui consentirait enfin à lui expliquer ce qui avait motivé les oraciles à la supporter trois mois durant.

Elle ne se faisait pas trop d’illusions, cependant. Ça restait un oracile.

« Margar, l’accueillit-il en sortant de la tente la plus élevée du Pic. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir ?

— Bien le bonjour, Tiokus ! À vrai dire je te dérange sans doute pour rien, mais difficile de savoir avant de t’avoir posé la question.

— Tu trouveras peu d’activités sur le Pic qui ne puissent pas être reportées de quelques jours, sourit l’oracile.

— Pas faux. C’est au sujet de cette fortification du Pic, et du conseil. Il me semble que celui qui a décidé de l’expédition, il y a un mois et demi, n’avait pas statué sur ce qu’il acceptait d’en faire, si ? Eh bien maintenant que nous sommes rentrés, je me demandais un peu ce que je pouvais faire.

— Et tu n’avais pas envie de demander cela devant le conseil au complet, c’est ça ?

— Tout juste.

— C’est plus raisonnable, oui. Mais tu n’as pas à t’inquiéter : peu importe ce que tu feras, cela ne posera aucun problème théologique si nous n’en sommes pas prévenus. »

La scientiste haussa un sourcil interloqué. L’argument ne faisait pas sens, et elle s’attendait donc à ce qu’il soit bien plus restrictif qu’il n’en avait l’air.

« Tu n’as pas l’air convaincue, s’amusa Tiokus.

— J’attends de voir.

— Eh bien… Tu t’attirerais des regards suspicieux en ouvrant une caisse de dynamite, par exemple.

— Tu vois !

— Voyons, Margar, je croyais que nous t’avions laissé la liberté la plus totale quant à tes actions ici. D’ailleurs, n’est-ce pas ce dont tu voulais me parler ? »

Mais pourquoi au juste, était-elle ici ? Elle hésita à insister, elle décida que ce serait un acharnement vain. Difficile de ne pas répondre à Tiokus. Satanés oraciles et leurs joutes verbales !

« Ah, oui, j’aurais presque oublié. J’envisageas de remettre en activité les quelques ateliers que je vous avais fait construire il y a trois mois ; d’ailleurs, je dois t’avouer que j’ai été surprise qu’ils ne soient pas plus utilisés pendant l’expédition.

— Eriane, justifia Tiokus. Les oraciles qui ont rejoint l’expédition étaient plutôt en faveur de te laisser agir à ta guise, donc pendant ton absence, le courant majoritaire aurait préféré te faire quitter le Pic. Il aurait été futile de détruire les ateliers, mais il n’y avait plus autant de volontaires pour les remplir.

— Je vois… Eh bien, j’imagine que je ne vous ai pas laissé beaucoup de plans non plus.

— Des marteaux et des sismographes.

— Entre autres. Je pensais essayer quelque chose d’un peu plus compliqué. Des fusils, et les balles allant avec.

— Et tu craignais la désapprobation du conseil ? Tu avais évoqué les fusils quand nous avons décidé de l’expédition. Personne n’a protesté, tu peux donc faire à ta guise.

— Magnifique. Ceci dit, pour avoir vu… Oulkijur, je crois ? Pour l’avoir vu dompter un drascore en quelques mots, je ne sais pas trop si vous avez vraiment besoin de ce genre de choses. C’est dangereux pour les enfants, en plus.

— À toi de voir. »

La scientiste resta silencieuse un instant, méditant sur cette réponse. Est-ce que l’oracile la provoquait, en en revenant déjà au sujet de sa présence ici ? Comptait-il esquiver à nouveau ses questions ? Mais bah, se dit-elle. Comme si elle avait autre chose à faire de ses journées que de s’acharner à obtenir des réponses dont elle n’avait pas besoin.

« Tiens, à ce sujet… Je me demandais, l’autre jour, s’il n’y avait rien que je puisse faire pour participer un peu à la vie de la communauté. Parce que bon, faire fabriquer des marteaux, c’est bien joli, mais soyons honnêtes, vous vous en êtes très bien passés pendant douze millénaires.

— Bonne question, nota Tiokus sans sembler la refuser. Là encore, je pense que c’est à toi de voir. Comme tu le dis, nul ne peut savoir ce qui lui manque avant d’en avoir connu la présence.

— J’ai dit ça ? s’étonna Margar. Tu me prends un peu au dépourvu, là !

— Haha, c’est de ma faute. Un peu trop l’habitude de reformuler les propos des autres conseillers pour y montrer le contexte, et ce qui en a déjà été dit… Je me fais vieux, on dirait.

— Oh, ce n’est pas si sensible que ça… On est pas vieux tant qu’on peut randonner dans tous les recoins de votre sacrée montagne !

— En revanche, on sent la vieillesse s’accumuler quand on ne peut plus retrouver dans sa mémoire chaque sarcasme qu’on entend. »

La scientiste rit de bon cœur à la pique, mais les réponses qu’elle voulait lui échappaient encore et elle sentait son exaspération croître en silence. Par chance, la conversation ne pouvait pas vraiment se finir sur ces mots, alors elle tenta une dernière approche.

« C’est vrai, je m’incline devant ton art oratoire. Sur ce, il y a… Comment dirais-je. Il y a un autre aspect de tout ça qui m’inquiète un peu.

— Je t’écoute, assura Tiokus d’un ton affable.

— L’Oracilis a survécu seul ; enfin, à ma connaissance… Il a survécu pendant douze millénaires, et n’a apparemment jamais eu besoin de fusils, ou de quoi que soit d’autre de ce que j’ai à offrir. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que quelque chose d’énorme doit vous inquiéter, pour en arriver là. »

Voilà. S’il savait esquiver cette question-à, Margar s’autoriserait à aller la poser ailleurs. Et au bout du compte, elle trouverait quand même une réponse satisfaisante.

Le porte-parole ne répondit pas, tout simplement. Pas tout de suite. Il laissa une main pensive venir remettre en place son turban, ses yeux perdus dans le vague. Songeur, peut-être cherchant le moyen de se faire rassurant. Ou bien il cherchait à formuler une nouvelle fausse piste, mais même cela convenait déjà à Margar. La logique lui permettrait peut-être de reconstituer un aperçu de l’image d’ensemble quand elle aurait assez de fausses pistes.

« C’est difficile à admettre, finit par murmurer l’oracile. Notre peuple se fait vieux. Tu n’es pas aveugle, tu as vu que nous avons quelques capacités qui, dans le désert, sembleraient… surnaturelles. Nous avons aussi des faiblesses et des tares. Des dissenssions.

» C’est à Sòrkat d’en dire plus, ceci dit. Pas la peine de me faire ces yeux-là, c’est une affaire de traditions : il t’a invitée sur le Pic, lui seul peut t’initier en profondeur à nos coutumes. Ou, s’il doit mourir, son plus proche parent. Quoi qu’il en soit il le fera, je pense ; la Cérémonie tombera bientôt, peut-être dans moins de quelques mois, et il devra bien t’expliquer ce que c’est d’ici là.

— Le conseil l’avait évoquée, il me semble ? s’interrogea Margar. Vous y tranchez les débats les plus complexes, non ?

— Oui, ou peut-être pas, répondit Tiokus d’un ton songeur. Je serais incapable de dire si nous les tranchons. Mais nous les réglons, oui.

» Quoi qu’il en soit, l’Oracilis vieillit. J’aimerais bien que ce soit la seule cause de nos problèmes, car alors nous saurions y faire face et nous n’aurions pas à tout reporter aux Cérémonies. Mais ce serait trop simple… Nous sommes liés au désert, de plusieurs façons. Les contes en font partie, mais c’est plus vaste. Il y a des expéditions en permanence, nous récoltons des signes, nous étudions, nous surveillons… Ha. J’y suis tant habitué que je ne saurais même pas l’expliquer !

— Oh, je comprends, se moqua Margar sans méchanceté. C’est souvent mon cas avec la trigonométrie, alors je peux même dire que je compatis !

— Ça fait plaisir que tu saisisses l’idée. C’est un peu cela… Nous vieillissons, je n’ai pas d’autre mot. Nous voyons le désert s’éloigner de nous, des phénomènes que nous ne pouvons pas expliquer. Les gens nous sont reconnaissants d’avoir géré la guerre, mais elle a répandu ses fruits un peu partout, et le désert nous semble de plus en plus hostile.

» Peut-être que nous défendre n’est pas la solution. Peut-être que la violence apporte la violence. Mais si tu veux mon avis, le plan de Sòrkat est bien pensé. Il t’a amenée ici en partie pour secouer nos traditions et renouveler nos modes de pensée, et pour être parfaitement honnête avec toi, il m’a confié qu’il ne s’attendait pas à un tel succès.

— Ah bon, s’amusa Margar. Eh bien. C’est gentil à lui.

— Naturellement, je ne t’ai rien dit à son propos aujourd’hui.

— Naturellement. En tout cas, merci, Tiokus. Tu as plus éclairé ma lanterne que je ne l’aurais espéré.

— Ce fut un plaisir. »

Il mentait avec un naturel effrayant, souriant sans une seule ride de gêne. Et Margar avait fait de son mieux pour se maintenir à son niveau, mais elle sentait bien qu’une vie entière de dissimulation, passée à faire comme si la quasi-totalité de ses connaissances et de ses souvenirs d’enfance n’existaient pas, ne suffisait pas pour mener une discussion avec ce vieil homme aux airs bienveillants.

Elle eut même du mal à mettre le doigt sur ce qui la gênait. Il y avait une pièce manquante dans son discours, mais où ? Peut-être la suggestion d’autres motifs pour Sòrkat. Peut-être la mention du surnaturel (elle n’était même pas sûre d’avoir bien entendu tant le mot était rare). Peut-être encore les mots déguisés par lesquels il ne disait rien d’autre que la volonté de l’Oracilis de mieux connaître les voies du Sèmèrès.

Peut-être qu’elle s’échinait en vain à chercher des réponses auprès de ces maîtres théoriciens. Peut-être qu’elle ferait mieux de laisser de côté les humbles grands pontes de ce conseil, ce Conseil, peu importait son accentuation, peut-être qu’elle ferait mieux de recueillir les paroles de personnes moins haut placées.

Un forgeron, par exemple.

***
« Ah non, c’est quand même pas un bête bout d’acier qui va me donner du fil à retordre !

— Surtout pour toi qui as réussi à faire des ressorts ! Eh, je m’attendais à mieux. Je suis très déçue, là ! »

Déjà quand elle lui avait proposé les plans des marteaux et des ressorts, Margar avait tissé un fragile début d’amitié avec Karintas. Le forgeron avait eu l’intelligence de ne pas tirer sur la corde, sentant qu’elle était loin d’être à l’aise sur la montagne sacrée, et il en récoltait maintenant les fruits. La scientiste avait beau le charrier en lui servant d’assistance, les louanges n’étaient pas loin.

Il avait tout de même semblé un peu dubitatif, au début, laissant Margar mesurer l’influence d’Eriane sur le Pic. Mais le forgeron restait jeune (elle avait été surprise d’apprendre qu’il n’avait pas vingt-quatre ans) : bon vivant et rapide à motiver. Et ils n’avaient pas tardé à décortiquer le fonctionnement d’un fusil à partir du peu qu’ils savaient sur ceux des côtiers et des connaissances mécaniques de la scientiste. L’entreprise s’était avérée plus ardue que tous deux ne l’auraient pensé, même une fois le fonctionnement global de l’arme esquissé.

« Peu importe la forme du percuteur, finit par trancher Margar. Il faudra qu’il soit amovible, comme ça, on pourra en essayer plusieurs.

— Et il faudrait les changer tous les mois parce qu’ils ne seraient pas résistants à l’usure. D’accord pour des prototypes, mais je tiens à ce qu’on détermine sa forme exacte.

— Ça me va. On a quoi ensuite ?

— Le canon… Pas de moule.

— Si, justement. Il faudrait pouvoir le couler d’une pièce, puis le forer : il y avait des rainures sur cette pièce que j’avais trouvée, et je suis à peu près certaine que ce n’était pas dû au sable.

— Ben voyons. Tu vas me faire croire que l’erg aux éclats n’a pas pu rayer l’intérieur des fusils en une dizaine d’années de tempêtes de sable…

— C’est peu probable, les courants d’air sont étouffés à l’intérieur du canon. Et ces rainures étaient trop régulières. Je pense plutôt qu’elles servaient à faire tourner la balle sur elle-même ; il faudra que je fasse les calculs au propre, mais ça influe certainement sur sa trajectoire.

— Certainement, « fais-moi confiance », ou certainement « c’est physique » ?

— C’est physique ; la rotation d’un objet génère une force, qui s’applique selon son axe de rotation.

— Mais donc si on fait tourner deux objets l’un autour de l’autre, on devrait pouvoir influer dessus ?

— Euh… Peut-être. En tout cas si on imagine un objet tournant sur lui-même, et un second lui tournant autour en sens inverse, il y a bien un transfert de force.

— Et si on faisait tourner quelque chose de lourd autour de la planète, très vite ? On pourrait inverser son sens de rotation ?

— C’était ça ton idée ? s’esclaffa Margar. Irréalisable ! Mais je ne vois pas d’obstacle théorique, donc ça doit être possible…

— Waouh, magnifique !

— Ne vas pas conseiller ça à tes enfants, non plus ! À vue de nez, il faudrait déployer une énergie de l’ordre de celle émise par le Soleil en un an. Même l’ancien monde en était très loin !

— Ah. Quand même. Moi qui croyais que l’Ancien Monde s’était détruit quand il avait tenté de modifier la planète…

— Il y a plusieurs échelles ! Influer sur la météo n’est pas une tâche aussi titanesque ; en fait, il me semble que les côtiers ont quelques procédés pour faire pleuvoir, mais manquent de ressource pour les employer en masse.

— C’est pas plus mal… frissonna Karintas. Imagine la panique s’ils faisaient pleuvoir sur le désert !

— Et ils s’entêtent à nous envoyer des armées… Enfin, l’eau n’a rien de néfaste comme on le dit souvent. C’est vrai, c’est trop froid pour être rassurant, mais nous sommes principalement composés d’eau, alors elle pourrait difficilement nous faire du mal.

— Ah-hum. »

Ils avaient plus ou moins abandonné l’idée d’éviter ce genre d’écarts, principalement parce que le forgeron avait un don pour les provoquer, et parce que la scientiste appréciait de plus en plus ouvertement de pouvoir expliquer ses connaissances et débattre de ses idées. Peut-être finirait-elle par ouvrir cette école à laquelle il lui arrivait de songer, pensa-t-elle pendant que Karintas tentait de remonter le fil de la discussion pour en revenir à leur problème de départ.

Il n’alla pas jusque-là, cependant, s’arrêtant un peu avant.

« Tiens. C’est un peu soudain, mais ça m’a surpris, tout à l’heure : tu prononces très peu d’accents de majuscule… C’est voulu, ou je me fais des idées ?

— Quoi ? s’étonna Margar. Comment dire. Si, effectivement, c’est voulu. C’est comme ça que j’ai appris les mots ; mes parents n’accordaient de majuscule qu’à très peu d’entités. Les gens, les débuts de phrase, le pronom normatif, et c’était à peu près tout. Certains cas ambigus, d’ailleurs avec l’Acier on est en plein dedans !

— C’est vrai que confondre l’acier et l’Acier, ça ferait une sacrée erreur !

— Absolument… Ces majuscules sont un peu une façon de rendre le monde moins étrange ; en prétendant qu’on peut le comprendre, on n’a pas besoin de le tenir à l’écart par une majuscule.

— Comme pour la Science, sourit le forgeron.

— Oui. Comme pour la science… »

C’était l’évidence même, pourtant Margar eut presque l’impression de comprendre quelque-chose sur elle-même. Sans doute était-ce surtout dû au plaisir de partager cette compréhension avec quelqu’un d’autre.

« Ha. »

Ils sursautèrent ; une seule personne pouvait rendre un souffle aussi méprisant, et ils ne l’avaient pas entendu arriver.

« Voilà qui explique bien des choses, chevrota Eriane. Alors comme ça, tu ne comprends pas les gens ?

— Et quand bien même ? s’emporta Margar. Qui peut percevoir toutes les idées de quelqu’un et développer une empathie totale, une compréhension sans borne ? Toi, peut-être ?

— Oooooh… Parce que ce n’est pas ton cas ?

— Eriane, Eriane, Eriane… Tu peux me dire ce que je fous là s’il y a des génies de ton envergure sur cette montagne ? Allons, en soit pas modeste : à côté de ta puissance intellectuelle, nous sommes tous d’inutiles ningales, qui dévorons les racines de ta gloire pour subsister sur ton dos. »

L’air courroucé d’Eriane faisait plutôt penser à un arbok. Et elle l’avait bien cherché, selon Margar. On n’avait pas idée de venir répandre ce genre de piques blessantes dans une conversation aussi intéressante. De son côté, Karintas semblait hésiter entre la fuite et un éclat de rire difficilement retenu. Il n’eut pas à trancher son dilemme : les deux femmes reprirent leur duel sans pause plus longue qu’une respiration furieuse.

« Bien sûr qu’il n’est pas simple de comprendre ceux qu’on côtoie pendant des mois, siffla Eriane. Mais c’est plus difficile quand on ne fait aucun geste dans leur direction.

— Je préfère encore être percluse d’ignorance plutôt que de mépris comme toi.

— N’est-ce pas toi qui vénères le savoir ?

— Tes mots sont comme ta pensée. Ils vont trop loin et sans repères.

— Ha ! ricana l’oracile. Te moquer de mon âge, c’est tout ce que tu sais faire ? Laisse-moi te dire ceci, scientiste : tu n’as jamais été à ta place ici.

— Bien sûr que non ! Et je n’ai pas besoin de toi pour me dire qu’il me faudra du temps et des échecs pour trouver une place sur cette montagne où ton conseil m’a amenée.

— Tu échoueras. Regarde un peu comment tu prononces ça, Pic Rocheux… Tu es loin du compte, Margar, et il serait temps que tu sortes de tes illusions si tu veux apprendre ce que tu fais ici. »

La scientiste s’attendait à ce genre d’accusation depuis avant l’expédition et avait une réponse toute prête qu’elle dégaina aussitôt — en vain.

« Facile, je suis là pour propager l’amour du sarcasme ! »

L’oracile avait déjà tourné le dos et se dirigeait d’un bon pas vers le centre de Port-Nuage, parvenant même à donner dans sa démarche l’impression que le petit atelier de terre cuite de Karintas abritait une maladie mortelle et devrait être condamné au plus vite.

« Non mais de quoi elle se mêle, grogna Margar en modérant son irritation. Elle est toujours comme ça ?

— C’est Eriane, répondit Karintas comme si ça expliquait tout. Elle a travaillé dur pour obtenir le respect de l’Oracilis, et on a fini par s’habituer à son sale caractère. Et encore ; crois-moi, ce sera pire quand on approchera de la Cérémonie…

— Magnifique. Au fait… J’ai entendu Tiokus parler de cette Cérémonie, aussi, et ça commence à sérieusement m’intriguer. Tu as le droit de m’expliquer, ou est-ce que je commets un impair ? »

Le forgeron eut l’air désarçonné par la question. Mais il chassa vite son étonnement, remplacé par une résignation de mauvais augure.

« Il t’a sans doute dit que nos coutumes sont follement tortueuses… Je pense que je pourrais t’expliquer, si ; mais je ne vois pas comment je ferais. Sòrkat saurait peut-être. Et puis il reste mon aîné, je ne peux pas vraiment contester ses choix implicites.

— Pff. »

La colère s’envolait doucement, laissant la place à la morne routine du Pic, à la résignation devant les réponses refusées.

« Bah. J’imagine que je n’ai qu’à faire preuve de patience, hein.

— Eriane a forcé le trait. Quand tu auras survécu à ta première Cérémonie, tu seras moins perdue… ah.

— Comment ça survécu. Qu’est-ce que c’est encore. »

Karintas avait l’air confus de celui qui avait tout juste commis une bourde et devait la justifier. Quand il reprit la parole, sa voix avait le timbre d’une excuse.

« Non, les mots m’ont dépassé : il n’y a rien de mortel. C’est une expression ; il y a un rite initiatique, que tu ne passeras pas, et il est rude. Très rude. Il faut être né et avoir grandi ici pour pouvoir le passer, en fait. Mais tu verras ; je ne peux pas te garantir que la Cérémonie te donnera des réponses satisfaisantes, mais elle fonde notre mode de vie, et je te garantis que c’est logique.

— Je m’en contenterai, sans doute. »

Ce n’était pas comme si elle avait le choix. Et puis elle y songea après-coup, mais le forgeron était tout de même la première personne à apporter une réponse qu’elle croie sincère.

« Merci. »