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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 20/01/2021 à 10:19
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:09

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 15 : Une décision
Le lendemain de leur altercation publique, Sòrkat et Margar furent convoqués en milieu de matinée devant le conseil de l’Oracilis. La scientiste se doutait que même si l’autre vicieux semblait en faire partie, ça sentait mauvais pour lui.

Comme environ les trois quarts de la vie quotidienne des oraciles, le conseil avait lieu en haut du pan du couchant, devant le vide. Certes, la vue était inégalable, mais Margar trouvait tout de même cela un peu morbide, un peu comme si n’importe qui pouvait être jeté du haut de cette falaise n’importe quand. Quand elle l’avait signalé à Sòrkat, quelques jours plus tôt, celui-ci avait comparé cette falaise aux prédateurs qui écumaient le désert à la recherche de villages ayant repoussé la protection de l’Ordre. L’argument était pertinent, mais dans tous les cas ça rappelait trop la mortalité humaine pour sembler très sain.

La douzaine de membres du conseil, Sòrkat excepté, se tenait dos au vide. Ça aussi, c’était excessivement bizarre, se dit Margar en s’asseyant face à eux.

« Bien, nous sommes au complet ! annonça Tiokus. Commençons, si personne n’a d’objection. Sòrkat tal Oracilis, Margar-nag, nous avons demandé votre présence aujourd’hui à propos de votre argumentation d’hier.

— Si on peut appeler ça une argumentation, lança Eriane avec un regard de mépris appuyé à l’égard de Sòrkat.

— Une objection ?

— Rien. »

De ce qu’elle avait cru comprendre des règles de préséance compliquées du conseil lors de ses précédentes visites, Margar devina qu’Eriane se comportait contre les traditions. Étonnant, de la part de la membre la plus stricte du conseil. Aurait-elle dû chercher là une alliée contre ce satané Sòrkat, au lieu de provoquer tout le monde de la même façon dès son arrivée ? Mais elle n’était pas non plus intéressée par les querelles de politique…

Tiokus reprit.

« Si l’ensemble de ce qui s’est dit peut être sujet à questions, nous entendons nous concentrer sur une allusion en particulier. Je veux parler de la dynamite. Avant de commencer, quelqu’un a-t-il une déclaration à faire ?

— Volontiers, répondit Sòrkat. Je maintiens ce que j’ai affirmé lors de la dernière Cérémonie, et je ne reviendrais pas sur mes positions quant à l’utilisation du Pic. Je tenais à ce que ce soit clair avant de commencer, pour éviter le cafouillage de la dernière fois…

— Moi de même, s’imposa Eriane. Je tiens à affirmer mon intention d’exclure la proposition de Sòrkat du conseil à défaut de lui, et je suis donc tout à fait disposée à provoquer le même esclandre. Merci de votre compréhension. »

Une moitié des oraciles roula les yeux au ciel, l’autre moitié étouffant des sourires moqueurs. Tiokus, lui, soupira. Ces gamineries n’étaient pas de leur âge, pas avec un conseil qui affichait en moyenne quatre-vingt-dix ans… Mais il fallait croire que les plus vieux étaient les moins responsables.

« Pour ma part, reprit Tiokus pour calmer le jeu. Je pense opportun d’éclairer un peu la lanterne de notre invitée. Je pense ne pas trop te surprendre, Margar, en affirmant que le Pic Rocheux a une certaine importance pour nous. Proposer de l’endommager provoquera une forte résistance.

— C’est bien normal, admit aimablement cette dernière. Personne n’est enthousiaste à l’idée de faire exploser des bombes sur sa maison.

— Certes. Cependant, il y a également des raisons plus théologiques, dont j’ai cru comprendre qu’elles te restaient totalement opaques…

— Pas du tout ! s’exclama la scientiste. Je suis parfaitement respectueuse de toutes les convictions religieuses ! »

Ce n’était pas tout à fait un mensonge éhonté, mais ça passerait pour tel, surtout vu combien elle avait ignoré les préceptes de l’Oracilis lors du mois précédent. En vérité, Margar pensait que ça ne la regardait pas systématiquement si les gens tenaient à avoir tort (et ignorait donc leurs convictions plutôt que de les respecter). Mais pour ce conseil, elle tenait également à voir ce qu’il y avait à gagner des dissensions des oraciles, et cela impliquait de jouer son propre rôle. Si possible sans se faire repérer dès le départ. Après avoir été prise pour une cruche pendant cinq semaines, elle avait peut-être une chance…

« C’est bien ce que je pensais, affirma Tiokus d’un air résigné.

— C’est bien ce que je craignais, rectifia Eriane.

— Si cette assemblée le permet, intervint Sòrkat. La vision offerte par notre porte-parole est quelque peu lacunaire. »

L’assemblée se hérissa de regards terrifiés, comme si l’oracile comptait dévoiler des secrets sacrés. Margar se permit un léger sourire à cette idée, puis son rival attitré reprit.

« Oh, ne faites pas ces yeux-là. Bien sûr que je ne vais pas m’étendre sur nos débats théologiques, notre invitée scientifique a largement prouvée qu’elle se cantonnerait aux faits. »

Sa voix prit les intonations d’un conte, mais il ravagea totalement l’effet en faisant les cent pas devant la ligne d’oraciles dos au vide.

« Si la dynamite est aussi mal vue par ce conseil, ce n’est pas tant pour le bruit qu’elle fait que pour la volonté même de l’utiliser. Notre refus de toucher au Pic reflète surtout notre refus de trop nous impliquer dans la vie du désert : à moins d’une catastrophe, d’une invasion ou de toute autre calamité que notre sagesse peut appréhender, le désert n’a pas besoin de nous.

» Depuis douze millénaires, nous nous contentons de garder vivaces les contes que nous avons implantés, de titiller l’Ordre pour le garder frais, sans aller représenter nous-même les dieux du désert devant ses habitants. Cela, selon le Conseil, ne serait pas souhaitable.

» Et voilà ce que représente la dynamite. D’une certaine façon, nous reconnaître le droit d’aménager le Pic Rocheux serait équivalent à proclamer que nous avons un droit, un pouvoir, sur le désert. Que nous pouvons disposer de ce qu’il contient selon notre volonté. Voilà le cœur du problème, Margar, et tu te rendras vite compte que la dynamite n’en est qu’un aspect. »

Elle leva un sourcil interrogateur. Même sans avoir aucune expérience des discussions de ce conseil qui ressemblait de plus en plus à un nid d’Arbok, la scientiste devinait que Sòrkat avait présenté le problème sous le jour qui lui convenait le plus.

Il lui avait littéralement affirmé qu’utiliser la dynamite sur le Pic enverrait les oraciles prêcher dans le désert, et qu’il y était favorable. Margar devait bien lui reconnaître ça : elle ne voyait aucune façon de braquer plus efficacement un scientiste. Et elle n’avait même pas besoin de le vérifier pour se rendre compte que le conseil avait parfaitement saisi la manœuvre.

Elle vit, du coin de l’œil, Eriane se lever, obtenir la parole de Tiokus. Elle n’avait qu’un instant pour mettre de l’ordre dans ses idées. Verbaliser rapidement quelques concepts, définir Sòrkat comme l’adversaire du conseil, prendre conscience de sa propre position de pion dans son jeu, qu’il voulait envoyer dans les pattes du conseil… Puis celle qui était peut-être la véritable ennemie de Sòrkat parla. Eriane mit tout son talent dans sa voix, déployant son débit lent, et pourtant acide et incendiaire, comme Margar ne l’avait jamais vue faire. Cette vieillarde connaissait son art.

« Si, commença-t-elle. Mes souvenirs sont bons… Il y a deux mois, quand nous avions débattu des scientistes que nous pouvions amener au Pic, notre cher Sòrkat, ici présent, n’était pas aussi… impliqué. N’était-ce pas toi, qui pointait du doigt qu’aller chercher nos invités nous-mêmes représentait une intervention, quelque chose d’indésirable ? Je vois aujourd’hui, sous mes yeux, ton assiduité à plaider en faveur de… disons, plus d’action.

» Qu’on n’aille pas raconter que je suis sénile… comme il y a trois ans. Je suis pertinemment au courant des idées que développe Sòrkat ; l’intervention modérée, le soutien bienveillant… Ce que je demande, au nom, je l’espère, de nous tous, c’est que cessent ces changements de cap. Un jour un Sòrkat qui refuse de donner un ordre à un scientiste, le lendemain le voilà qui en convoque une au Pic, sans même attendre la fin des négociations. Un Sòrkat qui plaide en faveur de la dynamite, seulement pour prendre son invitée à rebrousse-poil une fois qu’il a réussi à nous convaincre de l’entendre sur le sujet… Oh, je sais que je ne suis pas la dernière, quand il faut changer d’avis et se contredire. On s’ennuie vite, quand on a rien d’autre à faire que de se disputer… »

Quelques rires bienveillants accueillirent cette remarque prononcée d’un ton plus sincère. Eriane n’attendit même pas qu’ils s’éteignent pour conclure, avec toute son agressivité.

« Mais ceci ne peut plus durer : nous sommes en face d’un enfant, pas d’un oracile. Aussi, je demande à ce Conseil de voter l’exclusion de Sòrkat tal Oracilis. »

Le concerné partit à son tour d’un franc éclat de rire, qui sonna étrangement dans le silence venteux qui s’était abattu sur un conseil consterné. Margar faillit se permettre un sourire (la situation était presque comique), mais parvint à rester de marbre.

Elle prit sa décision, aussi.

Bien sûr, elle ne faisait pas plus confiance à Eriane qu’à Sòrkat, mais au moins la première ne cherchait pas à se faire passer pour une amie, contrairement à l’autre serpent. Sòrkat avait apparemment amené la scientiste au Pic contre l’avis du conseil… ce qui signifiait qu’elle pourrait sans doute en repartir, à condition de le mettre en position de faiblesse. Le discours d’Eriane pouvait être entièrement mensonger, cela n’importait pas aux yeux de Margar. Elle commençait à comprendre à quel point elle n’était pas armée pour gérer les luttes de pouvoir qui semblaient coutumières de l’Oracilis, alors il devenait impératif de se ménager une échappatoire, pendant que c’était encore possible.

Tiokus se racla la gorge, un geste qui lui suffit pour que Sòrkat mette un terme à son hilarité. Encore un vieillard que Margar avait mal jugé : le porte-parole, si discret et effacé, prenait toutes les apparences d’un dirigeant absolu des oraciles pendant que le conseil siégeait.

« En l’absence d’une opposition sensible, la proposition d’Eriane est retenue. On en reparlera quand ce sera à l’ordre du jour. Maintenant, si ce conseil s’estime satisfait de ses entrées en matière, je suggère que nous nous intéressions aux détails techniques. »

Plusieurs des oraciles présents acquiescèrent. Margar devina qu’on allait sans doute lui demander quels aménagements défensifs elle envisageait pour le Pic, toujours dans la veine de cette excuse soulevée par Sòrkat pour l’amener sur la montagne. Elle fut vite confirmée par Tiokus, qui pour une fois ne chargea presque pas son discours de formalités. Par chance, elle avait déjà une assez bonne idée de la façon dont présenter la dynamite pour une réaction maximale de la part des oraciles. Restait à espérer qu’ils ne connaissaient pas assez bien cet outil pour deviner qu’elle les arnaquerait, mais elle n’avait aucun contrôle sur ce paramètre.

Elle se lança. Une bassine de vérité, une pincée d’omission malencontreuse, et un naturel à toute épreuve.

« Je ne sais pas exactement à quel point vous connaissez la dynamite, alors si cette assistance le permet, je vais vous présenter un petit exposé préliminaire. »

Quelques acquiescements, sourires, bienveillants. Bon. Ça avait l’air jouable.

« Comme l’ensemble des connaissances des scientistes du désert, la dynamite est une invention datant de l’Ancien Monde, avant le Grand Cataclysme. Un historique que je n’ai pas serait superflu ; retenons simplement que le plus souvent, ce fut un outil de paix et non de guerre. Son créateur avait d’ailleurs tout fait pour éviter qu’elle ne soit employée pendant les guerres…

» En pratique, il s’agit d’un outil explosif conditionné pour une sécurité optimale. Le matériau explosif lui-même, la nitroglycérine, est assez dangereux à l’état pur : dans la dynamite, il est stabilisé par de la célite, et ne peut être mis à feu que par de la poudre noire. Ces trois ingrédients ont l’avantage d’être bon marché : la célite est un composé minéral assez abondant, tandis que la poudre noire et la nitroglycérine peuvent se synthétiser en grandes quantités à bas coût. »

Elle s’interrompit un instant. En partie pour reprendre son souffle, parce qu’elle n’avait pas l’habitude de parler autant ; et en partie pour ne pas se laisser entraîner. Elle avait si longtemps rêvé d’avoir des enfants auxquels enseigner que maintenant qu’elle avait enfin un auditoire, elle risquait de beaucoup trop en dire.

« Malgré l’absence d’une technologie développée dans le désert, la dynamite peut donc être produite en quantités importantes. Pour un éventuel aménagement du Pic Rocheux, c’est un point qu’il était important d’établir : la dynamite a beau être très bien adaptée aux grands travaux de percement, il en faut tout de même des quantités solides. Mais assez de bla-bla et de chiffres : je pense que quelques images seront plus parlantes. »

Une autre pause. Maintenant qu’elle avait endormi les oraciles et leur avait assuré que ce qu’elle allait leur révéler était réaliste, il était temps de… les faire bondir.

« Le Pic est une montagne, ce qui en fait une position naturellement facile à défendre. Mais il y a ces deux contreforts largement praticables, et l’inclinaison modérée des falaises : ces points faibles devront être compensés par de lourds travaux, que la dynamite permet heureusement.

» Si vous voulez fortifier votre montagne, il faudra araser tout le pourtour des contreforts pour les rendre verticaux, et laisser en guise d’unique accès un tunnel à creuser à même la roche. De plus, l’entrée de ce dernier devra également être fortifiée, de préférence par des redoutes établies de part et d’autre de l’entrée où poster des fusiliers, et accessibles seulement depuis Port-Nuage. L’ensemble ne devrait pas prendre plus d’un ou deux mois, avec la quantité de dynamite nécessaire. Je dois cependant vous prévenir qu’il faudra sans doute réaliser quelques études sismiques.

— Ostracisez Sòrkat et qu’on ne parle plus de cette hérésie ! hurla Eriane à peine Margar eut-elle fini.

— C’est une honte ! protesta un autre oracile.

— Bien dit mon vieux ! rétorqua Sòrkat. Voir une conseillère se comporter ainsi, quelle indécence. »

À partir de là, le tollé, pourtant massif, devint hors de contrôle. En regardant d’un air non concerné le chaos qu’elle avait provoqué, Margar remarqua que le placide Tiokus souriait, au milieu de son conseil occupé à s’écharper. Une vision incongrue… pourtant, au stade où en étaient les choses, elle n’aurait pas été étonnée de voir Eriane et Sòrkat en venir aux mains.

Le porte-parole se leva, à l’indifférence générale, et vint se rasseoir à côté de Margar. Il prit la parole en regardant les oraciles qui s’écharpaient, comme s’il lui parlait en face.

« Je t’ai sous-estimée, je crois. Sais-tu combien de temps cela fait-il, depuis que le conseil n’a pas connu un tel scandale ?

— Plaisir partagé, Tiokus : tu t’es joliment fait passer pour absent, depuis que je suis ici.

— Ce n’est pas si simple. Pour toi, je serais le roi de ce Pic, n’est-ce pas ?

— Si ce n’est qu’il n’y a pas de roi.

— Ce n’est pas si monochrome, non… Malgré les apparences, notre conseil n’est pas un pouvoir décisionnaire, ou que sait-je, et nous y sommes égaux. Mais, Sòrkat m’a expliqué que tu ne prêterais pas l’oreille à des faits non prouvés… Bah. Tu dois nous voir comme des vieillards obscurantistes prétendant lire l’avenir dans les entrailles des Cotovol, ou quelque chose dans le genre, de toute façon. Cette vision te guide suffisamment bien, aujourd’hui.

— Et vous êtes là pour me remettre des lauriers ? ironisa une Margar méfiante sur le ton que prenaient les mots de l’oracile.

— S’il le faut. Non, je pensais attirer l’attention du conseil sur moi. Quand ils auront fini de piailler… »

Il n’y en avait donc pas un qui la considérait comme une personne ? Margar lui opposa un silence outré, pour se rendre compte que les oraciles avaient interrompu leur dispute et s’étaient tournés vers leur porte-parole.

« Tiokus, annonça l’une d’entre eux. Nous demandons un arbitrage.

— Proposition refusée, répondit calmement ce dernier. L’énonciation d’un arbitrage est longue et serait bien malvenue pendant qu’on interroge une invitée. Nous en reparlerons demain.

— Il s’agissait d’expulser Sòrkat ? demanda innocemment Margar.

— Pas tout à fait, réfuta le concerné. J’ai simplement affirmé que percer des tunnels dans le Pic Rocheux renforcerait notre proximité avec lui, donc l’harmonie qui en découle, et—

— Et qui ne s’affiche pas au Conseil, persiffla Eriane.

— Et que mon projet était donc parfaitement en accord avec la ligne de conduite de ce dernier, rectifia aimablement Sòrkat.

— Je m’oppose à cette folie. »

Cela semblait conclure le pugilat. Tiokus reprit sa place parmi les oraciles, dos au vide, avant de réorienter ce que Margar voyait de plus en plus comme un débat théologique et politique. C’était nettement plus intéressant qu’un interrogatoire.

« L’examen de l’emploi de la dynamite pour aménager le Pic est reporté en attente d’un arbitrage, trancha le porte-parole. Ce dernier sera formulé demain, et déterminé à la prochaine Cérémonie, comme il se doit. La séance va donc être ajournée, à moins que d’autres éléments ne puissent être étudiés dès maintenant. Margar ? »

La concernée demanda silencieusement un instant de silence. Elle pouvait bel et bien apporter de tels éléments : si les oraciles s’obstinaient à prétendre vouloir défendre leur montagne inattaquable, elle n’avait qu’à leur proposer de les équiper. Mais cela ne faisait pas avancer son propre objectif, consistant à quitter le Pic.

« C’est possible, commença-t-elle enfin. Tout à l’heure, je n’ai pas mis l’accent sur les usages militaires de la dynamite, à savoir des explosifs de combat. Je n’estime pas vraisemblable que l’Oracilis puisse se doter de plus que quelques fusils, ce qui en fera tout de même la force la plus avancée du désert ; néanmoins j’ai déjà pu être surprise par la capacité des oraciles à se débrouiller avec peu d’outils. Selon la menace que vous craignez, tenter de construire un canon et des obus explosifs pourrait être intéressant.

— La guerre, jeune fille. »

La voix d’Eriane était vide de toute émotion en disant cela. On n’aurait même pas dit qu’elle lui appartenait ; il semblait à Margar que le vent lui-même avait parlé, apportant une information que tous connaissaient et la traitant de sotte pour ne pas avoir su.

La guerre. Vingt ans plus tôt, elle avait poussé la moitié du désert à devenir temporairement nomade, sur l’ordre (le conseil ?) des oraciles. Des Arbres à contes incendiés. L’Ordre saigné à blanc. Les royaumes côtiers humiliés, les restes de leurs armées attirant les charognards pendant des mois et devenant une zone dangereuse, fuie. L’erg aux éclats. On l’avait nommé selon les millions de petits morceaux d’acier étincelant qu’on trouvait entre les dunes : baïonnettes, insignes, boutons, les traces du carnage lentement ensevelies par le désert…

Les oraciles craignaient une guerre, quelle qu’en soit la raison (Margar s’en foutait), et ils débattaient de théologie.

Elle manqua d’exploser, mais avant qu’elle n’ait pu s’indigner, Sòrkat prit la parole.

« Je me rappelle une vieille histoire, que j’ai entendue… »

Cela ressemblait à l’introduction d’un conte, et le ton de l’oracile ne faisait rien pour dire le contraire. Il n’eut aucun mal à capter l’attention du conseil (et resta immobile, cette fois-ci).

« Un jour, il y a bien longtemps, un Guerrier traquait une créature connue comme le Mùn’Ja. Beaucoup pensaient que ce n’était qu’un mirage. Le Guerrier craignait qu’il ne s’infiltre, de nuit, dans son village : son épée lui communiquait la trace d’une créature que nul ne pouvait connaître, et un regard dans cette étrange perception suffisait à ôter tout espoir de le traquer. Mais le Guerrier n’avait pas besoin de vivre d’espoir, et il voulut avoir le cœur net. Alors il poursuivit la trace du Mùn’Ja jusqu’au désert profond.

» Là, le Guerrier fit face à un choix. La trace que suivait son épée n’était pas rapide, mais elle avait beaucoup d’avance. En se ressourçant dans un village en bordure du désert profond, il prenait le risque de perdre sa proie ; en s’attaquant bille-en-tête au désert, il prenait le risque de perdre sa vie. Mais ce Guerrier avait confiance en son Démon, et il s’estimait capable de trouver assez de proies pour survivre, au cœur de l’habit de sable du monde.

» Est-il besoin de dire la suite ? Même un Démon perd ses repères dans la vacuité du désert profond. Le Guerrier se perdit et mourut de soif, et le Mùn’Ja resta une légende.

» Nous sommes, comme lui, devant un choix que nous avons longtemps délayé. Laissez-moi le dire, mes frères et mes sœurs : nous avons le temps pour nous, et nous ne devons pas le gâcher. La prochaine Cérémonie nous enseignera si nous devons employer la dynamite ou non, mais si notre temps se révèle alors compté, et si nous n’avons fait aucune provision, nous nous perdrons dans le désert. »

Au cours de ses errances dans le désert, Margar avait vu bien des réactions face à un conte, surtout inconnu. Des applaudissements. Des cris. Des offrandes de nourriture. La réaction de l’Oracilis fut le silence. Un silence à tête baissée, s’étalant sur une ou deux nutes, comme si les oraciles prenaient le temps de trouver tous les double-sens que leur confrère pouvait avoir dissimulés entre ses mots.

Ce fut finalement Tiokus qui rompit le silence.

« Margar, demanda-t-il. Les produits nécessaires à la synthèse de la dynamite se trouvent-ils sur le Pic ?

— Oui, assura-t-elle. Excepté la célite, dont je n’ai pas vu d’affleurement, mais il doit être possible d’en trouver en explorant un ou deux regs.

— Bien. Je propose que, suivant le conseil de Sòrkat, ce conseil monte une expédition, pour ramener de la célite, afin de nous doter d’une réserve de dynamite. »

La scientiste exulta intérieurement, pourtant le meilleur n’avait pas encore été dit.

« Je suggère que Margar Etha-Milton-sil y aille seule, annonça Eriane. Ainsi la logistique sera-t-elle réduite, et lui permettra-t-elle de rentrer au plus tôt afin que nous puissions commencer plus vite. »

La concernée partagea les sourires ironiques du reste du conseil : cette proposition-là n’avait aucune chance de passer, mais qu’il était appréciable de voir Eriane la formuler ! Peut-être la harpie était-elle l’alliée qu’elle aurait dû tenter de se faire depuis son arrivée.

Puis elle se demanda si elle n’avait pas plutôt cherché à avertir le conseil que la scientiste risquait de fuir, et son sourire disparut. C’était certainement le cas, oui.

Elle maudit intérieurement ces oraciles et leurs joutes oratoires dans lesquelles elle n’aurait jamais dû se laisser piéger.

« Bien qu’intéressante, la suggestion d’Eriane tal Oracilis est trop dangereuse, se moqua Sòrkat. Bien sûr, les scientistes sont particulièrement habitués à voyager en solitaire, mais nous parions trop gros sur celle-ci pour l’exposer si futilement à un tel risque. D’autant plus qu’aucun autre de nos invités scientistes n’est resté aussi longtemps parmi nous ! Je demande donc une escorte. »

Margar était à peu près certaine qu’il lui serait impossible de fausser compagnie en douce à l’oracile qui l’avait convoquée sur le Pic : il afficherait une vigilance aussi solide qu’il le pourrait. Mais ça ne lui posait pas problème outre mesure, elle pourrait bien essayer de glisser un somnifère dans les réserves.

En revanche, elle sentait que cette mention d’autres scientistes hanterait longtemps ses pensées. Les mots de Sòrkat pouvaient aussi bien laisser entendre qu’elle avait toujours été libre de partir… ou qu’on l’éliminerait quand elle ne serait plus utile.

Somnifères. Définitivement des somnifères.