PROLOGUE
Le ballot vint heurter ses congénères dans un grand bruit de paille, et Marc s’essuya le front. Il avait enfin terminé de rassembler la luzerne, qui servirait aux animaux pour les mois à venir. Il faisait encore très chaud et Marc transpirait à grosses gouttes.
Marc était un vieil agriculteur bourru, n’aimant pas le changement ni l’évolution du monde dans lequel il vivait. Tout partait à veau-l’eau, c’était le moins qu’il puisse dire. En six décennies, il avait vu se déserter la campagne, et ses comparses fermer boutique. Il se désolait de voir son village si moribond. L’école, dans laquelle il avait usé ses fonds de culotte étant gosse, avait fermé, de même que les commerces. Même le médecin était parti. Aujourd’hui, ce n’était plus qu’un bourg rempli de vieillards. Nombre de ses collègues connaissaient l’angoisse de mettre la clé sous la porte par faute de succession. Lui-même avait craint, mais fort heureusement, son fils était revenu au bercail, après avoir compris que la ville ne lui apporterait que du mal être. Il avait tout appris à Florian qui, désormais, était prêt à reprendre l’exploitation. Marc en était fier : sa terre ne mourrait pas avec lui!
En voyant Florian accourir, Marc descendit du tracteur.
- Le bétail s’affole dans l’étable on dirait.
- Sûr, répondit le fils. Sale temps, fit-il en pointant du doigt l’étendue de ciel noir qui s’avançait.
Florian avait l’art d’économiser les mots. Pas étonnant qu’il ne se soit jamais intégré à la ville! Tandis que ses camarades babillaient sans cesse dans leur téléphone, entre potes, dans les bars et les cafés, lui écoutait. Il en avait toujours été ainsi. Florian préférait faire l’économie de mots qu’il ne savait pas prononcer, ou plutôt qu’il n’arrivait pas à trouver. Quand il était enfant, il produisait nombre de bruitages, sensés exprimer les mots qui auraient dû venir. Florian excellait dans le travail de la terre, mais avait voulu s’entêter (en vain) dans le travail scolaire. Pour réussir aussi bien que tout le monde, disait-il, car il n’était pas plus bête qu’un autre. De ça, Marc son père en était convaincu. Mais les maîtresses d’école, beaucoup moins : à l’âge de 8 ans, Florian ne savait toujours pas lire. Aujourd’hui encore, à 20 ans, il déchiffrait plus qu’il ne comprenait les livres. Le corps enseignant l’avait diagnostiqué "attardé mental". On l’avait emmené voir des médecins, il avait subi des journées de tests à l’hôpital. Au grand damn de Marc, pour qui tout cela ne servait strictement à rien! À rien d’autre qu’à stigmatiser un pauvre garçon qui n’avait rien demandé. Son fils n’était quand même pas le simplet du village! Une créature de foire, à exposer de ville en ville? Puis quoi encore. Que lui avaient-ils trouvé déjà, comme maladie? "Dys" quelque chose? "Phase"? Il ne s’en souvenait plus, et que lui importait.
Marc fixait le ciel avec circonspection. De lourds nuages sombres gagnaient peu à peu du terrain. C’est vrai que le temps menaçait, et pour que les animaux s’affolent, un violent orage devait se préparer. Marc hocha la tête, embarqua son fils à bord du tracteur, et entreprit de protéger l’exploitation contre les intempéries.
Le vent forcit tandis que les deux hommes gagnèrent la grange. Ils se déplaçaient difficilement, courbés, un bras levé en protection devant leurs yeux. La tempête se montrait déjà brutale. Marc se mit à grelotter sous son t-shirt. Un vent du nord, en cette saison? C’était à n’y rien comprendre. Un dérèglement de plus à mettre sur le compte du réchauffement climatique. Ça non plus, ça n’existait pas quand il était gosse!
À présent, les murs de la grange tremblaient sous les rafales. Le bois se contractait, les tôles cognaient dans un bruit assourdissant tandis que les bovins criaient d’effroi.
- Faut rester ici! Hurla Florian.
Marc était bien d’accord. Premièrement, ils n’avaient plus le temps de regagner la maison en toute sécurité (avec un vent pareil, si une branche d’arbre cinglait ou pire, qu’une plante se déracinait, les blessures ne pardonneraient pas, et les secours mettraient trop longtemps à joindre leur campagne). Deuxièmement, les animaux avaient peur, or les agriculteurs se préoccupaient davantage de la santé du troupeau que de leur seul rendement laitier.
Ils refermèrent les doubles battants en bois épais, et entreprirent de rassurer les bovins. Pendant un temps qui parut interminable, le vent céda la place à la pluie, puis à la grêle. L’air de la fin d’été s’était ostensiblement refroidi, alors ils se serrèrent contre les animaux pour ressentir leur chaleur.
Enfin, le silence se fit. Le soir était sans doute tombé, puisque l’étable fut plongé dans la pénombre. Au bout d’un moment, Marc et son fils déclarèrent que la tempête était passée. Ils entreprirent d’ouvrir avec peine les portes de la grange. Elles semblaient bloquées de l’extérieur. Marc imagina un arbre déraciné. C’était bien leur veine! Ils seraient obligés de prendre la sortie de secours, à l’arrière du bâtiment.
Les deux hommes traversèrent l’allée centrale, où le troupeau avait retrouvé son calme, déboulèrent dans la salle de traite, puis passèrent les ères de stockage, avant de gagner la porte de service. Celle-ci donnait sous un appentis. Aussi, lorsqu’ils furent dehors, il leur fallut un temps indescriptible avant de comprendre ce qui était arrivé.
L’air de l’extérieur était froid, mais cela n’avait rien à voir avec la fraicheur saine qui suit l’orage d’un été brulant. Cette fois-ci, le froid était saisissant, et les deux hommes restèrent pétrifiés face au paysage qui s’offrait à eux. En quelques heures à peine, un blizzard avait déversé une couche de neige aussi épaisse qu’improbable. La chaleur du mois de septembre avait cédé la place au plus froid des hivers en tout juste un clin d’oeil. Du jamais vu dans toute l’histoire de la climatologie. Marc et son fils en restèrent comme deux ronds de flanc.
Foutu réchauffement de la planète.