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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 06/01/2021 à 13:04
» Dernière mise à jour le 14/07/2021 à 15:23

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 13 : Dessiner les séismes
Cinq kètres. Même en étant juste en face, c’était une distance difficile à évaluer.

« Et vous faites quoi quand un oracile a le vertige ? ironisa Margar.

— On grince des dents », admit Tiokus à contrecœur.

Devant la scientiste, le ciel bleu occupait les trois quarts de l’horizon. Loin en bas, les larges dunes entourant le Pic Rocheux se résumaient à de minces ombres grossières et indistinctes, qui se fondaient les unes dans les autres dès qu’elles s’éloignaient des contreforts. Dans le lointain, presque caché par le contrefort nord, le désert profond ressemblait à un ciel inversé, couleur sable. Il contenait même quelques nuages, laissant deviner la taille démesurée de ses dunes. Les plus grandes du désert : plus on s’éloignait de son cœur, et plus la roche affleurait, plus les regs étaient nombreux, plus les dunes étaient basses.

« Tu comptes passer la journée ici ? s’impatienta Eriane. Je croyais que tu étais censée avoir du boulot !

— Mais je le fais, très chère ! rétorqua Margar de son ton le plus doucereux. Votre petite falaise ne m’a pas l’air parfaitement sécurisée, ça mérite réflexion ! »

Tiokus pouffa, Eriane s’étouffa. La petite falaise en question était quand même la plus grande du désert, probablement la plus grande du monde, une pente lisse et abrupte qui plongeait tout droit vers le sable. Mais Margar se tenait au bord : de là où elle était, la falaise elle-même disparaissait presque. Seul restaient les dunes, et la possibilité enivrante de faire une chute de cinq kètres, qui ne serait interrompue que par un roulé-boulé occasionnel sur de la roche.

Aucun hypothétique assaillant n’aurait pu monter par là, et même un pokémon aurait peiné. Excepté peut-être un pyrax, un flambusard… ou bien un libégon. Margar ne plaisantait qu’à moitié en examinant cette falaise.

Sòrkat lui avait suggéré de randonner un peu autour du Pic, pour examiner ses capacités défensives, et comme deux autres oraciles l’accompagnaient, il devait parler au nom de tous. Elle n’avait évidemment rien d’une guerrière, contrairement à Sòrkat qui avait lui-même admis qu’il avait servi de stratège à l’Ordre dans la guerre. Vingt ans plus tôt.

Elle n’était pas dupe… mais elle faisait semblant. À ce stade, l’excuse invoquée par l’oracile, la défense du Pic, ne tenait plus du tout debout. Margar ne comptait pourtant pas le mettre trop vite face à son mensonge improvisé. Qu’il l’avoue de lui-même quand il ne le supporterait plus ! En attendant, Margar gagnait de l’ascendant sur lui. Par presque rien. Par la gêne qui envahissait Sòrkat, par les arrangements qu’il faisait chaque jour avec la vérité, par la désapprobation sensible d’Eriane, par l’amusement teinté de mépris qu’elle-même exsudait par tous les pores, elle forçait Sòrkat à adopter une position encore plus intenable que celle qu’il ne pouvait plus maintenir.

Bientôt, elle l’affronterait… Chaque matin depuis une demi-douzaine de jours, elle se levait en se disant que ce serait peut-être fait avant le soir. Mais il n’avait pas encore cédé, et elle n’avait rien précipité. Elle avait eu de la chance, pour réussir à gagner un avantage dès le premier jour. Maintenant, elle comptait bien s’en servir autant que possible, et apprendre ce qui se tramait réellement sur cette satanée montagne.

« C’est pas si mal, grommela-t-elle en faisant semblant d’atteindre une décision. Avec un guetteur posté ici en permanence et des stocks de caillasse, cette falaise sera correctement défendue. J’espère qu’il n’y a rien d’infaisable là-dedans, hein Eriane !

— Ça va, ça va… ‘Fallait pas être un génie pour faire poster des lanceurs de pierre en haut d’une falaise.

— Alors pourquoi ne l’avez-vous jamais fait ? »

S’il existait quelque chose d’aussi peu sérieux que des dissensions sur le Pic Rocheux, alors Eriane était certainement une adversaire de Sòrkat, à voir l’air furieux avec lequel elle encaissa la remarque de Margar. Pour un peu, la scientiste n’aurait pas été étonnée que l’oracile tente de la jeter du haut de la falaise.

C’était à prendre en compte, ça, et Margar s’écarta du vide. Eriane était peut-être racornie et ridée, elle prétendait peut-être avoir quatre fois l’âge et l’expérience de la scientiste, mais elle devait avoir un minimum de forme physique. Sinon, elle ne se serait pas proposée pour faire le tour du Pic Rocheux.

De toute façon, se dit Margar en prenant le chemin des contreforts avec les deux oraciles muets derrière elle, cette histoire d’âges était certainement une esbrouffe. Eriane aurait cent vingt ans, Tiokus cent trois et Sòrkat quatre-vingt-douze ? Ridicule. Ils se maquillaient, et puis voilà tout. Si Sòrkat paraissait quarante ans, alors quand elle l’avait côtoyé un soir durant, vingt ans plus tôt, il en avait eu vingt et s’était déguisé.

Hors de question de croire ces fables, pas dans un désert où on mourrait autour de la soixantaine. Mais ce n’était pas comme si Margar avait jamais cru quoi que ce soit qui vint de l’Oracilis. Finalement, être à Port-Nuage était une assez belle aubaine. Dénouer les fils de tous ces mensonges s’annonçait épuisant, mais sacrément intéressant.

***
Le fragment d’Acier n’affleurait pas directement de la roche : il était noyé dans les gravillons au milieu d’un chaos rocheux, comme s’il avait été lâché sur la montagne d’une grande hauteur des siècles auparavant. S’il fallait en croire les contes, c’était le cas, et cette ferraille était tombée du ciel douze millénaires plus tôt. Margar ne pouvait pas écarter l’hypothèse d’un revers de la main, mais il aurait dû y avoir un cratère d’impact autour du fragment. C’était presque dommage que l’Acier des pokémons ne rouille pas, contrairement à celui fondu par les côtiers : on ne pouvait pas estimer son âge à sa dégradation. Sur le Pic Rocheux, celle-ci aurait pu être assez rapide.

Même dans l’étreinte des graviers, le bloc d’acier allait être prodigieusement difficile à déplacer. Quand elle l’avait désigné aux oraciles, elle avait aussi demandé si ce n’était pas trop gros ; mais l’un d’entre eux avait levé sa carrure de colosse du sol où il était assis et s’était exclamé :

« Moi, Karintas, forgeron de mon état, je vous dégagerai cet éclat d’Acier du Pic Rocheux ! »

Mélodramatique. Et maintenant, le soi-disant forgeron qui n’avait certainement jamais vu une enclume de sa vie était debout devant un affleurement de métal faisant la moitié de sa taille, dont une partie plus large encore risquait d’être cachée sous les graviers, et il y avait toute une foule d’oraciles pour assister à sa déconfiture.

Margar se trompait, et elle ne tarda pas à le réaliser. Karintas saisit le bloc d’acier deux fois plus lourd que lui comme s’il faisait ça tous les jours, s’arc-bouta, et l’arracha du sol en concédant à peine un grognement. Les oraciles lancèrent des acclamations modérées, et cherchèrent immédiatement le regard de la scientiste. Vois, crut-elle lire dans leurs yeux. Vois combien tout ce que tu savoir sur l’humain est faux.

Depuis qu’elle était ici, Margar assistait quotidiennement à ce genre de petits événements sur lesquels elle n’aurait jamais parié. Des vieillards prétendant avoir quatre fois son âge. Un oracile mangeant sur la tête. Des enfants jouant entre les tentes et courant deux fois plus vite que tout ce qu’elle avait vu dans n’importe quel village du désert. Et maintenant ce forgeron, pire que tout. Elle ne leur fit pas la grâce d’une moue dépitée, et se contraignit à agir comme si Karintas transportait simplement une lourde tente pendant tout le trajet de retour en haut du Pic.

Ce ne fut pas bien long, le fragment était placé vers le sommet d’un contrefort. Elle l’avait repéré quelques jours plus tôt, pendant ses interminables randonnées autour de la montagne. Ça avait l’air d’être le plus petit… mais bien sûr, cela ne comptait plus vraiment, s’il suffisait d’un seul homme pour le porter.

Elle ne s’autorisa un grognement de dépit que quand le bloc eut été amené sur l’esplanade entourant Port-Nuage, à côté du four en briques de terre cuite à moitié terminé. Douze jours plus tôt, quand elle était arrivée et avait affirmé ne rien pouvoir faire sans outils, elle aurait pensé impossible d’industrialiser le Pic. Maintenant, c’était en cours à marche forcée. Autour de la future forge, quelques oraciles bavardaient joyeusement en sculptant des moules dans lesquels on pourrait couler des marteaux, des clous, des pinces…

C’était invraisemblable. Tout bonnement invraisemblable.

Il n’y avait pas grand-chose sur cette montagne, juste une couche de terre, des arbustes rabougris, beaucoup de roche et un peu d’Acier. Et pourtant l’Oracilis avait l’air bien parti pour s’équiper de tout un arsenal. Des marteaux en acier coulés d’une seule pièce dans des moules taillés à partir de silex ? C’était invraisemblable !

Mais plus grand-chose n’étonnait Margar. Le peuple des juges semblait avoir des ressources cachées, et à vrai dire on pouvait difficilement survivre pendant douze mille ans dans ce désert sans demander la protection de l’Ordre si on n’avait pas quelques atouts.

Il faudrait une puissance thermique énorme pour forger cet Acier, quelque chose que tous les arbustes de la montagne ne risquaient pas de fournir. Ça n’avait pas l’air de refroidir les oraciles, qui avaient envoyé quelques-uns des leurs (dont Sòrkat) dans le désert pour aller chercher ça. Margar s’attendait à ce qu’ils reviennent tous avec quelques pokémons rares, en affirmant simplement être leurs amis. Ou alors, ils avaient une réserve de pétrole quelque part dans leur village. Comment deviner ?

En face d’elle, le bloc semblait la narguer. On l’avait laissée seule avec, elle avait donné bien assez de tâches aux oraciles pour ça, et ce bloc la narguait encore. À vue de nez, elle pouvait estimer sa masse aux alentours de deux, trois cents krammes. Qu’un humain soulève ça, passe encore, mais qu’il le transporte sur près d’un kètre…

« Rien à foutre, ronchonna la scientiste à cette pensée. S’ils font des miracles, je vais leur en donner, moi, des miracles à faire… »

Couler des marteaux, ce n’était pas si dingue. En revanche… Elle pourrait trouver de l’utilité à des ressorts. De bons ressorts métalliques, souples, solides, faisant une dizaine de tours sur eux-mêmes, joliment circulaires… Et si les oraciles arrivaient à forger ça, elle leur trouverait encore plus compliqué.

Des travaux de précisions. Des calculs de trajectoire. De la chimie. Elle se jura de trouver leurs limites.

***
« La peste et la thermodynamique emportent de cette caisse à la con ! »

Le sentier de gravier rouge menant au sommet du second contrefort était bien plus abrupt que pour le premier. Cela faisait une bonne heure que Margar redoublait de jurons en trimballant sa caisse. Depuis un mois qu’elle était arrivée sur cette montagne, elle n’était toujours pas vraiment habituée à ce sol solide sous ses pieds. Elle avait vécu trente ans dans le désert, ne rencontrant qu’une poignée de regs, alors marcher sur cette montagne, ça ne lui réussissait pas. Elle avait les bras bleuis pas ses chutes des premiers jours.

Et c’était pire avec la caisse. Mais quitte à transporter ce tas inerte en haut du Pic, autant le faire elle-même et seule, pour avoir l’occasion de grommeler franchement. La caisse était un prétexte : elle râlait contre les oraciles.

Ils avaient fondu leur acier sans problème. C’était une douzaine de jours plus tôt, et la scientiste n’avait toujours pas digéré que Sòrkat revienne du désert avec un couple d'aflamanoirs en les présentant comme ses amis. (Elle l’aurait parié et avait dû mobiliser toute son ironie pour en sourire.) Au moins, elle avait eu la maigre satisfaction de voir que même ces êtres incendiaires avaient dû redoubler d’efforts pour arriver à faire fondre l’Acier. Ce qui lui faisait penser que c’était le même Acier que celui de Regs.

Les oraciles avaient pu forger les outils dont elle leur avait donné les plans, puis elle les avait chargés de produire des ressorts. Ils l’avaient fait. Elle avait proposé de mesurer l’épaisseur de la croûte terrestre sous le Pic Rocheux. Ils l’avaient regardé d’un air déconcerté, sentant le duel d’influence qui n’en finissait pas de se jouer entre elle et le conseil qui dirigeait l’Oracilis.

Et maintenant, elle traînait en ronchonnant un sismographe sur l’un des sommets jumeaux du Pic.

Elle-même n’en revenait pas. Depuis un bon siècle, et en se justifiant avec une autre histoire de prophétie tirée par les cheveux qu’il faudrait mettre par écrit quand elle arriverait, ils amassaient du papier. Elle avait réussi à s’en faire attribuer une large partie, de quoi faire tourner trois sismographes en trichant un peu. Et les oraciles avaient réussi à les lui construire.

« Pas trop tôt ! lança-t-elle au vent en atteignant le sommet. Quelqu’un peut me rappeler qui est la folle qui a eu l’idée de mesurer cette montagne pourrie, déjà ? »

Il n’y avait personne pour lui répondre, mais depuis le temps qu’elle voulait engueuler quelqu’un, ça soulageait tout de même.

Le sommet du Pic était un plateau rocheux incliné, et formé d’un seul tenant. Par endroits, des fissures ou des boursoufflures dans la roche témoignaient du travail patient de l’érosion. Un bon endroit. Margar n’avait plus qu’à délicatement déposer la caisse du sismographe au sol, sur un endroit plat, et à la clouer à la roche par les attaches en bois qui prolongeaient la face inférieure. Un bon travail pour se défouler.

Une fois sa tâche terminée, elle prit le temps de contempler le sismographe une dernière fois. De se convaincre qu’elle avait vraiment fabriqué un engin pareil dans ce désert où l’Ordre interdisait toute technologie plus développée qu’un bâton.

C’était un outil simple, un sismographe. Une bande de papier, pas trop étroite et la plus longue possible, défilant de façon continue grâce à un système de contrepoids, et un stylet traçant une ligne dessus au fur et à mesure de son défilement. Stylet attaché par un ressort, et pouvant donc bouger… d’où l’intérêt de le mettre dans une caisse de bois : si on le protégeait du vent, seuls les séismes pourraient le mettre en mouvement.

Il n’y avait presque pas assez de bois sur le Pic pour ça, alors à la place, la caisse était plutôt une structure vide, aux parois constituées de pans de tente recyclés. C’était lourd quand même.

« Allez, au revoir ma caisse, prononça Margar en se levant. Je reviens dans trois jours. »

En trois jours, les rouleaux de papier des trois sismographes seraient terminés. Elle comparerait les bandes, puis noterait les chiffres dont elle avait besoin et les remettrait en place comme si elles étaient vides. Et trois jours plus tard, elle lirait les nouvelles données tracées par-dessus les anciennes. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que les bandes deviennent complètement illisibles.

Il fallait trois sismographes pour avoir des données complètes ; et pour pouvoir en tirer des calculs précis, il fallait assez de papier et un défilement assez lent. Vraiment très lent. Une lenteur qui demandait des mécanismes et des contrepoids précis pour être obtenue. Une lenteur que Margar ne pensait pas qu’on puisse atteindre avec les instruments disponibles dans le désert.

Elle jouait gros sur ce coup-là. Si les oraciles avaient inexplicablement eu la précision dont elle avait besoin, elle obtiendrait des données inutiles et les questions sans réponse allant avec ; sinon, elle obtiendrait aussi des données inutilisables, mais gagnerait surtout un argument de poids auprès de Sòrkat.

Elle était sur cette montagne depuis un mois, pour une excuse invalide dès le premier jour, et dont elle s’était servie plus que de raison. L’ensemble de Port-Nuage était sous tension à cause de ce duel où aucun des deux adversaires ne bougeait, et Margar aussi commençait à en avoir marre. Alors elle avait décidé de bouger et de forcer l’oracile à lui donner des réponses.

***
Parmi les traditions nombreuses, absurdes et souvent contradictoires qui rythmaient la vie des oraciles, il y avait celle d’exposer ses différends lors du repas du soir. Cela remplaçait les contes, que chacun des habitants de Port-Nuage semblait connaître sur le bout des doigts, et une dispute assez pimentée pouvait tourner au véritable pugilat oratoire (pour la plus grande joie des spectateurs, naturellement).

Certains soir, l’orage éclatait sans aucune raison valable, deux personnes faisaient un sketch et s’obligeaient à y mettre les formes. D’autres fois, les conflits s’annonçaient longtemps à l’avance. Et cela, Margar s’en était rendue compte, cela avait été sa grande erreur.

Elle était sur la montagne depuis un peu plus d’un mois, elle n’avait pas eu le temps de discerner ces schémas avant d’y être attirée. Sans même s’en rendre compte, elle avait enthousiasmé son public pour sa tentative de tirer les vers du nez à Sòrkat. Et l’oracile ne s’était pas privé pour en profiter. Il avait perdu des points avec cette histoire de défense du Pic et toute l’activité qu’elle avait entraînée, mais maintenant, il avait forcé la main à Margar. Après une semaine de mesures et de calculs, elle était obligée de divulguer les résultats de ses sismographes, et ils ne jouaient pas en sa faveur.

Malgré toute l’ardeur qu’elle avait mis à discréditer Sòrkat, malgré le conseil des oraciles qui lui avait fait comprendre qu’il n’avait pas beaucoup de soutien et qu’elle pouvait jouer là-dessus, malgré même les travaux impossibles qu’elle avait demandés aux oraciles, elle se retrouvait dos à la falaise et obligée d’accepter le combat avec ce désavantage. Le soi-disant nonagénaire était encore plus fourbe qu’elle ne l’avait pensé.

« J’ai terminé mes calculs, annonça-t-elle au bout du repas.

— Et que disent-ils ? »

La voix de Sòrkat était encore aimable, mais mettre la scientiste en doute aussi vite ne pouvait que confirmer ce que tout le monde savait. Ce soir, c’était spectacle.

« Depuis que j’ai installé les sismographes, il y a eu quatre séismes de magnitudes deux à trois dans le désert. Trois virgule six pour le plus fort, pour être exacte.

— Moi qui croyait que les séismes étaient impossibles dans le désert…

— Insensibles, pas impossibles.

— Intéressant. Je crois me rappeler que l’autre jour, tu prétendais pouvoir apprendre l’histoire du Pic avec ces séismes ?

— C’était une expression. »

Sòrkat eut un air désapprobateur qui signifiait clairement qu’elle n’arrangeait pas sa situation. Comme s’il y avait besoin de le rappeler.

« Si tu veux l’histoire des gens qui ont vécu sur le Pic, c’est toi qui es censé la connaître, lâcha Margar avec ironie. De toute façon, pour défendre cette montagne, on n’en a pas besoin. »

Quelques sourires parcoururent l’assistance. La scientiste avait eu plus que le temps de faire preuve de sa répartie acide, et une certaine partie des oraciles avait pris le parti d’en rire. Ce soir, ceux-là la soutenaient.

« Non, ce que mes sismographes m’apprennent, ce sont des histoires géologiques. La résonance de la montagne, les roches qui la composent, les échos qu’elle renvoie, les répliques sismiques que sa masse provoque… Il y a plus à savoir là-dedans que dans toutes les mesures qu’on peut faire de loin.

» Déjà, la montagne est solide. Les roches qui la composent, en profondeur, sont uniformes et homogènes, avec peu de failles internes. Si quelqu’un veut la faire s’effondrer, on peut lui souhaiter bonne chance. »

Des rires, maintenant. Plusieurs oraciles avaient nettement vu où elle menait son argumentaire. À la surprise de Margar, Eriane en faisait partie. Et pour la soutenir, se dit la scientiste, il fallait vraiment que la vieille harpie haïsse Sòrkat.

« Ensuite, on peut facilement calculer l’épaisseur de la croûte terrestre sous le Pic. Il y a là une vingtaine de kètres, ce qui indique une montagne jeune et récemment formée. De telles montagnes ont pour caractéristique d’être souvent pleines de failles et soumises à des séismes fréquents. Avec le temps, elles s’affaissent dans le sol, ce qui consolide leurs roches et augmente la profondeur de leurs racines. J’estime que si le Pic Rocheux faisait son âge, il reposerait sur une couche de caillasse d’une quarantaine de kètres, au moins.

— Et où veux-tu en venir ? s’impatienta Sòrkat.

— À ceci : le Pic Rocheux est trop contradictoire pour être une montagne naturelle. Je suis d’avis que les oraciles l’ont construit il y a douze mille ans, avant de prétendre l’avoir trouvé et s’être établis dessus. »

Cette conclusion parfaitement absurde arracha un éclat de rire à l’assistance entière, prise au dépourvu. Sòrkat lui-même dut concéder un sourire amusé.

« Pas mal, je dois le dire, admit-il. Et la vraie raison ? »

Mais quel culot ! Margar en resta muette plusieurs gondes, beaucoup trop. Lui renvoyer sa propre question, sans même un contexte approprié, et sans jamais y avoir répondu lui-même ? Non mais que voulait ce satané oracile ?

« C’est la vraie raison, soutint-elle. Elle est juste envisagée légèrement différemment. »

Mensonge éhonté. Ce n’était qu’un prétexte, et Margar comptait renvoyer ce fait à la question qu’elle-même posait silencieusement depuis des semaines. La raison de sa présence au cœur de l’Oracilis.

« Le fait est que la composition du Pic ne sert pas à grand-chose, d’ailleurs j’ai dit ça de façon plutôt claire quand j’ai proposé les sismographes. Ils me servent à moi, pour amasser des connaissances. D’ailleurs, dis-moi : pourquoi me laisser les poser, alors que j’ai prévenu dès le départ qu’ils ne défendraient pas le Pic ?

— Mais ils le défendent, chère Margar. Si la montagne est solide, on peut l’aménager à la dynamite. »

Ce ne fut pas le tollé général que la scientiste remarqua le plus ; les oraciles refusaient de faire sauter leur sanctuaire, ça se comprenait. Mais elle n’avait jamais parlé de dynamite à qui que ce soit. Sòrkat devait avoir obtenu ce mot et ce qu’il désignait par lui-même, et elle ne voyait pas comment.

Même maintenant, quand son peuple riait de lui et faisait un scandale à ses répliques, il gardait la main, assurait le spectacle. Margar sut soudain, avec une certitude déconcertante, que l’oracile était sur le point de la moucher définitivement.

Et qu’elle n’avait jamais eu aucune chance.

« Un peu de calme, s’il vous plaît ! demanda Sòrkat sans obtenir de réaction. J’ai dit LA FERME ! »

Il y avait une vibration, dans sa voix, une dissonance que Margar n’avait jamais entendu dans aucun cri, et qui resta présente dans l’air pendant les quelques instants de silence que l’oracile ménagea avant de reprendre la parole.

« Merci, concéda-t-il. Passons sur cette histoire d’aménagement, le conseil a tranché à la dernière séance et je ne contesterai pas sa décision. Je vais plutôt répondre à ta question, Margar.

— Laquelle ? tenta-t-elle. J’en vois un peu plus qu’une. »

Plus personne ne riait. Ils avaient remarqué que Sòrkat avait retourné en sa faveur une décision que le conseil de l’Oracilis avait prise contre lui, et cela signalait clairement la curée.

« Pourquoi nous te laissons faire plus ou moins tout ce que tu veux, y compris ce qui nuit au désert. Elle est toute simple, la raison. Ce n’est pas nécessairement parce qu’il est plaisant de confirmer sur le Pic Rocheux des connaissances que nous avions déjà, et défendre Port-Nuage n’est qu’un avantage dont nous profitons.

» Non. Si tu es ici, c’est parce que c’est ta présence que nous souhaitons. Tu ne comptes pas prêter l’oreille à des sornettes divinatoires, en revanche il y a un langage qui te parle, et c’est celui de la logique. Nous prêtons l’oreille au désert entier et interprétons tous les signes que nos expéditions ramènent. Et ils nous font dire que bientôt, ta présence sur le Pic sera fortement appréciée. Voilà pourquoi j’ai pris la peine de t’amener ici.

» Quant à ta totale liberté… eh bien, puisque nous avons tous tellement à faire, il serait dommage que tu sois la seule à t’ennuyer, n’est-ce pas ? »

Tu es ici parce que nous l’avons décrété, crut entendre Margar. Et c’était à peu près ça, avec en prime une affirmation d’autorité de la part du placide Sòrkat. Le tout ne lui laissait pas grand-chose pour elle. Il n’y avait guère que l’autodérision qui lui restait.

« Eh bien c’est parfait ! Quand est-ce qu’on commence ? »

Les oraciles laissèrent échapper quelques rires, acceptant au nom de Sòrkat la reddition de la scientiste. Personne n’était dupe de cette phrase qui ne voulait pas vraiment dire quelque chose. Margar était prisonnière sur le Pic. Une prisonnière en liberté et courtoisement invitée à tous les événements un tant soit peu intéressants, mais quand même une prisonnière.