Chapitre 24 : Le Pont du Lien
An 1673, 25 août, 11h00, Voilaroc, Sinnoh
Le bateau avait accosté, et je pus enfin mettre pied à terre. Le protocole voulait que mes gardes royaux descendent avant moi pour sécuriser la zone, mais après une semaine de voyage en mer, j'emmerdais le protocole. Je n'avais jamais été grand fan des déplacements en navire, mais être bloqué dans le même bateau avec à ses côtés l'Oracle de Destinal et le Prédicateur de la Fatalité, ça avait été pour ainsi dire une véritable épreuve. Ils n'avaient cessé de s'envoyer des piques à tout bout de champs, à tel point que j'avais frôlé le blasphème en souhaitant insulter leur dieu et les jeter tous deux à la mer.
Mais pour cette rencontre diplomatique avec le Shogun de Sinnoh, la présence d'Hélène et d'Ivunio Grande était nécessaire. Plus qu'une rencontre entre deux Chefs d’État, c'était une rencontre culturelle entre deux sociétés. Et pour bien représenter mon royaume de Johkania, il me fallait obligatoirement amener les dirigeants de ses deux principales religions, même si je m'en serai bien passé.
Pourtant, pris séparément, l'Oracle et le Prédicateur étaient des individus raisonnables avec qui il pouvait être intéressant de parler. Hélène, qui avait succédé à mon épouse comme représentante de Provideum sur Terre, avait l'esprit ouvert et une vision éclairée sur les besoins et les attentes de mes sujets. Quant à Grande, j'appréciais son art de la rhétorique et sa langue acérée. Mais mettez-les dans la même pièce, et leur niveau intellectuel avoisinera celui de deux enfants mentalement en retard qui voudraient démontrer qu'ils sont plus intelligents que l'autre. Enfin, ça aurait pu être pire... Il y a quelques décennies, ils se seraient entre-tués depuis bien longtemps.
Alors que toute ma délégation de nobles, de chefs artisans, de personnalités de la culture et de hauts commerçants descendaient à ma suite, je posai un regard sur le port de Voilaroc. Comme toujours, les sinnohïtes étaient à la traîne de la modernité. Ce port aurait pu être celui de Carmin d'il y a deux siècles, et leurs navires, bien que finement ouvragés, auraient pu être coulés par un seul Carvanha. Sinnoh était depuis longtemps une île un peu coupée du monde, qui préférait vivre seule et ne pas avoir à faire aux étrangers.
Mais moi, Zephren, depuis le début de mon règne, je m'employais à établir des relations avec nombre de pays reclus. Même s'ils n'intéressaient pas les autres grands royaumes sur le point de vue militaire, ils possédaient nombre de choses précieuses que l'on avait pas en occident. Et j'aimais bien Sinnoh. Ses montagnes, ses villages pittoresques, ses traditions, et surtout ses fameux samouraïs, des guerriers au grand sens de l'honneur avec une maîtrise du sabre étonnante.
Il y en avait justement deux rangées devant moi. L'escorte personnelle du Shogun, le chef militaire de l'île. J'avais entamé de bonnes relations avec le précédent shogun, Iewasu Tokinawa, et ce depuis près de cinquante ans. Il était mort récemment, et aussi devais-je poursuivre cette relation d'amitié et de partage avec son fils et héritier, Hatori. Le jeune shogun était là, dans son armure aux plaques rouges, avec à ses côtés son Pokemon domestique, un Coatox.
Les habitants de Sinnoh étaient très bon dans ce qui était du dressage de Pokemon. Ils en utilisaient bien plus que nous, à Johkania. C'est pourquoi je me suis sentis obligé d'amener dans ma délégation ce crétin de Ludian Chen, même si je ne pouvais pas le sentir. Il était un peu le chef de file des amoureux des Pokemon de Johkania, qui aimaient bien s'adonner à cette stupidité que l'on nommait « combats de Pokemon ». Même si je répugnais à cette pratique, c'était quelque chose que les sinnohïtes ne connaissaient pas . Bien qu'ils soient plus doués en dressage que nous, il ne leur était jamais venu à l'esprit de faire s'affronter des Pokemon entre eux pour le sport et le loisir.
- Votre Excellence Hatori, fis-je devant le Shogun en baissant sensiblement la tête.
Comme c'était moi l'invité, il me revenait de saluer le premier, selon la coutume de Sinnoh. Même si ce n'était pas mon genre de m'incliner devant les autres, il aurait été très mal vu de s'y soustraire.
- Votre Majesté Zephran-sama, répondit le Shogun en s'inclinant lui à près de 90°. C'est un immense honneur que d'accueillir un si grand personnage dans notre modeste pays !
Je plissai les yeux, et je décidai en un instant que je n'aimais pas ce shogun là. Son père avait été un guerrier, un homme qui m'avait traité en égal en me regardant toujours dans les yeux. Son fils ici présent me semblait plus être un lèche-bottes, et son regard fuyant ainsi que son sourire mielleux ne laissait entrevoir nul honneur, mais seulement un être sournois, qui j'étais sûr me poignarderai dans le dos un jour ou l'autre.
***
L'île Sevii 3 était en réalité deux petites îles, reliées par un pont. L'île de l'est était la plus grosse, et la plus précieuse stratégiquement, car possédant la ville et surtout le port. Celle de l'ouest, plus petite, n'était en fait qu'une île forestière, sans infrastructures. Sa forêt assez dense était appelée le Bois Baies, et ne présentait guère d'intérêt hormis chez les récolteurs de fruits. Pourtant, elle était actuellement l'épicentre du conflit territorial qui opposait le Royaume de Johkania au Shogunat de Sinnoh.
Il y a de ça plus d'un demi-siècle, le roi Zephren avait offert au shogun Iewasu Tokinawa la possession des îles Sevii 5 et 6. L'archipel de sept îles était la propriété de Johkania depuis trois cent ans, mais n'avait jamais était un territoire bien important de la couronne. Aussi, pour faire fructifier les relations commerciales et d'amitié avec Sinnoh, Zephren s'était volontiers débarrassé des deux îles les plus proches du Shogunat. Ces samouraïs de Sinnoh, ils révaient toujours de territoire, mais n'osaient jamais quitter leur fichu île. Le geste de Zephren avait donc été pleinement apprécié.
Des colons sinnohïtes étaient donc partis s'installer sur les îles 5 et 6, et vécurent en bonne amitié avec leurs voisins johkaniens des autres îles. Mais quand le fils du Shogun, Hatori, avait pris sa place, les bonnes relations entre les deux pays s'étaient dégradées. Zephren s'était toujours méfié du nouveau shogun, et à raison. Hatori était un ambitieux mais un lâche, prêtant l'oreille à ses généraux les plus va-t-en-guerre tout en faisant mine de courber l'échine face au Roi Éternel.
Mais quand Zephren fut vaincu et la monarchie écroulée, Hatori se sentit pousser des ailes. Il encouragea les colons des îles 5 et 6 de se reproduire le plus possible pour supplanter les johkaniens. Nombre de sinnohïtes partirent s'installer sur les îles alentours, notamment la 7 et la 3. Au fil des ans, le nombre de sinnohïtes augmentaient, tandis que celui des johkaniens baissait. Et finalement, ce qui devait arriver arriva : le Shogun Hatori décréta, il y a six mois, que la totalité des îles Sevii lui appartenaient. Un prétexte bien commode pour déclarer une guerre qu'il préparait depuis longtemps.
Même si le Conseil des Héros était pour la paix et avait tenté de rétablir ses relations avec Sinnoh, il n'allait pas se laisser amputer d'une partie de son territoire, même infime. Il fallait vite remettre Sinnoh à sa place et écraser toutes ses velléités de conquête. D'autant que le Shogun avait attaqué Johkania dans le dos, envahissant l'île 7 du jour au lendemain et en commettant nombre d'exaction sur les habitants du royaume qui s'y trouvaient encore. Et bien sûr, le timing n'était pas un hasard : Hatori était au courant des troubles qui secouaient Johkania, entre les royalistes qui se soulevaient de plus en plus et la guerre froide – de plus en plus chaude – que se menaient Destinal et les Agents de la Fatalité.
Iskurdan avait donc envoyé sur l'archipel deux des Héros, ses chefs de guerre les plus compétents : Durvan le Berserker, qui commandait son unité de vriffiens d'élite et qui avait écrasé les dernières forces loyalistes du prince Kieran un an plus tôt, et Valrika, ancienne générale de Zephren, aujourd'hui meneuse des Vengeurs, une troupe spéciale chargée de trouver et d'éliminer tous les opposants politiques, notamment les Karkast et leurs fidèles.
Le Sixième et Neuvième Héros dirigeaient donc l'armée de Johkania dans la partie ouest de l'île 3, tandis que les sinnohïtes, eux, se trouvaient dans la partie est, prêts à lancer l'assaut sur le Bois aux Baies et à s'emparer totalement de l'île 3. Ils avaient déjà pris possession de la 7 et de la 4. Si la 3 tombait aux mains de l’ennemi, les îles 2 et 1 seraient les prochaines. Dans le poste de commandement avancée des armées de Johkania, Durvan ne quittait pas des yeux le Pont du Lien qui reliait les deux îles. C'était là que les sinnohïtes allaient attaquer sous peu, et le vriffien sentait son sang se réchauffer à cette idée.
- Bon, qu'est-ce qu'ils foutent, ces samouraïs ? S'impatienta-t-il. Me dites pas qu'ils se sont tous fait hara-kiri en apprenant que j'étais là ?
- N'en attendez pas beaucoup, mon prince, lui dit Renevak, son second, toujours armé d'une gigantesque massue avec des piques. Ces orientaux sont plus des danseuses que de vrais guerriers. Leurs katanas sont fins comme tout et leurs armures plus décoratives qu'autre chose. Leur poudre à canon et ses applications sont encore primitives. En fait, le seul danger venant d'eux sont leurs Pokemon. Ils savent bien les dresser, les bougres !
- Tant mieux. Je n'ai pas déjeuné ce matin.
Durvan faisait référence à la propension bien connue des vriffiens à se nourrir quasiment exclusivement des Pokemon. Une coutume avant toute religieuse : ils pensaient absorber ainsi la puissance des Pokemon qu'ils consommaient. Mais pour Durvan, ça avait toujours été pour le plaisir de la chasse et du combat. Il ne mangeait que les Pokemon qu'il avait personnellement tués.
Le Sixième Héros et prince bâtard de l'Empire de Vriff était un véritable colosse de muscles, dont le torse était lardé de cicatrices en tout genre. Il portait en guise de protection des plaques de cuivres et de lourdes épaulières de métal couvertes de piques. Des peaux de bêtes arrachées à divers Pokémon tombaient de sa ceinture pour couvrir son pantalon et ses lourdes bottes plaquées. Durvan était un guerrier redouté et redoutable dont la simple apparence devait inspirer la crainte chez les adversaires, leur faisant se demander s'ils affrontaient une horde de guerriers ou de démons. Sa seule arme était une hache à double tranchant, aussi grande et épaisse que lui. Pour ce qui était de son visage, il avait une mâchoire telle qu'il aurait pu tuer un homme en lui arrachant la gorge. Ses cheveux bruns et hirsutes, sales et couverts de poussières, le mettaient loin de son statut jadis princier et de multiples blessures brouillaient son visage pourtant avenant.
Tel était Durvan le Berserker, un homme qui ne vivait que pour le combat, et qui n'avait pas d'autre but que de mourir pour lui. Il se contrefichait de la politique et du pouvoir. Il était devenu l'un des Héros de la Révolution juste pour avoir la joie d'affronter le si célèbre et terrifiant Zephren Karkast, craint dans le monde entier. Et aujourd'hui, il continuait à servir Iskurdan, car l'Aura Gardien l'envoyait toujours lui en premier quand il s'agissait de combattre les ennemis de Johkania, quels qu'ils soient. Et surtout parce qu'il respectait la force et l'honneur guerrier du Deuxième Héros.
Et puis, il n'avait plus de chez-lui. Il était un paria, banni à jamais de son pays natal par son demi-frère l'Empereur de Vriff. Mais Durvan ne regrettait pas tellement sa patrie. Elle n'avait plus grand chose à lui offrir pour ce qui était des combats. De plus, Vriff était secrètement dirigé par cinq vieux schnocks qui s'étaient donnés le titre d’Élus, des espèces de sorciers immortels, mais aussi des lâches de première catégorie que Durvan n'avait jamais pu saquer. Il n'aurait jamais pu devenir l'Empereur indépendant qu'il souhaitait être avec eux dans les parages. Et enfin, la religion imposée par ces mêmes Élus avaient pris de telles proportions que ça en devenait ridicule. Durvan était pourtant un homme pieux, rendant hommage à Asmoth chaque jours et s'infligeant le seuil de douleur quotidien minimal pour communier avec lui. Mais tout ce temps passé à prier était du temps en moins passer pour se battre. Et Durvan était plus que jamais en harmonie avec Dieu que quand il se battait.
- J'ai ouï dire que les officiers de Valrika envisageaient de faire sauter le pont pour empêcher les sinnohïtes de le traverser, lui dit Renevak à l'oreille.
Durvan cracha par terre pour manifester tout son mépris.
- Jamais entendu une connerie pareille ! S’exclama-t-il sans se soucier de rester discret avec tous les soldats autour. Le Shogunat a l'avantage des Pokemon, et n'aura aucun mal à traverser avec, tandis que nous, ça nous handicapera !
- Faut croire que la générale a fait preuve d'un minimum de compétence en les rétrogradant et en les plaçant en première ligne sur le pont, ricana Renevak.
- Ils ont voulu éviter la guerre par le déshonneur. Ils auront donc la guerre ET le déshonneur, intervint quelqu'un derrière eux.
C'était une femme en armure, mais ce n'était pas Valrika. Ekidna était la maîtresse d'arme du Saint Monastère, et l'une des sept Gardiens de la Destiné. Elle était là en tant que représentante de l'Oracle, mais elle était surtout une formidable combattante. Durvan s'était déjà entraîné avec elle, et s'il n'avait aucune patience pour les sermons des fidèles de Destinal, il respectait cette femme. Elle avait une pierre grise encastrée dans son armure. Il s'agissait de son Ascagarde, les pierres des Gardiens de la Destinée, grâce auxquelles ils pouvaient bénéficier des pouvoirs ou de la force de leur Pokemon partenaires. Et le partenaire en question d'Ekidna, c'était ce vieux Machopeur borgne du nom de Mathurin.
- Qui m'accompagnera en première ligne, mis à part les lâches que Valrika a déjà mis là-bas ? Demanda la Gardienne.
- Sauf votre respect, dame, vous êtes là en tant qu'observatrice, pas en tant que combattante, répliqua Durvan. Si jamais vous vous faite tuer, le vieil Iskurdan me passera un savon cosmique, et Alysia et Karion vont saborder toutes nos réunions du Conseil pendant des mois en représailles.
- Foutaises. Si je me fais tuer, ce sera l’œuvre du destin, et les deux jeunots devront l'accepter. Il n'y a jamais eu aucun Agent de la Fatalité ou un de leurs partisans sur cette île. Ils auront du mal à les accuser et à provoquer une nouvelle crise.
Autre point qui faisait qu'Ekidna était une femme respectable : elle était consciente de l'extrémisme de Destinal quand il s'agissait de leurs rivaux de la Fatalité, et était la première à le regretter, pour y avoir jadis participé elle-même par le passé.
- J'ai pas autorité pour vous empêcher de prendre part à la bataille, admit Durvan. Mais à mon humble avis de sauvage arriéré, la place des femmes n'est pas au combat.
Ekidna ricana.
- Vous avez déjà dit ça en face de Valrika ? Parce qu'elle vous aurait déjà coupé les couilles pour ce genre de propos.
- Oh, elle a essayé. C'était lors de la bataille de Carmin, durant la Révolution. C'était peu après mon arrivée dans cette région, et c'était la première fois que je voyais une femme en armure. Notre duel a duré près de trente minutes, bien après la fin de la bataille. Par Asmoth, à la fin, j'étais quasiment mort, mais plus heureux que jamais d'être venu dans votre Royaume !
- Par chance, les sinnohïtes doivent penser la même chose que vous. Ils sont foutrement machos et seront sans nul doute perturbés en nous faisant face, à Valrika et à moi.
- Peut-être bien qu'ils prendront même les jambes à leur cou quand ils vous verront arracher des bras à mains nues grâce à votre Ascagarde ? Ils ne connaissent pas ces pierres là, et y verront sans doute l’œuvre d'une magie noire.
- Ça dépend des adversaires. Vous auriez pris la fuite vous, si lors de votre première bataille contre des johkaniens, vous aviez vu une femme découper des membres avec ses mains ?
- Foutredieu, non ! Rigola Durvan. J'aurai été surpris, pour sûr, mais j'aurai accouru vers elle avec joie pour l'affronter !
Un cor retentit alors, provenant de l'autre côté du Pont du Lien. Les sinnohïtes arrivaient. Et ils étaient même assez aimables pour l'annoncer. Des rangées de guerriers armés de katanas, quelques artilleurs à l'arrière, et surtout, une bonne centaine de Pokemon. Durvan n'était pas un expert en ces bestioles, d'autant que sa région natale n'en regorgeait pas spécialement, mais il avait pris sur lui d'étudier à l'avance les spécimens les plus courants que le Shogunat utilisait lors de ses batailles. Il y avait donc là des Drascore, des Coatox, des Hippodocus, des Mélokrik, des Moufflair... Mais le plus impressionnant d'entre eux, c'était cette créature à la peau bleue, avec des ailerons sur ses bras fins, et une tête de squale. Celui-ci, Durvan le ne connaissait pas.
- C'est lui, le Légendaire que le Shogun aurait soumis ? Demanda-t-il à Ekidna.
- Ce n'est pas Jicragnos non. Il ne va pas le dévoiler pour une bataille de si faible ampleur pour le contrôle d'une île perdue. Non, ça, c'est un Carchacrok. Pas un Légendaire, mais un spécimen relativement dangereux et féroce. Je doute que vous puissiez briser ses écailles avec votre seule hache.
- Pari tenu, dit simplement le vriffien.
Il rejoignit ses hommes et exigea son masque de métal cornu, symbole de son statut de berserker, qui effrayait tant ses ennemis sur le champ de bataille. Il ne prononça nulle parole, mais ses fidèles vriffiens n'en avaient pas besoin. Quand Durvan mettait son masque, c'était signe de l'appel du combat. Ils s'avancèrent en silence vers la sortie du campement fortifié, sous les regards respectueux et un peu effrayés des soldats de Johkania. C'est alors que la voix de la générale retentit derrière.
- Durvan ! Je ne me rappelle pas vous avoir donné le moindre ordre ! Vous sortirez quand je vous le dirai, et pour aller où je le déciderai !
Le Sixième Héros soupira, pour se retourner et faire face à la femme aux cheveux de flammes dans son armure noire. Peu de gens pouvaient soutenir le regard de Valrika la Vengeresse, mais Durvan en faisait partie. Il aurait pu soutenir le regard de Giratina si le dieu des morts surgissait soudainement devant lui pour l'amener de force dans le Monde des Esprits.
- Et moi, je ne me rappelle pas que vous ayez autorité pour me donner des ordres, répliqua-t-il. Vous commandez les armées du Royaume. Sauf que moi et mes gars, nous n'en faisons pas partie. Nous aidons juste, parce que nous le voulons bien.
Il ne pouvait décidément pas saquer cette femme et son ego surdimensionné. C'était bien dommage d'ailleurs, car elle était belle et immensément forte. Mais à l'inverse de Durvan, qui se battait car il aimait simplement le combat, Valrika se battait par haine. Son cœur était noir depuis longtemps, et même si elle accomplissait son dessin d'éradiquer de la surface de la Terre tous les Karkast et ceux qui les soutenaient, il restera noir quand même.
Durvan n'était pas totalement ignare en sévices et en torture – il était vriffien après tout – mais il peinait à imaginer ce que le Roi Éternel avait fait subir à cette femme pour la transformer en cette coquille vide bouillonnante de rancœur et de rage. Comprenant qu'elle ne l'aurait pas avec le protocole hiérarchique, Valrika le fusilla du regard, mais baissa les armes tout en lui rappelant quand même :
- Le Seigneur Iskurdan ne veut pas d'un massacre total. Il compte au plus vite négocier avec Sinnoh pour mettre fin à ce conflit, donc il nous faut des prisonniers, et de préférence en un seul morceaux. Retenez vos barbares.
- C'est bien à vous de dire ça, ironisa le vriffien. Si on doit lister les exactions de mes gars et celle de vos Vengeurs, vous nous battez à plate couture, et de loin. Allez donc persécuter les innocents sur le continent, monter vos bûchers et chercher votre fameux prince en exil, et laissez la vraie guerre à ceux qui sont dignes de la mener.
Il s'en retourna avec ses hommes, la laissant bouillonner derrière. C'était là une autre raison qui faisait que Durvan n'aimait pas Valrika : sa cruauté. Bien sûr, lui-même n'était pas vraiment un enfant de chœur, mais en dehors des batailles, il ne tirait aucun plaisir de la souffrance d'autrui. Or, il se souvenait très bien du sourire presque extatique qui avait étiré le visage de la Générale quand Kieran Karkast avait brûlé sur le bûcher, il y a un an.
Durvan avait combattu le fils de Zephren et ses partisans lors d'une longue campagne à Irisia. Il n'avait aucun respect pour le prince, qu'il avait trouvé lâche et incompétent comme chef militaire. Mais après coup, il aurait largement préféré lui couper la tête sur place plutôt que le faire prisonnier pour que Valrika ait le plaisir de le faire rôtir en public. Durvan savait que c'était là le destin qu'elle prévoyait également pour Ametyos, le fils bâtard de la princesse Myrevia.
Ce gamin obsédait Valrika plus que Kieran même, et pas seulement parce qu'il s'était mis en tête de voler les morceaux du cadavre de Zephren aux Héros. Il y avait un lourd passif entre eux. Valrika avait tué sa mère, et de ce que Durvan en avait appris, les deux femmes avaient été de très bonnes amies sous le règne de Zephren, presque comme deux sœurs. Il était même probable que Valrika et Ametyos eurent été proches eux-mêmes à cette époque, un peu comme une tante et son neveu. Aujourd'hui, il n'y avait que du dégoût et de la vengeance entre eux, et inévitablement, le sang allait couler d'un côté ou de l'autre.
Personnellement, Durvan n'avait rien contre le jeune bâtard. Au contraire, il trouvait que ce Karkast en herbe avait du cran de rester à Johkania et d'oser défier le Conseil des Héros qui avait éliminé toute sa famille. Voler les dix fragments du corps de Zephren aux Héros était un acte fou et suicidaire, et pourtant, il en avait déjà quatre, et il était toujours en vie, et introuvable. Mieux encore, les récents renseignements du Conseil affirmaient qu'Ametyos était en train de fédérer un groupe de royalistes sous ses ordres.
Un jeune homme à peine adulte, dernier probable de sa lignée, seul contre tout un royaume et ses deux cultes rivaux qui voulaient sa peau... Pour un peu, Durvan aurait presque pu prendre son parti. Lui aussi était un bâtard, après tout. Lui aussi avait connu le rejet et l'exil. Mais bon, il était loyal à Iskurdan, désormais. La seule chose qu'il pourrait faire pour Ametyos Karkast, ce serait une mort rapide et honorable au combat, si jamais il lui prenait l'idée de tenter de lui voler son trophée : le pied gauche du Roi Éternel, qu'il conservait précieusement avec lui. Durvan doutait que le gamin lui offre un combat aussi exaltant que celui contre Zephren, mais bon, ce serait toujours mieux que celui contre Kieran, qui n'avait jamais eu lieu : le prince héritier s'était contenté de tomber à genoux en implorant grâce comme le pleutre qu'il était.
- Allez, compagnons ! Le sang nous appelle ! Rugit-il à ses guerriers tandis qu'on ouvrait la porte du campement.
Les vriffiens répondirent à son appel en poussant divers cris de guerre et en levant leurs armes, puis le suivirent tandis qu'il courait vers le Pont du Lien, sa hache au devant. Les sinnohïtes furent d'abord surpris de voir une petite unité d'une trentaine d'hommes seulement foncer sur eux comme des demeurés. Mais quand ils eurent tirés leurs flèches et ordonné à leurs Pokemon des attaques à distance, et que les vriffiens ne cessèrent nullement leur course pour autant, ce fut la peur qui la saisie, au fur et à mesure qu'ils purent voir l'expression des visages de ces barbares.
Derrière, au campement, Valrika regardait Durvan et sa bande défoncer les premières lignes de Sinnoh. Elle en fut d'autant plus agacée que le Sixième Héros semblait largement maîtriser la situation, malgré son sous-nombre évident. Enfin, « maîtriser la situation » n'était pas le terme adéquat. Durvan ne maîtrisait jamais rien, ni la situation, ni ses hommes, ni lui-même. Il se jetait corps et âme dans la bataille sans se soucier de rien d'autre, pas même de ses blessures. Et même si l'ennemi était plus nombreux, devant une pareille sauvagerie suicidaire, il perdait vite ses moyens. Valrika devait reconnaître que c'était efficace, d'autant qu'elle ne se souciait nullement des possibles pertes vriffiennes.
Mais elle ne pouvait pas laisser Durvan et sa bande de sauvages expédier cette bataille à eux seuls. Pas pour la gloire, non. Il n'y en aurait aucune sur cette petite escarmouche concernant l'une des îles les moins importantes de l'archipel Sevii. Mais pour se défouler. Elle en avait besoin. Cela faisait un an qu'elle avait perdu la trace d'Ametyos, depuis qu'il avait faussé compagnie aux Gardiens et aux Agents dans la Grotte Sombre. Elle avait triplé ses effectifs, envoyer des espions aux quatre coins de la région, torturé comme jamais tous les royalistes qu'elle avait pu attraper pour leur faire révéler la position du prince, mais sans succès. Cette absence de résultat avait fait naître en elle une frustration certaine, et ces pauvres imbéciles de sinnohïtes allaient maintenant en faire les frais.
Elle mena donc elle-même la charge des troupes de Johkania, à travers les tirs de canons, de flèches et d'attaques Pokemon. Les troupes de Sinnoh, massées en lignes derrière le pont, n'avaient pas la même portée de tir que celles de Johkania, mais elles étaient ingénieuses, se servant judicieusement des capacités de leurs différents Pokemon pour ralentir l'avancée des johkaniens, avec des jets d'eau, du brouillard, des nuages empoisonnés, et même une tempête de sable.
Valrika, comme le roi qu'elle avait servi, n'avait que peu d'attrait pour les Pokemon, mais était forcée de reconnaître leur immense potentiel lors des batailles. Fral, par exemple, n'était qu'une petite fille de huit ans lors de la Révolution, mais grâce à son équipe de six Pokemon hautement entraînés, elle s'était largement illustrée jusqu'à devenir l'un des Dix Héros. Et ironiquement, c'était son grand-père, Ludian Chen, qui avait appris aux sinnohïtes l'art du combat Pokemon, lors des programmes d'échanges culturels lancés par Zephren il y a une trentaine d'années.
La générale décida de laisser le pont à Durvan et ses barbares, et alla plutôt accueillir les sinnohïtes qui avaient traversé la mer à la nage, le plus souvent grâce à des Pokemon aquatiques. La voyant arriver, les samouraïs prirent leur posture de garde, tenant leur katana à deux mains, les bras tendus vers le bas. Une pose avec des dizaines d'ouvertures qui fit lever les yeux au ciel à Valrika. Les sinnohïtes avaient l'esprit trop obtus, convaincus que tout le monde sur terre partageait leur même code d'honneur étriqué basé sur des duels à un contre un avec des postures bien précises. En clair, ils étaient tristement prévisibles.
Valrika donna sa consigne d'un simple mouvement de main, et d'un seul coup un bataillon de soldats johkaniens sortirent des fourrés pour prendre position sur les rivages, se mettant en rang le long de la berge en pointant leurs mousquets sur les samouraïs qui s'offraient ainsi à eux. Le piège se refermait sur les sinnohïtes. Leurs tactiques étaient trop anciennes et prévisibles pour la générale qui s'éloigna sans même porter attention aux coups de feu qui retentirent pour tailler en pièce les guerriers et leurs Pokemon, pris au piège au milieu de l'eau.
Alors qu'elle rebroussait chemin vers l'arrière-garde, Valrika cru entendre un bruit d'ailes et leva la tête tout en plissant les yeux, éblouie par le soleil. De là, elle ne vit que quatre silhouettes ailées lâchant quatre ombres qui lui fondirent dessus. Elle eut juste le temps de faire un bond de côté pour esquiver par réflexe. Puis, elle observa ses agresseurs, tous de noirs vêtus, portant des combinaisons légères et intégrales ne révélant que leurs yeux, et armés de sabres courts. Trois humains et un Pokemon ressemblant à une grenouille bleue et rouge. Valrika regarda les Pokémon oiseau s'éloigner avant de porter son attention sur ses opposants.
- Je vois... c'était une tactique fort intéressante. Mais vous pensez pouvoir l'emporter juste en m'isolant ? Vous devez ignorer qui je suis. Alors cessez de me faire perdre mon temps.
Bien évidemment ils ne la comprenaient sans doute pas, et se contentèrent de se ruer sur elle, tandis qu'elle brandit sa lance à double lame pour parer les sabres des deux humains en noir, avant de les repousser d'un mouvement circulaire.Elle allait passer à l'attaque mais repassa en posture défensive, reculant en voyant que les Pokemon ailés revenaient en larguant au passage d'autres renforts pour les hommes en noir.
Valrika esquiva un jet violet qui provenait d'un Coatox, suivit par quatre ninjas cette fois. Elle aurait pu s'occuper des humains sans problème, que ce soit un à un ou en groupe, mais avec le Pokemon, c'était plus compliqué. Eux n'avaient pas les limitations de leurs maîtres, et ceux-là, Valrika savait qu'ils pouvaient aussi bien attaquer à distance qu'au corps à corps. Elle leur fit donc un sourire torve et leur dit :
- J'ignore si vous comprenez ce que je dis, mais sachez ceci : vous qui êtes fanas d'honneur, vous allez avoir le privilège d'être condamnés à mort par ma botte secrète. Et vous savez pourquoi elle est restée secrète toutes ces années ? Car tous ceux qui l'ont vue ne sont plus là pour en parler.
Ce n'était pas tout à fait exact en réalité. Il y avait une personne qui connaissait cette botte et qui était encore en vie. Et d'ailleurs, une fois qu'elle en aurait fini ici, Valrika retournerai sur le continent pour poursuivre sa quête de la mener rapidement à Giratina. Elle avait fait l'erreur de la lui enseigner jadis, sans songer que cette personne pourrait la retenir et pire, la maîtriser. Cette arcane guerrier, qu'elle avait elle-même apprise d'un étranger, l'ancien plus haut commandant militaire de la Principauté de Tarmante, dans la région Pertinia. Son nom, dans la langue de Tarmante, était Legio Phantasmatis.
Ni les sinnohïtes ni le Coatox ne purent dirent ce qui leur était arrivé. Cela dura trois secondes, pas une de moins, et leurs têtes et membres furent éparpillés au sol. Valrika, elle, fut essoufflée comme si elle combattait depuis une heure. D'habitude, quand elle faisait ce coup, les ennemis autour, qui venaient de voir leur camarade mourir en un éclair sans comprendre, ne restait pas assez longtemps pour demander leur reste. Mais là, c'étaient des hommes du Shogunat de Sinnoh. Battre en retraite était impensable, car s'ils le faisaient, ils devraient se suicider ensuite en se faisant hara-kiri pour expier ce déshonneur.
Mais ce fut à ce moment que le gros de l'arrière garde de Johkania arriva, dirigé par Ekidna qui faisait voler des ennemis à la chaîne. Valrika leur laissa prendre le relai, et revint à la situation du pont. Elle ne fut guère vraiment étonnée de voir un Durvan tout en sang, mais triomphant, qui tenait bien haut une tête de Carchacrok comme trophée. La bataille du Pont du Lien se termina quelque temps plus tard, sur une victoire de Johkania. Mais Valrika savait que le Shogun Hatori n'allait pas en rester là. Il était loin d'avoir abattu toutes ses cartes...