Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Concours Type-top de Corpus09



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Corpus09 - Voir le profil
» Créé le 28/02/2021 à 21:54
» Dernière mise à jour le 28/02/2021 à 21:54

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Le cœur a ses poisons que le poison ignore
[Type Poison]

Un instant plus tôt, le Xatu était calme comme une pierre. Est-ce que cette saleté avait vraiment besoin de remuer aussi agressivement ?

Il croassait rauquement, le bec pointé vers le ciel, et étendait ses ailes en croix en sautillant d’une patte sur l’autre. Ces types Psy, se dit Shino, tous les mêmes. Incapables de laisser le reste du monde en paix.

L’oiseau avait sans doute entendu cette pensée, car il ramena vivement le bec vers l’avant et fixa le jeune étranger du regard. Ce n’était pas un regard engageant. Pas avec deux pupilles exorbitées qu’entouraient des iris vert et rose, un assemblage de couleurs qui semblait pensé pour signaler que ce Pokémon était différent de tout ce qu’il voyait et travaillait à des niveaux de pensée plus élevés. Shino accueillit presque avec soulagement le signe de main du Doyen l’invitant à se concentrer sur le tapis.

Trois objets attendaient, au sol. L’épée avait immédiatement attiré son regard.

Il savait que ce test visait à déterminer quel type de personne il était, pour l’intégrer (ou non) parmi les Ailes d’Ivoire. D’où la présence de ce Xatu. Il s’en fichait un peu. Il ne savait pas très bien s’il comptait rester. Mais cela entrait en compte dans le test, selon Alizon. Le tuteur attribué à l’étranger observait depuis la porte, comme le voulait la coutume, et cajolait un Rapion inquiet pour son maître. Beaucoup de choses que Shino n’était pas certain d’avoir la patience d’apprendre.

L’épée lui promettait bien moins de difficultés. C’était une simple épée, un bout de fer affûté avec un manche et une garde ; facile à comprendre, à manier et à porter. Cette épée était l’objet dont Shino se sentait le plus proche — il était censé choisir un des trois.

C’était aussi une épée Zhantudeti. Les Ailes d’Ivoire devaient l’avoir trouvée dans une épave, ou quelque chose de semblable, car le fer de la lame se détachait par plaques. Elle n’était pourtant pas assez vieille pour être méconnaissable ; elle avait clairement gardé la facture simple et efficace des épées Zhantudeti. Un outil fait pour tuer, de préférence au nom de l’Empire, et distribué massivement à tous ses soldats. Et peu importait que le fer soit rare et difficile à forger : il valait mieux que le bronze, alors on le réservait à l’armée.

Shino n’aimait pas ces souvenirs. L’épée l’y plongea quand même, parce qu’elle apparaissait dans tous. Et c’était pour ça qu’elle hypnotisait ainsi le garçon. Parce qu’il avait vu les sœurs de cette lame siffler dans l’air comme des Arbok en colère. Parce qu’il avait vu ces épées rouges, rouges comme un coucher de soleil sur la mer. Il gardait encore ces images plantées en plein cœur.

Les Zhantudeti étaient arrivés à l’aube.

C’était Kazuki qui avait vu leurs galères le premier, au nord. Ils avaient le soleil dans le dos, mais un peu sur le côté, alors il avait pu avertir le clan avant que les soldats aux épées de fer n’aient posé le pied sur la belle plage de sable blanc. Sans lui, le clan tout entier aurait été massacré.

Avec lui… Shino ne savait pas si quelqu’un d’autre avait survécu.

Le clan Dokuga n’était pas un peuple guerrier. Il savait rendre ses armes mortelles : plus d’un soldat armé de fer avait stupidement ignoré les épieux en bois qu’il affrontait, et avait été condamné par une simple égratignure. Mais contre une armée fanatisée, accompagnée de Pokémon ayant l’avantage du type, ça n’aurait jamais suffi.

Les Zhantudeti vénéraient un être d’argile appelé Kaorine ; les Dokuga, eux, se servaient traditionnellement de types Poison. Chaque soldat qui tombait laissait la place à une poupée d’argile, et rapidement les Dokuga perdaient un défenseur.

Cela n’avait pas empêché le clan de résister près d’une heure. Certains villageois, après tout, s’accompagnaient de types Plante, capables de causer des ravages parmi les envahisseurs. Au final, ça n’avait pas changé grand-chose. Les Zhantudeti auraient perdu plus de soldats, mais s’ils s’en étaient jamais souciés, ça se serait su depuis longtemps…

Shino avait été plus ou moins mis à l’écart par Kazuki— son propre frère le traitant comme un gamin… Il avait pu passer à travers la ligne d’encerclement Zhantudeti ; cette dernière avait été malmenée en plusieurs endroits. Alors il avait couru à travers la forêt, sans nouvelle de son frère, de son père, ni d’aucun des membres du clan sur lesquels ils étaient tous les trois censés veiller.

L’adolescent avait traversé l’île en courant, sans savoir où aller. La chance lui avait plus ou moins souri ; quand il avait atteint la mer, une barque Zhantudeti dérivait à quelques brasses du sable. Des soldats devaient l’avoir mal accrochée. Et un navire pouvait arriver à tout moment. Alors Shino avait nagé jusqu’à la barque en portant son Rapion affolé sur son dos, et avait ramé vers le large jusqu’à tomber d’épuisement, sans regarder une seule fois derrière lui.

Ils avaient passé deux jours sur cette barque. D’autant plus de temps pour ressasser et se morfondre.

C’était égoïste de la part de Kazuki de ne mettre qu’une seule personne en sécurité avant de suivre son Florizarre dans un fourré d’épées de fer, se disait Shino. Mais c’était humain. Il devait bien admettre qu’il aurait fait pareil. Même leur père Kenta, auquel son intégrité et son honnêteté avaient valu d’être élu chef du village deux ans plus tôt, même lui aurait fait pareil. Shino trouvait quand même que c’était injuste.

Et puis une tempête avait remué sa barque jusqu’à ce qu’il se cogne la tête contre un banc de nage. Il s’était réveillé dans un lit, pour apprendre qu’il s’était échoué sur une île dont il n’avait jamais entendu parler.

Tout ça pour retrouver une épée Zhantudeti au bout du chemin… Un odieux bout de fer orange qu’il entendait presque lui susurrer de saisir sa garde, de choisir le seul outil qu’il comprenait, le seul objet qui le comprenait. Lui susurrer qu’il pouvait devenir le jeune frère du conte, aller se balader avec cette épée dans l’empire qui l’avait forgée, avec une flasque de poisons à la ceinture — et pourquoi pas quelques Ailes d’Ivoire à ses côtés ?

Ou bien peut-être qu’il se faisait des idées ; mais ça faisait un moment qu’il n’avait pas vu passer une pensée cohérente dans son crâne, alors sans doute pas. Et puis qui pouvait savoir ce que les Kaorine Zhantudeti pouvaient avoir fait de cette épée ?

Il sembla soudain à Shino que c’était une excellente raison de ne pas y toucher.

Pas l’épée, donc… Peut-être la plume ? Elle non plus ne semblait pas bien subtile. Ce n’était qu’une rémige de Roucarnage, il n’y avait pas la place de cacher beaucoup de double-sens…

La tribu des Ailes d’Ivoire dressait des Pokémon Oiseaux, quoique Shino hésitait à considérer le Xatu comme un piaf. Plutôt une cloche d’alarme avec des pattes et des yeux. Ladite cloche lança un croassement bref, qui pouvait signifier plus ou moins n’importe quoi mais qui termina de persuader l’adolescent que ses pensées étaient surveillées. Tu restes une cloche, se répéta-t-il une dizaine de fois. Juste pour énerver ce satané volatile.

Une plume… Drôle d’objet. Vue de près, cette plume ne ressemblait pas du tout à une aile en miniature, comme Shino l’avait toujours pensé. En fait, cette plume avait plus des airs de feuille morte : une feuille constituée uniquement de nervures, et d’aucun limbe… Une feuille morte tombée d’un oiseau.

Pas si simple, cette plume. Shino en était à présent convaincu : ces trois objets avaient une signification rituelle. Et celle de la plume semblait lui échapper — y avait-il quelque chose à chercher du côté du Roucarnage qui l’avait perdue ? L’adolescent ne connaissait pas assez les Oiseaux.

D’ailleurs, il n’était guère enthousiaste à l’idée d’apprendre. Voler était peut-être une expérience grisante, mais il devait y avoir beaucoup de vent. Et après la tempête qui l’avait rejeté sur cette côte, il n’avait guère envie de retourner dans le moindre endroit venteux. Le village des Ailes d’Ivoire, perché sur une falaise, était déjà bien assez froid comme ça.

Autant ne prendre ni la plume, ni l’épée. Restait la fleur.

Là encore, Shino n’avait pas vraiment de vraies raisons de saisir cette fleur, ou de la fuir. Mais cela l’aurait ennuyé de faire un choix par défaut : il avait le sentiment que ce serait ne pas se plier au test, quels que soient les buts de ce dernier.

Alors il regarda cette fleur, et essaya de leur trouver des points communs. Ou des différences. La fleur avait des racines, pas lui. Il n’était plus chez lui.

Il ne s’y faisait toujours pas. S’être réveillé un matin loin de chez lui, dans un village que le vent pouvait déraciner à chaque instant, en s’étant fait attribuer un tuteur qui était pratiquement la seule personne parlant le langage des Dokuga… À vrai dire, les langues des Dokuga et des Aile d’Ivoire étaient plutôt deux dialectes, assez proches. Shino avait tout de même du mal à apprendre cette nouvelle langue.

D’un autre point de vue, la fleur pouvait être aussi déracinée que lui. C’était une fleur de ronce, une petite fleur blanche à la tige garnie d’épines. Ces dernières contenaient une substance vaguement irritante, qui entrait dans la composition de quelques remèdes traditionnels Dokuga. Aucun ne soignait le mal du pays.

En fait, Shino avait bien envie de choisir cette fleur. La plume ne lui inspirait rien, l’épée ne lui apporterait rien, mais la fleur, il l’aimait bien. Il tendit le bras — et sursauta, arrêté par un nouveau croassement du Xatu.

Le Doyen prononça un discours rapide, en butant deux ou trois fois sur une syllabe — moins que d’habitude. Shino crut reconnaître quelques mots au passage ; la diction du vieil homme n’était pas facile à saisir. Il parlait d’épée, de sang peut-être ? Pas des mots de très bon augure. Puis Alizon s’avança. Le tuteur de Shino avait l’air amusé de celui qui savait que son élève n’avait rien compris, mais il traduisit sans aucun commentaire.

« Tu es de l’espèce des échaudés, dit notre Doyen. Ceux qui seraient dangereux pour la tribu s’ils choisissaient l’épée. »

Ceux que nous éliminerions, crut entendre Shino. Mais c’était sûrement un peu excessif.

« Mais tu es aussi brave et fraternel, capable de faire le bien parmi nous. Alors prends cet Œuf de Nosferapti, et deviens une Aile d’Ivoire. »

L’adolescent ferma les yeux — sans trop savoir si c’était de soulagement ou de fatigue. Il avait l’impression que le test avait duré toute la journée. Au moment où il les rouvrit, le Doyen lui fourrait un Œuf dans les mains avec un grand sourire au visage.

***
Il avait l’impression que l’air avait changé, au village. En tout cas l’atmosphère était tellement plus légère ! Des gens à qui il n’avait jamais adressé la parole — et qui reconnaissaient quand même l’étranger au Rapion — lui lançaient de grands sourires en voyant l’Œuf qu’il serrait dans ses bras. Et lui ne parvenait toujours pas à réaliser tout ce que cela représentait.

C’était comme s’il s’était échoué sur la plage la veille seulement — et cela semblait tellement lointain… Le passé se troublait derrière lui et il se retrouvait sans repère. Comme disait le dicton : qui peut avancer sans savoir quelle route il suit ?

Au moins, se dit Shino en voyant le sourire édenté d’un vieillard revêche, il avait quelques dictons et proverbes. Ça pouvait servir. Les Ailes d’Ivoire aussi en avaient d’assez bons, d’ailleurs. Shino aimait bien les proverbes.

Il passa des heures à déambuler dans ce village soudain devenu accueillant, suivi par son joyeux petit compagnon à quatre pattes. Et puis on s’agita.

Les sourires avaient commencé à s’estomper depuis un bon moment, mais ils semblèrent s’évanouir sans prévenir. Les traits se tendirent, et les yeux lancèrent des œillades fréquentes vers le ciel. Shino aussi suivit le mouvement, tentant d’apercevoir ce qui pouvait bien avoir intoxiqué ainsi l’air du village. Mais il avait beau fouiller le regard du ciel, il ne voyait rien. Ses yeux n’avaient pas l’habitude de lutter contre le vent comme ceux des Ailes d’Ivoire.

Alors il se contenta d’observer sans rien faire. Comme s’il pouvait faire quelque chose, de toute façon ! Grotesque. Et quand les gens commencèrent à marcher, tous dans la même direction, il suivit simplement le mouvement.

Pendant les quelques semaines qui s’étaient écoulées entre son échouage et le test, cela lui aurait valu des regards froids, méfiants. Plus maintenant. Il était accepté au sein de la tribu.

Le village n’était pas grand. La foule ne tarda pas à s’agglutiner autour de la place centrale, celle que dominait la maison du Doyen où Shino venait à peine de passer ce test. Ce fut à cet instant qu’il les vit. Une poignée d’Oiseaux revenait de la forêt qui couvrait la majeure partie de l’île ; ils portaient des humains sur leurs dos. Des Ailes d’Ivoire.

L’un d’eux ne se tenait pas accroupi sur l’encolure de sa monture, mais avachi, semblant sur le point de tomber à chaque battement d’aile. L’Oiseau approcha, et Shino put finalement voir pourquoi avant qu’il ne se pose.

Ce pauvre homme avait un dard planté dans la jambe gauche. Un dard long comme un bras ; pas besoin de se demander quel Pokémon l’avait perdu. Il n’y avait que les Dardargnan qui avaient des dards pareils — et étaient assez fragiles pour les perdre.

Un frisson de silence parcourut la petite assemblée. Le vent venu du large et les battements d’ailes encore lointains n’étaient plus troublés par aucune conversation, même trop discrète pour être saisie : il n’y avait pas grand-chose à dire d’une blessure pareille. Le venin de Dardargnan était invariablement mortel.

Du moins Shino crut-il le comprendre. Il repéra le chaman, à l’autre bout du cercle que les villageois étaient en train de former pour laisser atterrir les Oiseaux. Il repéra aussi Alizon — et décida de le rejoindre. Son tuteur pourrait lui en dire plus.

« Pardon », « excusez-moi », c’était bien la première fois qu’il prononçait ces mots en-dehors des séances avec Alizon. Il espérait d’ailleurs qu’il n’avait pas un accent aussi terrible que d’habitude sur le « moi », mais les expressions perplexes qu’il reçut tendaient à dire le contraire.

« Shino… l’accueillit discrètement Alizon. Ce sont des choses qui arrivent.

— Oui… »

Le silence se faisait moins lourd. Des enfants, autour d’eux, profitaient du maigre bruit qu’ils avaient fait pour demander à leurs propres parents ce qui se passait, pourquoi tout le monde était triste, et bientôt la place bruissa doucement de murmures.

« Alizon, osa demander Shino alors que les Oiseaux étaient tout proches.

— Qu’y a-t-il ?

— Tu peux aller me chercher de l’eau, s’il te plaît ? »

Le tuteur le regarda avec un air intrigué.

« Aussi pure que possible, et il m’en faudrait une petite bolée.

— Humm… Le chaman fera bientôt emporter le blessé. Je ne serais pas revenu.

— Tant pis.

— Si tu le prends comme ça… »

Le tuteur s’éloigna, et disparut rapidement derrière une maison. Shino reporta son attention sur l’espace dégagé, un peu devant lui. Il avait le trac.

N’importe qui l’aurait eu. Les Ailes d’Ivoire n’avaient été qu’un mur aveugle pour lui jusqu’à présent, et qu’il soit admis dans la tribu ou pas, il était presque certain que s’opposer à l’avis du chaman et tenter de soigner un mourant comme il comptait le faire serait sacrément mal vu. Et pourtant il devait le faire. Seul — le soutien d’Alizon n’aurait pas été de trop…

Les Oiseaux se posèrent, leurs battements d’ailes envoyant des bouffées de vent sur toute la place. Le chaman s’avança vers le blessé, et avec un instant d’hésitation douloureuse, Shino le rejoignit.

Il sentait qu’on le fixait du regard. Il était l’étranger qui se baladait avec un Rapion, après tout, un Pokémon terrestre et vicieux. Que venait-il faire auprès d’un blessé ?

Il les ignora autant qu’il put et se plaça un peu en retrait.

« La coupure est grave, entendit-il le chaman annoncer. Combien de temps ? »

Shino ne saisit pas entièrement la réponse — contrairement aux Dokuga, les Ailes d’Ivoire mesuraient le temps, à l’aide de vasques remplies de sable. Il lui faudrait bien plus que quelques semaines parmi eux pour s’adapter à ce système. Mais ça n’avait pas d’importance ; si les quelques villageois qui étaient tombés sur un essaim de Dardargnan en chassant étaient immédiatement revenus au village, alors il n’était pas trop tard.

« Cet homme va passer, reprit le chaman. Je ne peux rien faire pour lui. Venez, nous allons l’amener auprès de sa famille.

— Je… Je peux le soigner. »

Shino espérait qu’il n’avait pas dit « porter ». Mais on se retourna vers lui avec plus de surprise que d’incompréhension.

« On ne peut pas porter le venin de Dardargnan, répondit le chaman.

— Je peux. »

Le chaman le dévisagea. De façon assez peu commode. Mais pas longtemps. S’il ne disait rien, Shino préférait continuer de parler.

« Laissez-le ici. Je vais laver le poison, mieux vaut qu’il parte dans la terre que dans un drap. »

Les hommes qui enlevaient doucement le blessé du dos de son Gueriaigle regardèrent le chaman, indécis. Mais Shino reprit encore la parole — il voulait combler le silence revenu, il ne pensait pas que cela le ferait paraître assuré et déciderait les villageois à l’écouter.

« Allongez-le ici, faites attention à sa jambe… Oui, ça ira. J’ai envoyé Alizon chercher de l’eau, vous pourrez m’aider à retirer le… le bras ? »

Le chaman finit par hausser les épaules, un des hommes partis en forêt acquiesça… La situation avait presque l’air normale. Au bout du dard, le mince membre recouvert de chitine noire s’agitait encore vaguement, et cela semblait aggraver la douleur du blessé. Il fallait agir vite.

Après ce qui sembla une éternité, Alizon se fraya un chemin à travers la foule, un bol d’eau à la main. Il le posa à côté de Shino, tout en lançant un regard approbateur au chaman. Il se portait garant de son élève.

« Merci. Bon, on enlève ça ! »

Enlever un dard de Dardargnan n’était pas spécialement difficile ; il n’y avait pas de barbelures ou de dents pour le garder planté. Mais cela restait une blessure, et assez grave. Il fallait souvent s’y mettre à plusieurs.

Le blessé gémit quand le dard fut extrait. Immédiatement, Shino versa l’eau sur sa blessure, ne se souciant pas d’en mettre partout — de toute façon il faudrait encore nettoyer.

Puis il fit signe de venir vers lui à son Rapion.

« Le venin de Dardargnan n’est pas mortel, affirma-t-il pour rassurer les villageois sur ses intentions. Il cause beaucoup de douleur et le choc suffit généralement à tuer, mais si on bloque la douleur, on ne meurt pas. »

Et le venin de Rapion bloquait la douleur.

Shino avait déjà soigné ce genre de blessure. Son Rapion lui présenta naturellement sa queue — comme disait le proverbe, à bras de Dardargnan, queue de Rapion rapidement. Malgré cette preuve que le duo savait vraiment ce qu’il faisait, les villageois qui observaient la scène frémirent en le voyant verser quelques gouttes de venin directement dans la blessure.

Quelque chose d’aussi absurde, d’aussi visiblement contre-nature, ne pouvait certainement pas marcher ! Et pourtant ça marchait. Le venin de Rapion paralysait sa victime, et une dose importante pouvait conduire à la mort ; mais quelques gouttes faisaient un antidouleur puissant.

Rapion, remarquant que son maître n’avait pas sorti de couteau, s’était servi de ses pinces pour découper une bande de tissu dans le vêtement déjà déchiré du blessé, pendant que Shino prélevait son venin. L’adolescent le remercia discrètement, et s’empressa de nouer un bandage autour de la plaie, du mieux qu’il put. Cela pourrait au moins convaincre le chaman de ne pas le lyncher.

« Voilà, dit-il en craignant de voir une pierre voler. Il survivra. Il faudra rapidement remplacer le tissu par des plantes, pour éviter que la plaie ne… s’aggrave. J’irai les chercher en forêt. En attendant, vous devriez le porter dans son lit. Il devra y rester quelques jours, et quand il se réveillera, prévenez-le qu’il aura du mal à marcher. »

L’incrédulité perdait du terrain parmi l’assemblée. On commençait à se douter que ça allait marcher. Que l’homme ne mourrait pas. Que cet étranger au Rapion l’avait soigné.

Shino s’en fichait bien, maintenant. Parce que c’était fait. Parce qu’il pouvait disparaître aux regards, filer en forêt.

Parce qu’une pensée insistait pour murmurer, dans son crâne, que cet homme serait mort si les Dokuga avaient encore été en vie.

***
Il alla dans la forêt et rapporta de quoi préparer une semaine de cataplasmes aux blessés. L’homme se rétablit et insista pour donner une fête en l’honneur de Shino, pendant laquelle le chaman lui proposa de devenir son apprenti.

Il accepta, encore un peu groggy de la façon dont tout se mettait à aller bien. À aller mieux. Il ne remarqua pas vraiment qu’il s’était intégré à la tribu, qu’il parlait le langage de plus en plus naturellement.

Il n’aurait pas su dire quand il avait su les noms de toute la tribu et commencé à s’inquiéter pour eux comme il l’avait fait autrefois pour son clan.

Il n’y avait pas vraiment d’élève et de maître, entre lui et le chaman. Chacun pouvait en apprendre beaucoup à l’autre : l’un soignait par le poison, l’autre savait quel jour la marée rendrait quelle algue ou comment se repérer à l’aide d’une simple pierre. Mais la maison du chaman était un vrai carrefour où tout le monde pouvait entrer librement, alors Shino devait souvent tenir les enfants à l’écart de ses étagères de remèdes. Elles ne portaient quasiment que des poisons mortels, contrairement à celles du chaman qui en étaient totalement dénuées.

Au bout d’un an, Shino apprit que d’habitude, une Aile d’Ivoire mourrait d’empoisonnement tous les deux ou trois mois. Il les avait toutes soignées sans aucune complication. Sauf peut-être celle de craindre une maladresse à chaque fois qu’il dosait un remède — ou un poison. C’était pareil.

***
Pêcher était tout un art. Rares étaient les paires d’yeux capables de voir leurs proies, même proches de la surface ; et une fois que le pêcheur avait sauté de son Oiseau et avait réussi à planter sa lance au bon endroit, il fallait remonter en selle, et revenir jusqu’au village. Les pêcheurs étaient rares et respectés. Alors personne n’aurait parlé d’hallucinations quand l’un d’entre eux revint un jour au village en prétendant être suivi par une galère géante.

« Ça ne se décrit pas, ça avait à moitié l’aspect d’une falaise ! s’agitait-il dans la maison du Doyen.

— Mais à quoi ressemble cette falaise, Ellianin ?

— Immense, et blanche, et il y a une plage de sable noire à son pied, et…

— Mais enfin ! s’écria le chaman. Ça ne peut quand même pas être une falaise, les falaises ne flottent pas !

— Je n’ai jamais vu que des falaises qui ressemblent à cette chose ! »

Le village tout entier était assez inquiet. D’autant que le navire-falaise, bien plus lent qu’un Pokémon — et surtout un Pokémon des Ailes d’Ivoire — n’arriverait pas avant quelques heures, peut-être même au crépuscule. Pour sa part, Shino avait décidé de passer le temps en vérifiant que tous les guerriers du village avaient une réserve suffisante de flèches empoisonnées.

Il avait eu du mal à les faire accepter à sa tribu. Mais comme ça, si jamais quelque chose comme une flotte Zhantudeti pointait le bout de son nez à l’horizon, le village leur mènerait la vie dure. Avec leur maîtrise des vents, les poisons Dokuga et la taille de leur île, les Ailes d’Ivoire auraient certainement pu résister à un raid comme celui qui avait envoyé Shino chez eux.

Bien sûr, des flèches empoisonnées ne serviraient pas à grand-chose contre une falaise. Mais il y avait sans doute des gens dessus. La question était, seraient-ils pacifiques ? Et l’après-midi s’écoula dans l’anxiété.

Le navire fut visible longtemps à l’avance ; difficile d’être discret à l’horizon avec sa taille énorme. Au fur et à mesure qu’il approchait de l’île, les guerriers avec les meilleurs yeux essayaient de comprendre ce qu’ils voyaient, et de le décrire aux gens du village.

Il fallut pourtant attendre qu’il soit proche (quelques minutes de vol) pour finalement comprendre ce qui dérangeait autant les yeux : la falaise était une illusion, un trompe-l’œil. Le navire était construit dans la longueur, comme une galère ou une barque, et son aspect de falaise venait simplement d’une grande masse de voiles suspendues au-dessus de sa coque.

Quand Shino vint l’observer à son tour, le navire n’avait plus rien d’une falaise. C’était plus une sorte de galère démesurément grande, dont les trois mats portaient un déploiement de voiles impressionnant. Son allure paisible indiquait qu’il n’en fallait pas moins pour le faire avancer sans rames.

Puisqu’il avait perdu son aspect surnaturel, on le craignait un peu moins. Seulement un peu — du haut de la falaise, on pouvait discerner quelques Pokémon parmi les marins, et c’étaient tous des Dragons. Quand il s’amarra à faible distance de la plage la plus proche du village et envoya une seule barque, la tribu était quasiment certaine que ce navire venait en paix, mais restait méfiante.

Alizon, le Doyen, et tous les villageois qui parlaient une autre langue, même vaguement, furent envoyés en émissaire. Shino était parmi eux, étant celui qui maîtrisait le mieux le langage Dokuga.

Des précautions qui s’avérèrent totalement superflues, puisque le premier rameur à bondir hors de la barque s’adressa à eux comme s’il avait vécu toute sa vie parmi les Ailes d’Ivoire.

« Bonjour, mes braves ! »

Il avait beau ramer avec les autres, les étoffes de meilleure qualité qui l’habillaient suggéraient un chef quelconque. Le Doyen choisit donc de s’adresser à lui en tant que tel.

« Bonjour, mon brave. Quel vent vous amène à nos côtes ?

— La cupidité, répondit-il avec affabilité. Ainsi que l’appât du gain, l’envie de profit et la jalousie de tous mes concitoyens plus riches que moi. »

Il sembla s’amuser du silence que sa déclaration jeta parmi ses hôtes.

« Haha ! Ne soyez pas si choqués, je ne fais que plaisanter. Non, je suis un simple marchand : je parcours les mers, en cherchant de nouvelles marchandises à vendre ou à acheter. Ou bien juste des endroits pour refaire provision d’eau, c’est important aussi. »

Mais après une pareille introduction, il lui fallut bien toute la soirée pour venir à bout de la méfiance des Ailes d’Ivoire.

Le navire resta amarré pendant la nuit, mais on convia le marchant à partager le repas de la tribu. Il accepta, mais semblait avoir déjà compris qu’il n’y aurait rien à vendre ou à acheter sur cette île : il ne fit pas la moindre allusion à son métier.

Du moins au début du repas. Et puis le chaman tenta de se montrer amical.

« Dîtes-moi, lança-t-il par-dessus un Hoothoot rôti. Pourquoi diable prendre la mer pour aller vendre, si vous pourriez rester auprès des vôtres ?

— Ah, mais c’est tout à fait différent ! Vous savez, dans ma bonne vieille île de Cockatrice, marchand n’est pas vraiment un métier très prisé. L’armée est bien plus noble, et les soldats n’ont pas vraiment l’habitude de payer un prix qu’ils jugent être une escroquerie… J’aurais presque moins de mal à marchander avec une pierre qu’avec les miens !

— Vous venez donc de Cockatrice ? releva le Doyen. Je dois dire que cela m’avait échappé, si vous l’aviez dit.

— Il se peut que je n’y aie pas pensé… À force de courir les mers à tous vents, je ne pense pas énormément à ma patrie. On est plus libre sur l’eau. »

C’était un avis que personne ne partageait autour de la table : pour les Ailes d’Ivoire, la mer était plutôt un réservoir inépuisable de tempêtes trop souvent mortelles. Ceci dit, la taille démesurée du navire-falaise devait atténuer un peu les effets des orages.

« Mais enfin, j’ai beau dire, je reste attaché à cette bonne vieille île de casernes. On ne peut jamais vraiment abandonner ses racines non plus ! »

Depuis un certain temps, Alizon avait pris l’habitude de brusquer Shino à chaque fois qu’il le trouvait un peu trop nostalgique. Ça ne rata pas : l’adolescent eut droit à une grande claque dans le dos, et à un encouragement des plus incongrus.

« Allez hop mon garçon ! On empoisonne l’étranger qui met des mots là où ça fait mal, et plus vite que ça !

— On n’empoisonne personne, rétorqua Shino en se prenant au jeu. Les empoisonnements sont des erreurs de dosage, et personne ne se fierait à un chaman qui rate ses dosages pour les soigner. »

Alizon (et le chaman, vaguement visé) rirent de bon cœur, avant de laisser leur pupille commun reprendre la parole.

« Je vois un peu ce que vous voulez dire, oui… Je suis né dans le clan Dokuga. Mais vu comment ça s’est terminé la dernière fois que j’ai pris la mer, je ne pense pas que je retournerai sur mon île natale un jour.

— Mal de mer, ou tempête ?

— Ce n’est pas pareil ? »

À son tour, le marchand s’esclaffa. Et même s’il avait bien montré qu’il était le premier à faire de l’autodérision, Shino apprécia ce geste d’apaisement. L’étranger répondit, une fois calmé.

« À vrai dire, les vagues ne sont jamais qu’une tempête faiblarde. Quoi qu’il en soit, je ne me fais pas de soucis à l’idée d’être empoisonné par un descendant des frères Dokuga.

— Ah bon ? Vous connaissez le conte des deux frères ?

— Un marchand connaît un peu tout… Mais j’aime bien ce conte. L’aîné, celui qui soigne, poussé par amour à faire le mal, et le cadet empoisonnant tous ceux qui le prennent en grippe, mais capable de faire le bien, de sauver son peuple… Oui, quand on ne la résume pas, c’est une belle histoire. »

Un court silence passa. Les deux frères avaient vécu dans l’empire Zhantudeti, et avaient dû le fuir. Shino ne pouvait pas l’oublier quand il pensait à ce conte.

« Si j’osais, se permit le marchand. Qu’est-ce qui a bien pu vous amener parmi les Ailes d’Ivoire ?

— La tempête.

— Cela fait un certain temps que je ne suis pas passé chez les Dokuga, peut-être une dizaine d’années… Vous aurez certainement des nouvelles plus fraîches que moi. Ce vieux renard d’Ikimoto a-t-il été réélu ?

— Eh bien. »

L’adolescent hésita. Puis parla. Ce n’étaient que des mots. Ça ne changerait rien aux souvenirs.

« Non, c’est mon père qui est devenu chef. Kenta.

— Ah, cela ne m’étonne pas vraiment.

— Mais les Zhantudeti ont appris à nager. »

Il lui sembla que l’assemblée restait silencieuse pendant une éternité. Le marchand n’eut pourtant besoin que d’une poignée de secondes pour tout comprendre.

« Je suis désolé de l’apprendre, et encore plus en ayant été indiscret.

— Non, ce n’est rien… »

— Si cela peut… hésita-t-il. Enfin, cela vous intéressera peut-être, mais… les Zhantudeti ont tenté d’envahir Cockatrice il y a quelques mois.

— Ils ont… Comment ça, tenté ?

— Un pays militaire reste un pays militaire, et ce ne sont que des fanatiques. Nous leur avons appris les bonnes manières, et je dois admettre que ma fibre patriotique est assez fière de l’annoncer… En tout cas, l’empire est désormais parsemé d’avant-postes Cockatricts de surveillance. Ce n’est pas une véritable annexion, ça coûterait trop cher à la Couronne du roi Drake ; mais le fait est là, les Zhantudeti n’osent plus recruter ni équiper leurs soldats. Personnellement, je pense qu’une révolte les enterrera avant cinq ans. »

Cela n’apaisa pas vraiment Shino. Si une des nombreuses peuplades rassemblées sous la férule Zhantudeti renversait l’empire, ce serait en oubliant totalement les Dokuga. Il ne resterait guère que quelques énergumènes comme ce marchand, ou comme lui-même, pour se souvenir du clan, et du conte des deux frères.

Ça n’avait rien d’une forme de justice dont il savait déjà qu’Alizon lui parlerait.

***
« Je me rappelle quand tu es arrivé ici… T’étais gamin, ça ne nous rajeunit pas !

— N’en fais pas trop non plus, Alizon… Ça n’est pas si vieux que ça.

— Ça fait quand même une longue vie. Tu as eu le temps de distinguer tous les bruits du ressac qu’on entend depuis cette falaise.

— J’étais ivre ! Bon sang, tu tiens vraiment à me rappeler tous les épisodes de ma vie qui mériteraient d’être oubliés ? »

Il entendit le ressac pour toute réponse.

« Oscara ne survivra pas, finit-il par dire.

— Oui, je m’en doutais. Mais tu as fait ce que tu as pu.

— Ce que j’ai pu ? Perdre une fiole ? Tu peux m’expliquer comment je vais expliquer ça à Jessico ?

— Il n’a pas besoin de tout savoir. Ne va pas t’exiler du village pour un simple échec, on a encore besoin de toi.

— Comment veux-tu qu’on me fasse encore confiance si même moi, je doute de moi-même ?

— Parce que ce sont des choses qui arrivent. Autrefois, tu allais regarder tes étagères de poison à chaque fois qu’on parlait des Zhantudeti dans la journée… Ça, ça n’inspire pas confiance. Ça ressemble plutôt à un gamin qui veut empoisonner un empire entier. Mais se rater, ça nous arrive à tous.

— Ça, Alizon, ce sont des idées stupides d’un adolescent qui n’aurait jamais pu traverser la mer et quitter sa famille.

— Justement. Tu as quand même fait un sacré chemin, depuis.

— Tu parles ! Je suis arrivé ici comme l’étranger aux poisons et au Rapion : ce n’est pas bien dur d’obtenir une meilleure place que celle-là !

— C’est vrai, c’est vrai… »

Il marqua sa pause, un long moment.

« Tu sais, tu m’as fait changer d’avis sur le poison.

— Même sur les empoisonnements ? Ben voyons.

— Mais si. Le poison n’est pas toxique, en fait, pas plus que le vent n’est destructeur ou que la mer ne sert à noyer les gens. Bon, c’est agaçant d’en être dépendants et de ne pas pouvoir faire sans, mais le poison lui-même n’est pas mauvais. Non, ce qui est toxique, ce sont nous. Les humains, et nos rêves de vengeance. »

C’était le seul poison auquel Shino ne devait jamais trouver d’utilité, ni pour lui, ni pour les Ailes d’Ivoire.


Scénario : RysMakarena
Rédaction : Ramius