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Calendrier de l'Avent 2018 de Comité de lecture



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» Auteur : Comité de lecture - Voir le profil
» Créé le 24/12/2020 à 22:54
» Dernière mise à jour le 24/12/2020 à 22:54

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Jour 24 : La Lueur
Avertissement : Ce récit tente de réunir les protagonistes des différents textes rédigés pour les cases précédentes de ce calendrier, deux ans plus tôt. Il est donc conseillé de les avoir lus avant de commencer cette histoire, afin qu’elle ne se résume pas à un (trop) long délire sous acide aux choix narratifs discutables.


Une seconde auparavant, tu n’avais pas tant l’impression d’être là. Ton existence était vague, diffuse. Tu pouvais demeurer n’importe où, n’importe quand et n’importe comment à la fois. Mais à présent tu te sens là. Tu es là. Pas encore totalement, mais ce n’est plus qu’une question de temps. Les tissus de réalité se propagent dans l’espace pour former comme un cocon autour de ta raison. Une vitalité nouvelle, chaude, sauvage, physique fuse dans ce que tu devines être ton corps. Toi qui n’étais que pensée, tu redeviens matière.

La clarté filtrant à travers tes paupières te ramène peu à peu à la conscience. Tu fronces les sourcils, renifles, te mordilles les lèvres sans parvenir à retourner à ton état antérieur. Un état sans visage, sans chair. Après tant d’éternités, cela reste étrange de renaître une fois de plus. Voilà longtemps que tu n’avais eu l’esprit embrumé. La sensation te paraît agréable, mais c’est un plaisir coupable. Certaines choses ne changent pas.

Sans oser encore ouvrir les yeux, tu laisses tes autres sens lire les environs. C’est d’abord l’altitude qui te frappe, tu n’apprécies guère te réveiller aussi loin du niveau de la mer. Puisqu’on en parle, tu ressens le remous des vagues plus bas, dont le mouvement est empreint d’une angoisse dérangeante. À tes narines et tes oreilles, le vent souffle froid, sinistre. L’espace d’une seconde, tu t’imagines au sommet du mât d’un immense navire figé en pleine mer. Tu ne pouvais pas tomber plus juste.

Tes yeux s’entrouvrent, faisant entrer la montagne, puis l’île entière dans ton champ de perception. Ula-Ula, une terre que tu n’as pas foulée depuis longtemps, assiste muette à ton réveil. Devant toi, il n’y a que les neiges du toit du monde et l’immensité de l’océan pour t’accueillir ici-bas. Dès la première seconde, tu comprends que quelque chose cloche. Il manque… que peut-il bien manquer à la scène ?

Une foule ? Humain ou Pokémon, il a bien fallu quelqu’un pour t’invoquer en ces lieux. Et plus d’une personne, car on n’appelle pas un être tel que toi par la seule force d’une voix soliste. Il faut un chœur, des sopranos, des barytons, des enchaînements de voix en canon. Il faut tous les sons qu’une bouche humaine ou non est capable de produire, tous les mots que l’esprit est capable de formuler.

Tu te redresses dignement et t’assieds sur l’autel de pierre qui t’a accueilli en ce monde. Il devrait y avoir une assemblée de prieurs autour de toi, pourtant ta solitude n’a d’égale que ta nudité. Tant pis. D’un bond, tu atterris les pieds dans la neige. Tu la trouves un peu trop grise à ton goût, cette neige, mais elle fera l’affaire pour te vêtir. Avec ce même plaisir coupable que tu as goûté plus tôt, tu te vautres joyeusement dans la poudreuse, comme lors de ces années d’enfance tellement lointaines que tu crains d’en avoir perdu le souvenir à jamais. À quelle espèce appartenais-tu alors ?

Quand tu te relèves enfin, la neige qui recouvre ton corps se transmute en une matière douce et matelassée. D’un geste négligeant du doigt, tu découpes l’ensemble en un pantalon, une tunique à manches longues et des chaussons. Inutile d’y voir une quelconque coquetterie de ta part, il s’agit simplement de ménager la pudeur des humains que tu pourrais rencontrer. Puis d’un pas assuré, tu t’approches du vide qui s’étend à quelques mètres de là.

La vue depuis le mont Lanakila est sacrément impressionnante. Avec tous tes sens, tu contemples le panorama qui s’offre à toi. À travers la surface granuleuse de la roche, à travers le souffle du vent, à travers la construction géométrique de chaque flocon qui tombe, tu perçois le monde qui vit autour de la montagne sous ce ciel matinal. Plus que tout, c’est l’océan, sombre et solennel, qui accapare ton attention. Et comme frappé par la foudre, tu réalises enfin ce qu’il manque à tout cela.

« Vous avez deux ans de retard. »

C’est un constat, pourtant cela sonne comme un reproche. Tu te retournes et t’inclines face à celle qui règne sur le mont Lanakila. Elle a triste mine cette vieille dame, avec sa robe bleue terne et son regard, autrefois d’argent, qui ne brille plus d’une lumière irréelle. Elle est à l’image du paysage qui s’étend tout autour de toi : privée de ses plus éclatantes couleurs. Partout, roche et neige ne se distinguent plus, tandis que l’océan ressemble à présent à une immense flaque de pétrole. Seules quelques teintes délavées peignent encore le relief d’un monde devenu morose. Par ta faute. Tu t’es réveillé deux ans trop tard, tu as échoué dans ta mission.

« À quel point les choses se sont-elles… dégradées ? demandes-tu avec une pointe d’hésitation.
– Les gens ne rient plus, les Pokémon se cachent, la nature se fige. »

Sa réponse se veut sobre. Tu détailles un instant la maîtresse des lieux. Elle te semble bien misérable à balayer la neige de ses neuf queues, elle qui resplendissait de lumière jadis, accordant un vœu aux âmes pieuses venues en pèlerinage. La neige qui recouvre la base de l’île en ce jour en est un. Son état n’est pas uniquement dû à la morosité qu’entraîne un monde sans couleur. Elle a probablement chanté nuit et jour durant ces deux années pour t’invoquer. Sa fatigue est palpable à chacun de ses souffles.

« Est-il trop tard ? murmures-tu après un long silence.
– Les choses ne seront peut-être plus comme avant, mais il reste un espoir, répond la feunarde. Nous n’avons pas réussi à vous invoquer il y a deux ans, ni même l’an dernier. Votre apparition aujourd’hui relève du miracle. Vous pouvez encore retrouver la Lueur, celle qui contient toutes les couleurs, et ramener la joie parmi nous.
– Telle était ma mission. J’aurais dû prendre chair en ce monde bien plus tôt pour empêcher que tout ne déraille.
– Qu’attendez-vous donc pour réparer nos erreurs ? Par pitié, il n’y a que vous qui puissiez redonner ses teintes au monde ! »

Tu le sais bien. Personne d’autre ne voit la Piste qui mène à l’endroit où est cachée la Lueur. Personne d’autre n’est capable de la remonter à travers le temps et l’espace pour mener cette quête à bien. Personne d’autre ne pourra rendre ses couleurs à tous les lieux où elles s’estompent. Pourtant tu hésites. Ton esprit ne serait pas rongé par le doute si ton incarnation avait eu lieu à temps, juste avant que le monde ne se ternisse. Mais cet effroyable retard a laissé humains comme Pokémon goûter à une détestable tristesse, à un désespoir sans borne. Car c’est ainsi que l’on vit dans un monde sans couleur. Cela aussi, tu le sais bien.

Tandis que tu rumines ces sombres pensées, une sorte de picotement s’immisce parmi le flot de sensations que tout ton corps inspire de son environnement. Cela titille tour à tour chacun de tes sens, réclamant ta pleine attention comme un petit enfant l’exigerait de ses parents. Et lorsque tu te concentres enfin dessus, ton esprit croit y distinguer un minuscule fil de lumière que tu tentes de remonter jusqu’à son indistincte origine. Ton visage se crispe légèrement alors que tu affines ta perception. Tu la reconnais cette Piste, tu l’as déjà suivie maintes fois. Elle va te mener droit vers la Lueur, une fois encore.

Que Giratina emporte tes appréhensions, voilà que tu t’élances à grandes enjambées sur un sentier glacé, laissant derrière toi la maîtresse des lieux qui s’incline bien bas. La montagne te guidera vers l’objet de ta quête.

Quoique faite de matière, ton enveloppe charnelle se prête à merveille à toutes les fantaisies que tu lui imposes. Car pour suivre la Piste qui se déroule de façon chaotique devant toi, il faut en faire des cabrioles : rebondir sur l’air, nager dans la roche, courir sur deux doigts, monter en bas, descendre en haut, reculer avec son souffle ou les battements de son cœur. Rien d’insurmontable pour toi qui as vécu cent mille vies de Pokémon et presque autant d’humanités.

D’ailleurs, tes pas traversent l’espace avec une aisance que les mortels ne peuvent concevoir, si bien que sans cesser d’arpenter la montagne, te voilà bientôt à des milliers de kilomètres du Mont Lanakila. La neige et l’altitude sont toujours bien présentes, mais l’océan s’est éloigné. Le paysage t’en évoque tant d’autres qu’il t’est très facile de passer de l’un à l’autre en un instant. Te voilà à Galar, à Oblivia, puis à Ferrum. Lorsque le grésillement épicé de la Piste plonge dans le vide, tu le suis sans hésiter en bondissant.

« Anniiiiiiie ! Regarde ce que j’ai trouvé pour le dîneeeeeeer ! »

Une voix éthérée, spectrale jaillit de toutes parts sans trouver d’écho. Sous tes pieds, un ectoplasma à l’apparence peu commune gambade comme un dément, un panier à la main, sur un sentier recouvert de neige grise. Le pauvre fantôme n’a que le temps de devenir intangible que tu t’écrases sur lui, renversant son colis lors de l’impact. En te traversant, le Pokémon Ombre colore la moitié droite de ton costume de sa teinte indigo. Il reprend bien vite consistance en s’affalant au sol.

L’ectoplasma et toi restez bouche bée de cette rencontre inopinée. Malgré la disparitions des couleurs, ce fantôme a su garder les siennes. Étrange. Ce n’est pas sa nature chromatique qui est responsable de ce phénomène : la Piste le traverse. Il te faut à présent le suivre pour retrouver la Lueur. Hélas, tu n’as pas le temps de prononcer le moindre mot qu’il s’empare à deux bras de son panier et s’enfuit en hurlant à une vitesse qui ferait pâlir d’envie un ninjask.

« Anniiiiiiie ! Cours, il y a un humain derrière moi ! Cooouuurs ! »

Il ignore que tu le comprends, il s’imagine que tu es un dresseur de Pokémon. Tu le sens au champ électrique l’entourant que cet ectoplasma a été retenu en captivité durant des années. Visiblement il en a souffert. Mais le monde compte sur toi, aussi tu t’élances à sa poursuite. Hors de question de laisser la Piste s’échapper si facilement alors que l’univers entier dépérit par ta faute. Il te suffit de trois pas pour te retrouver à sa hauteur, ce qui ne fait qu’amplifier le volume de ses cris.

« Anniiiiiiiiiiiiiiiiiiiie ! »

Le voilà qui glisse littéralement sur la neige en déviant à droite et attrape par la main une queuloriore fluette qu’il arrache à son art pour l’entraîner dans sa fuite. Tandis qu’ils s’éloignent plus vite que ne le permettent les jambes du Pokémon Peintre, tu t’attardes un instant sur l’œuvre inachevée de la dénommée Annie qui décore la roche à nu. Il s’agit d’une scène du quotidien, dans tout ce que cela suppose de confort. La technique est maîtrisée, toutefois l’ensemble souffre des teintes fades utilisées. Comme partout ailleurs. Alors tu reprends ta course en suivant les deux Pokémon à leurs cris. La montagne s’ouvre sur ton passage, dévoilant tous ses secrets. Sans effort, tu doubles l’ectoplasma et sa compagne pour mieux leur barrer la route. Cette fois-ci, ils n’auront pas d’autres choix que de t’écouter. Pourtant au moment où tu ouvres la bouche…

« Hé, vous ! Laissez ces deux Pokémon tranquilles ! »

Un homme se tient à une dizaine de mètres de là, les poings sur les hanches, menaçant. Il est grand, pâle, avec un air farouche. Sa voix grave trahit tout de même l’inquiétude de voir deux Pokémon se faire capturer par un dresseur qui les maltraiterait. Profitant de cette distraction, l’ectoplasma et la queuloriore s’enfuient de plus belle, mais cela ne te dérange pas. Ils t’ont mené sur la bonne voie. À présent la Piste passe aux pieds de cet homme qui te fait face. Un pyroli, une mentalie et un givrali vêtu d’une écharpe orangée se tiennent à ses côtés, prêts à défendre leur humain. Non, leur ami.

Tous les quatre portent les marques de la fatigue, de l’angoisse, du désespoir engendrés par deux longues années durant lesquelles leurs couleurs se sont peu à peu effacées, fauchant leur joie de vivre au passage. Pourtant, ils restent unis en ce jour, ensemble face à la seule personne capable de leur rendre ce qu’ils ont perdu. Tu sens dans le regard de cet homme aux traits tirés et de ses compagnons une forme de reproche, de ressentiment inconscient, mais dirigé uniquement vers ta personne. Et le doute se réinstalle en toi : es-tu vraiment ici pour les sauver, ou juste pour t’amender d’être la cause de tous leurs malheurs ?

Cet instant de faiblesse sonne ta perte. D’un coup, le ciel s’assombrit, tandis que se lève une tempête de particules grises qui bourdonnent. Tu savais que cela pouvait arriver, pourtant tes pensées amères sont parvenues à te distraire. Tant pis, tu penses d’abord à cet homme et ses Pokémon qui risquent d’être pris dans cet orage surnaturel. D’un geste souple du poignet, paume tendue, tu exerces une poussée dans le vide qui les place à l’abri de tout péril. Hélas, le givrali est happé par une bourrasque qui le projette dans tes bras. Tout autour de toi, les odieuses particules grises se rapprochent dangereusement. Il faut faire vite. Tu ne pourras pas te sauver, mais au moins mettre le Pokémon Poudreuse en sécurité.

Le givrali se débat pour échapper à ton emprise, paniqué par les rafales obscures qui menacent de vous détruire. Tu le laisses faire, mais saisis le bout de son écharpe qui a relativement bien résisté à l’effacement des couleurs. Sa teinte orange est rassurante au milieu de la déferlante grise sur le point de vous écraser. D’un simple pincement d’ongles, tu parviens à tendre toutes les fibres de l’étoffe qui se déplie d’un coup sec, avec assez de force pour catapulter le pauvre Pokémon au-dessus de la tempête qui fond à présent sur toi.

Depuis combien de temps n’as-tu pas ressenti une telle douleur ? Intense et brève, elle se propage en un éclair à travers ton corps et ton esprit. Chaude et froide à la fois, elle te brûle de l’intérieur, te ronge comme un poison. Puis, le mal s’évapore en même temps que la tempête grisâtre, te laissant en proie à une tristesse sans borne. Tout autour de toi, la montagne a disparu pour laisser la place à la banquise, à moins qu’il ne s’agisse d’un désert. Sans couleur, difficile de faire la différence.

Tu restes quasiment une heure sans bouger, en position fœtale dans la neige, à lutter contre tes plus sombres pensées. Cette attaque aurait pu tuer un humain ou un Pokémon, même de la trempe de Xerneas, pourtant tu y as survécu. Tu as déjà expérimenté les pires formes de souffrance. Cela t’a changé, sans t’endurcir pour autant. À présent, tu te relèves, le corps endolori, et tu noues l’écharpe orange du givrali autour de ta taille. Tes pensées se bousculent, il te faut mettre des mots sur ce qu’il vient de se produire.

Comme tu t’en doutais, deux ans ont été largement suffisants pour que cette force aveugle qui fane les couleurs développe un semblant de conscience. Cette attaque était dirigée vers toi personnellement et visait à t’empêcher de remonter la Piste. Car tu l’as senti, la Lueur se trouve non loin d’une montagne enneigée, peut-être bien le Mont Argenté, qui sait ? Tu aurais pu atteindre ton objectif en moins d’une heure si tu n’avais pas laissé ton esprit être gagné par le doute. Cette grisaille, cet orage de tristesse et de souffrance en a profité et te voici loin de tout.

L’odeur du monde a changé. Tu la respires à travers toute la surface de ta peau depuis les nuages menaçants au-dessus de ta tête ou les interstices du sol sous tes pieds. Tu ne tardes pas à en conclure que la tempête de particules grises a ouvert un trou à travers le temps. Te voici plusieurs millénaires dans le futur. Les choses auraient pu être pires, mais il te faut à présent réaliser un détour pour revenir à la bonne époque. Par chance, la Piste existe partout, en tous lieux et à toutes les époques. Elle saura te ramener dans le temps, tu ne t’en inquiètes guère. En revanche, l’état de ce futur lointain te préoccupe grandement. Partout où porte ta perception, les couleurs dépérissent. Un mortel trouverait sans doute cela logique, pourtant non. Tu tires le terrifiant constat qu’il faut que tu te hâtes, sinon le temps tout entier se figera et la vie cessera d’exister sous la forme qu’on lui connaît. Peut-être même avant la fin de la journée.

Bras tendus devant toi, tu palpes l’air à la recherche de ce lacet invisible de sensations qui parcourt l’espace et le temps jusqu’à la Lueur, l’unique artefact capable de rendre ses couleurs à l’univers. Il s’agit là de ta seule certitude actuellement, de ta boussole mentale et lorsque ce fil étrange, qui bouillonne, bourdonne et bourgeonne de joie, s’enroule autour de tes doigts tremblants, tous tes muscles s’activent d’un coup pour remonter la Piste à une allure effrénée. Aucun chemin ne peut se fermer sous tes pas, aucun mur ne peut t’empêcher de poursuivre ta route. Le paysage défile à toute allure autour de toi. Tu pourrais accélérer indéfiniment si tu ne craignais pas d’ôter la vie d’un humain ou d’un Pokémon de passage en pleine course.

« Tiens bon Obaba, on arrive !
– Et surtout, ne regarde pas dans le vide ! »

La Piste se fond dans ces voix dont les faibles échos parviennent à tes narines. D’une torsion de hanche, tu bifurques vers la source de ses cris en provenance du ravin le plus proche. Cela fait une bonne vingtaine de pas que le désert à cédé sa place à un panorama de steppe au relief plus marqué, puis à une région boisée dont la verdure des arbres ne survit que sous une teinte sans saveur. Là, au bord d’une crevasse, tu découvres un goupix du froid et un amagara, le visage dirigé vers le vide, hurlant à pleins poumons des ordres ou des conseils à un camarade coincé plus bas, sans oser s’aventurer trop loin de peur de tomber à leur tour.

Avec le moindre cheveu sur ton crâne, tu captes la source de leur inquiétude. Il y a un obalie blessé qui s’agrippe tant bien que mal pour ne pas chuter, cinq mètres en-dessous. Sans un bruit, tu t’avances jusqu’à leur hauteur et te penches vers le gouffre béant qui s’étend à tes pieds. Par chance, la paroi n’est pas trop raide et offre de bonnes prises pour ton enveloppe charnelle humaine, tu peux l’escalader aisément. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, tu te suspends au-dessus du néant, un bras tendu vers l’obalie dans un geste amical. Est-ce ton amour des êtres vivants qui t’a poussé à ce geste ou le fait que la Piste traverse le badge bleu et or que porte le Pokémon Clap Clap ?

Plus courageux qu’il n’y paraît, l’obalie grimpe sur ton bras sans se faire prier, et s’installe ensuite sur ton épaule. Tu sens à peine son poids, c’est l’avantage de ne plus appartenir réellement au monde des vivants. Tes doigts arpentent la paroi rocheuse avec autant de facilité qu’à l’aller, comme si toute l’écorce terrestre s’inclinait pour te faire remonter en douceur. Une fois arrivés en haut sous les acclamations des deux autres Pokémon, tu t’accroupis pour laisser le vaillant aventurier regagner terre, puis c’est l’explosion de joie ! Les trois compagnons s’enlacent de soulagement, laissant couler leurs larmes sans retenue.

« Merci beaucoup de m’avoir sauvé ! renifle Obaba l’obalie sous le coup de l’émotion. J’ai bien cru que ma dernière heure était arrivée.
– Merci d’avoir sauvé notre ami ! enchaîne l’amagara. Avec votre grande taille, vous aviez plus de chance que nous de réussir. Une chance que vous passiez par là !
– D’ailleurs, vous êtes quel genre de Pokémon ? ajoute le goupix. C’est la première fois qu’on voit quelqu’un de votre espèce par ici. Vous appartenez à une guilde ? »

La remarque t’arrache un sourire amusé, le premier depuis que tu t’es incarné. Les Pokémon de cette époque ont oublié depuis longtemps les humains, disparus des millénaires plus tôt. Tu le sais bien, tu as été l’un d’eux autrefois.

« Mes jeunes amis, je ne suis plus vraiment un Pokémon pour tout vous avouer, réponds-tu avec gêne, mais j’ai partagé des aventures similaires aux vôtres par le passé.
– Vous n’êtes plus un Pokémon ? répètent-ils, incrédules.
– Ce serait difficile à expliquer.
– Peu importe, se reprend l’obalie, nous allons à Param-les-Vents, ce n’est plus très loin. Vous ne voulez pas nous accompagner ? »

Le trio de Pokémon aventuriers te presse tellement que tu n’as pas d’autre choix que d’accepter. La Piste file droit en direction de leur destination que tu pourrais atteindre bien plus rapidement si tu voyageais seul, mais ce serait manquer de respect à ces trois braves Pokémon que de leur refuser un bout de chemin ensemble. De plus, Obaba ne te semble pas en état de parcourir une telle distance. Aussi, malgré l’urgence de la situation, ce sera à pas de mortel que tu gagneras Param-les-Vents, l’obalie sur tes épaules.

De longues ères de solitude n’ont pas su t’ôter le plaisir de voyager en bonne compagnie. En dépit de leur jeune âge, Obaba, Gara et Pix disposent d’un bon lot d’histoires palpitantes à raconter sur leurs aventures passées. En outre, Gara s’avère être un conteur hors pair, capable d’exploiter au mieux les remarques de ses compagnons pour faire avancer son récit. Malgré leur bonne humeur apparente, tu décèles au détour d’une intonation ou d’un regard les affres du manque de couleurs chez l’équipe Boréale. Mais dès que leurs yeux se posent sur leurs badges encore étincelants, une détermination sans faille les gagne et leur permet d’avancer. D’ailleurs, pour marquer votre amitié, le trio te remet non sans cérémonie leur badge, faisant de toi un membre honoraire de leur équipe.

C’est ainsi que sans trop y penser, la forêt défile pour s’ouvrir sur un littoral paisible. Tu vois bientôt le moulin de Param-les-Vents du haut de sa colline se rapprocher à chaque pas, jusqu’à ce que tu tiennes face à lui, dans la même rue, entouré de tes trois compagnons de route et des habitants de ce bourg. Tous tes sens s’affolent car ici la Piste tourne en rond, fait des nœuds, s’entremêle, s’entrelace. Tu la perçois partout, mais elle ne va nulle part. Elle attend un signe, un mot, un petit rien pour recommencer à se dérouler.

Autour de toi, les habitants de Param-les-Vents se pressent autour d’un autre trio d’aventuriers – un alakazam, un dracaufeu et une tyranocive – également de retour d’expédition. Étrangement, ils sont assez rares à t’adresser une œillade curieuse, à se demander à quelle espèce tu peux bien appartenir. La plupart des passants t’ignorent. Ils ont dans leur regard un semblant d’étincelle qui voudrait s’allumer pour de bon, mais qui reste hélas un peu terne, comme pour s’accorder aux teintes qui les entourent. Tu les sens meurtris, même s’ils essaient de tout leur cœur de faire comme si la vie continuait. Ils s’amassent donc autour de ces trois héros qui dévoilent et partagent leur butin miraculeusement obtenu dans un vaste donjon jusqu’alors inexploré.

{Ce n’est guère tous les jours que nous avons la chance d’accueillir ici un être de votre grandeur.}

Le message a résonné à l’entrée de ton esprit, dans la région qui jouxte celle du langage. À ta droite, un xatu télépathe te salue humblement. Puisque l’équipe Boréale a rejoint la foule qui acclame le trio, tu consens à répondre par la pensée au sage à plumes. Bien sûr, tu te contiens car ta voix mentale pourrait perturber même un esprit aussi puissant que celui de ton interlocuteur.

{Peu de Pokémon parviennent à cerner ma vraie nature, maître xatu.
~ Je ne prétendrai être de ceux-là, ni d’avoir l’envie d’en être,
répond l’autre. Il m’est avis qu’il faut avoir sacrifié bien des choses pour commencer à comprendre ce que vous êtes. En revanche, je suis bien curieux de connaître la raison de votre présence à Param-les-Vents.
~ Je tâche de réparer mes erreurs par l’errance. Ramener les couleurs est ma quête et votre village en demeure une étape.
~ Ramener les couleurs… Tenez, prenez donc celles-ci, ce sont celles de notre bourgade. Elles vous porteront chance !}


Sur ces mots, le xatu te tend une étoffe semblable aux drapeaux à l’entrée de Param-les-Vents. On distingue à peine les trois couleurs qui la composent, mais au moment où tu noues la pièce de tissu autour de ton bras, elles redeviennent un doré vif, un rouge chaleureux et un vert apaisant. Si le visage du sage ailé reste impassible, tu lis un immense sourire plein d’espoir dans le dessin complexe des vibrations de son esprit. C’est beau comme couleur, un sourire.

À cet instant, l’alakazam vient présenter ses hommages et un coffret métallique au xatu. Tu reconnais là le comportement d’un élève envers son maître. Derrière toi, le partage du butin aux habitants du bourg continue et prend des allures de fête. En ouvrant le petit coffre chromé, le plus jeune des deux Pokémon Psy fait tomber une enveloppe contenue à l’intérieur. Elle est de facture humaine et a traversé les âges en restant intacte, car elle fait partie de la Piste. Ton périple peut continuer. Tu te penches pour rattraper l’enveloppe, l’ouvres et en tires une lettre manuscrite rédigée sur un papier bleu pâle de bonne qualité. L’écriture, un peu étroite, reste très agréable à lire et t’emporte immédiatement dans un flot de souvenirs.


Algatia, le 24 Décembre 1958

Cher Rufus,

Quel heureux soulagement d’avoir de tes nouvelles ! Tu as bien fait de commencer ta lettre par cet avertissement, j’ai effectivement failli tourner de l’œil en reconnaissant ton écriture…

Je comprends mieux à présent ton départ si soudain, et je me sens un peu piteuse d’avoir autant insisté avec mes courriers à répétition. Quoiqu’il en soit, savoir que tu vas bien m’enlève un poids des épaules. Nous enlève, car j’ai prévenu quelques personnes de l’arrivée de ton courrier. Je te laisserai le soin d’en expliciter les raisons à ton retour à Algatia, puisque tu envisages de passer nous voir prochainement. Ce sera une telle joie de te retrouver après ces mois d’incertitude !

Contente également d’apprendre que tu t’épanouis dans tes nouvelles activités, si dur soit le travail, et que tu trouves néanmoins le temps d’entraîner tes Pokémon de temps à autres. Ils ont dû bien progresser, j’aimerais voir ça. En tous cas, tu m’as l’air d’aller plutôt bien, et j’en suis ravie.

Pour une fois, je ne te raconterai pas comment va la vie par chez nous, cela te forcera à venir le constater de toi-même ! Et si tes devoirs t’enchaînent malgré tout sur le continent, j’espère que nous continuerons à correspondre. Mes Bekipan sont là pour ça, après tout.

Merci d’avoir écrit et à bientôt, j’espère !

Clothilde


Quand tu relèves la tête de la feuille, Param-les-Vents a laissé sa place à une ville d’Unys. Tu sens comme une boule se former au fond de ta gorge. C’est toujours aussi perturbant de voyager à travers la mémoire, même s’il s’agit de la méthode la plus simple que tu connaisses pour revenir dans le passé. Chacun de tes atomes s’imprègne de l’odeur de milliards de souvenirs appartenant à des millions de vies. Au fond, ce n’est pas vraiment un hasard si tu réapparais dans un cimetière. Ton arrivée a réveillé les morts, tu sens tous leurs regrets et toutes leurs bénédictions s’élever depuis les entrailles du monde où leurs particules sommeillent.

Face à toi se dresse la tombe de l’auteure de la lettre que tu tiens entre tes doigts. Par respect, tu plies soigneusement le papier bleu et le glisse dans une poche que tu modèles à l’intérieur de ton habit de neige, juste au niveau du cœur. Un des coins en ressort, comme la pochette d’un costume à la mode de cette époque. Cela n’arrange rien à ton habit, l’élégance n’y est pas. Au moins tu captes le rire franc du spectre de cette Clothilde surgir du néant et rebondir contre la plante de tes pieds. Le choc est agréable.

C’est alors qu’au milieu du tourbillon mémoriel qui gagne les tombes, un son se distingue. Depuis l’Au-Delà, une mélodie à l’harmonica, à la fois chaleureuse et triste, s’impose progressivement jusqu’à apaiser le vacarme des souvenirs qui l’entoure. En réponse, un bruit d’extase, pur et sauvage, se manifeste sous la forme d’un halo blanc et orangé. Au fur et à mesure que la mélodie se poursuit, cet amas lumineux se précise, ses contours flous devenant ceux d’un matoufeu chromatique. Tu t’approches de ce spectacle avec une lenteur calculée, craignant que ta présence trop pleine, trop vieille, ne le balaie à jamais. Malgré tout, le félin te remarque et, effarouché, prend la fuite.

C’est sans nul doute la partie que tu apprécies le moins dans le fait de suivre la Piste, devoir pourchasser des Pokémon ou des personnes qui te fuient. Pourtant cela fait aussi partie du jeu. Tu le suis en veillant à garder une certaine distance afin de ne pas trop l’effrayer. Tu te souviens des cris terrifiés de l’ectoplasma plus tôt dans la journée et tu ne souhaites pas renouveler l’expérience. Les morts méritent la quiétude qu’ils n’ont pas forcément eue de leur vivant. Tu laisses donc le fantôme du félin orangé et blanc, comme une flamme sur la neige, te guider à travers une ville qu’il ne reconnaît plus vraiment. Tu le devines à son allure hésitante, à son pas qui ralentit. Inquiet, il se tourne vers toi, comme pour te demander si tout ceci est bien normal. Les bâtiments alentours sentent le neuf, il ne s’est pas écoulé plus d’une décennie depuis leur érection.

Tu te rapproches de lui en conservant malgré tout une certaine distance et, ainsi que le font bien des dresseurs et leurs compagnons, vous arpentez ensemble les rues d’Arabelle. Mais la réalité te rattrape bien vite, il n’y a guère de passants dans cette triste ville noyée dans la grisaille du ciel de treize heures et la blancheur sale de la neige. Seul l’orangé du matoufeu ressort dans ce décor, dommage que personne d’autre ne remarque la présence du spectre. Bientôt, vous bifurquez dans une ruelle dont la façade d’un des bâtiments est marquée par les restes d’une fresque gigantesque représentant une oratoria à peine évoluée chantant devant une foule bariolée d’humains et de Pokémon.

Ton compagnon quadrupède s’arrête au milieu de la voie, cherchant à l’odeur quelque chose qui n’y est pas. Tu connais suffisamment l’instinct des morts pour comprendre que ce pauvre matoufeu blanc a rendu l’âme à cet endroit, huit décennies auparavant d’après la tombe que tu as entraperçue avant de quitter le cimetière. La mélodie à l’harmonica s’élève une nouvelle fois dans les airs, plus lente, plus faible. Apaisé par cette balade, l’esprit du félin retourne au néant, s’effaçant dans les airs de la même façon qu’il est apparu. Bientôt, il ne reste plus que la forme floue de son grelot de feu suspendue dans le vide. Avant que ce dernier morceau de Piste ne disparaisse, tu t’en saisis.

Dans ta main, l’orbe incandescent redevient momentanément tangible, visible, matière. Tu l’élèves au-dessus de ta tête pour mieux le contempler, tandis qu’il rougeoie de mille feux. Puis, tu le places sous le col de ton habit à l’intérieur duquel il se fond, tout en continuant de briller tel un joyau. Le seconde suivante, une masse de plumes te percute.

« Brouh... »

Un brindibou fébrile se retrouve ainsi dans tes bras, cherchant à saisir le grelot de feu du bout des serres. Un comportement plutôt inhabituel compte tenu du type de ce Pokémon.

« Trouver… une boule rouge… pour que Maya et Nick... cessent de se disputer. »

Il bafouille vaguement des propos incohérents avant de s’évanouir d’épuisement dans tes bras. À travers son corps chaud aux plumes ébouriffées, tu ressens la Piste filer en direction du nord ouest, droit vers la forêt d’Empoigne. Tu t’en veux d’emporter ce pauvre Pokémon vers une destination inconnue, d’autant qu’il semble dressé, toutefois c’est pour le bien de tous que tu remontes cette Piste. Tu regrettes immédiatement d’avoir pensé ces mots. D’une part car, à moins que la Piste ne te conduise au dresseur de ce brindibou, tu t’apprêtes à séparer des compagnons qui s’apprécient. Qui s’aiment même, puisque tu ne peux nier l’amour que ce Pokémon voue à ses maîtres – comment les a-t-il nommé ? – tant tous ses sentiments infusent directement dans ton épiderme et brûlent d’un amour pur, comme seul un Pokémon peut en donner.

D’autre part, tu t’interroges sur les motivations qui te poussent à poursuivre. Tu as perçu la tristesse sur les visages de quelques créatures que tu as pu rencontrer jusqu’à présent, néanmoins il serait faux de considérer l’empathie comme ta principale source de motivation. C’est l’orgueil qui t’encourage à compléter ta quête. Tu veux retrouver ton honneur bafoué par ces deux années de retard. Pire, en dépit des circonstances, tu tires une certaine fierté à être la seule entité à savoir comment ramener les couleurs. Tu aimes suivre la Piste, car c’est un chemin que personne d’autre ne peut arpenter. Sur ce point, tu ne diffères guère de la plupart des mortels. Comment espères-tu les sauver avec cette mentalité ?

Durant la seconde de calme qui précède la tempête, tu réalises avec lucidité que tu as relâché ta concentration, que le doute s’est immiscé en toi et que tu ne vas pas tarder à en subir les conséquences. C’est long une seconde, très long, même lorsqu’on en a vécu des milliers de milliards d’autres. Tu profites de ce dernier micro-instant de calme avant de payer pour ta négligence.

La tempête s’abat alors. Ses particules grises surgissent de nulle part dans un épouvantable vrombissement. La masse grondante a envahi la rue en un éclair, te coupant toute retraite. Cette fois-ci, l’ouragan de tristesse prend la forme d’un dôme ; tu ne pourras pas sauver le pauvre brindibou endormi de sa fureur en le lançant dans les airs. De toute manière, il n’y aurait rien pour amortir sa chute à proximité. Tu te résous donc à la seule action possible : le sacrifice. Tu déposes aussi délicatement que possible le Pokémon au sol et te places au-dessus de lui, offrant ta chair à l’attaque qui ne tardera pas. En plaquant tes bras et tes jambes, tu t’assures qu’aucune particule grise ne pourra atteindre le brindibou. Puis tu serres les dents, car il va falloir que tu encaisses sans faiblir.

Autrefois tu as connu le fouet, le fer, la flamme. Tu as enduré tout ce que la bêtise humaine a pu inventer. Ce n’est sans commune mesure avec le cyclone de souffrance qui s’abat sur toi. L’avoir déjà subi plus tôt dans la journée n’y change rien, tu pourrais hurler à mort si cela ne risquait pas de nuire au petit Pokémon que tu défends de ton corps. La brièveté du choc n’ôte rien à son intensité. Une douleur comme jamais personne n’en a subi te transperce jusqu’à l’âme en même temps qu’elle t’arrache à cet espace et ce temps pour t’envoyer loin de là. Juste avant de t’évanouir, tu roules sur le côté afin de ne pas écraser le brindibou. Face au ciel, tes pupilles suivent la musique des sphères qui se réverbère à l’infini en te soufflant cette odieuse vérité : la route sera encore très longue pour atteindre la Lueur.

*
« Brouh... »

Une odeur de plumes et de feuilles te fait peu à peu revenir à toi. Tu ne pensais pas être encore en mesure de perdre connaissance à ton âge, comme quoi tout est possible. Une chance au final, tu t’es épargné le ruminement pénible de pensées délétères. Tu te réveilles en pleine possession de tes moyens, un brindibou inquiet debout sur ta poitrine te fixant avec insistance.

« Tu m’entends ? ulule-t-il.
– Oui, parfaitement.
– Brouh, mais tu parles ma langue, toi ! »

Le Pokémon effrayé décolle en battant furieusement des ailes. En fonction des époques, les Pokémon réagissent de manières très différentes à ce qu’un membre de l’espèce humaine – ou du moins une entité qui y ressemble physiquement – parle leur langage. La réaction des créatures domestiquées et habituées au confort des grandes villes demeure toujours particulièrement cocasse. Tandis que le brindibou vole en rond au-dessus de ta tête en tentant d’assimiler cette improbable information, tu te redresses en position assise et tend amicalement ton bras droit devant toi. D’un sifflement, tu invites le Pokémon Plumefeuille à s’y poser.

« Comment te nommes-tu, mon ami à plumes ? demandes-tu.
– Mokuroh… et toi ?
– Je n’ai plus de nom, libre à toi de me donner celui que tu souhaites.
– Brouh, tu es bizarre, toi ! Dans ce cas, je t’appellerai Brou-Brou. »

Ce ne sera pas le pire sobriquet que t'aura attribué un Pokémon. Tu acceptes ton nouveau nom en acquiesçant d’un mouvement de tête, avant de reporter ton attention tout autour de toi. Cette fois-ci, la tempête de morosité a redoublé d’efforts pour t’expulser le plus loin possible de la Lueur. Ce qui t’inquiète, c’est qu’elle puisse effectivement te repousser en des lieux tels que celui-ci.

« On est où, Brou-Brou ? C’est pas Unys, ça ! »

Difficile de le contredire. Un paysage escarpé de plateaux abrupts a remplacé la plaine littorale d’Unys. Sur ta droite, une formation rocheuse composées de longs éperons de pierre s’élève presque à la verticale à une quinzaine de mètres de haut. Plus loin, un cours d’eau sinueux marque le passage à une région de collines enneigées. Tu as vécu ici autrefois, alors que ton esprit s’élevait lentement vers le plan de pensée qui est le tien actuellement. Mais c’est surtout son corps qu’il faut entraîner pour espérer survivre en ces lieux.

« Brouh, on est où ?
– Dans un des mondes primitifs formant les confins du multivers. Ici, nous sommes encore à Runaegerföld, mais au-delà de cette rivière on entre à Blüforst, réponds-tu avec nostalgie.
– Je ne comprends pas Brou-Brou, on est loin d’Unys ?
– Hmm… Si la région Unys existait dans cette réalité, elle se situerait à deux mille quatre cents kilomètres environ, dans cette direction.
– Brouh... »

Tu pointes dans la direction opposée de Blüforst, mais tes sens restent rivés sur la province glacée. Pour revenir au centre du multivers, il te faudra voyager à travers tes propres souvenirs, car aucune Piste ne te guidera sur le bon chemin ici, tu es trop loin de tout. La manœuvre risque d’être imprécise, néanmoins il n’y a guère d’autre option qui s’offre à toi. Tu pourrais revenir par des moyens moins hasardeux, mais cela impliquerait d’abandonner Mokuroh dans ce monde impitoyable, or tu ne peux t’y résoudre. Pas après ce que tu as déjà enduré pour lui.

Tu rapproches ton bras du reste de ton corps et pose une main à l’arrière du crâne de ton compagnon à plumes. Celui-ci ne comprend pas ton geste, jusqu’à ce qu’une rafale de vent ne souffle en direction de Blüforst, vous emportant comme si vous étiez aussi légers qu’une feuille de papier. Le brindibou s’agite, peu habitué à voler de cette manière, mais finit par se résigner quand il constate qu’il ne craint rien. Portés par le courant d’air, il vous faut pas plus de quelques minutes pour parcourir une distance qui aurait demandé plusieurs heures de marche à la plupart des créatures terrestres. À la fin du voyage, le vent vous dépose avec délicatesse sur la neige terne.

Mokuroh s’empresse de décoller. Il a besoin de se dégourdir les ailes par ce froid et surtout de retrouver la sensation de voler de manière conventionnelle. Tu le laisses faire en veillant à ne pas trop t’éloigner de lui, même si cela suppose d’avancer à allure humaine. De toute manière, tu ne diriges vers aucun point précis, tu cherches simplement à creuser un tunnel à travers ta mémoire jusqu’à la réalité et le présent où sommeille la Lueur.

Tu arrives bientôt à hauteur de la carcasse d’un cerfrousse. La créature a dû se défendre avec hargne, mais cela n’aura pas suffi. Son prédateur, quel qu’il soit, s’est régalé de sa chair avant de regagner sa tanière. La violence crue des mondes primitifs n’est pas du goût de ton pauvre compagnon. Au moins le sang a perdu sa teinte, ce qui rend la scène moins choquante. Pour ta part, tu fixes un bref instant la dépouille, tâchant de te remémorer le goût. Pas uniquement celui de la viande sanguinolente que tu as pu autrefois arracher de tes crocs pour te nourrir, tu veux te souvenir de la faim, de la sensation de nourriture dans la bouche, puis dans le ventre, à travers toutes tes vies, sous toutes les incarnations qui ont été les tiennes. Une pensée t’interrompt dans le processus : serait-ce plus agréable de rechercher la Saveur, celle qui contient tous les goûts, à supposer qu’une telle chose existe ? Trouver la Lueur ne te semble plus très intéressant en comparaison.

Tu finis par détourner le regard et poursuivre ton chemin. Ce n’est pas de cette manière que tu parviendras à voyager à travers les résurgences de ton passé. Il te faut imaginer mieux. Ou pire. Sans doute pire. Machinalement, tu tends ton bras pour Mokuroh, dont tu devines aisément la fatigue, tant elle se propage dans le moindre de ses muscles. Le petit Pokémon de gratifie d’une mimique joyeuse en guise de remerciements.

« Dis Brou-Brou, tu n’as pas faim ? demande-t-il au bout d’un moment.
– Non, jamais. Mais je suppose que toi oui. Tu étais déjà à bout de forces quand tu m’as percuté.
– Je m’en souviens même plus ! s’exclame-t-il.
– Tu t’es écrasé contre moi en parlant d’une boule rouge, expliques-tu tandis qu’un élément du décor attire ton attention.
– Brouh… La belle boule rouge de Maya pour décorer le sapin, Nick l’a cassé, mais j’ai rapporté une baie ceriz et tout le monde était content. C’était avant que les couleurs ne disparaissent. Depuis, Nick et Maya ne font que se disputer, ils ne sont plus joyeux, alors je me suis dit que j’allais apporter une nouvelle boule rouge et tout irait bien, comme la dernière fois. Pas facile de trouver du rouge maintenant, brouh… »

Cette fois-ci tu accuses le coup comme un bloc de marbre, gardant toute ta concentration pour ne pas attirer encore la tempête de morosité. Où pourrait-elle t’emporter de toute façon ? Tu es déjà aux confins des mondes mortels connus. Pour toi qui tires toute ta puissance de l’empathie, il demeure assez difficile de subir le récit de Mokuroh sans broncher. Tu n’y parviens uniquement parce que le paysage t’offre un point sur lequel focaliser ton attention. Un pilier de glace bleue s’est planté dans la grisaille ambiante. Tu y reconnais une plume de cet être abject qu’est devenu Artikodin en ce monde sauvage. Ce sera ta porte vers le cœur du multivers. Tu accélères l’allure jusqu’à arriver à quelques pas de la colonne gelée.

Du bout des doigts, tu veilles à ce que le brindibou reste bien accroché à ton biceps, car s’il s’envole, il sera coincé ici. Puis tu t’approches prudemment de l’éperon glacé, cherchant une faille à la surface de ta glace, autant qu’à celle de ta mémoire. Si la faim ne t’a mené à rien, tu examines quelque chose de plus viscéral : la peur. Elle a marqué toutes tes existences elle aussi, te tétanisant sur place ou t’injectant sans ménagement la force de fuir pour ta vie. Tu l’as eue dans ta peau cette terreur infinie, ces soirées glaciales où Artikodin plongeait sur Blüforst au mépris de toutes les règles tacites régulant la vie en cette contrée, semant la mort dans son sillage. Des milliers de vies plus tard, tu la ressens encore cette peur sans limite, alors que tu incarnes le seul espoir de restaurer les couleurs du monde.

Ton ongle pénètre dans une légère fêlure à la surface du pilier de glace. Au contact, le froid y est si intense qu’il recouvre ta main et une partie de ta manche d’une fine couche de givre d’un bleu indélébile semblable au plumage d’Artikodin. À bien y voir, ce n’est pas vraiment une fissure, il s’agit plutôt d’un trou, d’une cavité, d’une ouverture, d’une porte. Au fur et à mesure que tu déroules l’espace alentour, la colonne bleutée se déplie pour dévoiler l’encadrure régulière d’un passage qui descend sous terre en se muant progressivement en un escalier spacieux.

D’angoisse, les serres de Mokuroh s’enfoncent dans ton bras lorsque tu entames la descente. Il n’est pas habitué à ce genre de miracle. D’ailleurs, tu n’aurais pas besoin d’y recourir s’il n’était pas là. Toi non plus tu ne te sens pas entièrement à ton aise dans ce chemin creusé à travers le souvenirs de tes peurs, bien que, comparativement à la crainte de la catastrophe que ton inaction peut provoquer, tes angoisses passées te semblent bien futiles. La traversée de ce passage secret est ponctuée de sons étranges, d’impressions fugaces désagréables, ainsi que de hululements apeurés. Tu tentes de calmer le brindibou par de petites pressions du bout des doigts, mais rien n’y fait.

Lorsqu’enfin une éternité à descendre ces marches froides s’écoule, vous débouchez au cœur d’un massif montagneux balayé par les vents, à moins d’une demi-lieue d’une cité humaine. D’un bond, Mokuroh décolle pour goûter à nouveau le plaisir de fendre l’air en toute liberté. Mais il revient bien vite se poser sur ton bras, épuisé et affamé. Derrière vous, l’escalier qui vous a conduit ici depuis Blüforst disparaît dans une paroi rocheuse. Cela te soulage de sentir à nouveau ce picotement si particulier marquant la présence de la Piste. Tu sais que tu es en bonne voie pour achever ta quête. Par chance, elle semble conduire vers cette ville où tu espères trouver de quoi nourrir ton compagnon à plumes.

Mokuroh reste muet tout au long du trajet, luttant pour ne pas s’évanouir à nouveau. Sensible à sa détresse, tu accélères l’allure, porté par les vents locaux. La ville, toute en teintes mornes se rapprochant du gris, semble plus habitée qu’Arabelle. Plus archaïque également. Les bâtiments sont larges et construits en pierre, ou tordus et conçus en bois. En passant à proximité d’un marché où une masse éparse de gens soucieux en costume sombre ne prend guère le temps de flâner, une baie prine finit par apparaître dans ta main, puis une seconde. Est-ce un larcin ? Nul ici-bas ne peut trancher la question. Il faudrait d’abord comprendre comment ces deux fruits se sont frayés un chemin jusque-là, ce qui demeure hors de portée des mortels. En tout cas, le brindibou se régale. Il retrouve bien vite son énergie et t’interroge :

« Et maintenant, on est où Brou-Brou ?
– À Flocensia, une cité-état à l’est de Kalos. Probablement peu de temps après la fin du Patriarcat.
– Brouh ?
– Nous ne sommes ni à la bonne époque, ni dans la bonne réalité. Flocensia n’a jamais existé là d’où tu viens. »

Tu ne t’étonnes pas d’être arrivé si près de cette ville en voyageant à travers tes craintes. Plusieurs de tes vies d’esclaves à diverses époques auront été marquées par une peur sans nom de Flocensia. À présent, la cité et ses habitants se dirigent vers une ère nouvelle, apaisée, à condition que tu parviennes à leur ramener les couleurs. Vous vous trouvez environ un siècle avant l’époque où tu as rencontré Mokuroh et dans une réalité différente. Il faudra avancer par paliers pour revenir au bon endroit, au bon moment. Comme tu l’imaginais, toutes les époques et tous les lieux ont perdu leurs couleurs, c’est bien le signe que tu as trop tardé à t’incarner et que l’univers entier est sur le point de se figer. Il te reste encore du temps, mais peu. Au moins quelques heures, c’est un bon début.

Vous traversez la ville et son dédale de rues tortueuses, agrémentées de longues avenues, en suivant un chemin de sons et de vibrations que personne d’autre que toi ne perçoit. Tu te doutes de la destination de cette escapade, il faut dire que malgré sa magnificence, Flocensia compte peu de lieux aussi emblématiques que celui-ci. La Piste vous fait traverser le centre historique de la ville, puis le quartier administratif. Vous voilà bientôt face à ce qui fut une riche demeure avant qu’une partie des murs ne soient rasés. Au centre des ruines de la bâtisse se dresse une statue de glace éternelle représentant un couple. À l’intérieur de l’homme se trouve le cadavre de Welan Kaimorsand ; à l’intérieur de celui de la femme survit un souffle d’amour. La Piste passe à travers les deux personnages de glace, formant un lien aussi fort que celui qui unissait ce pauvre jeune homme à une enfant victime de la cruauté des hommes.

Hélas, la Piste passe de l’un à l’autre comme une boucle. Te voilà dans une impasse apparemment. Pourtant, tu devines très vite comment passer à l’étape suivante. Frôlant à peine la glace, tu parviens à ôter son chapeau marron au macchabée piégé à l’intérieur. Tu l’enfiles sous le regard halluciné d’un jeune passant, avant de rappeler Mokuroh auprès de toi. La Piste lie à présent chaque fibre du couvre-chef à la statue de la femme que tu fixes avec insistance. Par ta faculté de voir en usant de toutes les ressources de l’esprit, tu devines une paire d’yeux dorés, un regard franc, curieux, sage, doré, une manière d’observer, de battre des paupières et encore l’or de ce regard.

Puis l’or se transmute. Il reste amour, mais sous une forme différente. Si la couleur demeure, la matière se réarrange. Cela devient l’or de la cuirasse d’un sablaireau qui parade fièrement avec d’autres Pokémon. Flocensia a disparu, remplacée par une route de Johto non loin de Doublonville. Comme il fallait s’y attendre, Mokuroh a mal vécu le voyage.

« Brouh ! Quelle frayeur !
– Toutes mes excuses. Comme tu peux t’en rendre compte, je me déplace d’une manière peu conventionnelle à travers l’espace et le temps.
– Tu es bizarre, Brou-Brou !
– Je le présente mes excuses par avance, il y aura d’autres mauvaises surprises de ce genre avant de regagner ton monde. »

Mokuroh ne peut réprimer un hululement de dépit, mais son attention se focalise bientôt sur le défilé de Pokémon qui pénètre dans la ville. À sa tête se tient une jeune dresseuse souriante qui mène sa troupe d’un pas enjoué. Derrière elle suivent sablaireau, pharamp, dracolosse, roucarnage, alakazam et solaroc, tous nimbés d’une aura dorée dont les résidus flottant dans l’air viennent se déposer sur ton costume. Tu brilles à présent, comme les Pokémon de cette fille dont la Piste a su préserver une partie de leurs couleurs. Tout autour de la parade, une foule dense s’entasse pour abreuver son regard de ces teintes vives, éclatantes.

« Oriane voyage dans toute la contrée pour apporter du réconfort aux habitants grâce à ses compagnons dorés. »

Sans un bruit, un de tes vieux amis à la voix puissante s’est posé derrière toi. Lui aussi a conservé son plumage intact, totalement préservé de la grisaille par la Piste, mais la foule ne le voit pas. Seuls ses élus parviennent à le discerner, sur ce point rien n’a changé depuis l’époque où tu le côtoyais. Tu t’en doutes bien, ce n’est que pour toi que Ho-Oh l’Arc-en-Ciel a daigné atterrir. À tes pieds, le brindibou affolé s’empresse de s’incliner humblement. Comme tous les Pokémon oiseaux, il le reconnaît naturellement en tant que souverain.

« Mes salutations, camarade ! t’exclames-tu avec simplicité.
– Je te préférais avec un bec et des ailes, rétorque Ho-Oh non sans amertume. Nous étions alors camarades. Désormais, je ne vois en toi que le pion de forces qui nous dépassent.
– Tu es resté fidèle à tes principes.
– Et toi aux tiens. Je présume que ta présence ici-bas est liée à la disparition des couleurs ? t’interroge ton légendaire ami, l’air grave. Ce fléau a meurtri le cœur des Pokémon et des hommes bien plus que tu ne pourrais le croire. Sais-tu quelle en est la cause ?
– C’est… moi.
– C’est toi, Brou-Brou ? s’exclame le petit brindibou en relevant soudainement la tête.
– Balivernes. Tu n’aurais pas consciemment laissé un tel fléau se propager.
– Il existe une force hors du temps qui cherche ponctuellement à arracher la joie des êtres vivants, expliques-tu à voix basse, et mon rôle est de la déjouer au moment où elle entre en action. Mais cette fois-ci, j’ai manqué à mon devoir.
– Alors qu’attends-tu ? Vole ! Fonds sur ton objectif comme tu le faisais jadis quand nous étions camarades ! »

Tu esquisses un sourire. Pas avec tes lèvres, mais avec ton esprit. Un sourire que Ho-Oh peut comprendre et ressentir. Puis tu rappelles Mokuroh à toi pour un nouveau voyage qu’il n’appréciera sans doute pas. Le Pokémon volant le sait bien et se résigne malgré tout en se posant sur ton bras, anxieux. De ta main libre, tu pointes en direction de ton fier camarade. Si tu dois revenir à la bonne époque, autant passer par lui, il sera encore en vie un siècle plus tard. Son âme est bien assez grande pour vous permettre de voyager à travers son temps. Du bout du nez, tu cherches comment se déplie la Piste dans tous les niveaux de la réalité. Lorsqu’enfin tu perçois le chemin à suivre, tu l’inspires d’un coup, gonflant tes poumons de grésillements et de vibrations.

Quand tu expires, un siècle s’est écoulé. Mokuroh étouffe un cri en remarquant que vous vous trouvez à présent au sommet de la tour Carillon devant le grand nid où sommeille Ho-Oh. C’est probablement par respect pour le légendaire que le brindibou s’efforce de rester silencieux. En d’autres circonstances, il aurait sûrement poussé un « Brouh ! » terrifié. Des bruits de pas s’élèvent depuis l’étage inférieur, ce qui ne manquera pas d’éveiller Ho-Oh, aussi préfères-tu t’éloigner. Tu te plaques dans l’encadrement d’une des ouvertures de la pièce qui donnent sur le vide. La luminosité décroissante de la fin d’après-midi te dissimule derrière l’ombre du pan de mur. Si Mokuroh préfère se dégourdir les ailes en gagnant le toit, pour ta part tu restes à l’affût de la scène à venir.

D’un antique escalier émerge bientôt, un visage enfantin, puis un autre. En moins d’une minute, quatre enfants, un queulorior et un élektek évolué depuis peu font irruption au sommet de la tour en se lançant des regards inquiets sur la manière de procéder. Les enfants ont l’air d’avoir autour de neuf ans si tu te fies à la quantité de souvenirs qu’ils ont engrangé. Le dernier doit être un peu plus vieux, ou avoir une meilleure mémoire. Une fille, la seule du groupe, coiffée de longs cheveux sombres s’approche à pas feutrés du majestueux Ho-Oh et le regarde avec tendresse. Tu ne peux réprimer un sourire face à ce spectacle. Mais un éternuement électrique y met rapidement fin.

Une gerbe d’étincelles rebondit dans la pièce, réveillant ton camarade par son vacarme. L’élektek se mouche dans le creux du bras en reniflant. Le pauvre souffre de l’évolurhume, un trouble répandu chez les Pokémon et qui ne dure que les dix jours suivant leur évolution. De ce que tu en sais, Ho-Oh n’a jamais connu ce trouble, ou peut-être dans une lointaine existence, pourtant il ne tient pas rigueur à la créature tigrée de l’avoir tiré si brutalement de sa torpeur.

« Euh… Bonjour Ho-Oh. Vous… vous souvenez de nous ? Mizuiro, Akai et Kiiro… Nous… On était venus vous voir y a deux ans pour… On avait cru que vous étiez mourant. Euh… Aujourd’hui, on veut vous présenter notre ami. Il s’appelle Gustave. Il croit qu’il a fait… une grosse grosse bêtise et il voudrait la réparer. Est-ce vous pouvez… euh, l’aider ? »

Le garçon ayant la mémoire la plus remplie s’avance alors, l’air penaud, son élektek sur les talons. En dépit de l’urgence de ta quête, tu ne parviens pas à détacher ton attention de la scène. Tandis que le dénommé Gustave s’éclaircit la voix, comme si cela pouvait aider des mots pénibles à franchir plus facilement l’espace de sa gorge, son Pokémon est pris d’un nouvel éternuement orageux. Cette fois-ci, il a la présence d’esprit de se détourner et lorsqu’il éternue, une volée d’éclairs gicle dans ta direction. Au contact de ta manche, les étincelles se figent dans ton costume. Aucune capacité Pokémon ne peut t’atteindre depuis bien longtemps.

« Bonjour, vénérable Ho-Oh. Il y a deux ans, Topaze et moi… Topaze c’est lui, au fait.
– Leeeektek ! salue le Pokémon, mais les enfants ne comprennent pas à quel point il s’exprime avec humilité.
– Il y a deux ans, nous avons essayé d’attraper le Cadoizo de Noël pour… le cuire et le donner à manger au granbull de la voisine. Nous n’avons pas réussi, mais le lendemain les couleurs ont commencé à disparaître. Je pense que c’est pour nous punir d’avoir essayé de priver les autres de Noël. Mes parents disent que j’ai trop d’imagination, mais… Et si c’était de notre faute ? Parce que si c’est le cas, nous voulons réparer notre erreur ! »

C’en est trop pour toi. Tu te laisses tomber dans le vide pour échapper aux idées noires qui menacent de troubler ta concentration. Combien d’autres enfants portent le poids de la culpabilité pour cette erreur qui est la tienne ? Voici une question à laquelle il vaut mieux que tu évites de répondre. La gravité te dépose avec délicatesse au sol, à la grande surprise de Mokuroh qui revient vers toi à tire d’aile. S’il n’était pas là, tu aurais fui à mille lieues de la tour Carillon, en quelques pas à peine. Toutefois, tu dois encore le ramener dans sa réalité, aussi restes-tu à vitesse humaine en prenant sur toi. Tu tentes d’oublier la détresse de ce garçon, mais la tâche te semble insurmontable. Tu l’as ressentie cette réalité que ses mots n’ont fait qu’effleurer, tu sais qu’il souffre de se croire coupable de ce fléau sans pouvoir y remédier.

« Brou-Brou, regarde ce que tu as sur ton costume. »

Étrange que, pour quelqu’un qui voit par tous ses sens, tu n’aies pas remarqué les trois plumes rouges collées à tes vêtements. Elles se sont probablement fixées sur toi à ton arrivée dans cette époque. Nul doute quant au propriétaire de ces plumes que tu places ostensiblement sur ton chapeau. Cela t’apaise. Tu peux alors reprendre plus sereinement ton chemin dans les rues pavées de Rosalia qui te mènent au cœur de cette ville magnifique où tu as forcément vécu un jour. Existe-t-il encore des lieux qui te sont inconnus ?

La Piste te conduit jusqu’à un couple solitaire qui arpente une des avenues principales de Rosalia comme le faisaient tant d’autres avant que les couleurs ne s’évaporent. Une balade en amoureux, drôle d’idée dans ce cadre sinistre, mais la teinte de l’amour ne disparaît pas aussi facilement, même noyée dans la grisaille. Il était roux, elle était brune, à présent ils sont ternes. D’aspect uniquement, car leurs âmes restent vives, brillantes, l’une d’argent, l’autre verte. Ton choix se porte sur la seconde, celle de la fille. C’est par son âme que tu comptes revenir dans la bonne réalité. Sans un bruit, tu te rapproches du couple, tandis qu’une fois de plus, le petit brindibou vient se poser sur ton bras.

Tu as l’impression de connaître ou de reconnaître la jeune femme qui se blottit contre son compagnon, ses doigts enlacés entre les siens. Peut-être confonds-tu avec une autre version d’elle-même ? Tu le sauras très vite, car au moment où tu poses ton pied dans son ombre, tu fonds dans son âme. Contrairement aux êtres comme Ho-Oh, la plupart des mortels possèdent une âme instable, riche en possibilités, prompte à l’erreur et au doute, pétrie d’espoir, plurielle dans sa singularité, visant l’infinité à chaque instant. Tu t’empresses de saisir Mokuroh le plus fermement possible, car il risquerait de se faire emporter par les volutes viridiennes traçant le mandala de vie de cette jeune femme à travers chacune de ses alternatives. C’est toi qui vous guides au bon arabesque, à la croisée des courbes d’existence menant à la réalité du brindibou. Et quand du bout de ton esprit, tu frôles ce point cosmique…

« BROUH ! »

Vous ressortez à la périphérie de Jadielle. La jeune femme s’éloigne au bras d’un autre homme, en direction du plateau Indigo. Elle n’a pas tant changé physiquement, mais tu la reconnais enfin. Green. Tu ne te souviens plus exactement dans quelles circonstances tu as pu la rencontrer, par contre. Voyager à travers son amas de possibilité, son âme, a laissé quelques marques sur ton costume, sous la forme de zébrures et de nervures de diverses nuances de vert. Tu remarques également une strie couleur émeraude dans le plumage de Mokuroh qui volète avec agitation autour de toi, en proie à son habituelle panique. Cela liera son destin à celui de Green, ou qu’importe le nom qu’elle portera dans une autre vie.

Lorsque ton compagnon à plumes se calme enfin, tu l’invites à poursuivre votre chemin vers le nord, en direction de la forêt, où la Piste semble se perdre. Ton attention se focalise moins sur la Piste que sur cette impression étrange que l’on t’observe de loin. Tu as attiré la curiosité d’un être dont l’esprit ressemble à un diamant brut. Mais cette créature est trop éloignée pour que tu t’en fasses une idée précise. Puis Mokuroh te ramène assez vite à la réalité :

« Dis Brou-Brou, on est dans mon monde maintenant ?
– Oui, nous y sommes. Par contre, je ne pourrai pas te conduire à Unys.
– Brouh ?
– Je dois me rendre à… probablement Sinnoh, révèles-tu. Oui, je pense que mon voyage se terminera là-bas. Il me reste du temps devant moi, mais pas assez pour un détour de plus.
– Dans ce cas, je te suis, répond le Pokémon après quelques secondes de silence. Je n’ai rien de mieux à faire, brouh...
– Je tâcherai de trouver une solution avant de te quitter. »

Tu lui dois bien cela, estimes-tu. Pourtant tu sais qu’au moment où tu saisiras la Lueur, tu te désincarneras. Il ne te reste plus qu’à espérer que l’opportunité se présentera de le ramener chez lui. Avant, les événements se pliaient à ta volonté d’eux-mêmes, tu n’aurais pas nourri tant d’inquiétude quant au devenir du petit Pokémon volant. Mais depuis ton réveil tardif, tu connais le doute, un véritable poison pour une entité de ta trempe. Sans cette hésitation qui pèse sur tes pensées, la Lueur serait déjà en ta possession. À présent, même la Piste te paraît partager ce sentiment d’indécision. Traçant à travers les herbes et les troncs de la forêt de Jade, elle serpente, ne sachant s’il faut s’enfoncer plus profondément au cœur des bois et poursuivre vers le nord.

La première option te conduirait dans l’image de la forêt, celle qui mène à toutes les forêts du monde, comme ce matin lorsque tu as voyagé dans l’image de la montagne. Hélas, Mokuroh ne pourrait te suivre sur un tel chemin, or tu lui as promis de le ramener à Unys. Finalement, la solution t’apparaît comme une évidence, vous irez à Argenta. Pour ce faire, tu appelles ton compagnon volant sur ton bras et laisse la végétation de la route 2 se muer en un parcours de santé menant à la cime des arbres de la forêt de Jade. D’un bond à l’autre, tu grimpes vers le toit de la maison de nombreux Pokémon insectes. Par la voie des airs, les bois sont bien moins intéressants à visiter, mais le temps presse. Pour une fois, le brindibou semble apprécier la balade à une vitesse qu’il aurait des difficultés à atteindre et qu’il ne pourrait jamais maintenir comme tu le fais, porté par le vent comme toujours.

Depuis cette mer de feuillages gris que tu traverses, il est fascinant d’observer des dresseurs en vadrouille plus bas dans la forêt, malgré l’état du monde. Même l’effacement des couleurs et la tristesse qui en découle ne peut étouffer l’appel des routes de ces étranges individus qui ne vivent que de leur communion avec les Pokémon. Cela stimule chez toi des réminiscences assez inattendues. Le frisson du combat. Comme la faim ou l’amour, tu as abandonné ces plaisirs dangereux contre l’éternité. N’est-elle pas tellement plus périlleuse ?

Lorsque la forêt s’éloigne enfin dans ton dos, c’est pour te voir pénétrer dans les rues enneigées d’Argenta. Elles ne sont pas aussi désertes qu’à Arabelle ou à Rosalia, mais n’offrent pourtant pas un spectacle aussi réjouissant qu’un couple qui se promène main dans la main. Ici, on trouve des gens pressés, soucieux, irrités, qui marchent avec lassitude en ignorant les autres passants. Parmi cette population clairsemée qui s’évite en silence, une voix s’élève. Elle appartient à un homme aussi immense que triste, titubant dans la neige en serrant fébrilement le col d’une bouteille de vin bon marché entre ses gros doigts. Quand ce géant te remarque, il s’avance à grands pas dans ta direction, un rictus sur les lèvres, et t’arrose de son alcool.

« T-toi… ! T-toi, c’est d’ta faute si tout va mal ! rugit-il d’une voix pâteuse empestant les mauvaises liqueurs et seize ans de frustration.
– Brouh !
– Dis à ton Pokémon d’la boucler ! C’est à toi qu’je cause, pas à lui. Hein, l’aristo qui s’donne d’grands airs ? T’la vois pas la sale gueule qu’y tirent ces gens ? Pass’qu’y a plus de couleurs et que c’est d’ta faute !
– Monsieur, vous devez me confondre av...
– Nan mais tu t’défiles en plus ? s’énerve-t-il. J’vais t’mettre mon poing dans la tronche, crevure ! »

Dans son ivresse, cet homme possède une étonnante lucidité. La coïncidence est troublante, car de toutes les personnes présentes dans la rue, c’est vers toi qu’il s’est tourné. Sans doute joue-t-il cette comédie à chaque fois qu’une personne étrangère pénètre dans la ville, mais cette fois-ci il a visé juste. Le reproche fait mouche. Tu sens que cette fois-ci, ton esprit est sur le point de céder à la déprime. Par chance, on te défend. Tu as juste le temps de te raccrocher à une voix juvénile :

« Aldo ! Laisse cette personne tranquille !
– Ilsa ? braille le colosse. Qu’est-ce tu fous là ? Tu m’as abandonné ! »

Une jeune femme portant des lunettes s’avance à son tour vers toi pour tenir tête au géant. Ses cheveux ont gardé une teinte rousse proche du rouge, une teinte chaleureuse menacée elle aussi de faner, malgré les vibrations de la Piste qui la maintiennent encore vive.

« Oui, je t’ai abandonné, comme maman avant moi. Je n’en suis pas fière, mais tu étais invivable ! Maintenant, la situation a changé, avec les couleurs, tout ça. J’ai appris ce que tu devenais...
– Et j’deviens quoi ? Vas-y, fais-moi donc la morale !
– Tu restes aussi con qu’avant ! répond la dénommée Ilsa, furieuse. Mais ce n’est pas une raison pour te laisser foutre ta vie en l’air. Viens avec moi, Ald… viens avec moi, papa. »

Ce dernier mot calme l’alcoolique d’un coup. Le choc émotionnel est tel que tu ne peux ne pas le ressentir. Ce mot, il l’a attendu pendant des années, puis il a cru ne plus jamais l’entendre. Pourquoi faut-il que le monde aille jusqu’à perdre toutes ses couleurs, sa joie, pour que les gens osent se dire ces mots qui comptent vraiment ? Par un subtil glissement dans l’atmosphère, tu évacues un soupçon de colère et d’alcool hors du géant. Ce n’est rien de plus qu’un simple remerciement envers Ilsa pour t’avoir épargné bien des ennuis. Celle-ci pose sa main sur celle de son père dans un geste d’apaisement, puis se tourne vers toi :

« Écoutez, je vous présente toutes mes excuses pour le comportement de mon père. Il a sali vos habits...
– Ce n’est pas grave, je trouvais que cela manquait de couleur à cet endroit. »

Ta réponse la surprend. La tache de vin qui macule ton épaule gauche a repris sa teinte bordeau alors que le liquide demeure d’un gris vaguement brunâtre dans sa bouteille. La jeune femme détaille un bref instant ton costume avec un air suspicieux, puis s’écarte en guidant son père, une main posée sous son épaule. Tous deux s’éloignent sans savoir quoi se dire à présent. Il leur faudra du temps pour guérir les blessures de leur relation. Quand ils sont assez loin, tu reprends ta marche en veillant à ne pas les perdre de vue. Si la Piste passe dans la chevelure d’Ilsa, elle ne tardera pas à te conduire à la prochaine étape de ton périple étrange. Durant un court instant, tu repenses à la présence insolite qui semble toujours t’épier de loin, mais qui se rapproche. Puis tu l’oublies.

Tandis que tu files le père et la fille, tu entends grogner l’estomac de Mokuroh. Cette fois-ci, tu n’auras pas besoin d’un tour de passe-passe pour te procurer de la nourriture, puisque des baies nanones poussent sur les petits arbustes bordant un petit parc à une vingtaine de mètres de là. Tu t’y diriges avec nonchalance pour ne pas attirer l’attention, tout en gardant la chevelure rougeoyante d’Ilsa dans ton champ de perception. Pourtant, lorsqu’elle conduit enfin son père à son hôtel, tes sens sont déjà attirés par la façade de l’immeuble d’en face marquée par une devanture d’un bleu pâle. Il s’agit d’un orphelinat, le seul de la ville.

Le parc où tu cueilles une baie nanone est accolé au bâtiment, comme pour servir de terrain de jeux aux enfants qui vivent là. D’ailleurs, trois garçons d’une dizaine d’années discutent avec animation à l’autre bout du square, sous un peuplier sans feuille, de manière à rester visible par leur nounou depuis l’entrée de l’orphelinat. Pendant que tu offres une collation bien méritée à Mokuroh, un des trois enfants retourne en courant à l’intérieur du bâtiment tandis que les deux autres comparent le contenu des pochettes qu’ils tiennent dans leurs mains.

« Zut, pas de chance, c’est encore un bracelet Lokhlass.
– Je l’ai en double.
– Et moi en triple. Je crois bien que tout le monde doit l’avoir. Pourquoi on ne trouve jamais des bracelets avec des Pokémon d’autres régions ?
– Parce qu’on a les jouets que les autres enfants veulent pas, gros Keunotor ! »

L’un des deux garçons s’avance alors vers toi, un bracelet en caoutchouc à la main et te le tend, à la surprise de son ami. La bonté de cet enfant t’émeut.

« Euh… bonjour, je m’appelle Germain. Karine, elle dit qu’il faut être généreux avec tout le monde, surtout maintenant que les couleurs sont parties. Alors même si on se connaît pas, je veux vous offrir mon bracelet, parce que je trouve votre costume trop cool !
– Ouais, enfin Karine, elle dit justement qu’il faut pas parler aux gens qu’on connaît pas, tempère l’autre garçon sans vouloir se montrer offensant. »

Du bout des doigts, tu saisis le présent qui t’est offert. Ce faisant, tu réalises qu’il s’agit là de ton premier échange pacifique avec un être humain depuis que tu t’es réincarné, quelques heures plus tôt. Il faut reconnaître que tu as le contact plus aisé avec les Pokémon, alors même que tes souvenirs compte des myriades d’existences humaines. Peut-être que Mokuroh l’a remarqué puisqu’il s’arrête de manger pour observer ta réaction. Tu te contentes d’abord de sourire avec ta franchise habituelle, puis tu retires deux des trois plumes de Ho-Oh ornant ton chapeau.

« Merci beaucoup pour ta générosité, jeune homme. Je n’ai guère mieux à offrir que ces plumes en retour. Une pour toi et une pour ton ami.
– Waouh, c’est génial ! s’exclame Germain. Regarde Dany, elles n’ont pas perdu leur couleur !
– Les autres seront trop jaloux ! renchérit son compagnon. Mais je me sens mal, je n’ai rien à vous offrir, moi.
– Ce n’est pas grave, le rassures-tu. Un don n’implique pas nécessairement de contre-don.
– Comment ça se fait que certaines choses ou personnes gardent leurs couleurs et pas les autres ? s’interroge Germain en observant sa plume, soulevant par la même occasion un point qui a dû étonner de nombreux scientifiques.
– Yvette, elle dit que c’est parce qu’il a des gens qui sont plus importants que d’autres. Vous en pensez quoi ? »

Comment leur expliquer avec des mots simples ? Ce sont des enfants, ils auront forcément plus de facilité à comprendre ces choses-là que les adultes. Attention à ne pas trop en dire, cependant, ce serait influencer leur vie entière. Tu places le bracelet en caoutchouc autour de ton poignet gauche et celui-ci récupère la teinte bleue marine qu’il possédait avant l’effacement des couleurs. Les deux garçons ne le remarquent pas, trop occupés qu’ils sont à admirer leurs plumes.

« Personne n’est plus important que les autres. Aucun humain, aucun Pokémon, aucun lieu, aucune époque ne l’est. C’est une forme d’affection, de tendresse transcendantale qui empêche certaines couleurs de s’effacer. Mais cela n’est que temporaire et si aucune solution n’est apportée, le monde tout entier sera privé de couleurs, puis le temps arrêtera sa course à jamais.
– C’est… nul !
– Moi je dis qu’il y a toujours une lueur d’espoir, réplique sobrement Germain en haussant les épaules. Regardez, notre orphelinat devait fermer, mais quand les couleurs ont commencé à s’effacer, les adultes ont paniqué et ont préféré s’occuper d’affaires plus importantes.
– Ouais, il y a eu aussi de bonnes choses avec la disparition des couleurs, renchérit Dany. Et des moins bonnes. Et des trucs bizarres, comme l’Homme Allongé. Vous en avez entendu parler ?
– Pas du tout. Peux-tu m’en dire plus ? demandes-tu en percevant un léger soubresaut dans le tracé de la Piste.
– Il paraît qu’en allant vers Céladopole, on peut tomber sur un type allongé dans la neige. Il bouge pas, mais il murmure des trucs et parfois il crie. Les gens passent plus par là parce qu’ils ont peur de lui. Ils disent que c’est un fantôme !
– Je parie que tu as tout inventé.
– Mais nan, je te jure ! »

Les mots de Dany ont eu un impact étonnant sur la Piste. Elle qui semblait encore hésiter et se perdre, s’est dépliée d’un coup en direction du sud-est alors que le garçon racontait son histoire. En pointant tous tes sens vers ta future destination, tu perçois une nouvelle fois cette conscience inhabituelle qui te scrute avec insistance. C’est un esprit original, puissant, quoique meurtri. Nul doute que vos routes se croiseront avant que tu ne trouves la Lueur. En tout cas, ce n’est pas cette présence mystérieuse qui détient toutes les couleurs du monde. Au moins ceci ne fait aucun doute.

Lorsque Mokuroh termine son encas, tu prends congé des deux garçons, les remerciant chaleureusement pour le bracelet et pour l’histoire. Puis tu hâtes le pas en direction de Céladopole, en veillant à conserver une allure que ton ami volant puisse supporter. Hors de question de briser toutes les lois de la physique, son petit corps ne le supporterait pas. Par chance, tu évolues bientôt dans un paysage de montagnes basses fait de montées et de descentes. Le relief est bien plus enclin à te porter que les sols plats, ou peut-être cela vient-il de ta profonde aversion pour la monotonie ? La nuit tombe rapidement sur le trajet, ce qui ne t’inquiète pas outre mesure. Tu vois parfois mieux dans l’obscurité la plus totale. Hélas, il n’y a presque plus que du gris à observer.

C’est entre deux collines que tu découvres ce fameux Homme Allongé. Tu l’as aperçu de loin, dans un nœud de la Piste qui crépite avec une étonnante ardeur. Son corps inerte est recouvert de neige, mais tu sens sa présence à tes pieds. Tu n’as pas le temps d’en faire le tour que sa main ensanglantée te saisit le mollet.

« Méliane… gémit une voix d’outre-tombe.
– Brouh ! »

Tandis que Mokuroh piaille de terreur au-dessus de ta tête, tu t’accroupis et balaies la neige d’un revers de la main. Un jeune homme livide émerge de la poudreuse vêtu d’une uniforme blanc, orné d’un R rouge. Les marques de nombreuses blessures mortelles balafrent son corps juvénile, pourtant un dernier souffle vital anime ce cadavre parlant.

« Comment va… Méliane ? »

Il y a quelque chose de dur, d’affûté, de tranchant dans ce qui reste de l’esprit de ce garçon. Cela te transperce jusqu’à l’âme, voire plus loin encore. L’explication au miracle qui le maintient en vie, tu la devines avec horreur. Il a péri au moment où les couleurs ont lentement commencé à disparaître, au moment où la Piste se formait pour te tracer une voie jusqu’à la Lueur, afin que tu puisses sauver tous les mondes avant que la situation ne se détériore. Mais tu n’es pas apparu et la Piste l’a gardé en vie durant tout ce temps. Il expire un long dernier soupir depuis deux ans dans une détestable solitude. Sa douleur est sur le point de déborder des limites de son être. Il faudrait qu’on l’achève.

« Méliane… »

Et par cette fantastique empathie qui fait ta force, sa douleur devient tienne. Il ne suffit que d’un instant pour que la culpabilité s’en mêle. Plus que pour tout le reste, la faute te revient personnellement. La Piste n’est pas consciente, elle n’est qu’une manifestation de ton pouvoir. Or en traversant ce pauvre garçon, c’est ton pouvoir qui l’a figé dans un état de trépas perpétuel, sans que la libération promise aux mortels ne lui soit accordée. Cette fois-ci, tu ne pourras pas contrôler tes sentiments négatifs. Tu t’attends à percevoir le vrombissement ignoble de la tempête de particules grises, mais…

{Je ne pensais découvrir qu’un seul être surnaturel en venant ici. Quelle effroyable surprise !}

La conscience inconnue qui t’épiait de loin fait son apparition dans ton dos, captivant ta concentration juste au moment où elle allait faiblir. Jamais encore tu n’avais rencontré une telle créature. Tu pensais pourtant avoir fréquenté toutes les espèces de Pokémon et leurs mutations à travers les âges. Sauf celle-ci. Son enveloppe charnelle emprunte beaucoup à l’humanité, si on omet son puissant appendice caudal. Il se montre d’ailleurs plus grand qu’un homme adulte, ce qui, couplé à son aptitude à flotter dans les airs, le rend proprement menaçant. Toutefois, on trouve une étrange douceur dans son regard. La même qui baigne son esprit merveilleux. Un jour peut-être, ce Pokémon deviendra ton égal. Pour le moment, il te fascine au point que tu en oublies momentanément ta quête, la Piste, Mokuroh et le jeune homme dans la neige. Quand le mystérieux Pokémon reprend la parole, c’est cette fois-ci d’une voix rauque qu’il s’exprime :

« Quelle sorte de créature pouvez-vous bien être ? Je n’ai jamais rencontré quelqu’un de semblable.
– J’allais vous poser la même question, répliques-tu.
– Brouh… et bien moi je suis Mokuroh, un brindibou, répond timidement ton ami volant, et voici Brou-Brou. Et toi, qui es-tu ? »

L’étrange Pokémon dévisage brièvement Mokuroh. Tu le sens pénétrer l’esprit de ton petit compagnon pour en soutirer toutes sortes d’informations. Lorsqu’il essaie de lire tes pensées, tu lui en refuses bien entendu l’accès, de crainte qu’il n’en meure. Tu as fait suffisamment de mal jusqu’à présent. Une plainte du jeune homme dans la neige vient te le rappeler.

« Méliane...
– Qui est Méliane ? le questionnes-tu en te penchant sur son cadavre en sursis.
– Ma petite sœur… Elle m’attend... à Céladopole. Est-ce que le… Cadoizo...
– Cette homme porte le R de mes créateurs, intervient le mystérieux Pokémon. Est-il lui aussi une victime de cette malfaisante organisation ?
– Non. Son état est entièrement de ma faute. »

Avec un esprit aussi puissant que celui du Pokémon flottant dans les airs, tu peux te passer d’explications. D’un geste lent, tu tends ton bras en direction de sa poitrine froide. Avant même que tes doigts le frôle, tu ressens l’entièreté de sa puissante mécanique musculaire vibrer près de toi. Le contact contre sa peau est bref, mais il permet le transfert d’un torrent de pensées et de souvenirs. Tu lui offres l’aperçu de ta journée, tandis que la totalité de sa vie défile en toi.

Mewtwo. C’est ainsi que l’ont nommé ceux qui l’ont créé. Il s’agit d’un clone, mais pas le premier, de l’ancêtre des Pokémon. Une femme l’a sauvé d’une vie d’esclave et lui a offert un rêve, celui de devenir musicien, ainsi que le nom de Gégé Boulez. Aujourd’hui, il parcourt le monde sous l’apparence d’un être humain en donnant des concerts partout où la population a besoin de joie en ces temps troublés. Il est lui aussi à la recherche de sa Lueur, la prestation parfaite qu’il tiendra en mémoire de sa bienfaitrice. Pour le moment, il pose sur toi un regard lourd, empli à la fois de reproches et de respect. Puis il fixe le jeune homme allongé dans la neige avec pitié. Il regrette probablement de ne pas avoir emporté un de ses instruments pour calmer ce triste mort-vivant.

« Méliane… Dites-lui… que je suis désolé… Je voulais passer un réveillon… décent. Dites-lui… elle doit m’attendre.
– Vous avez le droit de le savoir, lui murmures-tu en te penchant pour saisir ses doigts gelés. Il s’est écoulé deux ans. Votre sœur ne... »

Tes mots restent en suspens. Le regard que te lance ce pauvre garçon te fige d’effroi. Personne ne pourrait rester indifférent à sa détresse et certainement pas toi. Sa douleur synthétise toutes les souffrances que peut connaître un mortel. Tu n’aurais pas dû lui révéler la terrible vérité, ses yeux si vivants te l'expriment clairement. Tu entends dans son regard le grondement de tant d’émotions : de la colère, du chagrin, de l’amertume, de la peur, du dégoût. Et derrière ce flot destructeur, des regrets. Beaucoup trop de regrets qui font écho aux tiens. Alors ta concentration s’étiole et tu te laisses submerger par un océan d’idées noires. La tempête de particules grises n’attendait que cette faiblesse pour réapparaître.

D’instinct, tu t’éloignes de plusieurs enjambées prestes dans l’espoir de t’écarter suffisamment des trois autres. Tu pourrais protéger Mokuroh cette fois encore, mais pas tout le monde. Malheureusement le brindibou ne comprend pas ton geste et s’envole vers toi, tandis qu’un mur de corpuscules vibrants s’élève devant toi, tel une vague qui s’apprête à déferler de toute sa puissance. En un instant, l’orage de morosité vous cerne complètement, Mokuroh, Mewtwo et toi. Par chance, tu as eu le temps de mettre assez de distance entre le jeune homme dans la neige et toi pour lui épargner de connaître le paroxysme de la tristesse.

Autour de vous, les grains grisâtres du désespoir tournoient en se rapprochant dangereusement. Tu sais que tu y survivras, mais tu n’as plus le temps de faire un nouveau détour depuis les confins de l’univers. Menaçantes, les particules vrombissantes sont sur le point de vous engloutir lorsque que retentit le son d’un cor de guerre. Une bataille d’une rare violence est sur le point de débuter, mais une curieuse sérénité t’envahit. De toutes les forces fondamentales, la Neige est de loin la plus surprenante. Il plut jadis à Arceus de la doter d’une personnalité pointilleuse et caractérielle, pourtant rien ne pourrait te rassurer davantage que de la savoir ton alliée dans cette situation.

Une cohorte de flocons immaculés s’abat bientôt sur la tempête de morosité. Chacun de ces minuscules soldats blancs frappe, tranche, broie, lacère, détruit, éviscère, mutile, exécute, assassine chaque particule grise qui se met en travers de son chemin. Loin au-dessus de vos têtes, tu observes la petite voix de la Neige rugir des ordres à ses armées impitoyables. La besogneuse de l’hiver ne trouvera pas le repos sans avoir éliminé ce qu’elle considère comme de la concurrence. Tu le sais bien, autrefois tu faisais souffler le vent qui portait ses fidèles flocons. Peut-être certains te reconnaissent-ils, puisqu’ils se posent sur tes épaules, offrant une touche de blanc, de cette véritable blancheur que rien ne peut ternir, sur ton costume.

Tandis que la bataille se poursuit, menant progressivement à une défaite de l’ouragan gris, un chemin se forme droit devant toi. C’est la Neige qui te trace cette route vers l’inconnu, un sentier onirique par-delà l’espace et le temps, issu de la mémoire de quelqu’un qui aime la neige, la vraie. Tu t’y engouffres à grands pas, entraînant les deux Pokémon à ta suite. C’est un miracle qu’ils puissent te suivre sur une telle voie. Des puissances bienfaisantes doivent opérer quelque part, tu en as la certitude.

Le sentier est sombre. Le ciel est noir. Le reste est gris. Rien ne bouge. Pas de vent, l’air stagne comme un marécage gelé, dense et mouillé. Toutefois, le cadre ne te semble pas aussi oppressant qu’il ne devrait l’être car il baigne tout entier dans l’espoir, celui que tout voyage se termine à la bonne destination. Celle-ci, tu la perçois au loin sous la forme d’un point de lumière dorée éclairant votre chemin. Si les deux Pokémon progressent en volant, c’est au pas de course que tu avances avec détermination vers l’achèvement de ta quête. À chaque foulée, la boue au sol éclabousse tes chaussons et le bas de ton pantalon, les colorant d’un brun légèrement doré.

Le trajet semble interminable, mais le temps ne signifie rien sur ce genre de chemin de rêve. Peu à peu, le point lumineux grossit et dessine les contours d’un bâtiment, même dans le noir. Bientôt, il gagne encore en précision, jusqu’à se dédoubler, tandis que la route se met soudainement à grimper. Ton attention reste rivée sur la destination de ce périple onirique. Sous cet angle, deux fenêtres sont éclairées. Il y a une porte, sous laquelle filtre un fin rai de lumière… Elle s’ouvre sur une atmosphère chaleureuse berçant une odeur de chocolat chaud.

« Bonsoir ! Bienvenue au centre Pokémon de Rivamar ! »

L’infirmière de garde te dévisage longuement et hésite à ajouter quelque chose. Finalement, un bip sonore la rappelle à ses soins. Derrière toi, Mewtwo a revêtu son apparence de Gégé Boulez, celle d’un trentenaire blond au nez court et aux yeux en amandes. Ce n’est qu’une illusion capable de tromper la foule, à travers laquelle tu vois distinctement. Si tu demeures incapable de mentir, les mortels sont également incapables de te dissimuler la vérité. Dans une vie antérieure de zoroark, tu as pu toi aussi user de ce genre d’artifice pour t’intégrer à la société humaine, mais au final le résultat fut pour le moins volcanique.

Avant de reprendre la route, tu t’autorises une petite pause pour converser avec tes deux compagnons d’infortune. Tu te dois de t’excuser auprès d’eux pour les avoir emportés dans un voyage qui ne les concerne pas. Mokuroh ne te laisse toutefois pas le temps de t’exprimer :

« Dis Brou-Brou, c’est qui ce grand monsieur qui nous suit ? »

En guise de réponse, le Pokémon artificiel dissipe brièvement l’illusion au niveau de son visage, arrachant un hululement effrayé au brindibou. Personne ne l’a vu faire, car les rares dresseurs présents dans le centre ont une mine abattue. Ils recherchent un peu de réconfort dans ce lieu qui n’a pas perdu totalement ses couleurs, mais dont les teintes les plus chaudes ne subsistent que sous une forme délavée. Pour combien de temps encore ?

« J’aimerais vous présenter mes plus plates excuses. Par ma négligence, je vous ai conduit bien loin de chez vous.
– Il n’y a rien à pardonner, intervient le Pokémon musicien, surtout au vu de la nature de votre mission. Après avoir eu accès à l’intégralité de vos souvenirs de cette journée, je suis curieux de découvrir comment se terminera votre quête. Ne craignez rien pour Mokuroh, je l'accompagnerai à Unys auprès de ses maîtres lorsque vous aurez ramené les couleurs.
– Merci à vous, je vous en sais gré, soupires-tu de soulagement.
– Puis je retournerai à Kanto. Une affaire y requiert ma présence.
– Méliane ? »

Gégé Boulez acquiesce d’un hochement de tête. Tu as deviné juste, il possède une âme noble capable de devenir aussi pleine que la tienne, un jour. Mais pas encore dans cette vie, ni dans la suivante. Cette pause ne se sera pas éternisée comme tu le redoutais, néanmoins c’est d’un pas pressé que tu quittes le centre Pokémon. Quelque chose en toi – cet instinct que tu pensais avoir perdu depuis des lustres ? – te pousse à accélérer l’allure. À l’extérieur, Rivamar est écrasée sous une atmosphère irrespirable de terreur. Cela explique l’accablement des dresseurs que tu as croisé dans le centre Pokémon. Chancelant, Mokuroh vient se poser sur ton bras. Il faut que vous quittiez rapidement la ville.

Les quelques rares habitants qui osent sortir dans les rues sont ralentis dans tous leurs mouvements par cette détestable ambiance. Celle-ci prend la forme d’un halo rougeâtre recouvrant la ville. La Piste mène vers le cœur du phénomène, mais rien ne t’oblige à la suivre à présent que tu as compris où se trouve la Lueur. Sans plus attendre, tu te diriges vers la sortie de Rivamar d’un pas qui ignore la gravité. Mewtwo n’a aucun mal à te suivre en dépit de cette tension implacable qui incite les locaux, humains comme Pokémon, à l’immobilité.

Hélas, si tu ne vas pas à la Piste, c’est parfois elle qui vient à toi. Par tous les pores de ta peau, tu sens le rougeoiement englobant la ville s’intensifier. Sur ton bras, les serres de Mokuroh se crispent d’effroi au point de déformer le muscle qui les soutient. Si la douleur physique ne t’atteint pas, en revanche la détresse du brindibou ralentit ton allure.

Tu finis par t’arrêter lorsqu’un gigantesque œil rouge de rancœur apparaît devant toi. Il appartient à un spectre, un de ces skelénox qui poursuivent leur cible sans relâche. Celui-ci vient de jeter son dévolu sur toi, gonflé de l’énergie qu’il tire de la Piste. Sans crier gare, un rayon couleur sang fuse de son œil unique dans ta direction. Tu n’as que le temps d’offrir ton dos à son attaque, tandis que tu protèges Mokuroh, lui aussi dans le giron de cet assaut traître. Derrière vous, Mewtwo se prépare à répliquer quand le brindibou prend son envol et charge le skelénox.

« Une boule rouge pour Maya et Nick ! »

Il est assez cocasse que ce soit lui, manifestement le plus faible de votre trio, qui se décide à se battre contre le fantôme, et pour une raison aussi improbable. En souriant, tu le regardes fondre sur son ennemi qui n’en mène pas large, tout chargé de ce rouge lugubre qu’il soit. Tu regrettes presque que cette teinte soit venue se répandre sur l’arrière de ton costume, mais tu te consoles en plaçant sur ton chapeau une plume de Mokuroh tombée durant son assaut. Libéré de la poigne de ses serres, ton bras reprend sa forme initiale.

{Brou-Brou, profitons de cette opportunité pour nous enfuir. Je reviendrai chercher notre compagnon quand vous aurez accompli votre mission.
~ Merci beaucoup, réponds-tu par la pensée. Allons-y, dans ce cas !}


À regret, tu abandonnes sans un adieu ce brave Pokémon volant qui t’a pourtant accompagné sur une grande portion du chemin vers la Lueur. Peut-être est-ce mieux ainsi. Tu peux à présent avancer à une vitesse que Mokuroh n’aurait pas pu suivre. En quelques enjambées, tu grimpes au-dessus des toits, au-dessus de la piste cyclable surplombant la ville. Mewtwo abandonne son illusion pour te suivre en lévitant. Ta course folle s’oriente alors vers le lac Courage, le mont Couronné et le but ultime de ta quête : Vestigion.

*
La nature s’écarte sur ton passage, elle s’ouvre, se plie, se déplie, se déploie. À tes côtés, le Pokémon artificiel parvient à tenir la cadence grâce à ses immenses pouvoirs qui lui permettent de voler et de se téléporter à courte distance. Sous la lune blafarde, vos silhouettes fendent la nuit à vive allure. Aucun œil n’est assez vif pour suivre vos mouvements pleins de grâce. Il ne vous faudra guère plus d’un quart d’heure pour traverser la région de Sinnoh. Lorsque vous trouvez votre rythme de croisière, Mewtwo engage la conversation :

{D’habitude, je perçois toutes sortes de teintes à l’intérieur des gens. Du bleu, du jaune, du rouge sous toutes les nuances qu’il est possible d’imaginer. Cela m’indique leur état de santé, les sentiments qui les domine, leurs rêves. Mais chez vous Brou-Brou, j’observe des couleurs que je ne suis pas censé voir et dont j’ignore le nom.
~ Elles n’en ont pas. Elles sont comme moi, elles ont perdu tous les qualificatifs qui s’appliquaient à elles autrefois. Peut-être voyez-vous ce qui a été du vert ou du mauve ? Cela n’a plus d’importance à présent. Ce qui importe, ce sont les couleurs que les habitants de ce monde ont perdues.
~ Le temps va-t-il vraiment se figer si vous ne retrouvez pas cette Lueur ?
~ La chose vous semble invraisemblable, n’est-ce pas ?
demandes-tu avec bienveillance. Je suppose que vous ne comprenez pas comment ce phénomène a pu se propager dans le passé.
~ Et je présume que vous n’avez aucune réponse satisfaisante à m’offrir.
~ Pour le moment oui. Les choses seront peut-être différentes dans une autre vie.}


En escaladant le mont Couronné, tu repenses au début de ton voyage, lorsque tu traversais l’image de la montagne depuis le mont Lanakila. Il n’aurait pas fallu longtemps avant d’arriver à Sinnoh. Toutefois la Piste peut se montrer parfois capricieuse. La destination ne compte pas pour elle, seule l’errance prévaut. Cependant, tu as fait suffisamment de détours pour cette fois, il est grand temps que tu mettes fin à cette grise période de tristesse qui enveloppe le monde.

Ta course folle qui ignore la gravité et bien d’autres lois s'arrête face à la sortie orientale de Vestigion. Il faut une douzaine de secondes au Pokémon Psy pour te rejoindre, le souffle court. Ses incroyables pouvoirs lui ont permis de te suivre sans plus de mal qu’un léger accès de transpiration. Il lui reste encore bien assez d’énergie pour concentrer un orbe d’énergie psychique entre ses paumes et le relâcher en direction de ton genou gauche. Malgré sa puissance phénoménale, l’attaque ne te fait plus d’effet qu’un léger picotement en laissant une trace rose fushia sur ton pantalon.

{Il restait une zone vide, je me devais d’y laisser ma marque, explique-t-il. ~ Vous aurez marqué mon costume, comme mon voyage.
~ Je suis impatient de savoir comment il se terminera.}


Sur ces mots, Mewtwo redevient Gégé Boulez, ce grand gaillard blond, aux yeux de ceux qui ne se fient qu’à leurs yeux. Le destin du monde repose sur Gégé et Brou-Brou, cela doit être amusant d’un point de vue extérieur. Devant vous, Vestigion se couvre lentement de neige dans la clarté fade des réverbères. La ville sans couleur a l’air de sortir d’un vieux film en noir et blanc. Cette comparaison réveille de très lointains souvenirs pour quelques secondes, puis la recherche de la Lueur les chasse de ton esprit. Tu sens l’objet de ta quête si proche qu’il pourrait te brûler la peau. La Lueur n’en a pas le pouvoir, néanmoins cette impression flotte autour de toi.

Peu de gens parcourent encore les rues à cette heure où l’on s’attable pour le dîner ou l’on se lève pour la vaisselle. Cela ne change rien : même dans la foule la plus dense, n’importe qui remarquerait cet adolescent longiligne dont la peau arbore encore un rose légèrement rougi par le froid. Les visages des autres ont viré au gris depuis bien longtemps. Ce n’est pas la Piste qui le maintient coloré, mais la Lueur elle-même. Le plus difficile sera de le persuader de te la remettre. Gégé scrute lui aussi ce jeune homme à la chevelure d’un roux ardent. A-t-il compris ce qu’il en est ?

L’adolescent relève le col de son blouson, plonge ses mains dans ses poches et accélère le pas. Il semble impatient de rentrer pour se mettre enfin au chaud. Tu te questionnes sur la marche à suivre. C’est toujours compliqué quand un être vivant détient la Lueur. Par ignorance ou par avarice, les mortels ne sont jamais enclins à la céder. Or tu te refuses à user de la violence ou de la malice contre eux. Le temps presse, tu interpelles l’adolescent :

« Bonsoir ! Excusez-moi jeune homme, oui c’est à vous que je m’adresse. »

Il se retourne et te détaille brièvement de la tête aux pieds, agacé. La nature l’a pourvu d’un regard magnifique, pourtant quelque chose te dérange dans ses yeux. Quelque chose d’absent ou de superflu. L’adolescent pose un poing sur sa hanche avant de te répondre d’un ton un peu sec :

« Bonsoir. Je suis pressé, vous me voulez quoi ?
– Nous souhaitons récupérer la Lueur en votre possession.
~ Ses souvenirs ont été altérés il y a deux ans, te prévient mentalement Mewtwo, scrutant ses pensées.
– Quelle lueur ? Je ne sais pas de quoi vous parlez. »

C’est la vérité, il l’ignore. Personne ne peut te mentir. Qu’importe le nom qu’il donnerait à la Lueur s’il avait conscience de son existence, il ne pourrait te le cacher. Voilà qui ne te facilite pas la tâche. Tu décides néanmoins d’en rester à la franchise qui marque ta ligne de conduite.

« La Lueur est une force primordiale contenant toutes les couleurs qui existent. Cela nous permettrait de rétablir le monde dans son état normal.
– C’est-à-dire ?
– Lui rendre ses couleurs, intervient Gégé Boulez.
– Pff, encore cette histoire à dormir debout ? s’emporte le jeune homme. Tout le monde se plaint continuellement des couleurs qui disparaissent, pourtant elles vont très bien ces foutus couleurs ! Vous la voyez bien jaune la lumière de ce lampadaire, non ? »

Il lui reste vaguement un faible éclat jaunâtre, mais cela ne choquerait personne de dire que le réverbère projette une lumière grise. La Lueur l’empêche de percevoir l’évidence. Cet adolescent ne comprend donc pas la détresse de ses contemporains. Sa vie a continué en couleur. Comment lui répondre ? Ton compagnon s’en charge sans ménagement.

« Il n’est de pire aveugle que celui qui ne veut voir.
– C’est moi l’aveugle ? s’écrie le Vestigionnais.
– Oui Clarence, vous êtes aveugle.
– Comment connaissez-vous mon nom ?
– Je suis télépathe, révèle Gégé. Et je suis né aveugle, je sais à quoi ressemble l’esprit de quelqu’un privé de la vue. Mais pour une raison qui m’échappe, tous vos souvenirs liés à cette cécité sont brouillés.
– Oh, arrêtez vos conneries ! »

Sur ces mots, Clarence tourne les talons et s’éloigne à grandes enjambées. Sous ton action, l’espace se dilate à l’infini si bien qu’après une vingtaine de pas, le jeune homme s’aperçoit qu’il n’a pas bougé d’un iota. Furieux, il se retourne vers vous en expirant un long souffle de condensation rageur.

« Vous êtes qui, bon sang ?
– Cela n’a guère d’importance, réponds-tu d’une voix apaisante. Du moins, en ce qui me concerne.
– Pour ma part, je m’appelle Gégé Boulez et je suis musicien. Comme vous, Clarence.
– Arrêtez de lire mes pensées ! Et foutez-moi la paix, aussi ! Il est tard, ma mère m’attend. »

Une sorte de tension, de frustration se dessine dans chacun de ses mouvements. Ce n’est pas dû à la Lueur, mais à autre chose. On a manipulé ses souvenirs, or tout son corps réclame la vérité. Les mots prononcés par Mewtwo ont réveillé ce besoin de savoir, de se rappeler. Cette histoire de cécité t’inquiète également. Tu n’y vois pas un effet de la Lueur, cela manquerait de subtilité ou de logique. Non, il y a forcément quelqu’un à l’origine de tout cela. Quelqu’un a voulu rendre la vue à Clarence. Par amour sans doute, et cela a attiré la Lueur. L’amour l’a toujours attirée plus que n’importe quel autre sentiment. Il ne te reste qu’à confirmer cette théorie. En trois pas, tu te tiens à la hauteur du jeune et poses ton pouce sur son front. D’instinct, il se recule en te lançant une œillade féroce.

« Ainsi, vous avez croisé la route de Thread, constates-tu avec une pointe d’amertume d’après les sensations que ce contact t’a permis de capter.
– Je ne connais pas de Fred !
~ Qui est-ce ? questionne le Pokémon musicien.
~ Un Pokémon Psy très doué, ainsi qu’une sommité dans son domaine. Il s’agit également d’une de mes dernières vies mortelles avant que je ne devienne ce que je suis actuellement. Je n’en garde hélas pratiquement aucun souvenir.
– Clarence, avez-vous connu l’amour ? »

La question le désarçonne. Ses lèvres se plient pour répondre, mais l’hésitation s’installe. Il cherche, il fouille sa mémoire, il se heurte à des murs dressés contre sa volonté, il cherche encore. Tu devines tout ceci à l’odeur des souvenirs qui tentent de refaire surface. À tes côtés, Mewtwo essaie également de percer à jour les secrets que renferme l’esprit de Clarence. Ou plutôt, il l’aide à faire tomber les barrières mentales qui l’empêchent de se souvenir. Ils auront besoin de toi pour y parvenir.

« Je ne pense pas que vous soyez un idiot, Clarence. Durant ces deux dernières années, vous avez dû vous apercevoir que quelque chose clochait dans votre vie, déclare Mewtwo. Vos souvenirs...
– Peut-être que je n’ai pas envie de m’en rappeler !
– C’est faux, l’intégralité de votre être pleure le contraire, réponds-tu.
– OK, admettons qu’on m’ait effacé la mémoire. Déjà, je ne vois pas à quoi ça va vous servir que je me souvienne de ce qu’il s’est passé il y a deux ans. Mais surtout, vous pensez vraiment que je vais réussir juste parce que vous me le demandez gentiment ?
– Du calme, Clarence. Ne pensez à rien et répondez à cette unique question. Quel est son nom ? »

L’adolescent fronce les sourcils, s’apprête à rétorquer quelque chose avec cette virulence qui l’anime, mais se ravise. Ses lèvres tremblent un instant, puis d’une voix presque inaudible, il marmonne :

« Ariane ? »

Quelque chose se débloque en lui. Tu entends un flot de pensées fuser de toutes parts et se déverser en torrents dans l’esprit du jeune homme. Un barrage a cédé. Mewtwo a bien aidé, néanmoins cela fait longtemps que ce mur souhaite être renversé. Toute l’animosité qui agitait Clarence s’estompe alors que la vérité de sa vie refait surface. Il n’a probablement pas conscience qu’il n’est pas le seul à avoir subi un lavage de cerveau. Pour lui faire oublier sa cécité, il est certain que presque tout Vestigion a dû connaître le même sort. Les jambes de Clarence flageolent un instant avant de le laisser s’effondrer à genoux dans la neige.

« Ariane… cette lettre que j’ai retrouvée sur le fermoir du piano, je l’avais écrite pour elle. Je voulais l’inviter pour les fêtes. Sa présence me faisait tant de bien...
– Clarence, je...
– Bouclez-la, bordel ! rugit l’adolescent en te saisissant par ton costume. Je… je l’aimais et elle est morte à présent. Je n’ai pas pu lui dire… au revoir, pas pu me souvenir d’elle, de sa voix, de son rire, de son image… Ariane... »

Le Vestigionnais réprime un sanglot, mais ses larmes affluent bien trop vite pour qu’il puisse les retenir. Tu poses une main compatissante sur sa chevelure rousse tandis qu’il pleure, sans pouvoir se contrôler, sur ton habit fait de neige. Quand il se recule et essuie ses larmes, Mewtwo se penche sur lui et constate avec effarement que ses pleurs sont du noir le plus sombre. Le visage et la manche du jeune homme, tout comme ton costume, sont maculés de ce noir intense.

« Est-ce la Lueur ? questionne le Pokémon.
– Oui. C’est la synthèse soustractive, le noir contient toutes les autres couleurs. »

Sur tes vêtements, les larmes de Clarence se répandent comme de l’encre dans un verre d’eau. Conjointement, ton environnement proche retrouve ses teintes d’antan. La lampadaire indiqué plus tôt éclaire la scène de sa lumière jaune. Lorsque la Lueur noire aura recouvert l’intégralité de ton enveloppe corporelle, tu t’évanouiras dans le cosmos pour y rapporter les couleurs disparues. En attendant, tu t’agenouilles devant Clarence qui reste silencieux. En échange de ses souvenirs, le voilà à nouveau aveugle. À défaut de pouvoir faire mieux, tu lui offres quelques mots de réconfort.

« Clarence, vous avez perdu la vue et l’amour. La vue, vous la retrouverez un jour. Thread a œuvré avec talent, la Lueur n’a fait que retarder le processus de guérison. J’ignore à quel moment vos yeux capteront à nouveau le monde, mais les couleurs seront déjà revenues à ce moment-là. Et définitivement, j’espère.
– Pfff...
– Quant à l’amour, tout dépend de vous. Si vous le retrouvez un jour, il sera forcément différent de celui que vous avez connu. Pas mieux, ni moins bien. L’accepter ne sera pas trahir Ariane, gardez cela en tête et ne vous privez pas d’être heureux. »

On pourrait te reprocher de parler de bonheur, toi qui as trop souvent sacrifié le tien au cours des milliers de vies qui ont précédé ton élévation. Clarence verse de nouvelles larmes, transparentes cette fois-ci, tandis la Lueur recouvre plus de la moitié de ton corps. Il est temps de faire tes adieux à Mewtwo, cet étrange compagnon de route à l’esprit si vif. Même après avoir gagné l’éternité, tu détestes encore les adieux.

« Vous allez nous quitter ? demande le Pokémon musicien.
– Oui, je vais redevenir pure énergie. Saluez Mokuroh de ma part.
– Je n’y manquerai pas. Aurons-nous l’occasion de nous revoir ?
– Peut-être, réponds-tu après un court silence. Je l’espère en tout cas, mais ce sera dans une autre vie.
– Alors adieu, Brou-Brou.
– Au revoir, mon ami. »

Vous vous reverrez, cela ne fait aucun doute. Son esprit s’élèvera un jour et vous vous retrouverez dans l’infini insondable immatériel que tu t’apprêtes à rejoindre. L’intense obscurité de la Lueur achève de recouvrir ton visage et tes doigts, puis tu te désagrèges. Chacune des cellules formant l’enveloppe qui te contenait retourne au néant en un instant, libérant toutes les couleurs à travers le temps et l’espace, dans chaque réalité, chaque possibilité d’univers. Juste avant que ton esprit ne se dilate, tu diriges une ultime pensée vers toutes ces gens, humains et Pokémon, que tu as croisé sur ton chemin. Quelle a été leur vie au cours de ces deux années moroses et de deviendra-t-elle dans ce futur certes coloré, mais où chacun devra se reconstruire ?

C’est alors que tu cesses d’être toi, et que tu redeviens moi. Je reprends ma méditation contemplative des principes immuables de la non-existence, que vient perturber ta dernière interrogation. La suite ? Aux mortels de l’écrire.