Jour 13 : Gratte-ciels et gens stressés, par Ramius
Le mémo arriva vers dix-sept heures. Clément vit la petite notification orangée sur son bureau, et cliqua machinalement, sans savoir à quel point elle allait le tourmenter.
« La direction du Crédit Parsemillois vient de recevoir une déclaration d’intentions belliqueuses de la part de la Banque Actuelle (à trouver en pièce jointe avec la réponse envoyée). Nous informons nos employés que vous risquez de subir des attaques personnelles, notamment sur les lignes Rose, Rouge et Verte du métro de combat : elles pourront prendre la forme de défis en combat de Pokémon ou de huées publiques de la part des syndicats impliqués dans la polémique de l’école Julien le Fol. Des problèmes en pleine rue ne sont pas à exclure en banlieue.
Le service Ressources Humaines se mettra à votre disposition pour assurer votre protection aux heures de pointes, dans les limites de ses disponibilités, et nous vous demandons également de signaler toute menace potentielle. Néanmoins, nous disposons de moins de dresseurs que la Banque Actuelle. Si des employés peuvent se déplacer sans besoin particulier de protection contre le personnel combattant adverse, nous vous prions de vous signaler à nos services, en vue d’aménager les emplois du temps.
Je vous rappelle que les conflits entre les banques sont soumis à une charte, que vous trouverez également en pièce jointe : signalez tout manquement à cette charte de la part de nos adversaires comme de nos propres services, et n’hésitez pas à demander le soutien de la banque. Vous êtes la cible principale, mais nous ne vous laisserons pas seuls en première ligne.
En vous assurant encore de notre soutien et en vous souhaitant bon courage pour traverser ce défi,
Laure Harlow
Directrice des Ressources Humaines »
Ce n’était pas son genre, mais Clément aurait bien juré.
L’école Julien le Fol faisait perdre cinq mille pokédollars par mois au Crédit Parsemillois, à cause d’une gestion calamiteuse, et avait ignoré plusieurs avertissements de la banque. C’était Clément qui avait pris la décision de résilier les obligations de sa banque, et d’ailleurs, il n’avait fait qu’appliquer les clauses du contrat. C’était son boulot : faire fonctionner les contrats servant de rouages à la banque. Discrètement et en coulisses.
Les syndicats de professeurs et de parents d’élèves avaient réussi à s’entendre pour défiler ensemble, et la Banque Actuelle leur avait gracieusement prêté un ou deux conseillers juridiques, et avait profité de la polémique importante pour déclencher sa propre offensive financière. Les deux banques étaient au coude à coude depuis trop longtemps pour ne pas finir par tirer les couteaux.
Enfin bon. Clément avait reçu le soutien de l’administration à propos de l’école, la décision aurait été prise tôt ou tard. Période de Noël ou pas — d’ailleurs le coût de la fête organisée par l’école était massif et aurait été reporté sur la banque.
Ce qui inquiétait le jeune banquier, c’était vraiment cette offensive de Banque Actuelle. C’était un poids lourd du secteur, qui avait absorbé plusieurs banques familiales de la Région avec les mêmes méthodes agressives. Il n’était pas vraiment dresseur, il avait bien un Chacripan dans son appartement mais ça aurait été un miracle de pousser cette boule de poil à se battre. Or il n’aurait pas été surpris que la banque d’en face arrive à obtenir son nom, et même si elle ne le publierait pas parce que ce serait illégal, il s’attendait à trouver des dresseurs dans son métro. Son implication auprès de l’école faisait de lui le maillon faible de sa banque.
Malheureusement, il prenait la ligne Or. Elle était moins fréquentée et il avait des horaires plutôt rudes : sa banque aurait du mal à le protéger physiquement. Il devrait se débrouiller tout seul.
Heureusement… Il avait sa petite idée sur la personne à contacter. La simple perspective de lui passer un appel lui fit apprécier sa journée de travail.
***
Félix bougeait toujours ses oreilles dans tous les sens quand il entendait la tonalité du téléphone. Cela faisait partie des nombreuses manies qui amusaient Clément.
« Bonjour, Victoria Philips, lança une voix agressivement polie.
— Salut Vic, c’est Clément ! J’espère que je ne te dérange pas ?
— Ça va. Je suis dans le métro, tu auras de mes nouvelles si tu me fais rater ma station. Et toi ?
— Comme ci comme ça. Dis donc, tu as l’air de finir de plus en plus tard…
— Et je suis de mieux en mieux payée.
— J’ai rien dit.
— Avec plaisir, lança Victoria en souriant certainement à son téléphone. Bon, je me doute que tu as quelque chose à me demander ?
— Je suis si évident que ça ?
— C’est pour que les gens soient évidents qu’on me paie, Clément.
— Mais tu insistes, en plus.
— Toujours !
— Du coup, oui. Ma banque et la Banque Actuelle ont officiellement commencé à se crêper le chignon, et je ne suis pas vraiment éligible aux services de défense…
— Humm. Tu es sur Ogoesse, non ?
— C’est ça !
— Et tu me demandes de passer te prendre depuis Janusia et t’escorter. À moins que je n’aie mal compris ?
— Euh, non, admit Clément avec gêne. C’est exactement ça.
— Tu sais quoi, Clément ? »
C’était bien le problème, avec Victoria : elle avait tellement l’habitude de négocier que même ses amis d’enfance avaient du mal à interpréter sa voix. Clément se retint d’avaler sa salive pour dissoudre le nœud dans sa gorge et ne fit aucun bruit. Il était anxieux.
« Y’a pas de problème ! Ça fait un moment qu’on s’est pas vus, comme ça on gardera le contact.
— Yes, t’es la meilleure Vic !
— Vas dire ça à mon patron, tu seras chou.
— Il me boufferait sur place.
— Pas faux. Bon, je passerais te prendre demain à sept heures, sois pas en retard…
— Moi ? Jamais.
— À demain !
— À demain ! »
Finalement, se dit Clément, les choses n’allaient pas si mal. C’était vrai qu’il n’avait pas vu Victoria depuis un moment. Elle avait raté trois fois de suite les soirées informelles organisées par leur petit cercle d’amis datant presque de l’école, ce qui ne lui ressemblait pas beaucoup. D’eux tous, c’était elle qui avait obtenu le meilleur travail. Le plus exigeant, aussi.
Elle avait été dresseuse, aussi. Et avait rarement contredit son nom. Clément ne se faisait plus de souci pour le métro : Victoria aurait probablement pu devenir Championne d’Arène.
« T’as entendu ça, Félix ? »
Le Chacripan ne lui répondit pas, se contentant de le regarder avec de grands yeux.
« Je vais devoir te laisser seul ici un peu plus longtemps. Victoria a de vrais horaires de ministre ! »
Félix miaula. Son dresseur affichait un grand sourire niais, et ça n’augurait jamais rien de bon.
***
La rame ralentit dans un grand bruit de ferraille à la Station du Rêve. Malgré l’heure matinale, une petite foule faisait déjà le pied de grue, et se précipita à l’intérieur pour échapper à l’air glacé du quai. Les rames n’étaient pas tellement plus chaudes en début de service, mais ça ne tarderait pas.
Clément et Victoria attrapèrent une barre au milieu des autres voyageurs, pendant que le métro s’élançait. C’était le troisième jour de leur petit arrangement, et Clément commençait à envisager de changer de gants. Ou au mois à envier ceux de Victoria. La janusienne était couverte comme pour partir au Pôle Nord.
« Il y a plus de monde qu’hier, remarqua-t-il pour se changer les idées.
— Ça varie toujours un peu en décembre. L’agitation de Noël, tout ça…
— Je me fais l’effet d’un touriste, à côté de toi !
— Tu m’étonnes ! Le métro de sept heures, c’est un autre monde ! »
À cet instant, un élégant quadragénaire au regard noir se racla la gorge. Il sembla à Clément que ce type l’avait fait juste à côté de son oreille.
« Excusez-moi… Vous êtes bien monsieur Clément Powell ?
— Oui, c’est moi. À qui ai-je l’honneur ?
— Permettez-moi de me présenter par un combat.
— Vous êtes aveugle ? le tança Victoria. Cet homme n’est pas dresseur. Moi par contre, je me ferais une joie de vous répondre.
— Eh bien, c’est que j’ai une affaire concernant monsieur Powell…
— Vous pouvez répondre à mon défi, ou le laisser tranquille. »
Le dresseur n’avait pas besoin qu’elle lui fasse un schéma. De toute façon, si Victoria protégeait son ami avec ses Pokémon, il y aurait forcément un combat. Il recula, et commença à informer son côté du wagon qu’un duel avait été lancé. Une vieille dame râla à propos de l’heure, assurant qu’à son époque, les jeunes esprits n’étaient pas encore échaudés si tôt le matin.
Clément, lui, se détendit et profita du spectacle. Il doutait que cela prenne très longtemps, mais ce serait déjà ça de pris sur la longueur du trajet.
Le sbire de Banque Actuelle envoya un Escroco au combat. Puis un Émolga, à peine vingt secondes plus tard, auquel il conseilla la plus grande prudence. Puis un Karaclée, avec une réticence visible. En face, Victoria affichait un sourire carnassier. Son Scalproie, lui, restait impassible.
Le Pokémon Combat retourna dans sa ball avec un air plus surpris que réellement douloureux. Pour déclencher le système de rappel d’urgence, il fallait en général frapper très vite. Clément se doutait qu’il n’aurait même pas vu le mouvement foudroyant de Scalproie s’il n’avait pas connu ce Pokémon depuis des années.
Le duel avait pris moins d’une minute. La rame de métro n’avait même pas eu le temps d’atteindre la station suivante.
« Eh bien, soupira le quadragénaire en tirant un porte-monnaie de sa veste. Je crains de vous avoir sous-estimée, madame.
— Oh, vous ne vous êtes pas si mal débrouillé. Ça aurait pu se terminer différemment si votre Émolga avait eu le temps de finir sa Cage-Éclair. »
Il paya la dîme du vainqueur, puis prit ses distances, atterré par la raclée qu’il avait subie.
« Je trouve ça un peu fort, grommela Victoria. Je croyais que le gros des combats aurait lieu sur d’autres lignes, et voilà qu’un dresseur qui te connaît vient rôder à sept heures du matin, trois jours après le début des hostilités… Dis-moi, Clément, tu ne m’aurais pas caché quelques détails ?
— Eh bien… La plupart d’ordre professionnels, mais oui, quelques-uns.
— Comme ?
— C’est moi qui ai refusé le prêt de l’école.
— Vraiment ? Et moi qui croyais être le pire requin de nous deux. »
Pour une fois, Clément ne s’y trompa pas. Victoria le menaçait de lui retirer sa protection s’il ne déballait pas l’ensemble de l’affaire. En plein métro. Heureusement que la rame était bruyante, se dit-il, on ne l’entendrait pas au-delà d’un petit mètre.
« C’est pas très rigolo, comme histoire. En plus, je n’ai pas trop le droit de te révéler de détails sur leur gestion de nos sous. Mais j’avais presque pitié du directeur du Crédit, sur le coup.
— Je vois… Bah, les Dragons savent que j’ai aussi eu à faire des choix difficiles. Mais ne vas pas en faire ton métier. Je n’ai pas envie de t’avoir comme concurrent. »
Je n’ai pas envie de devoir t’écraser, crut comprendre Clément.
« Ce n’est pas le plus marrant du métier, en fait. Je préfère voir les prêts que j’ai autorisés pour ouvrir un restaurant et une épicerie.
— Ne me dis pas que tu penses avec ton estomac ! »
Il rit de bon cœur à la pique.
***
Le Galeking laissa échapper un grognement étouffé quand l’Exploforce le projeta de plein fouet contre le sol du wagon. Mais il releva aussitôt la tête, ses yeux d’azur brûlant d’une implacable soif de vengeance.
Le dresseur au Lucario laissa échapper un souffle horrifié, tandis que Victoria hurlait un encouragement à son Pokémon. Le corps métallique de ce dernier s’était mis à émettre une intense clarté blanche. Un rayon blême, droit comme la justice, balaya le Lucario et le renvoya dans sa ball.
« Beau boulot ! lança Victoria. Et beau combat, très plaisant.
— Je vous remercie… J’ai eu très peu d’adversaires comme vous. Je crois bien que je ne connaissais même pas votre dernière attaque…
— Elle n’est pas très connue, seule une douzaine de Pokémon y a accès, répondit modestement Victoria. C’est une sorte d’équivalent à Voile Miroir, mais capable de riposter à tout. On l’appelle Fulmifer.
— Elle en impose ! »
Les spectateurs commencèrent à prévenir les passagers des autres wagons que l’affrontement était terminé. Il avait provoqué plusieurs fuites quand il avait commencé à prendre trop d’ampleur. Bien sûr, théoriquement, les dresseurs étaient responsables de leurs combats et pouvaient se voir interdire de transports en commun s’ils causaient le moindre dégât à qui que ce soit ; mais quand des Pokémon trop puissants étaient en jeu, beaucoup de passagers préféraient s’éclipser.
« Dis donc, commenta Victoria quelques instants plus tard. Ils essaient vraiment de te mettre la pression. On n’a eu que des dresseurs d’élite cette semaine !
— Ça me ferait presque peur, admit Clément. Mais tu rends leurs efforts assez ridicules. Enfin… Là, c’est pas passé loin, mais…
— Mais si. Il a perdu quand il a engagé son Crapustule sur Magnézone. Mon équipe est conçue pour contourner ses faiblesses, tu sais.
— Bien sûr, mais je n’ai pas l’expérience pour vraiment le ressentir !
— C’est ça, flatte-moi.
— Ah mais je ne fais que profiter de mes observations. J’ai cru comprendre que tu aimais bien la flatterie, au fil des années !
— Hmm, oui. Et la gloire, aussi.
— Et la victoire.
— Et la richesse.
— Et, euh… »
Ils se jetèrent un regard complice. Rira, rira pas ? Puis l’instant passa, Victoria conservant son sens des priorités.
« N’empêche que tu me dois une fière chandelle.
— Ça oui, enchaîna un Clément soulagé que le sujet arrive. D’ailleurs, à propos…
— Oh non, laisse-moi deviner ! Ça commencera d’autant mieux ma journée. Voyons, tu comptes parler d’une forme de paiement à laquelle tu aurais longtemps réfléchi ? »
Il y eut un blanc. Puis :
« On ne peut vraiment rien te cacher, Victoria.
— Mais si, mais si, ça ne fait qu’une semaine que je m’en doute. Alors ? Crache le morceau !
— Bon… Déjà, ça va sans dire, inutile d’essayer de frimer : tu gagnes plus que moi et tu adores me le rappeler, donc pas la peine de chercher un cadeau de Noël cher. Je pensais plutôt à un cadeau qu’on ne s’offre pas seul.
— Ah, je crois que j’ai une idée… Vas-y, vas-y, fais comme si je n’avais rien dit !
— Ça te dirait, une soirée sur l’Étoile d’Unys ? »
Clément fut sans doute autant surpris par l’air médusé de Victoria qu’elle-même par sa proposition. Finalement, peut-être qu’on pouvait cacher des choses à la janusienne. Mais peut-être qu’il s’était surpris lui-même, d’avoir réussi à prendre un ton aussi blasé.
« Alors là… finit-elle par murmurer. Clément, c’est ça ta définition d’un cadeau de Noël pas cher ?
— Pourquoi pas ? C’est un geste vers l’autre, ça ne s’offre qu’une fois dans l’année, et encore, ça se partage… Oui, il me semble que ça répond à toutes les conditions pour un bon cadeau de Noël.
— Et moi qui croyais que j’étais riche. Tu m’as caché des magouilles avec la pègre ou quoi ?
— Quoi ? Euh, je veux dire, pas du tout ! Eh, je sais que tu gagnes dix ou douze fois plus que moi, mais je ne suis pas à la rue non plus. Je te rappelle que j’ai acheté mon studio avec mon héritage, donc je n’ai qu’à payer les taxes et je peux économiser la plupart de mon salaire. Mine de rien, ça va faire cinq ans que je fais ma Fermite.
— J’ai tendance à l’oublier. »
Elle garda le silence un moment. Il n’osa pas l’interrompre ; elle devait mesurer les contraintes sur son emploi du temps surchargé, et il avait trop peur de précipiter une réponse négative. C’était stupide, et il le savait, mais il ignora cette pensée, parce qu’il n’y pouvait rien.
La rame avançait tout droit, à peine secouée par les irrégularités des rails. Clément avait l’impression de pouvoir entendre ses roues grincer sur les poutres de fer où elles s’appuyaient. Et puis il y eut un virage, qui imposa son mouvement à tous les passagers, avant que le métro ne reprenne son chemin rectiligne et inébranlable.
« C’est d’accord, déclara Victoria. Je peux me libérer le vingt-huit, si ça te va.
— Bien sûr… qui travaille jusqu’à minuit, ici ?
— Ah mais je ne sais pas. Avec les horaires auxquels tu prends le métro ces temps-ci, je m’attends à tout. »
***
Clément n’avait aucun scrupule à se réclamer de la génération qui avait pleuré devant le film Pingoléon, même s’il était né un peu trop tard. Pourtant, il n’aurait pas imaginé qu’une croisière puisse vraiment être aussi magique.
Il ne trouvait pas d‘autre mot. Depuis que Victoria et lui avaient embarqué, en milieu d’après-midi, le voyage n’avait été qu’une succession d’émerveillements.
L’Étoile d’Unys commençait par remonter le fleuve du Lien, pour permettre à ses passagers d’admirer le coucher de soleil au-dessus du Heylink et les mille nuances de grenat qui éclaboussaient le flanc du Mont Renenvers. Puis le navire redescendait le cours d’eau vers la mer, passant une seconde fois sous le Pont des Illusions pratiquement invisible, pour se diriger au large de Volucité. Et tous ces moments, il les avait partagés avec Victoria. Elle-même une merveille, se disait-il, une étoile filante posée sur le pont de l’Étoile.
C’était comme un rêve. Et le petit paquet le brûlait à travers la poche de sa veste.
Bientôt, le navire aurait atteint son ancrage pour la soirée, et les passagers seraient appelés dans le grand salon pour dîner. Quand ils ressortiraient sur le pont, ils pourraient profiter des lumières nocturnes de tout Unys et des îles qui en dépendaient. Entre les ponts aux lumières délicates, les gratte-ciels orgueilleux, le métal de la Zone Industrielle à l’ouest, et tous les petits villages qui entouraient l’estuaire au sud de la Région, on disait que le spectacle était impressionnant.
Mais pour l’instant, les amis d’enfance étaient à la proue, appréciant le déplacement presque insensible du lourd paquebot et regardant les vagues s’écraser vainement sur sa coque blanche. Victoria avait conquis cette place d’honneur en combat.
Peut-être fut-ce ce cri de mouette, dans le lointain. Peut-être les rires des convives. Clément était à peu près certain que ce fut quelque chose qu’il avait entendu qui le décida.
« Victoria, commença-t-il, brisant le silence.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, avec une trace d’alarme dans la voix.
— Il se peut que j’aie oublié de te dire deux ou trois trucs. »
Il plongea la main dans sa veste, sous le regard indéchiffrable de son amie. Il avait le trac, mais il arriva à ne pas trembler. Cela faisait près de trois semaines qu’il attendait ce moment, depuis qu’il avait compris.
« J’aimerais t’offrir ce… Ce petit rien. »
Il maudit intérieurement sa voix incapable de tenir une seule phrase. Cela faisait près de vingt ans qu’il connaissait Victoria, pourquoi fallait-il qu’elle l’intimide exactement maintenant ?
Au moins, il ne se mélangea pas les pinceaux en ouvrant la petite boîte et en présentant son contenu. Il avait répété ce mouvement devant son miroir, et il se dit qu’il avait eu raison. Même s’il s’était senti idiot sur le coup. Mais comment allait-elle réagir ?
Elle ne disait rien, elle contemplait la bague modestement ornée d’un éclat de béryl. Clément savait que son amie préférait les bijoux discrets. Et il sentit aussi que cette fois-ci, il ne devait pas laisser le silence s’installer.
« Je crois que je n’avais pas réalisé à quel point tu m’avais manqué, en t’appelant à l’aide. En fait, je crois qu’il y a beaucoup de choses que je n’ai pas réalisées pendant des années… Victoria, je… Je— »
Elle leva simplement la main, le faisant taire presque sans y faire attention.
« C’est que… Je ne sais pas trop quoi te dire, Clément. Ça me touche beaucoup. »
Le trac se mua en angoisse. Le jeune banquier devina l’hésitation de Victoria. Elle ne savait pas si elle devait prendre la bague. Elle ne savait pas si elle pouvait la prendre. Si elle le pouvait sans faire une promesse… et lui en était sûr, elle n’avait jamais décidé qu’elle tiendrait ce genre de promesses. Ils doutaient presque autant l’un que l’autre, mais aucun ne s’en rendait compte.
Et puis Victoria décida subitement de ne pas laisser cette bague dans le vent, de ne pas laisser son soupirant un pied dans le vide. Elle avança la main pour attraper la bague, d’un geste bien moins assuré qu’elle ne l’aurait voulu.
Un geste assez gauche, même. La bague glissa de sa main.
Le juron ordurieux de Victoria n’y fit rien, pas plus que son bras projeté vers le minuscule projectile d’or, pas plus que le pied que Clément tenta de placer sur sa trajectoire. La bague cogna contre le bastingage, et plongea tout droit vers l’étrave écumante du paquebot.
« Oh putain Clément, je suis désolée !
— Euh, je, mais non ce n’est pas… »
Mais ça l’était.
Ils se turent, mortifiés. Dans leur silence, ils entendirent le ricanement de hyène d’une vieille dame à quelques mètres de là, qui avait assisté à toute la scène.