Soul Rhapsody
[Type Spectre]
Le petit garçon ouvrit brusquement les yeux, comme si un affreux cauchemar l’avait brutalement réveillé. Bizarre… Il n’avait pourtant pas l’impression d’avoir dormi.
Ses paupières clignèrent plusieurs fois alors qu’il fixait les néons jumeaux encastrés dans un plafond qu’il ne connaissait pas. Ce n’était pas celui de sa chambre de sûr, puisqu’aucun autocollant de Météno luminescent formant des constellations inventées n’était visible. Pas le salon non plus, il aurait reconnu le lustre.
L’enfant se redressa sur son lit en se frottant les yeux pour finir de chasser la fatigue. Même si c’était plus un réflexe qu’autre chose. Il ne sentait rien. Ni sensation d’être reposé, ni d’être encore endormi. Et… Tiens ? Il recommença ses frottements. Non, il ne rêvait pas. Le monde avait perdu ses couleurs ! C’était comme avec un de ces filtres que sa maman mettait parfois sur les photos de son Motismart. Un voile gris recouvrait jusqu’à la lumière éclatante des néons au-dessus de lui, transformant les mille nuances du monde en un univers dichotomique. Pas rassuré pour un sou, ses petits doigts se serrèrent sur la couette. Il rentra la tête dans les épaules, prêt à se glisser tout entier sous sa protection de tissu à la moindre alerte comme il se risqua à observer ce qui se trouvait autour de lui.
Derrière lui se tenait un mur clair tout simple, si ce n’était pour la drôle de plume noire qui trônait en son centre. On aurait dit qu’elle avait été peinte au pochoir, comme quand ils avaient fait un atelier dessin quelques semaines plus tôt à l’école. Son lit -qui n’était définitivement pas le sien- était entouré de grands rideaux qui l’empêchaient de voir plus loin qu’à trois mètres. Une rumeur frémissante se faisait entendre par-delà la toile, comme si des gens s’affairaient à l’abri de son regard. Il aurait probablement jeté un œil si sa trouille grandissante n’avait pas pris le pas sur sa curiosité.
« M-Maman… ? » se risqua-t-il à murmurer.
Dans un timing parfait à faire peur, l’un des pans de tissu s’écarta au moment où il finissait son appel. Son cœur bondit d’abord de joie dans sa poitrine… Avant de se figer d’effroi en voyant qui venait d’entrer. Non, cette jeune femme en uniforme sombre n’était définitivement pas sa mère. C’était une infirmière ! Ses petites mains tirèrent la couette jusqu’à son nez, ne laissant plus que ses yeux visibles. Il… Il était chez le docteur ? Il était malade ? Elle allait lui faire une piqûre ?
« Bon, à nous maintenant ! » s’exclama la nouvelle venue.
Le sourire professionnel qu’elle affublait était probablement destiné à rassurer celui qui semblait être son patient, mais celui-ci était encore moins à l’aise qu’avant. C’est que son visage strict ressemblait beaucoup à celui d’une des méchantes maîtresses de l’école !
Ignorant ses états d’âme, l’infirmière s’avança jusqu’à son chevet. Il dut se faire violence pour ne pas plonger entièrement sous la couette, frémit violemment en la voyant tendre le bras… Mais elle ne le toucha pas. Sa main passa bien au-dessus de sa tête pour atteindre le dessin de la plume effilée. Qui se décrocha sans peine du mur quand les doigts la saisirent !
L’étonnement prit légèrement le pas sur la peur : le petit garçon abaissa sa protection de tissu, bouche bée alors que la jeune femme appuyait la pointe de la rémige d’encre sur la feuille vierge de son porte-bloc. Aussitôt, le papier se noircit de lignes manuscrites que l’adulte lut avec attention.
« Alistair Ferguson, c’est bien ça ? » demanda-t-elle sans lever les yeux de son dossier.
Il aurait été incapable de donner son nom si on le lui avait demandé. Pourtant, l’écoute de ces syllabes familières résonna comme une évidence. Oui, c’était bien comme cela qu’il s’appelait, pas de doute ! Il acquiesça timidement.
« Où… Où est-ce que… ? » bredouilla-t-il faiblement.
Mais un soupir exaspéré de son interlocutrice l’interrompit.
« Bon sang, mais pourquoi ils ne peuvent jamais m’envoyer un dossier complet et facile à traiter, pour une fois ! C’est si compliqué que ça de me donner les infos nécessaires pour faire mon travail, franchement ! »
Constatant que sa perte de sang froid avait apeuré son jeune patient, elle s’éclaircit la gorge avant de retrouver un visage plus amical.
« Ouvre la bouche, » ordonna-t-elle d’une voix douce mais ferme en sortant une sorte de thermomètre de sa poche.
Ce fut à peine si elle attendit que ses lèvres s’entrouvrent pour y enfoncer l’instrument. Il s’était attendu à sentir le froid de l’embout métallique lui picoter la langue, mais rien. C’était à peine s’il percevait l’objet.
« Pour répondre à ta question, ça dépend du point de vue. Techniquement, ton corps se trouve… » Elle jeta un coup d’œil à son porte-bloc, où elle avait glissé la plume dans l’encoche à la manière d’un stylo. « … Dans la Forêt de Lumirinth, Galar, Terre. Je te passe les détails exacts de ta situation spatio-temporelle.
- Mais… Ch’est pas la forêt, ichi, » répondit-il avec confusion. Et qu’est-ce qu’elle voulait dire par son corps ?
- Il semblerait que tu as eu un accident qui a séparé ton âme de ton corps. D’où ta présence ici, au Centre de Tri des mes. »
Alistair se figea à cette annonce. Il cligna plusieurs fois des yeux en fixant son interlocutrice, qui venait de récupérer son outil et inscrivait des précisions sur sa feuille.
« Comment ça… Un accident ? Mon âme ?
- Je n’ai pas plus d’informations à ce sujet, dit-elle d’un air navré qui sonnait plus énervé que sincère. En tout cas, pour qu’Yveltal -loué soit Son nom- t’ait emmené ici, tu as dû vivre quelque chose qui aurait dû te coûter la vie. »
Le petit garçon était de plus en plus perdu.
« Je… Je comprends pas.
- Ce n’est pas étonnant… Soupira l’infirmière. Les adultes ont déjà du mal à assimiler cette information, alors un enfant comme toi… Pour faire simple : tu es mort. »
Un frisson glacé parcourut le corps d’Alistair, s’immisçant dans la moindre de ses cellules, des cheveux à la moëlle.
« Mais… Mais c’est pas vrai ! s’écria-t-il au point de complètement lâcher la couette sous le coup de la stupéfaction. J’peux pas être mort ! Je te parle ! Je t’entends !
- Et depuis que tu t’es réveillé, tout autour de toi est en noir et blanc, ajouta-t-elle d’une voix patiente. Tu ne ressens aucune sensation, que ce soit la chaleur de ton lit ou mon souffle sur ta peau.
- Mais je respire ! Et puis, mon cœur il bat !
- Uniquement parce que ton corps est encore opérationnel. Du coup, ton âme imite son comportement comme si de rien n’était. »
Constatant que l’enfant ne lâcherait pas le morceau, elle appuya sur un bouton de son thermomètre. Les particules de l’objet se muèrent aussitôt pour former un miroir ovale, qu’elle tendit à son patient.
« Dis-moi ce que tu vois.
- C’est facile ça ! s’exclama-t-il en saisissant l’accessoire. Je me v… »
Sa phrase se finit dans un abrupt silence, suivi d’un cri.
Car, sur la surface polie, ce n’était pas son reflet qui le dévisageait. Mais une masse grisâtre informe, intangible, impalpable, qui avait vaguement sa silhouette. Ce n’était pas ce fantôme de lui-même qui l’avait le plus terrifié, cependant. Mais bien les deux pupilles d’améthyste, seuls phares de couleur éblouissants au milieu de cette tempête de gris, qui le scrutaient. Ses yeux.
Il lâcha subitement le miroir, des sanglots commençant à secouer son corps inexistant. L’infirmière s’assit au bord du lit pour lui caresser doucement ce qui lui tenait de tête sous cette forme éthérée.
« Je sais, murmura-t-elle avec bienveillance pour endiguer ses pleurs. Mais ce n’est pas la fin. Comme je te l’ai dit, ton âme imite le comportement de ton corps. Ce qui signifie qu’elle y est encore rattachée. Donc, que tu peux encore revenir à la vie.
- C’est… Vrai… ? parvint-il à articuler entre deux hoquets.
- Mais oui. Si tu étais catégoriquement mort, nous n’aurions pas cette conversation, et tu serais déjà en train de te réincarner dans ta nouvelle vie.
- Je dois… Faire qu… Quoi alo-ors ? »
La jeune femme sortit un mouchoir de sa poche pour essuyer les larmes illusoires de son patient.
« Il va falloir que tu demandes une audience auprès de Xerneas -loué soit Son nom. Elle seule est capable de résoudre la situation. Elle erre dans la Forêt Éternelle, au cœur de cette dimension.
- Comment je dois f-faire pour y aller ? demanda-t-il en reniflant bruyamment.
- Ca… Je ne peux pas t’aider. Le chemin pour s’y rendre est différent pour chaque âme. Ce sera à toi de te débrouiller. Je peux simplement t’amener jusqu’à l’extérieur du Centre et… Ah, j’allais oublier ! »
Elle récupéra la plume de jais du porte-bloc, et l’agita d’un coup sec comme pour déplier un éventail. Mais ce fut un tout autre accessoire qui se substitua à la rémige : les barbes noires s’allongèrent pour former un masque rond et blanc, qu’elle présenta à Alistair.
« Mets-le. »
Les doigts toujours tremblants du petit garçon saisirent le loup immaculé, lequel s’ajusta parfaitement à son visage juvénile dès qu’il l’y porta. Il sursauta, poussa une exclamation de surprise. Les couleurs ! Elles étaient revenues ! Il distinguait sans peine le vert pâle des rideaux de la blancheur de sa couette, l’uniforme grenat de son interlocutrice du badge argenté qu’elle portait sur son buste !
« Pour que Xerneas -loué soit Son nom- puisse accéder à ta requête, elle aura besoin de ta plume. Mais on s’est aperçus que c’était plus simple pour les âmes errantes de lui donner la forme d’un masque qu’elles peuvent porter plutôt que de la transporter telle quelle. Surtout que ça permet de renforcer le lien avec le corps. Avec ça, tu auras presque les mêmes sensations que si tu étais toujours en vie ! En plus, les autres te verront sous l’apparence de ton corps, et non de ton âme. »
En effet. Maintenant qu’elle le disait, il percevait la légère odeur d’hôpital dégagée par sa chambre. L’arrière-goût de métal du thermomètre. Le toucher de la couette. La chaleur et le confort du lit.
« Attention cependant ! Mit-elle en garde. Ton masque, et donc ta plume, sont uniques ! Si tu venais à les perdre, il nous sera impossible de t’aider à quoi que ce soit. Prends-en soin comme si ta vie en dépendait. … Bon, mauvais choix de mots, mais tu as compris l’idée. »
Il acquiesça vivement. Là-dessus, elle lui présenta sa main ouverte, qu’Alistair prit après quelques secondes d’hésitation. Doucement, elle l’invita à sortir du lit, puis à passer les rideaux encadrant sa chambre. Ils marchèrent ensemble, main dans la main, à travers les longs couloirs du Centre, passant devant d’innombrables murs de tissu dissimulant probablement eux aussi une âme fraîchement recueillie par le Grand Vautour. Le petit garçon se pressa contre l’infirmière. Sa présence la rassurait. Elle lui rappelait quand sa maman l’emmenait faire des courses avec elle. Elle avait la même façon de lui tenir la main pour ne pas le perdre.
Enfin, la jeune femme s’arrêta devant une immense porte vitrée. Les battants s’ouvrirent d’eux-mêmes… Sur du vide. L’enfant serra davantage la main de l’infirmière de ses petits doigts, un peu inquiet.
« Nos chemins se séparent ici, Alistair.
- Mais… Mais y’a rien dehors… ! protesta-t-il de sa voix étouffée par son masque.
- Cette dimension fonctionne différemment de ton monde. Ici, le temps et l’espace ne suivent pas les mêmes lois. Je t’assure que tu ne risques rien à sortir.
- … Je suis vraiment obligé d’y aller… ?
- Une âme ne peut pas rester indéfiniment au Centre de Tri. Surtout une âme errante comme toi.
- Pourquoi ?
- Parce que ça ne se fait pas, » répondit l’infirmière pour couper court à toutes les tentatives de questionnement d’enfant qui s’annonçaient avec ce simple Pourquoi.
Il baissa la tête, penaud et pas rassuré.
« Dis… Tu veux pas venir avec moi… ?
- Je ne peux pas.
- Mais… Je vais me perdre… !
- On ne peut pas se perdre dans l’Au-Delà. Le chemin se montre toujours quand le moment est venu.
- … Mais j’ai peur, tout seul…
- Je sais, fit la jeune femme en s’accroupissant pour se mettre à sa hauteur. Je comprends. Mais il m’est impossible de quitter le Centre. Même si je traversais la porte avec toi, je me retrouverais quand même ici. »
Elle lui caressa une nouvelle fois les cheveux, lui adressa un sourire encourageant.
« Qui sait, tu trouveras peut-être d’autres âmes qui t’accompagneront dans ton voyage ? Ça te plairait, ça ? »
Alistair hocha légèrement la tête, pas entièrement convaincu de son argument.
« C’est bien. Maintenant, il faut y aller. »
Elle lui tapota l’épaule pour l’inciter à avancer. Le petit garçon effectua un pas vers la porte. Un deuxième. Il se retourna, espérant une dernière fois la faire changer d’avis. Mais il comprit à son sourire qu’elle ne fléchirait pas. Il n’avait pas d’autre choix.
Il franchit la porte vitrée.
Son pied venait à peine de toucher terre que quelqu’un cria. Alistair se boucha aussitôt les oreilles en fermant les yeux de toutes ses forces, terrifié à l’idée de ce qu’il pourrait voir. Il aurait même commencé à sangloter si une douce fragrance n’était pas venue lui chatouiller les narines. Intrigué, il ravala légèrement sa peur pour risquer un œil… Et se redresser avec émerveillement.
Oh oui, quelqu’un avait bien hurlé. Mais pas d’effroi. Car, devant lui se tenait ce qui avait tout l’air d’être une fête foraine !
Ses yeux s’écarquillèrent, des milliers d’étoiles pétillant dans ses iris parmes, alors qu’il s’élançait à travers le dédale de la foire. Malgré la nuit, celle-ci battait son plein. Des centaines d’âmes, arborant elles aussi un masque similaire au sien, évoluaient à leur rythme d’une attraction à l’autre, d’une échoppe de sucreries à un stand de jeu. Il régnait une ambiance joyeuse et bienveillante, à des lieux du calme froid de l’hôpital du Centre de Tri, alimentée par la douce lumière prodiguée par les divers Lugulabre, Mélancolux et autres Banshitrouye postés à intervalles réguliers. Les rues étaient décorées de guirlandes aux fanions colorés découpés en silhouettes de Sonistrelle, Nosférapti et Chovsourir.
Il ne savait pas où donner de la tête, par quoi commencer. Les étals présentaient tous des confiseries plus succulentes les unes que les autres. Barbe-à-papa qui semblaient tout droit filées de Sucroquin ; fruits de Tropius confits ; tartelettes à la peau de Dratatin et écorce de Pitrouille ; gâteaux fourrés en forme de Cupcanaille ; berlingots multicolores à l’aspect de Stalgamin ; crèmes glacées parfumées par des Charmilly ; taiyaki au dessin de Magicarpe, Poissirène ou Ecayon selon la garniture choisie… La liste s’allongeait encore à mesure qu’il s’avançait dans les allées de ce festival nocturne, découvrant souvent des friandises qu’il n’avait encore jamais vues.
Et que dire des stands de jeu ! Les récompenses proposées faisaient autant bouillir d’envie le petit garçon qu’il salivait devant les gourmandises. Peluches plus vraies que nature de Teddiursa, Pichu ou Mime Jr. aux yeux de bouton ; bannières qui flottent dans le vent à l’apparence de Milobellus, Draco et Majaspic ; petits Scalpion de plomb ; moulins à vent en forme de Staross, Héliatronc et Tournicoton ; cerfs-volants Emolga, Prismillon ou Noarfang...
A chaque intersection, des Pokémon faisaient montre de leurs talents sous les applaudissements de la foule. Ici, une troupe d’Ossatueur tout noirs qui dansaient en faisant virevolter leurs os enflammés. Là, une Branette qui fascinait les spectateurs avec son théâtre de marionnettes sans fils. Plus loin, un Spectrum qui se jouait avaleur de Monorpale et Dimoclès. D’ailleurs, ils n’étaient pas les seuls Pokémon présents. Chaque stand était aussi tenu par une créature spectrale, sans aucune intervention humaine. Eux étaient les invités, priés de profiter de cette kermesse inépuisable.
Alors qu’il progressait entre les allées éclairées par les feux chatoyants des lampions ectoplasmiques, Alistair fut tellement pris par son choix de stand à commencer qu’il percuta brusquement quelqu’un. Il tomba en arrière sous la surprise… Mais aucune douleur ne traversa son corps éthéré lorsque son derrière heurta le sol.
« P… Pardon…! Bredouilla-t-il, penaud.
- Ça va ? Tu t’es pas fait mal ? » S’enquit une voix enfantine inquiète.
Comme il relevait timidement la tête, il put voir la petite main tendue de la fillette face à lui. Ses longues boucles de nuit encadraient le masque blanc qu’elle portait elle aussi au visage. Seuls les péridots en amande de ses yeux et sa bouche où quelques dents de lait manquaient étaient visibles.
« N-non, j’ai rien, » répondit-il en acceptant son aide. Devant les centimètres qui les séparaient, le petit garçon se dit qu’elle devait avoir deux ou trois ans de plus que lui. Ce qui le rassura un peu quand même.
- Désolée, je t’avais pas vu, j’aurais dû faire attention… C’est quoi ton nom ?
- A… Alistair.
- C’est joli ! Moi c’est Céline ! Dis, tu viens d’arriver, non ?
- Co… Comment tu le sais ?
- Facile ! T’as aucun joujou sur toi, et t’as pas non plus l’air d’avoir mangé ! » Affirma la fillette en bombant le torse, fière de sa déduction.
Il put en effet constater qu’une paire d’ailes de Rubombelle était accrochée au dos de sa salopette, lui donnant des airs de fée. Un pistolet à eau Rémoraid dépassait aussi d’une de ses poches, et elle avait coincé une petite peluche d’Hélionceau sous son bras.
« Viens, j’vais te montrer ! »
Sans plus de cérémonie, elle lui prit la main pour l’entraîner à travers la fête foraine. Alistair dut courir pour rester à son niveau -c’est qu’elle avançait vite !- et ne pas risquer de tomber à nouveau comme elle se glissait entre les visiteurs aux loups blancs ou décorés pour certains. Heureusement, cette cavalcade forcée s’interrompit rapidement comme la fillette les fit s’arrêter devant un stand tenu par une Magirêve, dont la devanture était entourée de jouets en tous genres.
« Alors Céline, de retour pour me dévaliser ? Taquina la spectre en posant les rubans de sa robe impalpable sur ses prétendues hanches.
- C’est pas pour moi cette fois ! C’est pour lui !
- Oh, tu as amené un ami, s’exclama la tenancière fantomatique d’une voix amusée. Alors ça change tout. »
Pouf ! D’un mouvement de ruban, deux anneaux dorés apparurent sur la table, à portée de main du petit garçon.
« Tu vois la statue de Hoopa derrière moi ? Demanda la Magirêve en désignant l’effigie du divin chapardeur, au fond de l’échoppe. Tu dois lancer les anneaux sur ses cornes. Si tu arrives à en accrocher un à chaque corne, tu gagnes !
- Et… Et si je perds…?
- Oh, allons ! Gloussa l’ectoplasme. Ne dis pas des choses pareilles ! Vas-y ! »
Perplexe, Alistair referma ses petits doigts sur l’un des ronds métalliques. Il visa la figurine… Et, dans un rebond heureux contre la toile du fond, le premier cerceau se retrouva à danser autour de la corne gauche.
« Eh bien ! En voilà un autre qui va me faire fermer boutique, je le sens ! »
Surpris mais surtout content d’avoir réussi, le petit garçon s’appliqua encore plus dans son deuxième lancer. L’anneau sembla d’abord partir vers l’extérieur… Avant de décrire un arc de cercle, qui lui fit terminer sa course de justesse sur l’autre corne.
« Bravo ! Le félicita la Magirêve en applaudissant joyeusement de ses rubans.
- Tu vois, c’était pas la peine de t’en faire, ajouta Céline en lui donnant une petite tape dans le dos.
- Oui, merci…!
- Alors, qu’est-ce qui te ferait plaisir comme prix ?
- J’ai droit à quoi ?
- Tu peux choisir n’importe lequel des jouets que j’ai, » précisa l’ectoplasme en désignant l’ensemble de sa devanture.
Alistair balaya les peluches et autres bibelots du regard, ayant du mal à se décider devant autant de récompenses plus formidables les unes que les autres. Mais l’un des prix en particulier attira son attention.
« Celui-là ! S’écria-t-il en le pointant du doigt.
- Ooooh, excellent choix ! Approuva la spectre dans un clin d'œil. Quelle couleur veux-tu ?
- Violet ! Comme mes yeux ! »
La Magirêve acquiesça, et s’empressa d’accrocher à son poignet le fil du ballon Météno qu’il avait désigné. Les deux enfants la remercièrent chaleureusement avant de repartir.
« Alors ? J’avais pas raison ?
- Si ! » Répondit-il de sa voix la plus affirmée depuis le début de son arrivée au Centre. A croire que cette expérience réussie et la présence de Céline avaient balayé ses craintes.
- J’ai vu plein d’autres trucs trop bien par-là, aussi ! On y va ? »
Il eut à peine le temps d’approuver que la fillette s’élançait déjà, l’obligeant encore une fois à courir après elle pendant que son tout nouveau ballon dansait dans les airs à chacun de ses gestes en scintillant de mille feux sous l’éclairage ambiant.
Ils enchaînèrent les stands de jeux, ne s’interrompant que pour goûter mille confiseries avant de repartir de plus belle sur un autre manège. C’était vraiment la plus belle fête qui soit ! Il n’y avait aucun adulte pour leur dire quoi faire, et surtout ce qu’ils ne pouvaient pas faire -en fait, les adultes profitaient tout autant de la kermesse qu’eux. Personne pour leur dire qu’il était bientôt l’heure de rentrer -d’ailleurs, il n’y avait aucune horloge où qu’ils aillent-, qu’ils allaient se rendre malade de manger autant -d’ailleurs, peu importe combien de nourriture ils essayaient, ils avaient toujours de la place dans leur estomac-, ou qu’ils avaient déjà trop de jouets -d’ailleurs, leurs poches pouvaient toujours contenir le nouveau prix récupéré. En plus, jamais ils n’avaient besoin de faire la queue pour essayer une attraction ou participer à un jeu, et ils avaient beau courir partout ils ne ressentaient aucune fatigue, et encore moins une envie pressante !
« C’était drôlement joli ! » S’écria Céline comme ils descendaient du wagon Lakmécygne qui les avait transportés à travers des dioramas plus vrais que nature.
Le petit garçon acquiesça, comme à chaque fois que sa nouvelle amie annonçait quelque chose. Il était vraiment content de l’avoir rencontrée, elle rendait le festival nocturne encore plus amusant et elle savait toujours quel jeu, confiserie ou attraction tester ensuite.
« Voyons voir… Qu’est-ce qu’on pourrait faire, maintenant… » Marmonna-t-elle en se tenant le menton.
Assis sur un banc pendant qu’elle réfléchissait, Alistair s’amusa à regarder la foule autour d’eux. Ici, beaucoup plus de personnes avaient un masque ornementé ou d’une forme différente du loup blanc par rapport à l’endroit où il avait fait la connaissance de Céline. Peut-être qu’il y avait un stand pas loin qui se chargeait de les décorer ?
Soudain, quelque chose dévia son regard d’améthyste des visages dissimulés de la foule. Une petite créature se traînait pitoyablement au sol, la tête baissée comme si un immense chagrin l’accablait. Le cœur absent d’Alistair se serra à cette vision. Comment qui que ce soit pouvait être aussi triste alors qu’une fête irradiant de joie et de bonne humeur les entourait ?
« Ben, où tu vas ? S’étonna Céline en le voyant se lever du banc pour s’éloigner.
- Je reviens vite, promis ! »
Il passa à l’échoppe de pâtisseries où ils s’étaient régalés quelques attractions plus tôt, choisit un donut Hexadron où chaque membre de l’escouade était rempli avec un parfum différent -Chocco, Framby, Pecha, …-, et se dépêcha de retrouver la pauvre créature. Il dut s’éloigner davantage encore avant d’enfin repérer sa silhouette misérable.
« Hey ! Ca va pas…? »
Un sursaut parcourut l’être, qui se retourna craintivement vers cette voix qui l’appelait. Alistair pencha la tête sur le côté, intrigué. Il n’avait jamais vu pareille créature… C’était trop petit pour être un humain, même un enfant. Un Pokémon, dans ce cas ? Mais alors, pourquoi portait-il cet affreux chiffon sale et rapiécé de toutes parts qui le cachait, avec juste deux trous mal agencés qui laissaient voir des pupilles terrorisées ?
« Je te veux pas de mal, hein ! Je me disais juste que t’avais l’air tout triste, tout seul… Alors tiens, c’est cadeau ! »
Là-dessus, il posa le donut richement fourré devant la créature en haillons, en n’oubliant pas de mettre une serviette dessous pour éviter qu’il se retrouve plein de terre.
« Je dois rejoindre ma copine, mais si tu veux tu peux venir avec nous ! »
La bestiole leva ses yeux confus de la friandise pour fixer Alistair avec la même incompréhension. Il a peut-être besoin de temps, se dit le petit garçon. Bah, il reviendrait le voir après !
« A plus tard ! » Salua-t-il en repartant.
Il courut pour rejoindre le banc où il avait laissé son amie… Mais elle avait disparu. Zut alors. Où pouvait-elle bien être…
« Devine qui c’est ! S’écria une voix familière, comme deux petites mains se posaient sur les orbites de son masque.
C’est toi, Céline, je t’ai recon… »
Il s’interrompit en se retournant. Car, ce n’était pas le masque blanc de la fillette qui l’accueillit… Mais les marques vives et caractéristiques d’un Arbok.
« Ha ha ha, tu verrais ta tête ! S’esclaffa Céline derrière le loup reptilien, visiblement très fière de sa blague.
- Je m’y attendais pas, c’est tout… Bredouilla son ami. Mais où tu l’as eu ?
- T’as vu ? Il est beau, hein ? Y’a un stand, par-là, qui t’échange ton masque pour celui que tu veux.
- C’est vrai ?
- Puisque je te le dis ! Va voir ! Je t’attends ici. »
Ainsi encouragé, Alistair ne pouvait refuser ! Il s’engagea dans l’allée désignée par la fillette, marcha quelques minutes avant d’enfin trouver la boutique en question.
Coincée entre un stand de pêche aux Couaneton et un vendeur de marrons chauds ou glacés, il était pourtant impossible de la rater. Des centaines de masques aux formes et couleurs variées tapissaient les murs de l’échoppe, donnant à cette galerie en plein air des allures de bijouterie. Une impression renforcée par le Tutankafer distingué qui possédait l’endroit.
« On dirait que mes masques t'intriguent, mon garçon, fit le sarcophage en souriant de toutes ses dents.
- Ils sont tous beaux, répondit-il en partie par politesse, en partie par sincérité. Celui que vous avait donné à ma copine est super aussi !
- T-t-t ! Pas donné, échangé, rectifia l’illustre fantôme en agitant un index impalpable. Vois-tu, c’est ainsi que j’enrichis ma collection. Maintenant, si l’une de mes possessions venait à te plaire, je serais disposé à te la troquer. »
Alistair étudia sérieusement les visages factices exposés. Il devait en trouver un encore plus beau que celui de Céline !
Finalement, après de longues minutes d’intenses scrutations et réflexion, il pointa un masque de Pyrobut, dont la mèche centrale ressemblait à s’y méprendre à une véritable flamme.
« Aaaah… Ca me fait mal d’avoir à m’en séparer… Soupira le Tutankafer en décrochant précautionneusement la figure avec deux de ses bras éthérés. Mais puisque c’est pour toi, je peux bien faire cet effort. »
Il posa le masque devant le petit garçon, avant de tendre sa paume fantomatique.
« Et maintenant… A toi. »
Alistair acquiesça. Ses petits doigts saisirent le bord de son loup immaculé…
Ton masque, et donc ta plume, sont uniques !
Les mots résonnèrent dans son esprit, le faisant hésiter. Ceux de l’infirmière du Centre, même si la voix avait l’air différente. C’est vrai, elle l’avait mis en garde… Mais tant qu’il avait un masque ça allait, non ?
Il ôta son visage factice. Le monde redevint aussitôt un tableau en noir et blanc. Pourtant, il distinguait très clairement les yeux carmins du sarcophage spectral, sa main tendue qui attendait son dû. Il approcha son masque…
Prends-en soin comme si ta vie en dépendait !
Le loup blanc se figea à quelques centimètres de la paume ouverte.
Cette fois, il en était sûr. Quelqu’un d’autre venait de répéter l’avertissement qui venait de s’imposer dans ses pensées. Qui…? Il l’ignorait.
« … Eh bien, mon garçon ? Ton nouveau masque t’attend, » pressa le Tutankafer avec un soupçon d’impatience.
Il avança ses doigts spectraux… Mais le loup immaculé se déroba.
« … Finalement, je vais le garder, » décida Alistair en replaçant son visage épuré.
Comme les couleurs l’accueillaient de nouveau dans leur toile de vie, il crut lire une lueur d’irritation éclairer brièvement les prunelles écarlates du propriétaire de la collection.
« Soit, lâcha-t-il d’un ton sec et déçu, récupérant son bien pour le remettre sur le mur. Dans ce cas, je crains que nous n'ayons plus rien à nous dire, mon garçon. »
Alistair était du même avis. Il déguerpit, pressé de retrouver son amie. Surtout, il devait lui dire !
Fort heureusement, il repéra sa silhouette familière assise sur le banc où ils s’étaient donnés rendez-vous.
« Céline ! S’écria-t-il d’une voix hésitante. Je crois pas que c’est une bonne idée de… »
Il s’interrompit, intrigué. Le dos tourné de la fillette semblait parcouru de tremblements...
« Cé… Céline…? » Dit-il, posant une main inquiète sur son épaule.
Elle tressaillit à ce contact, et enfouit son visage dans ses mains au point d’en lâcher sa peluche Hélionceau qui tomba mollement au sol. De plus en plus inquiet, Alistair se posta face à son amie.
« Qu’est-ce qui va pas ? T’as mal quelque part ? »
Elle secoua la tête, sans dire un mot.
« Allez Céline, parle-moi ! Tu me fais peur ! »
Elle hésita. Puis, doucement, releva la tête.
Les yeux d’améthyste d’Alistair s’écarquillèrent. Un frisson terrible lui traversa la colonne vertébrale, alors que ses jambes éthérées se dérobaient devant la vision d’horreur à laquelle il eut droit.
Le loup d’Arbok de Céline n’était plus. Il s’était mué en un visage aussi stoïque que l’or dans lequel il semblait forgé. Une bouche close éternellement avait remplacé le sourire édenté de la fillette. Ses magnifiques yeux verts avaient disparu sous les pupilles inertes de l’accessoire. Mais surtout…
Des larmes d’un sinistre rouge s’écoulaient abondamment des orbites pleines, souillant le métal de chemins sanglants à mesure que les sanglots silencieux de l’enfant faisaient rage. Elles achevaient leur course en atteignant le bas de la figure, d’où elles s’élançaient dans un ultime saut de l’ange qui n’avait d’autre issue que leur mort certaine contre la terre, écrasées parmi leurs semblables dans une mare immonde qui ne cessait de grandir.
La réaction horrifiée du petit garçon sembla donner un sursaut à Céline. Ses doigts rougis par ces larmes écarlates agrippèrent les rebords du masque doré, et elle tira. Elle tira, tira, encore et toujours plus fort, cherchant à se défaire de ce si joli piège. En vain. Le loup paraissait collé à elle, et tous ses efforts ne furent bons qu’à davantage badigeonner l’or de sang.
« A-arrête ! Tu vas te faire mal ! » S’écria un Alistair tout paniqué.
Il réussit à se remettre debout, voulut aider son amie… Mais celle-ci le repoussa d’un mouvement du bras, continuant de secouer la tête comme pour s’arracher ce visage maudit.
« A L’AIDE ! Hurla l’enfant, qui sentait aussi les larmes lui monter. QUELQU’UN ! AIDEZ-LA !
- Il ne sert à rien de s’égosiller, mon garçon, » fit une voix familière d’un calme olympien.
Le cœur absent d’Alistair fit un bond dans sa poitrine. Il tourna sa face désespérée vers le Tutankafer du stand de masques, qui venait d’apparaître sur sa gauche. Mais tout espoir qu’il avait pu avoir frémit devant le sourire bien trop satisfait qu’il affichait.
« S-s’il vous plaît… Aidez-la…
- L’aider ? Et à quoi donc ?
- Vous… V-voyez bien que y’a un t-truc qui va p-pas avec son m-masque…!
- Hum ? S’étonna faussement le sarcophage possédé en caressant la barbe postiche de son couvercle d’une de ses mains fantomatiques. Vraiment ? Je ne vois rien d’anormal, moi.
- Qu…? »
Sa question s’étrangla dans sa gorge tandis qu’il fixait le fantôme des tombeaux, effaré.
« Allons, ne fais pas ton surpris mon garçon. Je te l’ai dit, n’est-ce pas ? C’est en échangeant mes masques que j’agrandis ma collection. » La commissure de ses lèvres se tordit, donnant à son effroyable sourire un aspect plus pernicieux encore. « Et maintenant, il est temps pour elle de la rejoindre ! »
Deux de ses bras saisirent le couvercle de son noble cercueil pour l’ouvrir. Une dizaine de mains sombres en surgirent aussitôt pour se précipiter vers la fillette défigurée.
« NON ! »
Dans un élan désespéré, Alistair s’interposa entre le Tutankafer et son amie. En vain. Les doigts occultes l’ignorèrent sans ralentir leur course. Ils atteignirent en un éclair leur cible aveugle, qui ne comprit ce qui lui arrivait qu’en sentant les liens d’ombre s’enrouler autour de ses chevilles, ses poignets, sa taille. Un hurlement étouffé s’échappa de son masque stoïque, alors que la toile impalpable la traînait pour la ramener dans sa prison. Elle résista de toutes ses forces, arquant son corps éthéré, ployant les genoux pour lutter contre cette traction implacable. Mais cela ne fit que ralentir le filet noir.
Jusqu’à ce que ses efforts malheureux ne la fassent trébucher.
Céline heurta le sol, mais son cri d’affolement assourdi ne fut pas causé par la douleur absente. Les mailles d’outre-tombe, percevant la vulnérabilité de leur prise, accélérèrent l’allure. La cage dorée se rapprochait à chaque seconde, et avec elle le néant terrifiant d’où sortaient les mains lugubres. Elle planta ses doigts dans la terre, ses ongles creusant des sillons sous la force en mouvement pour tenter de lui échapper.
Soudain, la progression se figea.
Alistair avait saisi la main de son amie.
Un abominable frisson lui glaça l’échine en voyant le loup ensanglanté se redresser pour le dévisager. Tout l’or fin sous les yeux inertes avait disparu, noyé par les larmes écarlates qui n’en finissaient plus de s’écouler. Pourtant, l’effroi procuré par ce tableau d’épouvante était supplanté par la perspective du sort qui attendait la fillette.
Bien ancré sur ses pieds, ses deux mains agrippant fermement le poignet, il mobilisa toutes les forces de son petit corps pour tirer. Encore. Et encore. Il sentait les doigts fébriles de Céline qui lui griffaient les paumes comme elle se raccrochait à lui. Ce qui ne faisait qu’ajouter à sa détermination. Il allait la sauver ! Il allait la tirer de ce mauvais pas ! C’était obligé !
Et puis… Alistair se sentit partir en arrière.
Le poignet de la fillette lui échappa des mains.
Il se redressa aussitôt pour la rattraper.
Uniquement pour la voir se faire engloutir dans le vide abyssal du tombeau.
Ses orbites larmoyantes de sang croisèrent une dernière fois son regard d’améthyste. Ses doigts se tendirent vers lui dans un ultime appel à l’aide.
Et le sarcophage de se refermer dans un bruit macabre sur cette gueule béante.
Alistair était tétanisé au milieu de la foule insouciante et inconsciente. Ses yeux écarquillés fixaient le couvercle richement décoré. Non... Ce n’était pas possible…! Son amie ne pouvait pas avoir disparu ! Pas comme ça !
Alors que son esprit refusait de se faire à cette ignoble réalité, le spectre funeste repartit en direction de son stand comme si de rien n’était. Son mouvement fit sortir le petit garçon de sa torpeur pétrifiée.
« Att… Attendez…! »
Il se releva difficilement, manqua de trébucher. Le Tutankafer poursuivit sa route, imperturbable.
« Attendez ! répéta l’enfant en courant après lui. Vous avez pas le droit ! Rendez-la-moi ! »
L’ectoplasme demeurait sourd à ses suppliques, évoluant sans se retourner parmi les convives indifférents. Il n’avait aucun intérêt pour un être qui refusait de lui échanger son masque.
Alistair était sur le point de le rejoindre... Quand son bras fut brusquement retenu vers l’arrière.
Stoppé net dans sa course, il se rattrapa comme il put avant de se retourner. Quelqu’un s’était-il enfin décidé à l’aider…?
L’incompréhension peignit son visage en découvrant son bras tendu contre son gré. Quelque chose lui enserrait le poignet, l’obligeant à rester ainsi. Il releva le regard… Et blêmit.
Son ballon de Météno violet avait disparu. Une immonde baudruche à la crête de nuages avait pris sa place, dont les appendices aussi fins que des cheveux étaient enroulés autour du petit membre.
« L-lâche-moi ! » s’écria-t-il en tirant pour briser le fil.
Il ne parvint même pas à faire bouger l’esprit sphérique. Celui-ci le fixa de ses yeux minuscules. Avant de gonfler, gonfler, gonfler et s’élever dans les airs. Entraînant Alistair avec lui.
Il hurla, lutta, tira comme il le pouvait. Mais rien n’y faisait. Les passants ne se retournaient pas. Les liens ne se défaisaient pas. Le Baudrive ne faiblissait pas. Bientôt, il se retrouva sur la pointe des pieds. Bientôt, il ne sentit plus le sol sur lequel s’appuyer. Bientôt, il débuta son ascension malheureuse. De grosses larmes coulèrent de ses yeux parmes. Il sentait, il savait quelle issue l’attendait. Et il ne pouvait plus rien faire…
Soudain, un couinement plaintif se fit entendre. Suivi d’une chute dans le vide.
Alistair atterrit brutalement au sol, et il se serait probablement cassé deux os s’il avait été fait de matière. Alors qu’il s’asseyait, quelque chose tomba mollement à côté de lui. Il tourna lentement la tête pour découvrir la tête percée de la baudruche ravisseuse, secouée de tremblements étonnés comme si elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il n’attendit pas qu’elle se reprenne. Il arracha les délicats tentacules qui lui avaient entaillé le poignet, et prit ses jambes à son cou.
Il courut à travers le dédale des allées, cherchant désespérément la sortie. Et, à mesure qu’il progressait, le festival dévoilait son vrai visage.
Les stands perdaient leurs devantures attrayantes pour ne plus révéler que des ruines. Nourriture et jouets étaient démasqués pour les amas de poussière qu’ils étaient. Les guirlandes et autres décorations levaient le voile sur des lambeaux de tissu qui pendaient pitoyablement dans ce monde sans vent. L’illusion s’était brisée pour lui. Et pourtant, partout autour de lui, les autres âmes poursuivaient la fête faussement animée par les spectres comme si de rien n’était.
Le petit garçon s’arrêta pour essayer de se repérer. Il ne reconnaissait plus rien, il aurait été incapable de dire s’il progressait ou tournait en rond, surtout qu’aucun panneau n’était visible pour le guider. Par où devait-il aller ? Tout droit ? A gauche ? A droite ? Il se sentait tellement perdu, et pas uniquement pour trouver la sortie...
Soudain, il entendit des petits pas précipités derrière lui. Il fut tenté de se retourner, mais se retint. Non. Le Baudrive avait déjà tenté de l’enlever. Le Tutankafer lui avait pris Céline. Personne n’avait réagi. Qui ou quoi que ce soit derrière lui, ça ne pouvait être que mauvais !
Déterminé à ne pas se laisser attraper, Alistair s’engagea au hasard dans l’une des allées.
Il continua sa course éperdue, espérant trouver son chemin ou au moins semer son poursuivant inconnu. Mais celui-ci n’en démordait pas. Ses foulées brèves résonnaient toujours dans son oreille au milieu du festival assourdi, accrochées à lui comme une ombre.
Et puis, au détour d’un énième tournant, il la vit. Une grande arche de bois croulante, flanquée de deux statues érodées par le temps. La sortie !
Alistair fonça vers elle sans hésiter. Mais, au moment de la franchir il freina des quatre fers.
Rien.
Il n’y avait rien au-delà de l’arche. C’était comme si ce maudit carnaval existait hors du temps et de l’espace. Il était piégé.
Mais comme il se lamentait, il perçut trop tard les pas qui se rapprochaient.
Il n’eut pas le temps de se retourner pour faire face à son poursuivant qu’on le percuta dans le dos. Poussé par le choc, il fut obligé de faire un pas vers l’avant… Mais aucun support ne vint accueillir son pied.
Entraîné par son propre poids, il bascula dans le vide en hurlant.
Le dos d’Alistair heurta brutalement le sol dur, interrompant sa folle chute dans un hmpf ! qui lui fit expulser tout l’air de ses poumons inexistants. Il s’assit en se massant le dos dans un réflexe de chair, puisqu’aucune douleur n’irradiait de l’impact. Quand il se remémora le pourquoi de son plongeon imprévu dans un frisson cinglant qui agit comme un électrochoc. La panique le regagna aussitôt, le poussant à découvrir son environnement pour essayer de trouver de potentielles cachettes -et, surtout, de nouvelles menaces comme celles auxquelles il avait échappé de justesse.
On ne peut pas dire que sa première impression le rassura. Il se trouvait dans ce qui ressemblait fortement à l’une de ces geôles décrites dans les contes de fée où tantôt une sorcière, tantôt un ogre y enfermerait son prisonnier pour le croquer plus tard, et où le vaillant héros devrait venir l’en délivrer. Mais contrairement à la fête illusoire qui l’avait amadoué avec sa fausse bienveillance, la cellule avait au moins la décence de l’épargner de tout artifice : la pierre constituant les murs et le sol était froide et nue, reflétant à peine les flambeaux grossiers qui illuminaient le couloir par-delà la lourde grille de fer noir le séparant de la liberté. Le cachot était vide, si ce n’était pour la paille éparse recouvrant les carreaux du plancher, un lit dont les draps rêches et l’oreiller inégal promettaient un repos ingrat à quiconque tenterait de dormir dessus, et un bac en bois à moitié rempli d’une eau croupie dont on préférerait sans doute ne pas connaître l’origine. Fort heureusement, l’odeur nauséabonde du seau était allégée par la fenêtre en arc de cercle qui trônait au centre du mur du fond, face à la herse close. Inutile d’espérer s’échapper par-là, néanmoins : non seulement était-elle trop haute pour que le petit garçon puisse l’atteindre, même en s’aidant des meubles à disposition, mais en plus d’épais barreaux obstruaient cette ouverture, interdisant toute issue à l’occupant de la geôle. Seule une clameur aussi lointaine que rugissante semblait avoir droit de passage, dans un bruit de fond sinistre à vous en faire regretter le simple silence.
Alistair déglutit, puis se releva pour s’avancer vers la grille. Collant son masque au métal, il essaya de regarder ce qui se trouvait au-delà. Plus facile à dire qu’à faire. Il avait beau tourner la tête à droite, à gauche, son champ de vision était restreint par l’étroitesse des barres qui l’empêchaient de passer sa tête au travers. Du peu qu’il apercevait, d’autres cellules similaires à la sienne flanquaient le couloir mal éclairé. Impossible de savoir si elles étaient aussi occupées, en revanche…
« Il… Il y a quelqu’un…? » bredouilla-t-il en serrant le métal froid dans ses doigts. Pour être honnête, il ignorait s’il préférait ou non avoir une réponse à sa question craintive.
Pas une voix ne se manifesta. Peut-être était-il le seul prisonnier des environs…? Chose plus étrange encore, aucun gardien ne se montrait. Bah, après tout, ce n’était pas comme s’il pouvait s'échapper avec une grille aussi solide.
Tandis qu’il se reculait un peu de la herse, Alistair se gratta le sommet du crâne, perplexe. Il était coincé là, non ? A moins que sa cellule ne renferme un passage secret ?
Il était occupé à se creuser les méninges… Quand, derrière lui, un bruit se fit entendre. Comme si quelque chose venait de tomber au sol. Un frisson terrible le traversa en entendant un léger couinement. Quelqu’un venait de le rejoindre dans la geôle. Probablement celui qui l’avait poursuivi à travers tout le festival traître. Celui qui l’avait poussé dans le vide ! Sauf que maintenant, il était enfermé avec lui.
L’esprit d’Alistair débattit ardemment pour savoir s’il devait ou non se retourner, alors qu’il entendait le froissement de la paille sous les petits pas précipités de l’intrus. Il était terrorisé à l’idée de découvrir son identité. A son grand dam, une curiosité malsaine parvint à s’imposer. Il ne voulait pas voir de qui il s’agissait, mais il le devait, se convainquit-il tout seul.
Tremblant de toute son âme, le petit garçon commença à faire lentement volte-face. Son cœur absent battait à tout rompre dans sa cage d’ivoire comme la geôle se dévoilait à ses yeux d’améthystes, prêt à redoubler la cadence quand la menace s’avèrerait.
Rien.
Le cachot était tout aussi vide que lorsqu’il l’avait quitté des yeux pour se concentrer sur le couloir. Rien n’avait changé. Enfin… Presque.
Quelques brins d’herbe séchée finissaient de doucement virevolter dans les airs pour retrouver la pierre dure du sol. Comme si quelqu’un les avait dérangés. En déglutissant, Alistair suivit cette piste mourante du regard. Ses dents se serrèrent inconsciemment en voyant où elle s’achevait. Sous le lit.
Le petit garçon demeura figé. Il tendait l’oreille, essayant d’entendre un son, un souffle sortir de cette cachette cauchemardesque. Mais son ouïe était parasitée par sa propre respiration paniquée. Les tambourinements endiablés de son cœur. La clameur sourde de l’extérieur. Même les ronflements des torches du couloir semblaient avoir décidé de s’inviter à la fête auditive.
Cela ne menait à rien.
Il s’accroupit craintivement, ne laissant qu’un seul de ses yeux parmes s’aventurer sous la couche, prêt à se relever au premier mouvement suspect. Mais il renonça vite à cette idée : si la geôle était déjà mal éclairée, l’espace sous le sommier fatigué ressemblait à s’y méprendre au vide abyssal dans lequel Céline avait été engloutie. Céline… Si seulement elle était là… Elle, elle aurait su quoi faire…!
Alistair se releva. Il continuait de fixer les ténèbres voilant l’envers du lit, pris d’une fascination malaisante. Il avait l’impression qu’elles l’appelaient. L’invitaient à s’approcher. A découvrir par lui-même ce qu’elles recelaient. Après tout, il n’avait rien de mieux à faire dans cette cellule a priori déserte.
Il fit un pas hésitant.
« Bienvenue ! » s’écria une voix enthousiaste comme quelque chose surgissait subitement de nulle part à quelques centimètres de son masque.
Un hurlement d’épouvante jaillit de sa gorge. Il fit un bond en arrière, mais sa surprise apeurée lui fit s’emmêler les pinceaux. Il trébucha pour se retrouver sur les fesses. Il se recula aussitôt en rampant pour s’éloigner, jusqu’à ce que la grille lui barre la route. Terrifié, il se plaqua contre les barreaux de fer, cherchant à ne faire plus qu’un avec eux. Son torse se soulevait et s’abaissait à un rythme infernal. Ses pupilles dilatées se figèrent sur l’apparition.
Celle-ci pencha la tête -qui semblait être son corps entier- sur le côté. Son œil unique et rubescent roula dans le crâne constituant sa face pour se retrouver dans l’orbite la plus basse.
« Eh bien alors ? C’est pas la peine de se mettre dans des états pareils, enfin. Je vais pas te manger ! »
Pas vraiment convaincu, Alistair resta sur la défensive. Cela lui valut un léger soupir de son interlocuteur.
« Ahlala, franchement… Bon, reprenons. »
Le Skélénox porta l’un de ses bras de tissu noir aux dents inégales de son propre masque pour s’éclaircir la gorge.
« Bienvenue au Colisée ! fit-il avec le même engouement que la première fois. Ici, tu vas pouvoir t’en donner à coeur joie pour évacuer ta frustration, ton stress et toutes ces émotions négatives. Et si tu te débrouilles bien, tu deviendras même un Champion ! »
Alistair cligna des yeux, confus. Colisée ? Frustration ? Champion ?
« Qu’est-ce que vous racontez…?
- C’est pas grave, ça viendra vite ! Mais avant que tu puisses participer, il reste juste une petite formalité… »
Le spectre déplia une des mains drapées dans son dos.
« Surtout ne bouge pas, » dit-il comme une lueur sinistre imprégnait l’étoffe de son membre fantomatique.
Il le tendit vers le loup blanc du petit garçon. Qui recula aussitôt la tête en agrippant de toutes ses forces les bords de son visage factice.
« Rah, mais tiens-toi tranquille ! rouspéta l’esprit borgne. C’est pas comme si je pouvais te prendre ton masque de toutes manières. »
Mais rien à faire, Alistair continuait de se dérober à cette main macabre. Le Skélénox insista, une fois, deux fois. Sans succès.
« Bon, puisque tu le prends comme ça… »
Sur ces mots, il disparut, le laissant de nouveau seul dans la cellule. Mais Alistair avait retenu la leçon. Il resta sur ses gardes. Qui sait quel mauvais tour ce fantôme voulait lui jouer ? Il attendit, ramenant ses genoux à lui pour se rassurer.
Plusieurs minutes passèrent sans que rien ne bouge. Il se détendit légèrement, se risquant même à souffler de soulagement. Le Skélénox avait peut-être abandonné l’affaire ? Au moins, l’autre intrus s’était aussi tenu tranquille pendant qu’il avait fait son numéro… … Attends. L’autre intrus ? Mais oui ! Avec cette apparition impromptue, il avait presque oublié la raison de sa crainte première ! Sa peau intangible frémit à cette pensée, qui balaya le peu de répit qu’il avait pu s’octroyer.
Et puis… Il perçut un froissement, au-dessus de lui. Par réflexe, il leva la tête.
Pour croiser un œil singulier et sanglant.
Il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche que la main drapée du Skélénox s’apposa sur son front.
Un instant de flottement s’installa, comme une vibration partait du point d’impact pour se déverser dans toute son âme. Une ondulation particulière, dénuée de toute bienveillance ou malfaisance, qui semblait le sonder.
« Tu vois ? C’était pas si terrible, se moqua gentiment le cyclope miniature en virevoltant à sa hauteur. Maintenant, voyons un peu ce que ça donne… »
Il le scruta de son œil solitaire, lequel s’était fiché à la jonction des deux orbites, avant de se caresser la dentition lui servant de menton.
« Hum… Bah, c’est pas surprenant vu ton âge. Au pire, tu serviras d'exutoire.
- Exu-quoi ?
- Ne fais pas attention à moi, je parle tout seul ! Allez, va tous les battre, champion ! »
Sur un claquement de doigts d’étoffe d’encre, un cercle d’ombre se déploya sous le petit garçon. Qui eut tout juste le temps de voir le Skélénox lui faire un signe de la main avant de se faire absorber par l’occulte rosace.
L’espace d’une seconde, Alistair fut suspendu dans un néant absolu, aveuglant, assourdissant. Mais celui-ci se mua subitement en un tout autre paysage. Un rugissement exalté l’accueillit comme il retrouvait des appuis sous ses pieds. Il dut faire un pas vers l’arrière pour retrouver son équilibre, puis il se redressa.
Le Skélénox l’avait transporté au sein d’une arène circulaire, au terrain plat et poussiéreux. Malgré l’absence totale de soleil dans le ciel encombré de nuages sombres et poisseux, une étrange luminosité émanait de l’édifice, permettant de voir aussi bien qu’en plein jour. L’enceinte était faite de hauts gradins de pierre complètement imperméables si ce n’était pour le passage barré d’une herse plus lourde encore que celle de son cachot. Quant aux tribunes, elles étaient blanches de monde : des milliers d’âmes y étaient rassemblées, chacune criant plus fort que sa voisine. Quelques spectres se mêlaient à eux, mais les masques immaculés constituaient l’essentiel de ce fervent public. Au moins connaissait-il maintenant l’origine de la rumeur persistante qui régnait jusque dans sa prison.
Mais il n’était pas seul dans le cirque.
Un homme d’une cinquantaine d’années lui faisait face, à une dizaine de mètres. Tête baissée, ses épaules vêtue d’un costume bien taillé pour son physique bedonnant se balançaient nonchalamment. Il avait l’air de murmurer dans sa barbe poivre et sel, mais rien qu’Alistair aurait pu entendre même sans le vacarme infernal des spectateurs.
Pris d’un élan d’espoir, le petit garçon courut jusqu’à lui. C’était un adulte, il saurait certainement quoi faire !
« Monsieur ! s’écria-t-il en s’arrêtant devant lui. Vous savez ce qui se passe ? »
Sa question demeura sans réponse… Mais l’homme cessa ses messes basses et ses balancements. Il l’avait donc bien entendu ! Il releva la tête… Et l’optimisme d’Alistair se fragilisa.
Des traits noirs, rouges ou violets étaient dessinés sur le loup de l’adulte. Des peintures de guerre aux motifs acerbes, qui provoquèrent un mouvement de recul chez le petit garçon. S’il y avait bien une chose qu’il avait retenue, c’était qu’on ne plaisantait pas avec son masque.
« M-monsieur…?
- … »
L’employé de bureau se redressa entièrement pour le fixer. Il n’était pas très grand, mais sa large stature avait de quoi impressionner l’enfant.
« … Plus…
- Pardon…?
- Toujours plus… Jamais assez... »
Alistair recula d’un pas, pas rassuré.
« Je... Je comprends pas ce que vous dites.
- Toujours plus d’heures, pour faire plaisir au patron. Pour faire plaisir à ma femme. A mes gosses. Toujours, toujours ils demandent plus. Plus d’efforts. Plus de sacrifices. Plus d’argent. Plus de bijoux. Plus de gadgets. Plus de tout. Jamais assez de résultats. Jamais assez bien. Jamais assez comme il faudrait. »
Il s’éloigna à nouveau à cette tirade désabusée. Quand un triste rictus secoua l’homme mûr, qui se passa une main sur le front en desserrant sa cravate.
« Trente ans que je me suis tué à la tâche. A grimper les échelons en me mettant à dos mes subordonnés. A passer plus de temps au bureau qu’avec ma famille. A en devenir un étranger pour eux, tout juste bon à ramener de quoi faire tourner la baraque. Trente ans que je joue le jeu, sans broncher quand je me prends les humeurs du patron. Sans me plaindre quand ma femme m’ignore. Sans m’emporter quand mes gosses m’insultent. »
Sa voix s’accélérait à chaque phrase, gagnait en amertume à chaque mot, en agressivité à chaque syllabe. Et à mesure qu’il déballait son sac, les motifs de son masque se muaient, vibraient, palpitaient comme autant de petites veines.
« Et tout ça pour quoi ? poursuivit-il d’un ton grondant. Pour me faire jeter à la première occasion ! Patron, femme, gosses, tous pareils ! J’ai gâché ma vie pour eux, ET C’EST COMME CA QU’ILS ME REMERCIENT ?! »
La formidable vocifération de l’employé fut acclamée par la foule, dont l’entrain redoubla en voyant la suite.
Car une silhouette éthérée sortit du dos de l’âme furibonde. Elle grossit, grossit, en une masse blanche dont le garrot dépassait les premières rangées des tribunes. Quatre pattes puissantes traçaient de profonds sillons avec leurs griffes affûtées, lames d’obsidienne sur la fourrure hivernale. Une barbe de stalactites bordaient une mâchoire redoutable, d’où une brume légère mettait en exergue les crocs phénoménaux.
Les pupilles laiteuses se posèrent sur le pauvre Alistair, sidéré par cet immense Polagriffe spirituel. Ce… C’était une blague…?! Comment des monstres pareils pouvaient exister ?!
Il vit la patte gauche de la titanesque créature se soulever. Il ne la quitta pas de ses yeux parmes comme elle partait vers l’arrière pour se donner de l’élan. Son esprit tira la sonnette d’alarme pour le sortir de sa torpeur envoûtante, mais l’alerte ne sortit jamais de ses pensées pour rejoindre les muscles.
L’ours des glaciers le balaya, déchirant son âme des faux lui servant de griffes.
Alistair se réveilla en sursaut et se redressa d’un même mouvement. Il était de retour dans la pénombre de la geôle, installé sur le lit rudimentaire. Il palpa son corps éthéré dans des gestes fébriles. Il était indemne. Pourtant, il lui semblait encore sentir la morsure des armes du monstre blanc quand il l’avait déchiqueté quelques instants plus tôt.
« Ah… Je savais que tu ferais pas long feu, mais à ce point-là c’est désolant, quand même, » soupira une voix caverneuse à son chevet.
L’enfant tourna la tête pour se retrouver face à l’œil désapprobateur du Skélénox.
« Qu… Qu’est-ce qui s’est passé ?
- A ton avis ? T’as perdu, bien sûr. Franchement, t’aurais au moins pu bouger un peu. »
Le poing du petit garçon se serra contre son torse, alors qu’il se recroquevillait sur le matelas.
« Je… J’ai cru qu’il allait me tuer…
- … Pffffrt, elle est bien bonne celle-là ! s’esclaffa l’esprit borgne. Comme si on pouvait tuer ce qui est déjà mort !
- Mais c’est vrai ! Et d’abord, comment je pouvais gagner contre un monstre pareil, hein ?
- Quelle question ! En appelant ton propre monstre, pardi !
- Mais comment je fais ? Je sais même pas ce que c’est !
- Ah, ça, je peux pas t’aider plus que ça. Je t’ai déjà donné la possibilité de l’invoquer, je peux pas non plus te mâcher tout le boulot ! Même si bon, vu que t’es encore très jeune et que ta personnalité est pas encore complètement formée, il risque pas non plus d’être aussi fiable que ceux des autres. Enfin, c’est la mort, conclut-il en haussant les épaules. Allez, prépare-toi, ton prochain combat va pas trop tarder.
- Quoi ? s’écria Alistair en le dévisageant de ses améthystes terrifiées. Mais… Mais je veux pas me battre !
- C’est pas vraiment comme si t’avais le choix. Il faut bien divertir la foule. … Bon, allez, j’vais être sympa avec toi. Je vais voir si on peut pas le retarder un peu, histoire que tu reprennes du poil de la bête. Allez, à toute !
- Non, att-! »
Trop tard, le cyclope drapé avait disparu.
Une plainte gémissante s’échappa des lèvres de l’enfant, qui enfouit sa tête masquée dans ses bras. De grosses larmes naquirent au coin de ses yeux, qui roulèrent bien vite en torrent le long de ses joues. Pourquoi devait-il subir tout ça…? Pourquoi ils voulaient tous lui faire mal ?
Un faible frottement le tira brusquement de ses sanglots. Il ne l’aurait probablement pas entendu par-dessus la rumeur du public, si ce n’était pour une chose. Ce bruit. Il venait de sous le lit !
Ses yeux d’améthyste s’écarquillèrent comme il prenait conscience de sa situation. Le monstre sous le lit ! Il l’avait encore oublié, trop perturbé par le duel à sens unique qu’on lui avait imposé !
Le frémissement reprit, de manière plus soutenue cette fois. Quoi que ce soit sous le sommier, c’était en train de se déplacer !
Alistair attrapa le maigre oreiller et se réfugia dans l’angle du mur, prêt à se protéger à l’aide de ce bouclier improvisé.
D’abord, il n’y eut rien. A tel point que, pour un peu, il fut tenté de regarder par-delà l’encadrement du lit…
Quand une main immonde s’éleva.
Alistair poussa un cri étouffé par sa protection, la serrant de toutes ses forces dans ses bras.
Les doigts crochus agrippèrent le sommier. Le bois craqua sinistrement sous la poigne des ongles sales qui en griffèrent la surface en arrachant des échardes.
Les larmes affluaient sous ses yeux, mais son esprit était dans un tel état qu’il ne parvenait même plus à les laisser s’écouler. Ses genoux s’entrechoquaient violemment.
Une seconde main tout aussi atroce vint rejoindre la première. Un autre craquement, cette fois provoqué par la pression des doigts qui hissaient le reste du corps.
Il plongea son visage dans l’oreiller.
Mais aucun monstre ne lui sauta dessus.
Aucune main affreuse ne lui arracha son égide de coton.
Aucun grognement affamé ne vint sonner son glas.
Alistair demeura immobile. Pendant combien de temps ? Une minute. Deux. Cinq. Dix. Mais il ne se passait toujours rien.
La confusion s’ajouta à la peur. L’attente devenait insupportable ! Qu’est-ce que ça voulait ? Pourquoi ça n’attaquait pas ?
Tremblant comme une feuille, il finit par sortir un œil de sa cachette de fortune. Pour l’abaisser entièrement quelques instants plus tard.
« Oh ! C’est toi ! »
Un hochement de tête timide lui répondit.
Contre toute attente, le prétendu monstre n’était autre que le pauvre Mimiqui en guenilles à qui il avait offert une friandise durant la foire, avant que la supercherie ne soit révélée. Il se faisait encore plus petit qu’il ne l’était sur son coin du lit, ajustant par moments son linge rapiécé pour cacher sa silhouette difforme. Ses pupilles visibles à travers le tissu grossier étaient fuyantes, comme s’il avait honte de se montrer. Ou de lui avoir fait peur.
Alistair poussa un gros soupir, se débarrassant en même temps de l’un des poids lui obstruant la poitrine.
« Tu m’as suivi, chuis content ! »
La créature dansait d’un pied sur l’autre sur le drap, mal à l’aise. Un gémissement bafouillant lui échappa, qui se serait fait aussitôt emporter par la ferveur lointaine du public si l’enfant n’avait pas fait attention. Lequel cligna des yeux, ébahi.
« Hein ? C’est vrai ? s’écria-t-il en s’approchant d’un coup du Pokémon. C’est toi qui m’as sauvé du Baudrive ? »
Le Mimiqui en haillons détourna le regard, visiblement incapable de se donner le crédit de ce sauvetage.
« T’aurais dû te montrer tout de suite ! Tu m’as fait drôlement peur à me courir après, tu sais. Puis, pourquoi tu t’es caché ? Je t’ai pris pour un monstre ! »
Le spectre mal-aimé s’affaissa, comme terrassé par toutes ces critiques.
« H-hey ! Le prends pas comme ça. Je voulais pas te rendre triste… »
L’enfant tendit vers lui une main qui se voulait réconfortante, mais il se recroquevilla encore plus en voyant les petits doigts lui arriver dessus. Il n’avait pas l’air habitué à ce genre de geste affectueux… C’est vrai qu’il avait aussi été apeuré quand il lui avait apporté le donut pendant le festival.
« J’te l’ai dit, je vais pas te faire de mal. Là… »
La loque usée tremblait si fort que le bois du sommier en craqua légèrement. Ses yeux disparurent sous l’étoffe étiolée, alors que son corps dissimulé se soulevait au rythme de son cœur craintif. Il couina quand les doigts le touchèrent à travers le tissu…
Et quel ne fut pas son étonnement en sentant la main d’enfant le caresser ! D’abord figé, Alistair perçut son corps tiède qui se détendait à mesure qu’il réitérait son geste doux. Au point que le Mimiqui osa enfin se redresser pour le regarder franchement.
« Tu vois ? fit-il, accompagnant ses mots d’un sourire amical.
- Voir quoi ? » demanda une voix rocailleuse beaucoup trop familière.
Le petit garçon sursauta en lâchant une petite exclamation à l’apparition incongrue du Skélénox.
« Ben il… » commença-t-il en désignant la créature à l’habit usé jusqu’à la corde.
Qui avait disparu du drap, laissant un Alistair perplexe. Il avait dû avoir peur et était retourné se réfugier sous le lit.
« … Non, rien.
- Hum… Bah, c’est pas mes oignons ! Allez, c’est l’heure pour toi d’entrer en piste !
- Quoi ? Mais…! »
Clac !
La rosace occulte l’engloutit sans plus de cérémonie pour le ramener au beau milieu de l’arène rugissante. Il secoua la tête pour se réhabituer à la luminosité plus forte que dans les sous-sols. Son adversaire, une femme d’un certain âge au corps beaucoup trop bien conservé pour être véritable, avait déjà commencé son monologue dityrambique.
« Alors comme ça, on veut me remplacer… Alors que j’ai bien plus d’expérience et de talent que ces pimbêches… Mais non, le public veut du sang frais qu’ils disent. Ils veulent des jeunettes qui peupleront leurs fantasmes… »
La toile de son masque s’agitait déjà, alors qu’une colonne limpide commençait à s’élever de son dos. Non, pas encore !
Alistair prit ses jambes à son coup, sans attendre que l’autre ait fini de faire appel à son monstre. Il traversa le terrain, se précipitant jusqu’à l’issue condamnée par la herse. Il saisit les barreaux, tira, poussa, souleva de toutes ses forces. Mais le fer assurait parfaitement son rôle de garde-fou, ne tressaillant même pas sous ses assauts.
« Ouvrez-moi ! hurla-t-il en tambourinant sur le rempart. Laissez-moi sortir ! »
Un sifflement strident s’éleva derrière l’enfant, dont le réflexe fut d’en vérifier la source. Un frisson glacé l’en récompensa, alors qu’il découvrait le Séviper sensationnel dressé dans le dos de sa maîtresse. Le reptile ondoyait dans une danse rendue hypnotisante par les les motifs dorés de son corps autrement immaculé. Sa langue fourchue sortait à intervalles réguliers d’entre ses crochets phénoménaux… Mais ses iris opalines fendues se fichèrent bien vite sur sa proie.
La vipère mystique se grandit encore. Son cou interminable s’arqua. Et même s’il n’avait jamais vu cette créature et encore moins ce comportement, Alistair sut immédiatement ce qui l’attendait. Il allait passer à l’attaque !
Le dos plaqué contre l’unique sortie scellée, il ferma les yeux, refusant de voir l’assaut inévitable du prédateur à écailles.
Baisse-toi !
Pris au dépourvu par ces mots soudains, Alistair rouvrit soudainement les yeux. Juste à temps pour se retrouver face à la gueule béante du Séviper, crochets déployés suintant de venin.
Ses jambes agirent pour lui. Elles se dérobèrent d’un coup, le faisant chuter dans le sable et rouler sur le côté.
Le serpent spirituel s’écrasa contre la grille sans la faire ciller. Comme il reprenait ses esprits en sifflant furieusement, l’enfant en profita pour se relever aussi vite qu’il le put et s’éloigner en courant. Mais il avait à peine effectué une dizaines de foulées que le prédateur à écailles l’avait déjà rattrapé. Son corps lisse glissa pour lui barrer la route, l’encerclant dans ses anneaux intangibles. Cette fois cependant, le reptile herculéen ne donna pas l’occasion à sa proie de s’échapper. Prenant à peine le temps de reculer le fer de lance qu’était sa tête, il fondit sur le pauvre enfant pour n’en faire qu’une bouchée.
Le petit garçon retomba brusquement sur le lit de son cachot. Il y resta allongé un certain temps, le souffle court pour se remettre de cette nouvelle expérience de mort imminente, au point que l’autre détenu se risqua à sortir de son abri obscur pour se hisser sur le matelas. Il le considéra avec un mélange d’inquiétude et d’appréhension.
« Dis… demanda-t-il en se tournant vers lui, toujours couché. C’est toi qui m’as parlé ? Quand j’étais en haut ? »
Difficile de discerner les mouvements du Mimiqui sous ses guenilles, mais le regard confus qu’il lui adressa devait certainement aller de pair avec une tête penchée sur le côté.
« Non hein, » soupira l’enfant.
Pas étonnant. L’ordre avait résonné dans son esprit avec une autorité irrésistible. Preuve en était que son corps l’avait exécuté sans hésiter, là où son esprit avait été trop surpris. Difficile de croire qu’il aurait pu venir de la créature en haillons, avec ses couinements chevrotants. Non, la voix qui s’était exprimée était ferme. Grave. Pourtant… Elle ne lui inspirait aucune méfiance. Sur le coup, dans l’arène, il n’aurait pas su dire pourquoi. Mais en se remémorant la brève injonction, il comprit. C’était la même voix qui l’avait mis en garde contre le Tutankafer du stand des masques. Quelqu’un serait donc en train de l’observer…? De veiller sur lui ? Mais pourquoi ? Et qui ?
Rah, tout ça était quand même tiré par les cheveux, même pour ce monde sans queue ni tête !
Alistair se redressa et sortit du lit vieillissant. Il voulait vérifier autre chose… Aussi, il s’avança jusqu’au bac en bois, à l’opposé de la cellule. Les relents fétides l’accueillirent dans un répugnant comité d’accueil comme il penchait la tête au-dessus de la bassine. L’eau stagnante lui renvoya un immonde reflet trouble, mais qui fut suffisant pour confirmer ses soupçons.
Son masque se démarquait sans peine de l’opacité nauséabonde de son miroir improvisé. En revanche, le visage factice n’était plus aussi pur que lorsqu’il l’avait vu la dernière fois. Oh, il ne s’était pas changé en l’effrayant visage de marbre doré qui avait eu raison de Céline. Cependant… Quelques fins traits y étaient esquissés dans une encre trop sombre pour en discerner la couleur sur cet infect reflet. L’enfant passa un doigt dessus pour tenter de les essuyer, mais aucun pigment ne vint entacher ses phalanges éthérées.
Il s’éloigna pour retrouver un air plus sain. Alors, lui aussi il portait des peintures de guerre ? Enfin, elles étaient beaucoup plus timides que celles des âmes qui l’avaient attaqué… C’était peut-être ça que le Skélénox lui avait fait, quand il lui avait touché le masque ? C’est vrai qu’il avait dit un truc à ce sujet… Et sur sa… Personnalité, aussi…? Comme quoi elle était pas toute prête ? Et ce serait ça qui l’empêchait d’appeler son monstre ?
« Boooon, c’est déjà mieux ! »
Cette fois, Alistair ne sursauta pas à l’apparition de son geôlier. Il était même plutôt étonné qu’il ait autant tardé à se montrer, alors que le Mimiqui avait encore disparu sous le sommier.
« Mais j’peux pas gagner contre ces monstres… Même quand je cours ça sert à rien.
- Ah, c’est sûr que ce serait plus simple avec ton monstre à toi, hein ?
- Je crois avoir un peu compris, mais je vois toujours pas comment je peux l’appeler.
- T’en fais pas, t’as tout le temps du monde pour choper le truc ! Ca devrait pas te prendre plus d’une quinzaine, vingtaine de matchs à tout casser.
- V-vingt ?! » s’étrangla le petit garçon.
Mais le Skélénox coupa court à la conversation en le plongeant à nouveau dans son cercle noir.
De retour sur le terrain poussiéreux, Alistair ne leva même pas la tête vers son opposant. Sa main tremblante agrippa son bras, qu’il serra au point qu’il se serait probablement griffé s’il avait été dans son corps. Il ressassait les dernières paroles de l’esprit borgne. Ca voulait dire… Qu’il allait devoir se faire tuer encore, et encore ? Comment voulait-il qu’il arrive à quoi que ce soit…!
Soudain, la vision de la gueule béante du précédent Séviper s’imposa à lui. Les crocs qui s’enfonçaient en lui. Puis celle de l’ours polaire qui se préparait à l’attaquer. Ses griffes effilées qui le découpaient. Le Baudrive qui l’emportait dans les cieux. Ses fins tentacules qui lui lacéraient le poignet. Le visage au stoïcisme sanglant de Céline. Sa main désespérée qui l’appelait à l’aide. L’infirmière du Centre qui lui annonçait sa mort. Le reflet de son âme sans contour dans son miroir.
Il plaqua ses poings contre ses tempes, secoua la tête. Les images, les sensations tournaient en boucle dans un carrousel inarrêtable. Il avait beau essayer de les chasser, les oublier, elles revenaient sans cesse à la charge. Comme si quelqu’un faisait exprès de les mettre en avant. De lui mettre le nez dans toutes les misères qu’il avait vécues depuis son réveil au Centre.
Ses dents se serrèrent à lui tirailler la mâchoire. Une boule se forma dans sa poitrine, qui grandit, grandit, grandit, à mesure que le kaléidoscope infernal
Jusqu’à exploser.
« MAIS QU’EST-CE QUE J’AI FAIT POUR MERITER CA ?! »
Une pulsation émana de son âme à ce cri furieux. Il sentit comme une fine couche, un voile délicat qui s’ôtait dans son dos pour se métamorphoser. Une masse informe à la blancheur translucide s’éleva, ses fières défenses de part et d’autres de son invocateur auquel il était relié par un mince filin éclatant. Cependant, si le monstre avait bien été appelé, le Skélénox avait vu juste : il était loin d’atteindre les proportions dantesques de celui de ses adversaires. Non seulement le Roitiflam impalpable était obligé de demeurer sur ses quatre pattes, mais en plus c’était à peine si son poitrail barbée de flammes immaculées dépassait la tête de l’enfant. Sans compter qu’il semblait avoir du mal à conserver son apparence, sa silhouette se convulsant régulièrement.
Il n’empêche qu’Alistair se sentit rassuré par sa présence. Maintenant, il n’était plus seul ! Ca irait mieux, il le savait !
Enfin… Cet état d’esprit ne dura pas longtemps. Le Dimoret géant de son ennemi imposé franchit la distance qui les séparait d’un bond. Babines retroussées en un feulement haineux, les poignards effilés de ses pattes rappelaient beaucoup trop l’affrontement à sens unique contre l’ours des glaciers au petit garçon. Incapable de détourner le regard, il vit les griffes s’approcher dangereusement… Mais le sanglier instable s’interposa pour prendre le coup à sa place. Il grogna furieusement, sans parvenir à attendrir les lames impitoyables qui déchirèrent son être instable.
Alistair pâlit en voyant les restes étincelants de l’esprit s'évanouir après une ultime danse virevoltante. Qu… Quoi…? Mais… C’était pas censé se passer comme ça…? Son monstre était censé le protéger, il pouvait pas disparaître !
Abattu, perdu, l’enfant continuait de fixer l’endroit où son Roitiflam spirituel s’était volatilisé. Il ne réagit pas quand le Dimoret grondant arma une nouvelle fois sa patte. C’était fichu, de toutes façons… Il n’y avait rien qu’il puisse faire, alors autant en terminer maintenant…
Les faux de la fouine féline sifflèrent à nouveau dans l’air pesant du Colisée.
Quand Alistair se fit brutalement percuter sur le côté.
Le coup inattendu le projeta à terre, lui faisant éviter pour la deuxième fois le trépas passager. Le Dimoret feula au-dessus de lui. Il se redressa rapidement… Pour voir avec stupeur une masse recouverte d’un linge grossier se faufiler sous le ventre de l’invocation.
Le Mimiqui filait droit en direction de l’âme opposée. Ses deux ignobles mains étaient de sortie, leurs doigts s’enfonçant profondément dans le sol pour se propulser vers l’avant en soulevant des nuages de poussière au passage. L’individu masqué voulut rappeler son monstre pour se protéger. Mais, le temps que le Dimoret se retourne, la créature en haillons avait fait son œuvre : ses doigts immondes se refermèrent sur le cou du gladiateur improvisé et serrèrent, serrèrent, sans aucune once de pitié. Jusqu’à ce que la gorge cède sous la pression.
Une ovation rugissante accueillit la dissipation du perdant et de son protecteur, mais le petit garçon eut à peine le temps de se relever qu’une rosace sombre apparut sous ses pieds. Un instant plus tard, il avait retrouvé la pénombre de son cachot, d’où il pouvait toujours entendre la clameur du public. Sauf que cette fois-ci, il n’était pas allongé sur le lit.
« Oh oh, mais c’est que t’es plein de surprises, dis-moi ! » s’exclama le spectre borgne en surgissant devant lui.
Son œil unique roula subitement sur le côté, au point de presque disparaître entièrement derrière son crâne. L’une de ses mains drapées se tendit dans la même direction pour vite se refermer dans le vide. Un couinement accompagna le geste, faisant tourner la tête d’Alistair vers la plainte. Le Mimiqui, qui avait probablement voulu retrouver sa cachette, était en train de se faire tirer du lit par une force invisible. Ses gémissements craintifs se poursuivirent, alors qu’il se faisait soulever de terre pour arriver à la hauteur du geôlier.
« Eh bien eh bien, où est-ce que tu croyais aller, toi ? Je me disais bien, aussi, que j’avais senti une autre présence…
- Ne lui faites pas de mal ! implora l’enfant. Il voulait juste m’aider !
- De quoi ? Du mal ? Oh, non non non non non. Quelle idée, voyons ! ricana le Skélénox en relâchant sa poigne impalpable, libérant la créature en haillons qui fila se réfugier sous le sommier. Pourquoi est-ce que je punirais quelqu’un qui a gagné un combat ?
- Parce que… J’ai pas utilisé mon monstre...?
- Ah, mais c’est pas obligatoire, ça ! C’est juste un petit coup de pouce histoire de rendre les combats plus intéressants, hein. Autrement, tous les coups sont permis ! Mais c’est vrai que ça fait un bail qu’on a pas eu d’âme qui se faisait aider par un Spectre… Ah, j’peux te dire que t’as fait sensation ! »
Un soupir soulagé s’échappa des lèvres du petit garçon. Il avait vraiment cru qu’il se ferait sévèrement sermonner pour cette intervention victorieuse.
« Mais du coup… Vu que j’ai gagné, je peux partir maintenant, hein ?
- Eeeeeh… Presque, » répondit le Skélénox d’un ton évasif. Il virevolta un instant dans les airs, se retrouvant brièvement la tête en bas comme seul son iris vermeil demeurait immobile. « Tu as rempli la première condition. Mais maintenant… Tu vas devoir affronter le Gardien du Colisée. »
Le fol espoir qui habitait les yeux d’améthyste d’Alistair s’effaça dans une grimace découragée. Ça n'en finirait donc jamais…
« Je veux plus me battre… J’en ai marre…
- J’entends bien, mais c’est pas moi qui fixe les règles. Bref, je dois vérifier deux-trois trucs avant que ton combat commence. Prépare-toi bien en attendant ! »
Pouf ! Le cyclope fantomatique disparut aussi soudainement qu’il était apparu.
Le petit garçon soupira à nouveau, puis s’approcha du lit.
« C’est bon, il est parti, » prévint-il en s’accroupissant pour regarder dessous.
Un grattement se fit entendre après quelques secondes d’hésitation, comme la créature en guenilles sortait prudemment de son abri obscur.
« Merci de m’avoir aidé, là-haut. Ça fait déjà deux fois… Ah ! Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ? » s’écria-t-il.
C’est que, maintenant qu’il pouvait voir le Mimiqui à la lumière fléchissante des flambeaux du couloir et sans qu’il ne panique, il remarquait l’état déplorable de son vêtement. Non pas que le tissu ait jamais été bien joli, mais il était lacéré de part et d’autres, si bien que certains endroits ne tenaient plus entre eux que par un fil. Ca doit être à cause des griffes quand il m’a poussé, se dit l’enfant, alors que son compagnon de cellule tentait honteusement de se cacher comme il le pouvait sous son déguisement en ruines, ne faisant que fragiliser davantage les fibres.
Une idée émergea alors dans son esprit.
« Attends, bouge pas ! »
Il se releva sous les pupilles étonnées du petit Pokémon, le temps d’attraper l’oreiller ingrat dont il défit le drap.
« Tiens ! Ce sera quand même mieux, non ? »
Les yeux du Mimiqui s’illuminèrent à la vue du tissu intact. Sortant l’un de ses bras déformés de sous ses haillons, il attrapa délicatement l’étoffe entre ses ongles dentelés avant de retourner sous le sommier pour se changer.
« Au fait, commença le petit garçon en s’asseyant sur le lit pendant que des froufrous se faisaient entendre, je t’ai même pas dit mon nom, non ? Je m’appelle Alistair. Et toi ? C’est quoi ? »
Un petit couinement lui répondit, comme le vieux linge aux allures de serpillère était jeté au loin.
« Quoi ? T’en as pas ? s’étonna-t-il. Mais tout le monde a un nom ! »
Un autre gémissement, un peu plus étendu cette fois-ci. L’enfant croisa les bras en fronçant les sourcils. Ah ben non, c’était pas juste ça ! Puisque c’était comme ça, il lui en trouverait un ! … Mais plus facile à dire qu’à faire…
Tandis qu’il se creusait les méninges, le Mimiqui sortit de sous le meuble. Il avait bien meilleure allure avec son drap tout propre, où il avait juste percé deux trous pour ses yeux, même si la forme générale de l’oreiller le faisait beaucoup ressembler à un costume de fantôme. Enfin, c'était toujours mieux que le chiffon qu’il avait porté pendant une éternité… … Oh !
« Je sais ! s’exclama Alistair en frappant son poing dans sa paume ouverte. Chiffon ! C’est joli comme nom, tu trouves pas ? »
L’être déguisé sembla pencher la tête sur le côté, réfléchissant à cette appellation… Avant d’acquiescer vivement.
« Alors enchanté, Chiffon ! Tu veux bien rester encore avec moi pour m’aider ?
- J’espère bien, parce que vous avez l’air de plaire à la foule, tous les deux, » fit le Skélénox en se matérialisant sans prévenir.
Alistair eut un mouvement de recul, mais pas provoqué par la surprise. Non… S’il était de retour, ça voulait dire que…
« Allez, c’est l’heure ! Le Gardien t’attend !
- Non, je veux pas…!
- Roooh, fais un petit effort quand même !
- Non ! » répéta l’enfant en se bouchant les oreilles. Ce à quoi un soupir lui répondit.
- Bon, bon, d’accord. Après tout, si tu veux pas partir d’ici, c’est ton choix. »
L’enfant redressa la tête à ces mots, confus.
« Comment ça ?
- Ben ouais, si tu vaincs le Gardien tu peux passer la herse et quitter le Colisée. Mais bon, t’as l’air de te plaire ici, alors j’imagine que ça t’intéresse pas. »
Il demeura silencieux pendant que le spectre borgne faisait mine de s’éloigner en l’ignorant. Il croisa le regard caché du Mimiqui, à ses pieds.
« … Je peux vraiment partir si je me bats ?
- Si tu gagnes, bien sûr.
- … Et Chiffon peut m’aider ?
- Chif…? Ah, tu veux parler de lui ? Oui, bien sûr. Je te l’ai dit, la foule vous aime bien. »
Il se tut à nouveau pour réfléchir. Enfin, la réponse fut vite trouvée. S’il ne faisait pas ce que son geôlier attendait, il resterait coincé ici…
« C’est le dernier combat, promis ?
- Mais oui ! Après ça, tu es libre d’aller où tu veux ! … Enfin, sauf si tu perds.
- Qu-quoi ?
- Bon courage~ » conclut le Skélénox en frappant dans ses mains drapées.
Et les deux prisonniers de disparaître dans les rosaces occultes.
Le cyclope spectral n’avait pas menti. L’apparition d’Alistair et de Chiffon fut chaudement saluée par la foule qui redoubla de cris. Mais cette acclamation ne fut rien à côté du rugissement féroce qui accueillit le Gardien.
Autant dire que l’enfant frémit violemment en le voyant. Oh, l’âme en soi n’était pas effrayante. Elle ressemblait à toutes celles qu’il avait croisées depuis le début de son périple. Mais… Une aura désagréable, intimidante s’en dégageait, qui allait de pair avec la colossale claymore qu’il tenait dans sa main droite. De sinistres rubans, qui partaient de la garde de l’arme, étaient enroulés autour de son bras comme pour s’assurer de ne jamais la lâcher. Un bouclier couvert d’éraflures et plus large que le petit garçon n’était grand venait compléter cette panoplie guerrière. Mais c’est lorsque Alistair croisa le regard de la pupille inamovible et implacable qui trônait à la base de l’épée qu’il comprit d’où venait son malaise. Cette arme était vivante.
Comme pour confirmer son impression, son adversaire se rua sur le duo tremblant. Sauf que… Ce n’était clairement pas l’âme qui avait initié le mouvement. L’espadon entier chargeait pointe la première, entraînant son porteur qui avait tout l’air d’un pantin désarticulé soumis aux caprices de son marionnettiste.
Alistair se serait certainement fait découper d’un coup si ce n’était pour une chose. Le Gardien était lent. Bien plus lent que les deux derniers monstres blancs auxquels il avait eu à faire.
« Chiffon, attention ! » eut-il tout juste le temps de s’écrier en s’écartant en courant.
La poussière vola sous le fer de l’épéiste détraqué, mais il ne mordit rien d’autre. Pourtant, déjà il s’élançait à nouveau à la poursuite de l’enfant, bien déterminé à lui faire tâter de sa lame.
Soudain, profitant du fait qu’il était occupé à poursuivre son compagnon de cellule, le Mimiqui rattrapa l’âme armée. S’aidant de l’un de ses bras difformes pour s’élancer dans les airs, une gaine sinistre recouvrit les ongles crochus de son ignoble main pour le transpercer dans le dos...
Clang ! Les phalanges lugubres ripèrent sur le bouclier qui avait brusquement surgi, dans un mouvement qui aurait assurément déboîté l’épaule de l’âme si elle avait été dans son corps. L’esprit masqué se contorsionna, la claymore décrivant un arc de cercle pour balayer au loin la créature déguisée qui avait osé l’attaquer ainsi dans le dos.
« Chiffon ! »
Le Mimiqui roula plusieurs fois dans le sable avant de se stabiliser à l’aide de ses ongles inégaux. Il se redressa, mais son ami humain n’eut pas le temps de s’en réjouir. L’œil reptilien de l’espadon était de nouveau fixé sur lui, comme le pantin lui servant d’écuyer se tordait une nouvelle fois d’une manière tout sauf naturelle. Il se remit à courir… Ce qui lui valut les huées de la foule, furieuse de le voir fuir ainsi le combat. Sauf que c’était impossible ! Si même Chiffon n’arrivait pas à le toucher, il ne pouvait pas gagner ! Il allait rester prisonnier pour toujours…
Sauf si…
Le murmure caverneux s’écoula dans l’esprit de l’enfant. Ses yeux d’améthyste s’écarquillèrent en entendant l’idée qui lui était susurrée. Mais… Mais non ! Il ne pouvait pas faire ça ! C’était beaucoup trop risqué ! Et s’il se ratait ? Il ne voulait pas imaginer le sort qui lui était réservé, comme l’avait sous-entendu le Skélénox !
C’est la seule solution.
Alistair serra les dents. La voix avait raison. Bien sûr qu’elle avait raison. Même s’il parvenait à échapper à la danse belliqueuse du Gardien, il ne pouvait pas continuer à courir indéfiniment. Enfin, si, vu qu’il n’avait pas l’air de perdre des forces peu importe le temps passé à jouer des jambes. Mais il était aussi piégé dans une fuite impossible, une boucle sans issue.
« Chiffon ! s’écria-t-il sans ralentir l’allure ni regarder en arrière. Recommence ! »
Malgré le vacarme du public qui crachait sa déception d’un affrontement aussi pitoyable, il perçut sans peine le couinement craintif et hésitant du fantôme en tissu.
« Fais-moi confiance ! »
Aucune plainte ne lui répondit. Cependant, il entendit ses petits pas précipités qui se rapprochaient des sifflements de la lame en folie.
Maintenant !
Alistair freina des quatre fers et se retourna au moment où le bouclier repoussait l’assaut du Mimiqui. Sans perdre un instant il fonça… Droit sur le Gardien ! Il s’agrippa de toutes ses forces à l’âme masquée pendant que l’épée était occupée à châtier la créature drapée.
Son action inattendue ne manqua pas de surprendre le champion, qui marqua un temps d’arrêt permettant à Chiffon d’éviter la lame affûtée. S’ensuivit alors un enchaînement de mouvements brusques et désordonnés, qui avait visiblement pour but de désarçonner le petit garçon. Pourtant, malgré ce rodéo saccadé, Alistair tenait bon. Il le devait. C’était le seul moyen.
Cette valse à trois perdura quelques minutes. Jusqu’à ce que l’espadon perde patience. Faisant s’immobiliser son pantin masqué, le bras enrubanné s’étira de tout son long dans un geste qui lui aurait valu de se déchirer les tendons. La pointe de l’épée s’aligna, visant son passager clandestin…
Lâche !
Alistair s’exécuta.
La lame fusa, scindant l’air dans un sifflement effroyable. Pour transpercer l’âme. Son âme.
Cette dernière convulsa violemment. Mais ces spasmes étaient involontaires, dissociés du joug de l’arme. La crise dura une dizaine de secondes tout au plus. Et puis, le pantin se figea. Pour exploser silencieusement dans une nuée impalpable.
Le masque peinturluré tomba au sol, à côté de la claymore et du bouclier qui s'écrasaient lourdement dans le sable.
Le public se déchaîna, célébrant la victoire improbable en faisant encore plus de bruit que ce que l’on aurait cru possible. Chiffon se précipita vers l’enfant qui se redressait à quelques mètres des vestiges du Gardien et lui sauta dans les bras.
« On a réussi ! »
Un couinement enjoué jaillit de sous le drap, alors que le Mimiqui frottait ce qui ressemblait à sa tête contre son torse, heureux de voir son ami humain indemne.
Un bruit de chaîne attira leur attention. Ils se retournèrent, pour voir la lourde herse se relever pour la première fois. Soulagé, Alistair fit un pas dans sa direction…
« La GlOiRe T’aTtEnD… »
L’enfant s’immobilisa à cette voix déglinguée. Confus, il se retourna. Personne. Sauf… L’espadon. Il s’était redressé, sa pointe légèrement fichée dans la poussière du terrain.
« Qui…?
- Tu As Su VaInCrE mOn PoRtEuR, poursuivit l’Exagide de son timbre inégal. Tu Es DiGnE dE mE bRaNdIr. »
Il serra Chiffon dans ses bras, alors que le public commençait à applaudir à l’unisson, dans un rythme aussi encourageant qu’envoûtant.
« Mais… Moi, je veux juste partir… »
Le fer s’approcha lentement, sa lame raclant le sol en creusant un profond sillon comme si elle était traînée par un être trop frêle pour la porter convenablement.
« DeViEnS lE nOuVeAu GaRdIeN dU cOlIsEe, insista la claymore. EnSeMbLe, NoUs SeRoNs InViNcIbLeS.
- Mais je… tenta-t-il en faisant un pas en arrière.
- PeRsOnNe Ne NoUs ArRêTeRa. »
Cette dernière phrase désarticulée sembla faire mouche, comme le petit garçon se figeait. C’est vrai que l’Exagide était puissant. Avec lui, il pourrait triompher du Tutankafer du stand des masques et libérer Céline…! Et puis, tout le Colisée l’exhortait à accepter son aide. Certes, Chiffon couinait en se blottissant contre lui. Mais vu combien le Mimiqui était peureux, ce n’était pas vraiment un indicateur fiable.
L’épée s’était arrêtée à moins d’un mètre de lui. Ses bras enrubannés se tendirent, l’invitant à l’embrasser. Effleurèrent ses doigts intangibles…
L’image de l’âme malmenée par les humeurs de la lame s’imposa dans son esprit.
Il recula d’un coup, se soustrayant à l’étreinte d’étoffe.
Son geste provoqua une exclamation stupéfaite dans l’assemblée. Qui se mit à le huer violemment, furieuse de le voir refuser un tel honneur. Intimidé, Alistair réussit à se détourner de l’œil reptilien qui continuait de le fixer et, serrant son ami drapé dans ses bras, courut jusqu’à la herse.
Il la franchit pour tomber sur un couloir où l’écho terrible du public se répercutait à en devenir assommant. Heureusement, ce qui ressemblait à une sortie n’était qu’à une vingtaine de mètres ! Alistair d’y dirigea, l’espoir lui faisant accélérer l’allure…
« Y’a pas à dire, t’en finis pas de me surprendre, champion. »
Le Skélénox apparut juste devant lui, l’obligeant à s’arrêter. L’enfant se mit sur ses gardes, de même que la créature déguisée contre lui.
« Nan mais c’est vrai ! C’est pas donné à tout le monde d’arriver à vaincre le Gardien du premier coup, tu sais. Et j’ai jamais vu quelqu’un s’y prendre de cette manière. T’as du cran !
- L-laisse-nous passer…! » bredouilla le petit garçon.
Si le cyclope fantomatique avait été doté de sourcils, nul doute qu’il les aurait haussés.
« Oulah, y’a méprise ! Je cherche pas à t’arrêter, moi.
- Je te crois pas…
- Nan mais c’est vrai. Bon, je t’avoue que ça aurait été sympa que t’accepte le marché et que tu deviennes le nouveau Gardien pour nous offrir d’autres surprises. Mais, d’un autre côté… T’entends comme ils sont en colère ? Rien de tel pour échauffer les âmes et leur donner encore plus envie de voir d’autres gens s’affronter pour évacuer.
- Mais alors… Pourquoi t’es là ?
- Oh, je voulais simplement te féliciter et te dire au revoir. Et puis, t’as quand même bien mérité ton ticket. »
Méfiant, Alistair se risqua à faire un pas. Puis deux. Lentement, il contourna son geôlier. Qui, fidèle à sa parole, ne tenta pas de l’arrêter.
« Bon courage pour la suite. P’têt qu’on se reverra dans une autre mort. »
Il jeta un œil prudent vers l’arrière, pour voir le Skélénox leur faire un geste de sa main drapée. Il disparut -probablement pour s’occuper d’autres prisonniers- à l’instant où Alistair et Chiffon quittaient l’enceinte du Colisée.
Un silence profond succéda au vacarme terrible des tribunes, si bien que l’enfant crut presque qu’il venait de perdre l’ouïe. Mais le tapotement léger de son pied contre le sol, comme le Mimiqui et lui venaient de basculer dans un tout autre univers, le rassura sur ce point. En vérité, sans même avoir besoin de tendre l’oreille, il percevait des petits coups aigus au loin, comme si on cognait inlassablement sur quelque chose.
Il se redressa en clignant plusieurs fois des yeux pour s’adapter à son nouvel environnement.
Au début, il ne vit rien, ses pupilles encore trop habituées à recevoir la luminosité morbide du Colisée. Petit à petit, cependant, il réussit à se familiariser avec l’obscurité. Il était vraisemblablement dans un endroit clos, aux parois inégales. Non seulement ça, mais… On aurait dit que de timides lueurs aux teintes variées émanaient des murs. Intrigué, le petit garçon approcha lentement une main, laissant ses doigts effleurer prudemment la surface irrégulière. Une pierre tiède à la douceur polie par le temps, à des lieux de la roche glaciale qui emmurait son cachot, accueillit son contact.
« On dirait qu’on est dans une caverne, Chiffon, énonça-t-il comme son compagnon de tissu sautait à terre. Peut-être qu’on doit trouver la sortie pour continuer ? »
Ils avancèrent prudemment à travers le boyau rocheux, mais n’allèrent pas bien loin. En effet, à peine quelques pas plus loin, le chemin se divisait en plusieurs galeries qui, dans les ténèbres souterraines, se ressemblaient en tout point si ce n’était pour les différentes gemmes chatoyantes les constellant. Alistair grimaça sous son masque blanc pendant que le Mimiqui observait chacun des passages, espérant peut-être obtenir un indice sur la cavité à emprunter. Cependant, rien ne leur indiquait si les corridors remontaient vers la surface ou s’ils s’enfonçaient au contraire dans la roche. Et quand bien même ils l’auraient su, ce n’était même pas dit que la sortie se trouvait là où ils croyaient. Après tout, l’Au-Delà semblait fonctionner selon ses propres règles…
Soudain, Chiffon se redressa dans une petite exclamation couinante.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda l’enfant.
La créature drapée recula précautionneusement vers lui tout en faisant face à l’une des ouvertures. Le petit garçon leva ses yeux d’améthyste vers la même galerie… Et un frémissement méfiant secoua son être.
Quelque chose obstruait par moments le scintillement des joyaux. Une silhouette sombre, qui avançait hasardeusement aussi bien sur le sol que sur les murs et le plafond. L’ombre grouillait en tâtonnant la roche, s’approchant progressivement des deux amis masqués. Alistair retint son souffle alors que l’ombre atteignait l’intersection. Peut-être qu’elle les laisserait tranquille…
L’intrus s’immobilisa brusquement juste au-dessus d’eux. Il resta là, tache d’encre sur la pierre étoilée, sans bouger. Ses griffes cliquetaient sinistrement contre la paroi, comme si la masse mystérieuse était en proie à une intense réflexion.
La scène demeura figée durant ce qui sembla être une éternité au petit garçon. Il n’osait même plus respirer, de crainte que son souffle ne provoque l’ire de ce nouveau monstre. Il espérait qu’il n’entende pas non plus les battements alarmés de son cœur absent qui paraissaient plus puissants que jamais. Chiffon tremblait à ses pieds. A moins que ce ne soit ses propres jambes qui vacillaient.
Enfin, la créature d’ombre pencha la tête d’un côté puis de l’autre, chaque mouvement s’accompagnant d’un effroyable craquement. Et elle reprit sa route, s’enfonçant dans l’une des galeries sans se retourner.
Les épaules d’Alistair s’affaissèrent une fois le bruit des griffes dissipé. Il s’accorda une grande bouffée d’air. Quoi que c’était, c’était parti…
« Aurais-tu vu mes yeux, mon petit ? » demanda une voix grinçante dans son dos.
L’enfant sursauta dans un cri, se retournant vivement en effectuant un pas vers l’arrière tandis que Chiffon se postait devant lui dans une détermination branlante.
La silhouette sombre avait surgi de nulle part derrière eux, alors qu’ils étaient convaincus de l’avoir vue s’éloigner. Malgré l’obscurité dans laquelle elle se fondait avec une inquiétante facilité, il distinguait sans peine les doigts crochus qui pianotaient incessamment le vide au bout des deux bras levés. La seule chose qui le rassurait un peu était le fait que l’ombre n’était pas plus haute que ses hanches.
La créature nébuleuse pencha la tête sur le côté devant son brusque recul, non sans que son cou n’émette une nouvelle fois un déplaisant craquement. Elle ne semblait pas hostile au premier abord, mais Alistair restait méfiant. Qui sait quel mauvais tour elle voulait lui jouer…
« Vos… Yeux…? répéta-t-il doucement.
- Oui, acquiesça l’ombre dans un affreux concert de crépitements. Ils font à peu près cette taille-là. »
Deux griffes se figèrent à ces mots sans interrompre la performance inaudible de leurs congénères.
« Je… Crois pas…
- Ah bon… Grinça l’ombre. Quel dommage… Pourrais-tu m’aider à les retrouver ? C’est que ce n’est pas facile de mettre les griffes dessus dans mon état.
- Je, euh… »
Alistair échangea un regard perplexe avec le Mimiqui à ses pieds. Il se voyait mal refuser une telle requête. Surtout que la masse mystérieuse pourrait peut-être les guider hors de ce souterrain s’ils se montraient amicaux.
« … D’accord, on veut bien vous aider à chercher.
- Oooh, c’est bien aimable à toi, mon petit. Dans ce cas, nous n’avons qu’à prendre tous un chemin différent, suggéra la sinistre silhouette en pointant un index effilé vers l’une des galeries. Nous aurons plus de chance ainsi...
- Non ! s’écria-t-il, avant de reprendre d’une voix plus mesurée : Je veux dire… Je préfère chercher avec Chiffon.
- Ah bon… » La tête bascula de l’autre côté, accompagnée de son craquement. « A tout à l’heure, alors. »
Là-dessus, l’étrange créature s’évanouit dans les ténèbres, uniquement trahie par le cliquetis de ses griffes sur la roche à mesure qu’elle s’éloignait dans l’un des boyaux. Le petit garçon déglutit, avant de s’engager avec son ami déguisé dans le passage opposé.
C’était bien beau tout ça, mais que voulait-elle dire par retrouver ses yeux ? C’était quand même pas des vrais, hein ? Et comment pourraient-ils les trouver ? C’était à peine s’il distinguait quoi que ce soit au scintillement des pierres, alors chercher quelque chose d’aussi petit que ce que la silhouette avait décrit..
Ils marchaient depuis un moment en faisant attention autour d’eux, mais Alistair ne voyait toujours pas la moindre trace d’œil. Pourtant, le tunnel était davantage éclairé désormais avec ses murs parcourus de gemmes plus abondantes. Certaines s’étaient même détachées et jonchaient le sol en de petites lanternes minérales. Chiffon s’était d’ailleurs arrêté pour en observer une dans l’une de ses mains difformes.
« C’est vrai qu’elles sont jolies, » commenta l’enfant en s’accroupissant à sa hauteur.
Le Mimiqui ne répondit rien… Mais finit par lui tendre le bijou naturel qu’il tenait.
« Hein ? Pour moi ? »
L’être grossièrement drapé secoua ce qui lui tenait lieu de tête. Il déposa sa trouvaille dans les paumes de l’enfant en émettant des couinements. Alistair cligna des yeux en considérant l’objet luminescent, incrédule.
« Tu crois vraiment ? »
Chiffon acquiesça vivement en réitérant un gémissement. Bon… S’il était aussi confiant…
Ils récupèrent quelques autres cailloux colorés, au cas où, avant de rebrousser chemin.
« Oooh, tu es déjà de retour, mon petit ? »
L’enfant ne s’était pas attendu à entendre la voix grinçante au moment même où il posait un pied dans l’intersection. A croire que l’ombre nébuleuse était vite revenue bredouille pour l’attendre…
« C’est tout ce qu’on a trouvé, » s’excusa-t-il en tendant les mains.
Il eut à peine le temps d’ouvrir les doigts que les griffes effilées lui arrachèrent les gemmes dans un geste fulgurant. Le temps qu’Alistair pousse une exclamation surprise, les pierres avaient disparu dans l’obscurité. Enfin… Pas exactement.
Il comprit avec effarement ce qui était en train de se passer en entendant la mastication bruyante devant lui. Des dents redoutables croquaient les minéraux, les éclataient en échardes dans des crissements carillonants, les broyaient pour les réduire en poussière. Enfin, un déglutissement, suivi d’un long soupir satisfait. Et, sous ses yeux ébahis, la masse mystérieuse se dévoila à mesure que les vestiges de son repas vorace sertissaient son corps sombre, s’achevant en parant la large tête de deux joyaux égaux.
« Aaaaah, voilà qui est mieux ! grinça la Ténéfix en essuyant les restes chatoyants sur ses babines aiguisées. Je te dois une fière chandelle, mon petit.
- Euh… Avec plaisir, répondit-il en fixant les yeux minéraux qui venaient d’apparaître.
- Mais dis-moi, que fais-tu donc dans ces cavernes ?
- Je sais pas trop… On est arrivés là depuis le Colisée.
- Oooh, le Colisée… Tu dois être bien brave, alors.
- Pas vraiment, c’est surtout grâce à Chiffon qu’on a pu arriver ici. »
Le petit être voilé bredouilla un couinement timide en dansant d’un pied sur l’autre.
« Et où vas-tu ainsi ? demanda la diablesse des profondeurs en ignorant royalement le Mimiqui.
- On doit rencontrer Xerneas, alors on cherche la sortie.
- Oooh, la sortie ! Mais je sais où elle est, moi.
- C’est vrai ?!
- Mais oui, mais oui, mon petit. Je vais t’y amener. C’est la moindre des choses pour te remercier de m’avoir aidée. »
D’un signe de ses griffes pianotantes l’invitant à la suivre, la coquette créature s’engagea dans un autre passage. Elle préféra rester à terre cette fois-ci, probablement pour mieux assurer son rôle de guide et rester à la hauteur du petit garçon.
Après quelques minutes d’éternité à évoluer dans les méandres perlées de joyaux, le petit groupe déboucha sur une vaste salle, à la haute voûte circulaire incrustée de constellations minérales. Une immense spirale aux sillons creusés dans la roche faisait face à un mur de pierre grise aux allures de portail, tandis que des dizaines d’autres galeries flanquaient le lieu.
« Voilà, la sortie est ici. »
Alistair cligna des yeux, balaya une seconde fois la pièce du regard.
« Euh… Où ça ?
- Mais là, voyons, grinça la Ténéfix en désignant la paroi intacte.
- Mais… Il n’y a rien…?
- Mais si, insista patiemment l’occulte pianiste. Approche-toi, n’aies pas peur. »
A nouveau, il échangea un regard avec le Mimiqui. Ils risquèrent un pas, puis deux, puis dix dans la salle. S’avancèrent jusqu’à la pierre parfaitement lisse. L’enfant osa même l’effleurer du bout des doigts. Rien.
« … »
Alistair se retourna, scruta la pièce derrière lui.
« C’est toi qui viens de parler, Chiffon ? »
L’être déguisé couina légèrement. Lui aussi avait entendu le bruissement feint qui avait atteint ses oreilles. Déjà, ça voulait dire que ce n’était pas la voix caverneuse qui l’avait aidé jusqu’à présent…
« … »
Le susurrement reprit, et cette fois Alistair en était sûr. Il venait de cet endroit. Se fiant à son ouïe, il suivit cette piste sonore. Celle-ci se fit progressivement plus audible, se changeant en un frémissement de multiples voix indiscernables. Ce n’est que lorsqu’il atteignit le centre de la spirale gravée qu’il en trouva la source. Une pierre posée sur un socle surplombant les arabesques du sol, parcourue de fissures trop nettes pour être naturelles. Une fente scindait son sommet, d’où s’écoulait des mots désormais compréhensibles si l’on tendait l’oreille.
« Une vie. Un prix. »
« Un prix ? Qu’est-ce que ça veut dire…
- Tu dois payer pour passer, expliqua la diablesse des profondeurs en le faisant sursauter de sa soudaine présence à ses côtés.
- Payer ? Avec les cailloux ?
- Oooh, oui, quelle bonne idée ! Va vite en chercher ! »
Sans se méfier de cet étrange enthousiasme ni du sourire sémillant qui étira les crocs ténébreux de la guide, le petit garçon s’engagea dans l’un des couloirs, son ami timide sur les talons. Il ne leur fallut pas longtemps pour trouver une magnifique gemme orangée grosse comme le pouce, qu’ils s’empressèrent de ramener dans la grande salle.
« Ça ira avec ça ?
- Oooh, s’exclama la Ténéfix, une lueur traversant brièvement ses orbites minéraux en découvrant sa trouvaille. Non non non non. Ce n’est pas assez. Loin de là.
- Hein ? Mais… Les voix ont dit…
- Une vie. Un prix, répéta la coquette créature. Mais ça, ça ne compte que pour ta vie à toi.
- Comment ça, que ma vie à moi ?
- Regarde. Tu vois les petits trous au sol ? »
Alistair observa la spirale plus attentivement en fronçant les sourcils. Effectivement, elle était parsemée d’innombrables creux...
« Tu dois ramener un joyau pour chacun. Alors la sortie s’ouvrira.
- Quoi ?! Mais y’en a plein ! Comment je peux en trouver autant !
- Oooh, ne t’en fais pas pour ça. Ces cavernes en regorgent. Avec un peu de temps, tu auras tous ceux qu’il te faut. »
Moyennement convaincu, le petit garçon retourna tout de même dans l’un des tunnels en compagnie de Chiffon.
Comme la Ténéfix l’avait annoncé, les pierres étincelantes n’étaient pas bien difficiles à trouver, si bien qu’Alistair se retrouva les bras pleins en quelques minutes de pérégrinations. Regagnant la salle principale, il entreprit de déposer un éclat chatoyant dans chaque cavité, imité par son compagnon de toile. Mais son sourire s’affaissa comme il se relevait après avoir mis en place son dernier trésor. C’était à peine si le tiers des petites crevasses était rempli…
« Oooh, on dirait qu’il va t’en falloir plus, mon petit, grinça l’occulte pianiste. Beaucoup plus. »
Il poussa un profond soupir en traînant les pieds vers les galeries… Quand un craquement distinct lui fit dresser l’oreille, puis se retourner. Et pour cause : ce n’était pas le bruit du cou de la diablesse des profondeurs qui s’était fait entendre, mais celui des gemmes broyées par ses crocs ! S’étant approchée de la partie décorée de la spirale, elle était allègrement en train de piocher dans les joyaux rapportés pour les enfourner dans son gosier sans fond et les croquer comme autant d’inestimables bonbons.
« Hey ! protesta Alistair en courant vers elle. Mais qu’est-ce que tu fais ?!
- Moi, mon petit ? s’étonna la créature des ténèbres en le fixant pendant qu’elle engloutissait une gemme.
- Arrête de les manger ! A quoi ça sert que j’en ramène sinon !
- Oooh, ça ! s’écria la Ténéfix, comme frappée par l’évidence. Je suis si distraite. Mais c’est que ces joyaux sont si jolis… Et si appétissants.
- Je… P-peut-être, mais on en a besoin pour passer, nous !
- Oooh, je vois, je vois. Ne t’en fais pas, je ne recommencerai pas. »
Mais comme les deux amis retournaient dans le dédale, le concert croustillant reprit, arrachant un soupir d’exaspération à l’enfant.
« Puisque c’est comme ça, on va ramener tous les cailloux d’un coup ! Allez Chiffon, plus vite ce sera fait, plus vite on pourra quitter cet endroit ! »
Ils s’attelèrent à la tâche, ramassant le moindre éclat précieux qui leur tombait sous la main. Leur récolte les faisait s’enfoncer davantage dans les entrailles de la caverne… Au point qu’ils se rendirent bien vite compte qu’ils n’étaient pas les seuls à amasser de quoi payer leur droit de passage. Plusieurs âmes masquées se montraient çà et là, croisant leur route sans jamais leur accorder plus qu’un regard. Toutes étaient entièrement concentrées sur l’accumulation de leur trésor. Certaines transportaient des monceaux de gemmes dans leurs bras, en perdant quelques-unes à chaque mouvement qu’elles s’efforçaient ensuite de récupérer pour en faire tomber de nouvelles dans un cercle vicieux. D’autres ne se contentaient plus de simplement ramasser les précieux minéraux, et s’attaquaient directement aux filons encastrés dans les parois. Elles essayaient de les déloger en fracassant des pierres dessus, quand elles n’utilisaient pas leurs doigts éthérées pour creuser à même la roche.
« Ils sont quand même bizarres… » marmonna Alistair en se penchant pour récupérer un éclat coloré.
Soudain, une main surgit devant lui pour lui chiper la merveille minérale sous le nez.
« Mais…!
- A moi ! » siffla l’âme impertinente, avant de s’éloigner rapidement en serrant avidement son butin.
Elle n’était pas la seule à agir ainsi. Un peu partout et à intervalle régulier, des disputes éclataient entre les prisonniers souterrains, chacun accusant l’autre de lui avoir dérobé ce qui lui appartenait. Et malheur aux richesses laissées sans surveillance par l’un d’eux : une nuée de vautours se ruait aussitôt dessus pour les dépouiller, ne laissant pas même la plus petite écharde derrière eux. Et quand ils n’étaient pas occupés à se détrousser les uns les autres…
« Encore un peu, et je deviendrai le prochain génie de la peinture !
- Peuh, tu parles d’une vie stupide ! Tu vas crever sans le sou. Nan, moi, je vais être la meilleure actrice de ma génération.
- Ah, quels petits joueurs vous faites. Vous manquez tous clairement d’ambition. Moi, j’ai demandé à revivre en tant qu’héritier royal ! CA, ça en vaut vraiment la peine !
- Comme si y’avait encore des rois à notre époque, tu parles d’un souhait à la con ! »
Ce festival de vantardises et méchancetés gratuites mettait Alistair mal à l’aise, plus encore que l’obsession maladive de ses congénères pour les pierres étincelantes.
« Viens Chiffon, allons ailleurs…
- En espérant qu’on sera plus tranquilles, » compléta-t-il en son for intérieur.
Plus facile à dire qu’à faire, puisque les âmes semblaient avoir investi les meilleurs emplacements. Certaines se retournaient parfois sur leur passage, leurs yeux avares fixant avec envie les joyaux qu’il tenait dans ses petits bras…
Ne les tente pas. Cache-les.
« Qui es-tu ? » enchaîna aussitôt le petit garçon.
La seule réponse qu’il obtint fut un couinement étonné de Chiffon. La voix caverneuse demeura silencieuse. Mais pourquoi ? Pourquoi ne parlait-elle pas, ou seulement lorsque ça l’arrangeait ?
Enfin… Il ferait probablement mieux de suivre ses conseils, comme toujours. Mais il ne pouvait pas courir le risque de déposer sa récolte dans un coin, les autres âmes auraient tôt fait de réduire leurs efforts à néant… Peut-être que…
« Dis Chiffon, tu penses que tu pourrais cacher les cailloux dans ton déguisement ? »
Le Mimiqui acquiesça avant de récupérer par poignées les gemmes collectées jusqu’alors. Au moins, ils n’étaient plus importunés par les œillades appuyées des harpagons masqués.
Le costume improvisé tanguait dangereusement à chaque pas prudent de son porteur quand les deux amis retournèrent dans la salle à la spirale. La Ténéfix les y attendait bien sagement, les babines saupoudrées de poussière scintillante. Sans grande surprise, elle s’était fait un en-cas des joyaux laissés là, lesquels tapissaient désormais son être sombre en de splendides écailles irisées.
« Oooh, tu as l’air bien chargé mon petit, fit-elle en s’approchant comme Chiffon remettait de nombreux éclats au petit garçon. Laisse-moi donc t’aider…
- Non, tu vas encore tout manger ! gronda-t-il en s’écartant brusquement.
- Oooh, d’accord… »
L’ombre opulente quitta la gravure au sol pendant qu’ils s’affairaient à en remplir les creux. Etonnamment, ils avaient réussi à ramener pour plus de joyaux que nécessaire, une petite vingtaine leur restant dans les mains quand ils placèrent le dernier sésame. Et maintenant… Quoi ?
Alistair obtint vite une réponse à sa question silencieuse. Les merveilles minérales s’illuminèrent en une centaine de petits phares multicolores. Leur lumière s’écoula dans les sillons sculptés, lesquels se changèrent en ruisseaux étincelants qui vinrent abreuver le roc ouvragé sur le piédestal. Un grondement sourd sévit comme la terre trembla légèrement… Et un faisceau pourpre surgit du socle, s’élevant jusqu’au plafond. Ce n’est qu’au moment de percuter la voûte perlée qu’il explosa en un vaste feu d’artifice. Sauf qu’au lieu de se dissiper, la fleur nébuleuse demeura en place, ses pétales tournoyant lentement comme des feux de jade venaient parfois les agiter. Enfin, un sourire grimaçant déchira la surface du bouquet brumeux, bientôt rejoint par deux yeux aux pupilles enroulées.
Le visage spectral redescendit à hauteur du sol pour faire face à l’enfant.
« Ah, nous nous sentons bien mieux, s’exclama le Spiritomb de ses centaines de voix mêlées dont l’écho se répercutait dans l’ensemble de la pièce en un murmure envoûtant. Nous sommes ton obligé, que pouvons-nous faire pour te remercier de nous avoir invoqué ?- Euh… bredouilla Alistair, impressionné par la nuée d’esprits à l’unisson.
- Que recherches-tu ? reprit cette dernière. Fortune, gloire, pouvoir. Tout nous est possible, à condition d’y mettre le prix.- Je… Je dois rencontrer Xerneas.
- Mais bien entendu. Voici pour toi. »
Quelques feux follets verts se détachèrent de l’amas spirituel pour flotter vers le portail clos. Arrivées à la paroi lisse, les flammes mystiques se mirent à lécher la roche servant de battant, se propageant dessus en une fine couche embrasée. Finalement, après quelques secondes, le rideau de jade agité se scinda en deux, s’écartant pour révéler… Ce qui avait tout l’air d’être un mur d’eau tranquille. Une mer d'huile parfaitement verticale mais entièrement dépourvue des forces qui auraient dû en faire une cascade selon les règles connues.
Alistair n’en croyait pas ses yeux. Pas tant en raison de ce phénomène -après tout, il avait déjà été témoin de bien des choses depuis le début de son périple- que de la relative facilité avec laquelle les habitants de la caverne avaient accédé à son vœu.
Il s’approcha du portail liquéfié, qui lui rendit son reflet. C’est uniquement à ce moment-là qu’il remarqua qu’il ne portait plus les peintures de guerre apposées par le Skélénox. C’est vrai que toutes les autres âmes à l‘ouvrage dans les galeries portaient un loup immaculé… Bah, tant mieux ! Il préférait être comme ça plutôt que de porter les gribouillis colorés qui lui rappelaient trop de mauvaises expériences.
L’enfant s’apprêtait à traverser la surface aqueuse… Quand son regard fut attiré vers le bas du miroir instable. Chiffon était absent !
Etonné, il se retourna vers la nébuleuse parme et l’occulte pianiste. Pour constater que cette dernière avait refermé ses griffes sur le drap de son ami, le retenant sans peine malgré ses efforts pour se dégager.
« Mais… Chiffon doit venir avec moi !
- Nous avons bien peur que cela ne soit possible, en l’état actuel, déclarèrent les mille voix du Spiritomb qui mêlaient tant moqueries et peine qu’il était impossible de déterminer ce qu’il exprimait réellement.- Mais j’ai fait ce que vous m’avez demandé ! J’ai ramené tous les cailloux que vous vouliez !
- Tu as en effet payé, mais le seul prix de ton passage. Pour t’accompagner, ton ami doit également donner le tribut attendu.- … C’est-à-dire ? demanda Alistair, pas sûr de la signification du mot employé.
- Oooh, juste autant de joyaux que ce que tu as ramené tout à l’heure, fit la Ténéfix à l’habit précieux.
- Qu… Encore ?! protesta-t-il vivement. Mais si on va encore en chercher plus, elle va encore manger tous ceux qu’on va laisser ici ! Comme la dernière fois !
- Oooh, moi, j’ai fait ça…?
- Nous ne pouvons fermer les yeux sur un passager clandestin. En revanche, nous pouvons te promettre que ton passage est dû, et qu’il ne saurait être déduit si d’aventure une partie de ton solde venait à manquer en ton absence.- … Ca veut dire que… commença-t-il en essayant difficilement de déchiffrer les mots compliqués. Même si elle mange mes cailloux, je pourrai toujours passer ?
- Précisément. »
Alistair considéra les deux esprits en fronçant les sourcils. Forcément, il aurait dû se douter que quelque chose clochait pour que ce soit aussi facile…
« Bon… On n’a pas vraiment le choix, j’imagine, soupira-t-il, exaspéré. Viens Chiffon… »
Et pour la énième fois, ils s’enfoncèrent dans les profondeurs de la caverne.
Étrangement, l’enfant avait l’impression que trouver des gemmes était devenu plus difficile. Elles étaient plus éparpillées, distantes les unes des autres, comme si un esprit malin avait décidé de lui jouer un tour en s’assurant qu’il mettrait autant de temps que possible à atteindre son objectif. A moins que ce ne soit la frustration, la lassitude ou tout simplement le fait qu’ils avaient emprunté un couloir avec de mauvais filons. Il n’aurait su le dire, aussi se contentait-il de ramasser silencieusement les éclats chatoyants qu’il trouvait pour les confier aussitôt à son ami déguisé.
Ils arpentaient les galeries depuis des heures, fondant sur le moindre minéral aux allures précieuses pour se l’approprier avant que d’autres ne le repèrent pour lentement agrandir leur butin. Alistair ne savait même pas combien ils en avaient récolté. Non pas que le savoir lui aurait été utile, puisqu’il ignorait le nombre dont il avait besoin… Le seul réconfort qu’il avait dans cette errance souterraine était que, malgré les kilomètres qu’ils parcouraient, ses pieds éthérés demeuraient indolores. Son dos ne le tiraillait pas non plus, en dépit du fait qu’il pliait souvent l’échine pour ramasser les joyaux. Mais ce cadeau empoisonné ne servait qu’à ajouter à la monotonie de sa besogne…
Une pensée le frappa brusquement. Il se redressa, profitant de ce bref répit dans son bagne, et se tint le menton pendant qu’il réfléchissait plus sérieusement à l’idée qu’il venait d’avoir. Il resta ainsi pendant plus d’une minute, si bien que le Mimiqui interrompit ses propres recherches pour s’approcher de lui, inquiet de le voir d’un coup immobile.
« … Chiffon, on va ramener plus de cailloux que prévu. »
Son ami timide pencha la tête sur le côté.
« Je t‘expliquerai après, promis. »
Le Pokémon craintif acquiesça d’un couinement, intrigué par le plan silencieux du petit garçon.
Quand Alistair et Chiffon regagnèrent enfin la vaste salle où les attendaient le Spiritomb et la Ténéfix après une éternité d’errance, le Mimiqui était méconnaissable. Son déguisement était tant rempli de joyaux que son drap en était déformé, tendu de toutes parts, et menaçait même de céder par endroits. L’enfant était obligé de l’aider à avancer, déséquilibré comme il l’était avec tout ce précieux chargement, mais une lueur confiante faisait briller les améthystes de ses yeux.
Arrivés dans la spirale, Chiffon relâcha la poigne de ses ignobles mains sur son vêtement, laissant ruisseler au sol les centaines de bijoux naturels qu’ils avaient amassées.
« Oooh, tu n’as pas chômé dis donc, mon petit, s’écria l’occulte pianiste en bavant devant un tel festin.
- Dis, commença Alistair en s’adressant au visage flamboyant. Il y a assez pour que Chiffon passe avec moi maintenant, hein ?
- Il nous semble que le compte y est largement, en effet.- Et pour que quelqu’un en plus m’accompagne ?
- Hum… Laisse-moi compter. »
Quelques feux follets de jade se détachèrent de la nébuleuse spirituelle pour parcourir la montagne de joyaux, éclairant chaque éclat à mesure qu’ils progressaient.
« Effectivement, il y a assez pour deux âmes en plus de la tienne, » approuva le passeur de pierre.
Alistair sourit sous son masque, tandis que le Mimiqui commençait à comprendre.
« Dans ce cas, je veux que ma copine Céline vienne avec moi ! »
A ces mots, les deux habitants de la caverne se dévisagèrent… Avant d’éclater de rire si fort que leurs échos se répercutèrent dans toute la pièce et les couloirs alentour.
« Oooh, tu es vraiment marrant, mon petit, fit l’ombre opulente une fois calmée en essuyant une larme absente de ses yeux de diamant.
- Mais quoi ? rétorqua-t-il, vexé d’être ainsi moqué. Qu’est-ce que j’ai dit de drôle ?
- Il est vrai que tu as de quoi payer le droit de passage de deux autres âmes en plus de la tienne, expliqua la nébuleuse parme. Cependant, tu es loin d’avoir le compte pour ce que tu demandes. Ce Tutankafer est très attaché à sa collection, tu sais, et il ne cède que difficilement ses masques adorés.- … Et alors ? T’as dit que tu pouvais tout faire ce que je voulais, non ?
- A condition d’y mettre le prix, rappelèrent les mille voix susurrantes du Spiritomb. Et celui pour récupérer ton amie est bien plus élevé qu’un simple passage de l’autre côté.- Mais ce serait possible, hein ? Combien je dois ramener ?
- Si tu nous apportes trois fois cette somme, nous pourrons entamer les négociations avec lui. Mais les pourparlers prennent du temps, et il nous faut nous maintenir jusqu’à leur conclusion… »
T… Trois fois ?! Mais Chiffon et lui avaient déjà passé tellement de temps à ramasser tous ces éclats chatoyants ! Et ils devaient tout recommencer, encore plus longtemps en plus ?! Pourtant… Si ça lui permettait de sauver Céline… Sacrifier des heures de sa mort paraissait être un maigre prix à payer.
Alistair serra le poing de plus en plus fort à mesure qu’il se faisait à cette idée. Il ouvrit la bouche.
« Je… »
Attention !
Ses doigts se figèrent, cessant de martyriser sa paume inexistante à l’injonction de la voix grave. Attention ? A quoi ? Quel piège lui était-il tendu ?
L’enfant ressassa la conversation qu’ils venaient d’avoir… Quand une formulation lui parut étrange.
« … Qu’est-ce que tu veux dire par ‘tu dois te maintenir’ ?
- Notre foi, c’est évident. Nous ne pouvons demeurer visibles si notre source de pouvoir se tarit.- Attends… Ça veut dire que même si je te rapporte tous les cailloux que tu me demandes pour Céline, je vais quand même devoir continuer d’en ramener ?
- C’est exact.- Mais… Pendant combien de temps ?!
- Jusqu’à ce que la transaction avec le Tutankafer soit menée à bien. Il nous est impossible de donner un délai plus précis. »
Forcément… Tout semblait bon pour le garder ici et nourrir l’appétit vorace des deux esprits. S’il acceptait, il allait passer toute sa mort dans cette caverne, à essayer vainement de les satisfaire pour espérer obtenir le salut de son amie. Comme toutes ces autres âmes obnubilées par leurs richesses… Cela en valait-il vraiment la peine ?
Alistair resta silencieux durant de longues minutes. Ses épaules s’affaissaient petit à petit, en même temps que sa tête se baissait.
« Viens Chiffon… »
Le Mimiqui s’approcha de ses petits pas précipités jusqu’à son ami. Il leva les yeux vers lui, mais impossible de croiser ses pupilles d’améthyste. Inquiet, la créature drapée sortit une de ses ignobles mains de sous sa robe pour saisir doucement celle de l’enfant. Ses doigts se refermèrent à peine dessus, alimentant le tracas du Pokémon timde.
Mais avant qu’il ait pu s’enquérir de son état, Alistair les entraîna vers le portail. Sans un mot, un seul regard vers l’arrière, ils traversèrent le rideau aqueux, le secouant de remous écumants.
Les deux compagnons s’enfoncèrent dans les abysses d’un océan insondable qui finit par les recracher de sa surface inversée au-dessus d’une grande dune de sable, en compagnie des milliers de gouttelettes s’abattant en pluie diluvienne sur un désert sans fin. Pourtant, la terre émiettée demeurait asséchée, comme toutes les aiguilles d’eau se dissipaient avant de l’atteindre.
Ce ne fut pas le cas des deux âmes errantes. Chiffon dut lâcher la main de son ami pour s’assurer un atterrissage en douceur sur le sol traître. Mais le petit garçon, lui, chuta, roula le long de la pente pour ne s’arrêter qu’une fois dans le creux de la vague terrestre. Le Mimiqui dégringola aussitôt la butte dorée pour venir à son chevet, doublement angoissé de constater qu’il ne réagissait pas. Des couinements affolés jaillirent de sa bouche dissimulée alors qu’il le secouait aussi gentiment mais fermement que possible.
« … C’est bon, Chiffon... »
Alistair se redressa lentement en position assise, pour le plus gros soulagement de la craintive créature. Cependant… Il entoura ses genoux de ses bras, avant d’y enfouir son visage masqué. De grosses larmes s’écoulèrent des orbites creux de son loup blanc pour s’écraser sur son corps éthéré, noyant les grains de poussière accrochés au passage.
« J-j-j’en… Ai mar-re… » balbutia-t-il entre deux sanglots.
Chiffon se recula légèrement, désemparé.
« Qu’est-ce… Que j’ai-ai f-f-fait pour… Mériter ç-ça… »
Ses doigts se refermèrent sur ses bras, serrant de toutes leurs forces comme pour s’expier par la douleur absente.
« P-p-pourquoi… Tout le mo-o-onde est méch-ant avec m-m-moi…! Je-je… Je sais mê-ême pas pour… Quoi je s-suis là…! »
Sa silhouette spirituelle s’agita violemment, secouée par les torrents salés se déversant de ses yeux d’améthyste qui abreuvaient cette terre desséchée.
« Je p-peux… Même pas ai-der C-c-c… Céline… Je s-s-sais rien… Faire comme i-il faut... ! »
Sa voix s’étranglait dans sa gorge, au point d’être difficilement compréhensible par moments.
« A quoi-i ça sert que… J-je continu-ue… »
Il sentit une main tremblante et tiède se poser délicatement sur son bras. Pour la première fois, il releva légèrement son masque éploré. Il cligna des yeux en reconnaissant les doigts horriblement tordus sur son semblant de peau. Il renifla bruyamment comme Chiffon, qui le regardait d’un air désolé devant lui, poussait un petit couinement.
« Ou-ui mais… J-j’ai pas fait… Grand chose… Je t’ai ju-uste donné un gât-teau qui était même p-pas un… Vrai… »
Le Mimiqui s’approcha davantage de lui, pour se tenir au niveau de son bassin tout en poursuivant ses gémissements.
« M-mais s-si tu m’avais pas sauv-vé, t’aurais pas eu b-besoin de te change-er. »
Les chevrotements de sa voix étaient toujours audibles, mais bien plus espacés à mesure que son ami poursuivait ses couinements réconfortants. Il réussit à se faufiler entre les interstices du corps courbé de l’enfant pour se blottir contre son torse. Ses bras difformes sortirent de son déguisement… Pour entourer son dos et l’enlacer de tout son cœur.
Surpris, Alistair oublia de pleurer. Il hésita, pris de court. Avant de rendre son étreinte au Mimiqui, serrant son petit être tiède contre lui.
Ils demeurèrent ainsi pendant Dialga sait combien de temps, les seules variations de l’océan suspendu au-dessus d’eux indiquant les secondes qui s’écoulaient.
Enfin, ils s’écartèrent l’un de l’autre. Le petit garçon se frotta les yeux tant bien que mal à travers son masque, effaçant les traces de ses sanglots. Il se releva, épousseta le sable qui le recouvrait encore par endroits. Prit une profonde inspiration.
« Ça va mieux… »
Un couinement réjoui accueillit ses mots, lui arrachant un sourire grimaçant. Il tendit la main vers le Pokémon timide.
« On y va ensemble. Jusqu’au bout. »
Chiffon acquiesça vivement en acceptant son offre.
Ils escaladèrent la dune pour en atteindre le sommet et mieux comprendre leur situation. Le désert s’étendait à perte de vue sous l’océan inversé. Une véritable mer de sable aux vagues immortelles. Difficile de savoir par où ils devaient se diriger… A priori en tout cas.
« On dirait que y’a un truc, par là-bas, » s’écria l’enfant en pointant une direction du doigt.
Effectivement, une tache sombre se détachait nettement de l’or infini du paysage à l’horizon.
« Tu crois que c’est là qu’on doit aller ? »
Chiffon balaya le désert du regard une dernière fois avant d’approuver. Aussi, main dans la main, les deux compagnons entamèrent leur progression.
Même s’ils devaient faire attention à ne pas glisser avec le sable sournois qui se dérobait parfois sous leurs pieds, ils avançaient sans réelle difficulté. Même le ciel d’eau apportait une certaine quiétude, sa pluie inachevée prodiguant un étrange sentiment de tranquillité. Néanmoins… Ils se rendirent vite compte qu’encore une fois, ils n’étaient pas seuls.
Ils dépassaient par intermittence des âmes masquées recroquevillées dans un creux de vague sablonneuse, quand elles n’étaient pas simplement assises au sommet d’une dune, les yeux perdus dans l’océan fantaisiste au-dessus de leurs têtes. Et à chaque fois qu’ils passaient près de l’une d’elles, Alistair serrait l’ignoble main du Mimiqui, lequel le rassurait en lui caressant sa peau éthérée de son pouce biscornu. Sans lui…
Finalement, après des jours éternels de marche, la tache se précisa. Une barrière d’arbres se dressait devant eux, bravant l’aridité morbide de l’erg infini et narguant l’averse suspendue. La détermination de l’enfant augmenta d’un cran la première fois qu’il vit cet îlot de verdure. Ça devait être une oasis ! Il se souvenait d’une histoire comme ça, où l’héroïne était sauvée par un de ces mystérieux havres de vie !
« On y est presque, Chiffon ! » s’exclama-t-il d’un ton joyeux.
Mais au lieu d’un couinement guilleret, son annonce fut accueillie par un silence pesant. Pire encore : Alistair sentit les doigts tortueux de son ami se raidir, raffermissant brusquement sa poigne. Il baissa le regard, pour constater que le petit être était secoué de violents tremblements, ses yeux rivés dans une direction précise.
Un frisson glacé lui traversa tout son corps éthéré, et il n’était pas provoqué par l’attitude terrifiée du Mimiqui.
L’enfant déglutit. Regarda à son tour.
Au loin, une flèche d’encre parcourait les dunes à vive allure. Ses crins de brume mauve s’agitaient en de splendides étendards impalpables à chacune de ses foulées. Sa robe, plus sombre qu’une nuit sans lune, n’était nullement inquiétée par la poussière des étendues. Car, aussi puissants qu’étaient ses sabots, ceux-ci paraissaient effleurer les dunes sans jamais les gracier de leur présence, ne soulevant pas le moindre grain de sable dans leur sillage.
Le cœur absent du petit garçon se serra dans sa poitrine. Même de là où il était, il percevait l’aura magistrale déployée par la créature inconnue, qui avait déjà réussi à le soumettre avant même qu’il ne se rende compte de sa présence. Cependant, autre chose l’horrifiait encore plus. Il connaissait cette sensation.
« Ch-chiffon, viens ! »
Il tira sur le bras de son compagnon déguisé, réussissant à le sortir de sa torpeur. Tous deux avancèrent à grands pas en direction de l’oasis, faisant tout pour ignorer l’incroyable halo funeste dégagé par la bête d’ébène.
Soudain, Alistair sentit son cœur manquer un battement.
L’impression qu’on venait de le transpercer de part en part. Ses jambes se figèrent toutes seules dans le sable, au point qu’il manqua de faire tomber son compagnon par son arrêt brutal. Sa respiration se fit plus sonore, soulevant violemment son torse tandis que chaque poil absent de son être se hérissait. Il tourna lentement la tête vers l’arrière...
Ne regarde pas !
Trop tard.
Incapable de se soustraire à cette envie -non, ce besoin- fascinant de savoir, les améthystes de ses yeux se fixèrent sur l’endroit où il avait vu la créature pour la dernière fois.
Celle-ci s’était immobilisée au sommet d’une dune. Elle leva un instant la tête pour humer l’air de ses naseaux. Et puis…
Elle l’abaissa. Sa paupière éternellement close se planta droit dans son regard innocent.
Cours !
Alistair ne se fit pas prier. Serrant fort la main de Chiffon dans la sienne, il prit ses jambes à son cou au moment-même où retentissait un effroyable hennissement qui glaça la moindre goutte de son sang inexistant.
Ils couraient à perdre haleine vers l’oasis, espérant l’atteindre avant que la Jument Noire ne les rattrape. Une fois, l’enfant risqua un œil en arrière. Mais le spectacle effroyable de la kelpie au galop glissant sur les dunes qui avait déjà parcouru pour près de la moitié de la distance les séparant suffit à le convaincre que c’était tout sauf une bonne idée.
Enfin, la lisière des arbres !
Alistair et Chiffon s’engouffrèrent dans le bosquet, ralentissant à peine pour éviter de percuter les géants sylvestres. La fine brume blanche qui serpentait entre les arbres se dissipait sur leur passage précipité, avant de se reformer quelques secondes plus tard. La pénombre s’installait à mesure qu’ils s’enfonçaient, les cimes fournies bloquant toute lumière extérieure, et ils auraient eu tôt fait de naviguer à l’aveuglette si ce n’était pour de mystérieux orbes lumineux qui flottaient çà et là entre les arbustes.
Après plusieurs minutes, ils s’arrêtèrent finalement au bord d’un petit ruisseau uniquement éclairé par quelques-unes de ces lucioles secrètes.
« Tu crois qu’on l’a semée ? » osa demander Alistair, qui ne souffrait même pas d’avoir autant fui.
Mais au moment de répondre, un renâclement ronfla d’entre les arbres. La panique les saisit. Elle était toujours à leurs trousses !
Terrifiés, ils reprirent leur folle course.
Mais peu importait combien ils se perdaient dans le dédale végétal, la Jument Noire semblait se rapprocher inexorablement. Le martèlement de ses sabots écrasant impunément le sol se faisait plus sonore à chacune de ses foulées. Son souffle furieux les hantait, si bien qu’Alistair eut souvent la sensation qu’elle se tenait juste derrière lui. Il entendait presque les flancs de l’impitoyable kelpie qui se soulevaient, le claquement de ses crins de fumée dans l’air…!
Son pied buta contre une racine traître.
« Ah…! »
Il bascula vers l’avant, heurtant brutalement le sol en lâchant la main de Chiffon sous le choc. Aucune douleur n’accompagna sa chute… Mais une terreur sans nom lorsqu’il se retourna par réflexe en l’entendant s’immobiliser derrière lui.
La Jument Noire le toisait de toute sa hauteur. La lumière des feux follets ne suffisait pas à illuminer la noirceur de son être. Ses oreilles étaient si plaquées contre son crâne qu’elles avaient presque disparu sous son abondante crinière mauve. Encolure courbée avec orgueil, elle grattait la terre de son sabot détaché, un renâclement vibrant de ses naseaux.
Alistair se protégea instinctivement à l’aide de ses bras… Quand un froissement de tissu le dépassa pour se poster devant lui.
« Chiffon…! »
Le Mimiqui avait beau trembler de tout son être, il était déterminé à défendre son ami. Son seul ami !
Un tel acte de bravoure ne fit qu’alimenter l’ire de la kelpie calamiteuse. Un hennissement exacerbé éclata. Aussitôt, des crins se détachèrent de la crinière nébuleuse pour fuser sur l’impudent en une grêle de dards occultes. Il tenta de les dévier de ses mains difformes… Mais il était vain de croire qu’il pouvait lui tenir tête. Les projectiles le terrassèrent, faisant fi de son costume pour venir le maudire directement.
« CHIFFON ! »
Il s’effondra sous les yeux écarquillés de l’enfant. Non ! Ça ne pouvait pas se finir comme ça !
Sans réfléchir davantage, Alistair se jeta sur son ami pour le protéger de ses bras. Il ferma les yeux, serrant les dents en entendant la vibration haineuse émise par la Jument Noire qui préparait sa nouvelle sentence…
Mais ce fut un hennissement effarouché qui suivit.
Confus, le petit garçon se risqua d’ouvrir une paupière. Puis une deuxième.
La kelpie macabre se cabrait nerveusement en reculant devant un dôme irradiant d’une lumière irisée qui s’était déployé au-dessus des deux amis. Incrédule, il se redressa prudemment…
« Il suffit, Spectreval. Ce n’est pas ainsi que tu obtiendras réparation. »
Alistair tourna la tête vers cette voix aussi douce qu’une brise d’été.
Une majestueuse biche aux bois d’orfèvre se tenait derrière lui. Sa couronne aux joyaux d’arc-en-ciel offrait la lumière protectrice qui effrayait tant la créature furibonde. Si son corps svelte était tout aussi sombre que celui de la Jument Noire, sa fine fourrure s’apparentait à une voûte nocturne au lieu d’une abysse morbide. Ses sabots d’airain se déposaient avec une délicatesse infinie pour ne pas abîmer les jeunes pousses de la terre rendue fertile par sa seule présence.
Et, en son for intérieur, le petit garçon sut.
« C… C’est toi… Xerneas…? »
La Biche Couronnée abaissa légèrement son fier port de tête pour contempler l’enfant de ses pupilles croisées.
« En effet, c’est bien l’un des noms par lesquels je suis connue. »
Un immense soulagement s’empara de lui… Uniquement perturbé par les cent pas frénétiques de la kelpie, de l’autre côté du bouclier de lumière.
« Tu es Alistair, n’est-ce pas ?
- Co-comment tu connais mon nom…?
- Je connais toutes et chacune des créatures peuplant cet univers. Je connais également la raison pour laquelle tu te tiens devant moi. »
Un hennissement impatient ponctua sa phrase, faisant frissonner l’enfant qui recula vers Xerneas.
« Qu’est-ce qu’elle me veut…? balbutia-t-il. Pourquoi elle nous poursuit comme ça ?
- L’ignores-tu réellement ?
- Ben oui ! Je sais même pas pourquoi je suis là… »
L’auguste déesse cligna lentement des yeux, visiblement dubitative.
« Ferme les yeux. »
Se sentant étrangement en confiance, Alistair s’exécuta. Il sentit les fines lèvres de la cervidé prolifique se déposer sur le sommet de son crâne…
Une rivière d’images se déversa dans son esprit. La forêt à côté de chez lui. Il était parti l’explorer malgré les avertissements de ses parents, parce qu’après avoir discuté de Ponyta, ses copains et lui avaient décidé d’en trouver. Il avait vu une silhouette se glisser entre deux arbres. Il avait voulu la suivre. Et ensuite…
« … C’était toi ? demanda-t-il à la Jument Noire. C’était toi que j’ai vu dans la forêt ? »
Un renâclement hautain accueillit sa déduction, alors qu’elle secouait sa tête avec irritation.
« Tu l’as prise par surprise à lui sauter ainsi sur le dos. Elle s’est défendue, mais ton âme s’est alors séparée de ton corps quand elle t’a touché de ses sabots.
- Mais... Je voulais pas, moi ! C’était un accident ! Et puis, c’est pas une raison pour m’attaquer comme ça...
- Il est des blessures qui ne sont pas physiques, fit la Biche Couronnée. Telle est celle que tu as infligée à Spectreval. »
Alistair baissa la tête. C’est vrai… Il pouvait difficilement le nier, vu tout le périple qu’il avait effectué pour arriver jusqu’ici…
Il se releva, Chiffon toujours dans les bras, et s’approcha prudemment jusqu’au bord de l’égide éblouissant.
« … Je suis désolé… Je voulais pas te faire peur comme ça, juré. Je croyais que t’étais un Ponyta et… Non, même si t’en avais été un, c’est pas une excuse. J’aurais pas dû faire ça. »
La kelpie infernale cessa enfin ses incessants va-et-vient pour s’immobiliser face à lui. Elle le regardait de haut de sa paupière éternellement close, sa queue s’agitant vigoureusement. Elle le considéra ainsi durant de longues secondes… Pour finalement souffler bruyamment. Et Spectreval de repartir entre les arbres, la noirceur de son être se fondant avec les ombres pour disparaître. Quelques instants plus tard, même le bruit de ses sabots ne devint plus qu’un mirage distant.
Néanmoins, Alistair ne put se réjouir longtemps de son départ. Dans ses bras, Chiffon perdait peu à peu de sa chaleur, et c’était à peine s’il sentait son petit corps se soulever à ses respirations.
« D-dis, tu peux le soigner ? » implora-t-il en s’approchant désespérément de la divinité.
Xerneas baissa son cou distingué, humant la créature meurtrie.
« Cela m’est en effet possible, admit-elle. Cependant, cela demandera du temps. Spectreval n’a pas été magnanime avec lui.
- C’est pas grave, ça ! »
Mais il ne pourra pas rentrer avec toi.
La Biche Couronnée tourna la tête… Pour fixer l’ombre du petit garçon de ses pupilles croisées.
« Tu peux te montrer, désormais. »
Un frémissement hésitant se fit entendre. Et Alistair poussa une exclamation de surprise en voyant une masse sombre sortir de sa silhouette obscure. Deux yeux carmins se dessinèrent, surmontant une bouche garnie de crocs saillants.
La créature détourna le regard en se sentant dévisagée par l’enfant, gênée.
« N’as-tu pas toi aussi quelque chose à dire ?
Ben… C’est pas entièrement de ta faute si tu t’es retrouvé ici…
- Hein ? Comment ça ? »
L’Ectoplasma dansait d’un pied sur l’autre. Difficile de savoir s’il était impressionné de se retrouver face à la déesse prolifique ou s’il n’avait pas la conscience tranquille.
Je pensais faire une blague en détournant l’attention de Spectreval pour que tu montes sur son dos. Sauf que… Ca s’est pas vraiment passé comme je l’espérais… Expliqua-t-il, penaud alors que ses deux index s’entrechoquaient.
L’enfant cligna des yeux, assimilant peu à peu ce qu’il voulait dire.
« … Donc c’est à cause de toi que je suis mort ?!
Ah non, justement ! protesta l’esprit frappeur de sa voix caverneuse. Sans moi, t’y serais passé à coup sûr !
- C’est en effet lui qui a réussi à guider ton âme jusqu’à Yveltal, explicita la Biche Couronnée. Sans son intervention, tu te serais retrouvé à errer indéfiniment, prisonnier entre ton monde et l’Au-Delà. »
Pis, je devais aussi garder un œil sur ton corps, histoire qu’il t’arrive pas malheur.
Alistair fronça les sourcils, un peu agacé par les excuses du spectre plus gros que lui.
« Mais c’est quand même à cause de toi que j’ai dû subir tout ça ! »
... Ok, je plaide coupable… Mais j’t’ai aidé comme j’ai pu, hein ! Et c’pas facile de jongler entre deux dimensions, t’sais !
Un doux bruissement interrompit leur dispute, et reporta leur attention sur la déesse placide.
« Ton périple s’achève ici, Alistair, dit Xerneas d’une voix aussi agréable qu’un ruisseau de montagne s’écoulant entre les pierres. Il est temps pour toi de réintégrer ton corps et de poursuivre ta vie.
- Mais… Et Chiffon…? demanda-t-il en serrant le petit être inerte contre lui.
- Comme l’a dit notre ami ici présent, il lui faut demeurer ici pour retrouver ses forces. Mais sois assuré que je veillerai à sa guérison. »
Ouais, et moi avec !
L’enfant hésita. Il rêvait de retrouver la banalité de sa vie normale, mais il était tellement inquiet pour le pauvre Mimiqui…
« … Tu promets ? »
La Biche Couronnée acquiesça doucement, ses paupières se fermant pour appuyer sa réponse. Il resta immobile un instant. Puis, lentement, il lui tendit l’amas de tissu dans lequel se cachait son ami. La divinité abaissa son cou fin, approchant sa tête princière… Pour déposer ses lèvres délicates sur le front du masque blanc.
Surpris, qu’elle se concentre sur lui et non sur le blessé, Alistair n’osa pourtant pas se soustraire à son action. Les joyaux finement ouvragés de sa coiffe brillèrent de mille feux, enveloppant bien vite l’enfant dans un cocon chromatisé. Et ses yeux de se faire lourds...
On se reverra dans une autre vie !
Furent les derniers mots qu’il perçut avant de sombrer dans l’inconscience.
Alistair eut d’abord l’impression d’être suspendu dans le néant. Un vide absolu, dépourvu de chaleur et de froid, de sons et de lumières, de pensées et de cauchemars.
Et puis… Une sensation qu’il croyait oubliée le tira de cette torpeur stagnante. Un malaise, une douleur sourde mais indélébile qui s’était installée au niveau de son estomac. Elle fut bien vite accompagnée de milliers d’autres tiraillements, certains plus prononcés que les autres, comme sa chair se rappelait à lui.
Un voile de chaleur engloba ensuite son être, des pieds aux épaules, ses mains reconnaissant le contact vaguement rêche d’une couverture.
Une odeur doucereuse, légèrement mentholée, vint titiller ses narines comme l’air s’engouffrait dans ses poumons.
Des murmures lointains, des bruits affairés se rapprochaient et devenaient de plus en plus nets.
Enfin, ses paupières franchirent le pas, s’ouvrant sur un plafond blanc quelconque.
Alistair cligna des yeux, un étrange sentiment de déjà-vu en tête. Mais il n’eut pas le temps de se demander d’où il venait que quelqu’un en-dehors de son champ de vision poussa une exclamation.
« Docteur Pond ! Venez vite ! »
Des bruits de pas précipités, et une tête de femme inconnue se pencha sur lui. Ses yeux étaient écarquillés, incrédules comme ses doigts cherchaient un objet dans la poche de sa blouse. Elle réussit à mettre la main dessus, appuya sur le bouton pour déclencher un faisceau lumineux qui lui brûla la rétine. Aveuglé, le petit garçon ferma les yeux, espérant se soustraire à la petite lampe.
« Incroyable… Appelez tout de suite la famille Ferguson !
- Oui, docteur ! »
Quelqu’un sembla s’éloigner en courant presque. La femme, elle, lui adressa un immense sourire abasourdi en posant une main soulagée sur son front.
« Eh ben, on peut dire que tu reviens de loin, mon bonhomme. »
Après presque un mois de séjour à l’hôpital pour le garder en observation, Alistair avait été autorisé à rentrer chez lui pour finir de se reposer. Puis il retourna à l’école, retrouvant enfin ses camarades de classe et une vie normale.
Bien sûr, on lui demanda ce qu’il s’était passé pour que ses copains le retrouvent inconscient dans la Forêt de Lumirinth. Mais il ne pouvait jamais leur fournir la moindre explication. Son esprit était vide de tout souvenir se rapportant à son accident. Aussi, après des centaines de tentatives infructueuses, médecins et entourage finirent par abandonner l’idée d’obtenir un jour des réponses.
Pourtant, chaque nuit, un rêve le hantait. Des images, des voix, des scènes éparpillées mais qui toutes sonnaient plus vraies que nature. Au point que, même si elles s’effaçaient de ses pensées le matin venu, il les sentait sourdre dans un recoin scellé de sa tête, prêtes à resurgir une fois sombré dans les ailes de Cresselia.
Plus de deux années s’écoulèrent, où son accident passa progressivement d’événement central à anecdote anodine -la seule différence étant qu’on lui interdit formellement de s’aventurer seul dans la forêt. Lui-même aurait probablement oublié son existence, si ce n’était pour ces mirages qui persistaient dans son sommeil.
Cette nuit-là ne dérogea pas à la règle. A nouveau, un patchwork de scènes insolites se déroulait derrière ses paupières closes, animant son repos paisible. Quand…
Viens.
Alistair ouvrit brusquement ses yeux d’améthyste, se redressa d’un coup sur son lit. L’injonction résonnait encore dans sa tête, portée par une voix d’outre-tombe qu’il n’avait jamais entendue… Pourtant, il savait qu’il pouvait lui faire confiance.
Repoussant sa couette, il enfila un blouson et des chaussures avant de sortir silencieusement de la maison.
Les rues d’Old Chister étaient désertes à cette heure tardive, uniquement habitées d’une fraîcheur glaciale apportée par les terres arides alentour. Même les lampadaires étaient éteints, n’ayant aucune âme à qui servir de guides et ne voulant pas gêner le peuple nocturne. Grâce à cela, les étoiles se détachaient distinctement sur la voûte céleste, scintillant faiblement autour d’un fin cil de Lune dans une délicate danse aussi immobile que silencieuse.
Malgré tout, le petit garçon avançait d’un pas franc. Vers où ? Il n’aurait su le dire si on lui avait posé la question, mais il sentait une force qui l’aiguillait. Si bien qu’après une trentaine de minutes de marche noctambule, il se retrouva dans une partie de la ville qu’il n’avait encore jamais visitée. Pourtant, nulle crainte ne s’installait. L’étrange présence le rendait serein.
Alors qu’il s’approchait de plus en plus de l’extérieur de l’agglomération, il finit par longer un muret d’ancienne facture pas plus haut que sa taille. La petite muraille s’ouvrait un peu plus loin… Sur un terrain envahi d’herbes folles, où une fine brume s’immisçait doucement entre des centaines de pierres tombales.
Alistair marqua un temps d’arrêt.
Viens.
Il déglutit péniblement, mais répondit à l’invitation en s’enfonçant dans le cimetière.
De plus en plus de mousse grignotait les tombes à mesure qu’il s’éloignait de l’entrée. De moins en moins d’offrandes étaient offertes aux défunts à mesure qu’il avançait dans les allées. De plus en plus de chiendent criblaient le sol à mesure qu’il progressait dans la brume. De moins en moins d’ordre dictait l’emplacement des sépultures à mesure qu’il remontait l’histoire d’Old Chister. De plus en plus de solennité funeste s’ajoutait au silence nocturne à mesure qu’il se perdait parmi les ruines.
Ses jambes étaient humides de rosée jusqu’aux genoux quand il atteignit la partie la plus ancienne du champ du repos. Les stèles n’y étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes, buttes végétales au lointain passé minéral. La Nature avait repris ses droits, toute trace humaine effacée sous sa coupe pour mieux les assimiler.
L’enfant s’arrêta. La présence s’était éclipsée, comme si elle avait atteint son but. Il regarda autour de lui, cherchant à comprendre la raison de sa présence en ce lieu ineffable.
Un bruit.
Comme un morceau de bois qui venait de buter contre quelque chose.
Alistair se retourna, ses yeux d’améthyste scrutant l’obscurité.
Une tache claire, au sol, en partie appuyée contre l’une des pierres devenues plantes. Il s’approcha, se baissa pour ramasser l’objet.
Un masque rond, à la surface aussi lisse qu’immaculée, découpée de trois orifices pour les yeux et la bouche. L’accessoire était d’une curieuse simplicité. Et pourtant, l’enfant eut l’impression que ce visage grossier lui renvoyait son reflet.
A nouveau, un bruissement.
L’écho d’un froissement de tissu, de petits pas sur la terre.
Le petit garçon se détacha de sa contemplation du loup blanc. Quelque chose, une silhouette agitait la brume en bougeant pour se cacher parmi les tombes vétustes.
« Qui est là ? »
Rien.
Aucune réponse, aucun bruit ne se manifesta.
Mais… Après de longues secondes, un léger mouvement anima les ombres. Une masse timide sortit de derrière une sépulture, s’avança prudemment vers lui.
Alistair demeura interdit comme la créature s’approchait. Une étrange sensation de familiarité était née en lui, qui s’intensifiait à chaque pas que faisait la silhouette dans sa direction. Comme un souvenir oublié qui cherchait à se rappeler à lui, mais qui lui échappait peu importe l’attention qu’il lui consacrait.
Et puis… Un couinement craintif.
Le sceau verrouillant ses souvenirs se fissura, suffisamment pour laisser s’échapper quelques bribes de sa mémoire.
« … Ch… Chi… Ffon…? »
Un couinement enjoué et soulagé accueillit sa question, qui acheva de fracasser le rideau de fer partitionnant son esprit. Ses rêves n’en étaient pas. Ils étaient réels.
« Chiffon ! »
Alistair se précipita pour prendre le Mimiqui dans ses bras. Il serra fort son petit corps tiède, ses doigts agrippant le tissu abrupt du drap. Des larmes perlèrent au bord de ses paupières, hésitant à s’écouler alors qu’il était également pris d’un fou rire nerveux. Les bras disproportionnés de son ami sortirent du déguisement pour l’enlacer, comme il frottait sa tête dissimulée contre le torse de l’enfant en poussant des gémissements chevrotants.
Combien de temps restèrent-ils ainsi, avec les seules étoiles comme témoins de leurs retrouvailles en cet endroit hors du temps ? Dialga Lui-même n’aurait su répondre, comme s’Il avait volontairement ralenti les battements de Son cœur diamantin pour leur offrir cet instant d’éternité.
Enfin, ils s’écartèrent l’un de l’autre, Chiffon sautant à terre.
« Viens. On rentre à la maison. »
Un éclat émerveillé brilla dans les pupilles sombres du Mimiqui, qui paraissait lui aussi au bord des larmes. Il acquiesça vivement, refermant précautionneusement ses doigts tordus sur la main tendue du petit garçon.
Et les deux amis de repartir vers le domaine des vivants, sous le sourire des yeux carmins qui s’étaient ouverts dans l’ombre d’Alistair.
FIN
Scénario : Praxy
Rédaction : Yûn