Racines
Le soleil brûle.
La jungle bruisse.
Le chien grogne.
Ses babines se retroussent sur des crocs menaçants ; menaçants, mais bienveillants. Ces dents ne servent qu’à faire fuir les bêtes importunes. Tant pis pour celles qui s’obstinent. L’animal ne rechigne pas à déchiqueter la chair, à faire couler le sang. A tuer. Car à choisir, voilà bien ce qu’il préfère. Être tué ne l’intéresse pas.
Faillir à sa mission, pas davantage. Il n’a aucun compte à rendre, sinon à lui-même. Et il s’avère être le plus sévère des juges. Alors tout ce qu’il peut faire, c’est monter la garde dans cet enfer vert.
Pour la dixième fois, au moins, il promène son regard perçant sur le campement. Il n’y a personne. Les autres sont partis depuis longtemps. Peut-être qu’ils reviendront bientôt. Peut-être pas –pas du tout. Jamais. La pensée ne fait qu’effleurer le chien noir. Cela ne le concerne pas. Rien ne le préoccupe, sinon le souffle rauque et saccadé de son maître, qui hante ses oreilles depuis des heures maintenant.
Son maître…
L’animal se retourne un instant, glissant son museau entre deux rabats de la tente brune. Son coeur, à demi-sauvage encore, se serre sous son poitrail gonflé d’un orgueil mourant. Son maître, à présent, n’est plus même maître de lui-même. C’est une image éclatée qui apparaît à la bête loyale : front suant, mains crispées, immobilité inquiétante. Yeux révulsés. Parfois, un changement de position, peut-être à peine conscient. Insoutenable.
Dégoûté par sa propre impuissance, le compagnon de longue date s’en retourne à sa garde muette et attentive. Ses oreilles comme ses muscles se tendent, prêts à affronter le moindre danger. Prêts à mourir pour ne pas céder la moindre parcelle de terrain.
Au milieu de cette immensité hostile, ce qui ferait figure de refuge n’est plus qu’un tas fantomatique de débris humains. Des caisses vides voisinent avec les restes de feux éteints ; ci et là, des morceaux de papier, fragments d’individualité, gisent comme les cadavres de ceux qui sont partis. On ne peut qu’attendre.
Le chien grogne.
La jungle bruisse.
Le soleil brûle.
• • •
Il s’éveille en sursaut, mais sans mouvement. Comme à chacun de ces brusques accès de conscience, qui le saisissent à bras-le-corps pour le laisser retomber, inerte, avec tout autant de violence.
Il ne voit rien.
Il fait nuit.
Vraiment ?
Fait-il nuit ?
Oui.
Il fait nuit.
Oui.
Sa respiration douloureuse lui parvient presque extérieurement. Un râle d’épuisement, vestige d’un effort qui s’oublie déjà lui-même.
Quel effort ?
Aucun, naturellement. Il se rappelle. Il est en position allongée. Depuis des heures maintenant, des jours qui se ressemblent tous.
Des semaines ?
Des mois ?
Des années ?
La tête lui tourne, comme les aiguilles qui font le tour de l’horloge. Quelle horloge ? Sa montre est brisée. Le temps figé à jamais sous le verre transparent du cadran. Deux heures dix-sept, ou peut-être quatorze heures ; quatorze siècles.
Est-ce le matin ou l’après-midi ?
Qui peut le dire ? Pas lui, en tout cas. Il va se rendormir, bien assez vite. Trop pour avoir le temps de penser au temps. C’est bête, ça… Le temps…
Et où est Nicholson ?
Il ouvre la bouche, passe sans y penser la langue sur ses lèvres sèches et craquelées de terre brûlée, brûlante, béante. Il entend presque le nom vibrer dans l’air vicié. Mais non. Non, le nom se coince dans sa gorge, ou bien avant, dans les replis brumeux de sa conscience. Une prison de laquelle on ne sort pas. C’est pareil. La jungle, c’est pareil. On y meurt. En prison aussi. On…
Quelque chose gratte, démange, le mange.
Le mange ?
Il sursaute, ou croit le faire.
Il n’est pas sûr.
De quoi être sûr, d’ailleurs ?
De rien.
Rien.
Juste
des
…
Des… quoi ?
Son front se plisse, se crispe, sous la douleur de l’effort. Il ne veut pas penser à cette goutte de sueur qui chatouille sa joue ; cette distraction.
Des, des, des mimigales. Des mimigales… Partout… C’est cela, qui gratte, qui démange, qui le mange. Des mimigales minuscules qui dévorent la chair malade.
Non. Il n’y a rien. Il ne voit rien. Mais il fait nuit. Non ? Quelle heure est-il ?
Les clignements d’yeux se succèdent à un rythme effréné, effrayé, effrayant. La conscience ne veut pas mourir encore.
Les araignées l’escaladent maintenant, mâchant sans avaler, grimpant sans s’arrêter.
La respiration s’accélère encore. Une panique sourde, aveugle, muette. Une agitation frénétique mais incapable de se débarrasser des milliers de pattes parasites.
Un bruissement, soudain. Un lever de rideau, en quelque sorte : une acuité étrange s’empare un instant de sa perception déformée. Un sourire, de ses lèvres desséchées.
Nicholson est là, finalement. Les araignées… quelles araignées ?
Ah.
Quelque chose démange. Un coude. Gauche, droit ? L’information n’a pas le temps d’être traitée. Dans un mouvement instinctif, une main gratte, gratte, jusqu’à ce que la sensation de picotement disparaisse.
Plus de mimigales. La jungle peut se rendormir. Et le malade, sombrer à nouveau.
• • •
Un étrange silence envahit la pièce quand le Chef termine son exposé.
Un silence teinté d’incrédulité, mais aussi d’amertume ; peut-être de crainte.
Tobias, tiré de sa tanière de loup solitaire, est le premier à parler. Sa voix sonne comme le glas de sa vie aventureuse.
— J’en ai fini avec tout ça, crache-t-il. J’ai presque cinquante ans. Qu’est-ce que j’irais foutre dans cette jungle, à courir après un mirage ?
Autour de lui, les regards des uns et des autres s’entrecroisent. Il se sent comme pris dans les fils invisibles d’une toile d’araignée. Le Chef croise les bras sur sa large poitrine, accentuant le caractère imposant de sa carrure. Ainsi, il ressemble à ses colossinges. On ne veut pas l’énerver. Tobias baisse d’un ton, sans se départir toutefois de son air vindicatif ; son grahyèna non plus.
— C’est vrai. Les légendes reposent toujours sur un… un socle de vérité, je suppose. Et ces fresques anciennes sont convaincantes. Mais de là à pouvoir déterminer, aussi précisément, un terrain de recherche pour trouver ce, ce…
— Mew.
— Mew.
Le nom glisse étrangement sur sa langue. Comme une promesse excitante et terrible à la fois. Une anomalie. Fatigué de se débattre avec ses propres doutes, l’homme grisonnant se tait et secoue la tête.
— Je vous l’ai dit, je ne vois pas ce que j’irais faire dans une telle galère.
— Le frisson de l’aventure ne vous suffit plus ? interroge une voix féminine.
Tobias se retient de répliquer vertement. Cette petite rouquine de Marcia est une sacrée tête brûlée, mais il l’aime bien, au fond. A la place, il ne fournit qu’un grommellement, vaguement imité par Nicholson. Le chien adore grogner.
— J’ai passé l’âge. Place aux jeunes, hein.
Un sourire espiègle colore le visage de la demoiselle, déjà constellé de taches rousses. Il a presque l’impression de se revoir au même âge. Insouciant et prêt à affronter tous les dangers du monde. Trop insouciant, d’ailleurs.
— Attendez un peu avant de vous mettre au rebut, intervient le Chef en grattant sa barbe sombre. Notre jeune ami ici présent pourrait vous faire changer d’avis…
Instinctivement, l’aventurier suit le regard de son vieux camarade. Un type grand et maigre, adossé à côté d’une bibliothèque pleine à craquer, observe la discussion sans broncher depuis tout à l’heure. Celui-là, Tobias ne l’aime pas beaucoup.
Son nom… il ne s’en rappelle pas.
Un jeune à peine diplômé qui se prend déjà pour une sommité de l’archéologie. Il croit peut-être que ses belles chemises et sa mince moustache noire lui donnent du prestige ; au moins, il fait bien illusion. Couché à ses pieds, son chacripan ne fait que renforcer l’arrogance féline de son allure.
Tobias, en conséquence, est pris d’un irrépressible élan d’antipathie.
— Eh bien ? Vous allez me démontrer, à coups de légendes et de rituels, que ce Mew existe, et qu’il est bien là où vous croyez pouvoir le trouver ?
Un malaise silencieux, insidieux, s’interpose entre les deux hommes. Personne n’intervient, naturellement. Le Chef a l’art d’éviter le conflit, et Marcia préfère largement observer plutôt que se fatiguer. Même leurs compagnons respectifs se regardent de travers. Le grahyèna découvre ses crocs avec plaisir.
— Se bercer d’illusions a quelque chose de touchant, marmonne finalement l’Archéologue.
Un sourire de chat, bref et sec comme un claquement de langue réprimé, vient égayer un instant le visage juvénile. Sa voix traîne un accent de suffisance. Il est froid comme les hauteurs de Frimapic, sur les terres lointaines de Sinnoh ; ses terres.
— Pour ma part, je dois dire que… Je suis plus rassuré par les preuves tangibles. On ne peut pas accorder trop de crédit à des idées.
— Je suppose que vous en avez, alors, grommelle Tobias. Des preuves.
— Sans vouloir paraître présomptueux, je le crois. Regardez plutôt.
Le jeune homme ne sourit plus. Cependant, c’est avec un orgueil manifeste qu’il tire des photographies de sa serviette en cuir. Le noir et blanc des images ne permet pas de tout distinguer, mais les clichés sont d’une netteté admirable : les lignes brutes d’idoles primitives se dessinent clairement, rappelant les peintures murales évoquées par le Chef.
Bien que dubitatif, l’aventurier doit reconnaître que cela éveille sa curiosité. Son sang est presque prêt à bouillonner dans ses veines à nouveau, n’attendant que de répondre à l’appel éternel de l’adrénaline.
Son scepticisme, en revanche, ne souhaite pas mourir avant d’avoir livré bataille.
— D’accord, admet-il. On a des… des peintures antiques, et ces statuettes… Et alors quoi ?
— Et alors… commence l’Archéologue.
— Et alors, coupe le Chef d’une voix tonnante, les coïncidences aussi énormes, ça n’existe pas. Combien de milliers de kilomètres, de milliers d’années séparent les fresques des idoles, à vôtre avis ?
Un haussement d’épaules est le seul geste de défense qu’il peut offrir. Le jeune arrogant ouvre la bouche pour répondre sérieusement à la question, mais le barbu l’arrête d’un regard noir. Inutile d’ergoter encore.
La seule question qui intéresse le Chef, c’est de savoir qui il va commander. Au fond, peu importe s’il doit y aller seul ; il le fera, bien sûr. Quitte à y rester. Et cela, ce serait difficile à encaisser.
C’est le cœur lourd que Tobias donne sa réponse.
• • •
— J’ai presque cru que vous le pensiez, l’autre fois…
Tobias dévisage un instant la jeune femme, perplexe. Voilà une demi-heure qu’ils sont en train d’installer le campement en silence. Pourquoi ressent-elle le besoin de parler ? Les bruissements des feuilles se suffisent à eux-mêmes.
Il ne dit rien, pourtant. Rien de ce qu’il pense.
— Que je pensais quoi ? S’enquit-il.
— Vous savez…
Elle l’observe à son tour, comme si l’évidence pouvait se lire sur son visage aux traits tirés par l’épuisement. Elle a beau singer l’indifférence, la fatigue laisse ses marques sur elle aussi bien que sur les autres. Un soupir lui échappe.
— Je pensais que vous alliez vraiment refuser de venir.
« Nous y voilà », songe-t-il. L’idée de devoir s’expliquer a un goût amer. Cela ne devrait pas, pourtant. Il a toujours vécu sans un regard en arrière, et à peine une pensée aux alentours. Droit devant. Mal à l’aise, il abandonne sa tâche et s’assoit sur l’obstacle le plus proche.
Les mèches rousses de Marcia ne parviennent pas à masquer l’étrange regard en coin qu’elle lui lance. Comme un reproche, qui n’a pas besoin d’être formulé.
Décidément, c’est amer.
— Parce que j’en avais l’intention. J’ai passé l’âge.
La jeune femme se fend d’une moue boudeuse. Cela ne lui ressemble pas, elle qui tient tant à faire jeu égal avec lui, à dissimuler ses différences pour mettre en lumière leurs points communs. Elle lui ressemble, c’est vrai. Une véritable aventurière. Peur de rien, peur de personne, sinon de l’ennui. Ce n’est pas simple de balayer ses illusions.
— Vous ne me prenez pas au sérieux, mais c’est vrai. Quand on a frôlé la mort aussi souvent que je l’ai fait, on… on apprend à aimer le calme entre deux tempêtes. Nicholson dirait peut-être la même chose.
Posté non loin de là, le grand chien noir grommelle une sorte d’acquiescement. Lui aussi a vu bien des choses. Il en verra encore.
Marcia croise les bras et détourne les yeux. Les années passent, mais elle ne cessera jamais de scruter les remous des buissons, d’écouter les cris de la nature. Elle ne comprend pas, ou ne veut pas comprendre. Il y a un trémolo dans sa voix quand elle répond.
— Très franchement, j’ai du mal à vous imaginer à la retraite.
— Moi aussi, admet-il. Moi aussi.
— Et pourtant, vous pensez sérieusement à laisser tout ça… de côté. Derrière vous.
C’est au tour de Tobias de regarder ailleurs. Formulée comme cela, par quelqu’un d’autre que lui-même, cette idée se fait l’écho d’une douleur insoutenable encore à venir. Il se force à sourire, mais cela aussi, c’est amer.
— Je me suis toujours promis que j’allais mourir dans une jungle, sur une montagne, ou dans un désert… Mais tout compte fait, je pense que ce n’est pas si glorieux qu’on veut bien le faire croire. Je me suis résolu à quelque chose de plus pittoresque. Une maison de campagne, ou une grande ville.
La jeune femme ricane, mais rien ne l’amuse.
— Vous êtes venu, pourtant. Vous avez entendu l’appel de l’aventure.
— Nous en reparlerons quand ce… Mew se montrera. Pour l’instant, je reste convaincu qu’on traque un fantôme.
Il sourit, avec sincérité cette fois. Ses yeux clairs se mettent à briller, chassant provisoirement les nuages qui s’installent entre eux.
— Enfin, je crois que les fantômes ont leur charme, eux aussi.
• • •
Un parfum d’incrédulité flotte sur le campement. Tentes vides et objets muets, et au milieu, les corps épuisés de ceux qui n’en vivent jamais assez.
Rauque, un ricanement s’élève au milieu du silence. Tobias sent les regards converger dans sa direction ; Nicholson découvre les crocs et grogne à s’en déchirer la gorge.
— C’est gentil à vous d’essayer de remonter le moral des troupes. Mais je ne suis pas homme à me laisser impressionner par des mots.
Il jette un regard sans politesse à la silhouette maigre dont les mains sont crispées autour d’un appareil photographique.
— Vous avez des images, au moins ?
— Ce n’est pas si simple, réplique aussitôt l’Archéologue. Prendre une photographie est une chose, la développer est une autre affaire…
Le vétéran fronce les sourcils. Sa physionomie débonnaire prend ainsi un air menaçant, étrangement dérangeant. Froid comme la glace, le jeune homme soupire.
— Non. Il y a eu un… un problème technique.
Cette fois, le ricanement est moins retenu. Autour, les autres gardent obstinément le silence. Marcia, gênée comme une enfant prise en faute, regarde le sol ; le Chef, bras croisés, tend l’oreille, prêt à intervenir si les langues se mettent à cracher trop de venin.
Entre lassitude et amusement amer, Tobias laisse sa carcasse tomber sur un siège de fortune. L’aventure coule dans ses veines, et pourtant, elle a plus que jamais un goût amer.
— Pas d’image, donc.
Le soupir qui lui échappe, long et bruyant, est comme un mauvais présage.
— Mais nous l’avons vu, dit finalement le Chef. Je crois aux mirages de la jungle, mais pas aux coïncidences.
Ha ! Les coïncidences, ce sont bien sa plus grande peur. Le vétéran se force à rester muet, et à garder toute pique acerbe derrière ses lèvres scellées.
— Nous sommes deux à l’avoir vu, et je pense que c’est une preuve suffisante. Qu’en dites-vous ? ajoute-t-il, s’adressant au Sinnohite.
Celui-ci, serrant toujours ses longs doigts autour de sa technologie inutile, laisse un sourire amer s’emparer de son visage. Envolé le sourire de chat ; l’animal dort à ses pieds.
— C’est loin d’être une preuve, mais si cela peut vous rassurer… Nous l’avons vu. Ce n’est rien qu’un souvenir, maintenant.
Tobias comprend. Cette frustration, cette sensation d’avancer et de reculer tout à la fois, c’est la rançon de l’aventure. L’on croit maîtriser les conditions de son triomphe à venir, déjà prêt à recevoir sur ses cheveux les lauriers de la gloire ; l’on tombe de haut, sans se briser les os, mais les espoirs en miettes.
Il ferme les yeux, oubliant un instant la querelle intestine. Les feuilles et les insectes bruissent de concert, le soleil troue l’obscurité de la canopée, et l’on entend l’écho lointain d’un cours d’eau qui serpente…
Il sourit.
C’est la dernière fois. La dernière fois que son bon cœur lui dicte sa conduite. La dernière fois qu’il se laisse entraîner dans les ambitions d’un autre. La dernière fois qu’il se laisse abattre.
Ce « Mew » n’est pas invulnérable. Alors il formule une promesse muette : il le trouvera, et cela sera son triomphe.
• • •
L’heure est tardive, et inconnue. Une donnée inutile. Tobias s’en moque bien : il ne se rendormira pas.
Contournant prudemment l’endroit où dort son grahyèna, il quitte la tente et accueille avec un certain plaisir l’air frais du soir. Malgré la chaleur qui demeure, l’air semble moins dense, moins étouffant. Ce sont les insectes invisibles qui règnent en maîtres la nuit.
Une lumière, à quelques mètres, attire son attention. Intrigué, l’aventurier entreprend de rejoindre l’endroit sans trébucher sur un obstacle. L’organisation du campement est assez claire dans son esprit pour qu’il reconnaisse la table de fortune où se déroulent les réunions matinales.
Le noctambule, lui aussi, est facile à situer. Ce jeune homme de Sinnoh est bien le seul qui ne semble pas avoir besoin de la moindre goutte de sommeil.
Penché sur la table sans aucun égard pour son dos, il est occupé à farfouiller dans les entrailles de son appareil photographique. Les composants sont minuscules ; étonnant que la bougie suffise à éclairer une opération pareille. En dépit de son application, il ne manque pas de repérer le vétéran qui se rapproche dans la pénombre.
— La mécanique est un passe-temps satisfaisant, murmure l’Archéologue sans lever les yeux de sa tâche. Rigueur, et précision…
Sa phrase s’interrompt d’elle-même, vite noyée dans la nuit et les cliquetis de sa concentration.
— Je vois, répond l’aventurier.
Il ne voit littéralement rien, mais cela semble être la meilleure réponse à donner. Il ne veut pas encore se lancer dans une dispute avec ce… ce gamin. Un frisson dresse les cheveux sur sa nuque. C’est un gamin. Qui sait ce qui peut arriver dans cet enfer venimeux, havre d’insectes et de maladies terrifiantes.
La mort.
Repoussant l’idée dans un coin embrumé de son esprit, il s’assoit finalement en face de son interlocuteur, prenant garde à ne pas marcher sur la queue de son chat, toujours roulé en boule à ses pieds ; incapable de trouver sa place ailleurs qu’auprès de ce maître indifférent.
Observer le travail minutieux du photographe a quelque chose de relaxant. Même pour un spectateur, c’est vrai : la mécanique est un passe-temps satisfaisant.
— Vous ne m’appréciez pas beaucoup, souffle le jeune homme comme pour lui-même, après de longues minutes sans dire un mot.
Tobias hésite un moment avant de répondre. Les bruits de la nuit irritent sa perception. C’est sûrement le cas pour ce gamin aussi ; il perturbe sa concentration. Pour autant, il ne part pas. Pas tout de suite.
— Non, admet-il.
Il y a un silence à nouveau, mais la froideur habituelle semble se dissiper quelque peu sous ce climat de vérité. Après quelques manipulations délicates, l’Archéologue remet le boîtier de l’appareil en place et l’examine rapidement.
— Cela devrait fonctionner à présent. Même si, en toute franchise, je doute que la chance nous frappe deux fois.
— C’est rare, en effet.
— Oui. Dites-moi…
Pour la première fois depuis qu’ils se connaissent, le Sinnohite semble chercher ses mots. Eux qui lui viennent si aisément, d’habitude ; un torrent intarissable de connaissances et de paroles acerbes déferlent de sa bouche au sourire de chat.
Ce soir, c’est une vulnérabilité incertaine qu’il accepte de montrer. La nuit lui porte peut-être conseil.
— Qu’est-ce qui vous préoccupe ?
Aussitôt, le jeune homme se remet sur la défensive. La sollicitude semble lui déplaire souverainement. Ou bien lui faire peur.
— Non, tout va bien.
Il regarde pensivement la bougie un instant. La flamme est presque immobile sous l’absence de vent, mais elle semble déranger les créatures de la jungle, qui bruissent partout alentour. L’effet produit est étrangement apaisant, si l’on oublie les multiples dangers qui grouillent dans ce lieu hostile.
— Je vais tâcher de dormir deux ou trois heures. Vous n’aurez qu’à éteindre la lumière.
Sans attendre de réponse, le maître et le chat s’éclipsent, rapidement avalés par les ombres du campement. Dans un soupir, Tobias rétablit l’obscurité.
• • •
La foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit.
C’est la même chose pour le cerveau délirant de celui qui attrape le mal de la jungle. Des aiguilles percent parfois une croûte de conscience ; parfois une autre. Rarement toutes en même temps. Quand cela arrive…
Tobias se réveille en sursaut, se redresse immédiatement sur sa couchette inconfortable. C’est la première fois depuis… quand ?
Il ressent tout. Le froid, la chaleur, l’amour, la haine, la peur et l’impression tenace d’être vraiment chez soi. C’est ici, au milieu de ces tentes et de cette végétation impossible, qu’il se sent le plus vivant. Pourtant, quelque chose ne va pas. D’où vient ce silence ahurissant ?
Toujours fiévreux, il mesure chacun de ses gestes. L’avancée vers l’ouverture de son abri est longue et douloureuse, prudente et infinie. Il y parvient, enfin.
Ses doigts se crispent sur la toile, et son regard fouille les restes de son monde qui a volé en éclats. Le campement est désert, à l’exception de Nicholson qui monte fièrement la garde ; en l’apercevant, le chien jappe. Tous les autres ont disparu. Il se rappelle un malaise, le visage de Marcia penché au-dessus du sien, la voix glacée du Sinnohite au bras brisé, une boule de nœuds…
Tout cela n’a aucun sens.
Il se frotte frénétiquement le visage comme pour chasser ces morceaux de souvenirs qui lui font mal au cœur.
Il est seul. Ils sont partis.
Il est déjà mort.
• • •
Un cri inhumain, venu des entrailles de la jungle, secoue chaque membre du groupe. Même les colossinges du Chef se lancent des coups d’œil inquiets, serrant les poings à s’en faire mal.
— Qu’est-ce que c’était ?
La question est inutile, mais cela rassure tout le monde. Marcia déteste le silence, le calme après la tempête. Les autres ont besoin de garder un semblant de contact avec la réalité tangible du monde. Il n’y a pas de place pour l’irréel, même chez ceux qui courent après un mirage.
Alors, reprenant leurs esprits, ils se remettent en route. L’Archéologue se souvient du trajet effectué la veille, lorsque le Chef et lui ont vu « Mew » pour la première fois. Personne ne s’attend à apercevoir la créature mythique aujourd’hui, mais il faut bien commencer quelque part.
Tobias et Nicholson ferment la marche, scrutant les alentours à la recherche d’un danger potentiel. Seul reste l’écho de ce cri improbable comme issu du fond des âges. La marche est lente, prudente, éreintante.
Lente.
Prudente.
Éreintante.
Une nouvelle secousse sonore, plus proche, force le groupe à s’arrêter de nouveau. Tous les regards se perdent çà et là, ne sachant où regarder et quoi chercher. Jusqu’à ce que les feuillages se mettent à trembler et les insectes à détaler, comme pour annoncer l’arrivée soudaine du souverain de cet enfer vert.
C’est une forme immense qui surgit d’entre les arbres millénaires. Tobias plisse les yeux, peinant à distinguer cette horreur de la végétation alentour : cela ressemble à un amas de lianes emmêlées, sales et grouillantes, ne laissant entrevoir que deux globes oculaires à l’air mort.
Instinctivement, tout le monde recule. Les trois singes qui accompagnent le Chef ne desserrent pas leur poings, mais la peur se lit dans leurs regards.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demande Marcia à mi-voix.
Cette fois, la question n’a rien de rassurant. L’inconnu est insidieux, et mortel.
— Le nom commun de cette espèce est « bouldeneu », intervient l’Archéologue. Quelques spécimens vivent dans les marais de Sinnoh. Mais… je n’en avais jamais vu de cette taille. Ils mesurent rarement beaucoup plus de six pieds.
Les autres membres du groupe se regardent, interdits. Il est rare de voir ce personnage admettre son ignorance face à n’importe quel fait. Cela a quelque chose d’effrayant : la connaissance est la meilleure alliée que l’on puisse avoir dans un lieu hostile.
Lui-même ne semble pas inquiet. Saisi d’un accès d’intrépidité, il s’approche du monstre avec son appareil photographique. En dépit de la prudence qui guide ses pas, une tension insoutenable règne ; l’on s’attend à ce que la gigantesque chose le balaie du bout de ses longs bras filandreux.
— Nom d’un zigzaton, siffle le Chef, ne faites pas l’imbécile. Cette horreur va vous tuer.
« Peine perdue », songe Tobias. Le Sinnohite est tout entier dévoué à son devoir scientifique. Quel rapport avec l’archéologie, d’ailleurs ? Ce gamin est friand de savoir, peut-être trop. Cela va lui jouer des tours.
Plus tôt que le vétéran aurait pu l’imaginer.
Un miaulement du chacripan avertit son maître du danger immédiat, mais il arrive trop tard. D’un mouvement brusque, comme une bourrasque, l’une des lianes démesurées s’allonge et s’enroule autour du bras frêle du photographe.
— Oh non… Stupide arrogant, marmonne Marcia entre ses dents serrées.
Les autres n’en pensent pas moins. Même le Chef, d’habitude si mesuré, si prompt à respecter tout le monde et à n’énerver personne, peste dans sa barbe emmêlée. Des insanités telles que Tobias n’en a jamais entendues de sa part ; ses yeux s’écarquillent, sa bouche s’entrouvre. Il est aveugle et muet.
Fais quelque chose.
C’est un gamin.
La mort.
Merde.
Reprenant ses esprits, il hurle un ordre à s’en briser les cordes vocales. Les mots claquent dans l’air comme un coup de fouet, fusent comme un éclair. Le grand chien noir bondit, devenant l’espace d’un instant l’incarnation d’une grâce assassine.
Puis les mâchoires se referment sur l’amas filandreux de chairs végétales. Le monstre se défend vigoureusement, remuant dans tous les sens. Sonné, le Sinnohite n’essaie même plus de se défaire de cette entrave.
Nicholson est prêt à en finir, à déchirer ces lianes mortelles d’un coup de dents sec et meurtrier. La boule de nœuds se bat jusqu’à la dernière minute ; son étreinte se resserre avant que le lien ne soit tranché.
Un craquement brise le silence et se noie dans un cri.
• • •
Un bruissement de toile perce la couche cotonneuse qui obscurcit sa perception. Mobilisant toutes ses ressources, il tente de se redresser pour garder les yeux sur son morceau d’univers. Ses paupières se soulèvent complètement, et un éclair de lucidité acide le frappe de plein fouet.
C’est la jeune Marcia, rousse comme le feu, mais elle ne sourit plus. Entre après elle l’Archéologue, bras gauche en écharpe, traînant dans son sillage son chacripan et son humeur morose. Nicholson, resté dehors, ne grogne pas.
Il faut à Tobias un effort surhumain pour essuyer son front brûlant.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? parvient-il à articuler, difficilement, alors que sa langue est aussi pâteuse que de la boue.
Le jeune homme de Sinnoh ouvre la bouche pour répondre, mais la fougueuse aventurière ne lui en laisse pas le temps.
— Nom d’Arceus, pas un mot. A cause de toutes ces heures avec vous, le son de votre voix est gravé dans ma tête pour l’éternité.
Sec et douloureux, un ricanement échappe au vétéran ; puis un tourbillon vomissant s’empare de ses entrailles. Résigné, il s’allonge à nouveau, prenant soin de garder ses acolytes dans son champ de vision. La peur de les voir disparaître, comme les souvenirs d’un rêve, fait courir un frisson dans sa nuque.
Le visage inquiet de Marcia l’incite d’autant plus à ne pas fermer les yeux, même si la tentation lui dévore les paupières.
— Nous nous sommes arrangés avec un dresseur de bête volante, au village. Il viendra, si on a de la chance. En attendant, voici quelques remèdes… artisanaux.
— Dont l’efficacité est à prouver.
— Taisez-vous, si vous ne voulez pas les avaler vous-même.
— Inutile d’être grossière…
Tout ce bruit est éreintant. Pourquoi est-ce qu’ils se disputent ? Qu’est-ce qu’ils font ici ? Et où est…
Entre deux respirations laborieuses, Tobias marmonne quelque chose d’inaudible.
— Qu’est-ce que vous dites ? s’enquit aussitôt Marcia.
L’Archéologue se penche sur lui et tend l’oreille. Son expression est grave.
— Le Chef…
Les sourcils du jeune homme se froncent davantage encore. Instinctivement, il fait quelques pas en arrière, et de sa main valide, se frotte les yeux avec vigueur. Il laisse échapper les mots du vétéran dans un souffle qui parvient à sa comparse. A son tour, elle laisse son visage s’assombrir et prendre une expression affligée.
— Oh. Il…
Elle s’interrompt, car le Sinnohite émet un son méprisant. Le malade cligne des yeux plusieurs fois pour chasser des larmes naissantes, porteuses d’un brouillard dont il ne veut pas.
— Mentir ne servira à rien. S’il survit, il vous en voudra…
Un chaos de voyelles et de consonnes s’entremêle et danse dans sa tête. Que se disent-ils ? Leurs lèvres remuent, mais ce sont des échos incohérents qui font vibrer leurs cordes vocales. Ou bien ses oreilles.
Où est Nicholson ? Ah oui, devant la tente…
L’Archéologue se tourne à nouveau vers lui, et la connexion linguistique semble se rétablir.
— …être honnête. Il a disparu.
Une pause, lourde de sens comme ses paupières de plomb, plane au-dessus de sa tête. Tobias sent arriver le mépris souverain de ce sourire de chat qu’il déteste. Mais le chat ne sourit pas –quel chat ? Soupir.
— Il s’est enfui, sans doute.
C’est ridicule. Ce serait la dernière personne à reculer devant un danger. C’est pour cela qu’il est là, qu’il…
De qui parle-t-on ? Un morceau de carton effleure les craquelures de ses lèvres ; ah, ce n’est que sa propre langue. Quelle langue parle-t-il ? Parle-t-on le galaréen à Sinnoh ?
Une forme s’agite dans son champ de vision, se rapproche avec la fureur d’une tempête. Des bras bougent en même temps que des cheveux roux.
Marcia.
C’est vous ?
Elle n’entend pas la question qui reste en travers de sa gorge. Le jeune homme se détourne, et ils se remettent à échanger dans ce charabia venu d’un autre monde.
Une accélération s’empare de son souffle. Chaque nouvelle respiration est un couteau planté dans ses organes pourrissants. Il sent la sueur qui colle ses cheveux à son front. Il sent la chaleur qui engourdit ses membres et la langueur qui paralyse son esprit. Il sent la mort.
Il veut sourire, mais l’idée meurt avant d’être vraiment née.
Il voulait mourir dans une jungle, sur une montagne ou dans un désert…
Il veut mourir dans une maison de campagne, ou une grande ville.
Il veut sourire, mais il soupire.
Les voix se taisent ; l’abandonnent dans un murmure.
Les lumières s’éteignent ; un mirage aux contours familiers s’imprime sur sa rétine.
Et sa conscience se consume.