Jour 11 : Escapade Nocturne, par Murphy L
Lucas entend la porte se fermer. Il rouvre aussitôt les yeux.
Une aiguille de lumière filtre sous le panneau de bois blanc, preuve que ce n'est pas encore l'heure. Il n'a plus qu'a attendre.
Ses yeux le tirent de s'accoutumer à la pénombre, tout son corps est raide comme une planche sous sa couverture. Le petit garçon se pince de temps à autre. Cette année, il va y arriver. Cette année, il va rester éveillé. Cette année…
Il cligne très fort des yeux pour ne pas se laisser enlever par le sommeil, par ses griffes cruelles qui l'empêcheraient de réaliser son rêve. Ses petites mains frémissent d'impatience et d'excitation. Tous les ans, il se couche le ventre plein de papillons et d'espoirs. Tous les ans, il faillit à son plus cher désir. Mais pas cette année.
Lucas a hâte de se lever, demain matin. Il a hâte de se précipiter sous le sapin pour déballer les cadeaux dans leurs écrins de papiers brillants, pour dénouer les rubans et déchirer les paquets, dénuder les boites et les emballages pour ensuite en extirper les plus beaux trésors, comme des perles dans leurs coquille. Il a hâte de manger ses tartines sous l'œil attentionné d'une mère comblée, de regarder la télé en pyjama et de passer la journée avec son père qui ne travaille pas. Il a hâte de recevoir son cadeau.
Et pas n'importe quel cadeau, hein! Un pokémon. Rien que ça. A cinq ans, Lucas sait qu'il est assez grand pour en avoir un. Un partenaire, un ami, un compagnon, un combattant avec qui il écraserait son imbécile de sœur pour devenir le Maître de Hoenn. Il s'imagine déjà une bête tout en crocs et en griffe, invincible et sanguinaire, qu'il dompterait en un clin d'œil grâce à ses talents de dresseur hors-normes. La foule commencerait à l'acclamer dès demain, et elle commencerait avec sa mère et sa sœur.
Lucas se frappe la tête contre le montant de son lit. Pas très fort, hein, juste assez pour avoir un petit choc qui le tiendrais éveillé. Un pokémon, oui, mais pas de la camelote. Un vrai pokémon, descendu du ciel dans le traineau du père Noël, dans une belle pokéball entourée d'un ruban doré, lisse et brillante comme une boule de Noël, dans laquelle il pourrait se regarder l'air de rien avant de combattre.
Le petit garçon s'enfonce les ongles dans les mains, se mords les lèvres si fort qu'une goutte de sang y perle comme un joyau écarlate. Tout son corps crispé tremble d'excitation, les yeux fixés sur ce plafond blanc qu'il couvriras d'affiche à sa gloire, les pensées tournées vers les pierres qu'il choisiras pour sa couronne.
Cette nuit, deux de ses rêves vont se réaliser. D'une part, il va recevoir son pokémon. Et d'autre part, il va voir le père Noël.
Maman se lève enfin du canapé dans un grincement semblable à un rire. Lucas l'entend poser son livre sur la tablette en marbre de la cheminée, soupirer un coup…
L'aiguille de lumière sous la porte disparait quand Maman éteint la lumière d'un coup de talon sur l'interrupteur. Une porte couine, et, bientôt, plus rien. Rien que le silence.
Lucas sent le silence l'entourer, le palper, taquiner les moindres recoins de son être. Il ne doit pas céder à la peur, il ne doit pas céder au sommeil. Il attend encore. Juste pour être sûr. Plus rien.
Le petit garçon sent son cœur gonfler dans sa poitrine, palpiter si fort qu'il lui semble sentir le sang circuler sous sa peau, ses os écarter ses chairs et son cerveau pulser doucement. Une goutte de sueur roule le long de sa nuque. Le noir l'assaille soudainement.
Il lui semble distinguer des silhouettes longilignes dans la pénombre, qui s'étirent et se déforment en monstres couverts de sang, bien vites transpercés par les lames des rayons lunaires qui strient la petite chambre. A bien y réfléchir, il lui semble entendre des pas, tout légers, rire sur le parquet. Et ce claquement, ça ne serait pas celui d'un fenêtre, par hasard ? Il y a quelqu'un dans la maison, ou…?
Les yeux ouverts, tétanisé, Lucas n'ose même plus se lever de son lit. Il lui semble que, s'il regarde par-dessus le montant, il verras d'affreuses pattes noires d'araignées sortir de sous son sommier. S'il tourne la tête, des yeux de feu le transperceront. Il respire.
Tout son corps est lourd, mais le petit garçon laisse ses pieds tomber sur le parquet. Il lui semble sortir d'un rêve. La chambre n'est plus qu'une chambre alors qu'il la regarde à la verticale, le grincement est celui du volet mal fermé qui claque comme un coup de tonnerre. Il prend son courage au creux de ses poings serrés, et entame la réalisation de son rêve.
À chaque pas, Lucas a peur de réveiller sa mère, peur qu'une araignée lui tombe dessus depuis le plafond. Il avance lentement, un pied après l'autre dans la pénombre nimbée par la lune, la respiration enfouie au creux du cœur et les genoux tremblants. Les lattes du parquet résonnent douloureusement à ses oreilles en plaintes d'agonies, le moindre mouvement provoque des ondes dans l'air qui, c'est sûr, viendront réveiller sa mère…
Lucas avance malgré tout vers le salon avant de se redresser d'un coup. Ce n'était pas si terrible, finalement. Pas terrible du tout pour un futur Maître. Peuh! Il ne faisait que jouer la comédie, car qui s'inquiète pour des héros infaillibles? De toute manière, ce n'était qu'un couloir de rien du tout. Avec son pokémon, il en démoliras, des couloirs, et ils verront s'ils lui feront toujours aussi peur, hein!
Le petit garçon s'assied par terre, en silence, et promène son regard sur le salon. Maintenant, il faut attendre. Et pas s'endormir, hein! Parce que, si Maman le retrouve endormi sous le sapin le lendemain, ça va chauffer pour son matricule. Ses yeux se baladent de plinthe en moulure, son regard curieux scrute chaque détail des chandeliers, analyse chaque tâche de la nappe, dissèque chaque fibre du tapis avec cette curiosité enfantine si dérangeante pour un adulte.
Les prunelles de Lucas brillent dans la pénombre comme deux pleines lunes, deux opales scintillantes dans lesquelles sont enfermées des étoiles tombées du ciel. Elle sont inexorablement attirées par le sapin, tâche verte au milieu du salon, qui semble le prendre sous sa ramure comme un père serre son enfant contre lui. Ses aiguilles lui piquent le dos, ses boules brillantes se balancent doucement en cliquetant comme il se mire dedans. Les guirlandes qui l'enserrent ressemblent à des tentacules et l'étoile au sommet à une corne étincelante. Dans l'ombre, il a l'air d'un monstre.
Le cadeau de Lucas n'est pas encore arrivé. Tant mieux, ça veut dire qu'il n'a pas raté le Père Noël. Le regard curieux de l'enfant se pose bientôt sur la cheminée de faux marbre. Elle est éteinte, mais quelque buches grésillent encore, le fil de leurs flammes brillant plus intensément que jamais. Lucas attend doucement, les yeux fixés sur le trou béant de la cheminée.
Soudain, un grattement se fait entendre dans le conduit.
C'est le Père Noël, lui souffle l'esprit du petit garçon. C'est lui, c'est lui, c'est lui. Les grattements se rapprochent. Un pas après l'autre. D'étranges bruits de paumes feutrés, silencieux, lents. Et qui se rapprochent.
Lucas aussi s'approche. Il mets presque la tête dans la cheminée, les mains fixées au garde-corps, les yeux levés vers le conduit pour tenter d'apercevoir l'éclat rouge du père Noël. Chaque fibre de son corps est tendue, son cœur est prêt à jaillir d'entre ses os et il se sent étrangement inquiet. Le trac, sans doute, avant de rencontrer son idole.
Les bruits se font plus près, toujours plus près, toujours plus sourds et presque inaudibles. Lucas lève la tête dans la cheminée. Son regard croise alors celui du Père Noël.
Deux billes noires et polies qui roulent dans leurs orbites, deux sphères d'ébène rieuses qui se promènent d'un coté et de l'autre du visage de leur propriétaire, plantées au-dessus d'un sourire figé, grande ouvert, qui laisse voir une bouche rose et molle. Il rampe dans la cheminée, tête en bas, son visage suspendu à quelques centimètres de celui du garçon ; ses mains presque palmées au dernières phalanges rondes épousent parfaitement les briques.
Lucas recule précipitamment et se heurte à un mur invisible. Ses poumons se remplissent d'air, jusque à prendre toute la place entre ses os, puis libèrent un cri. Un formidable cri qui trouble et qui ondule dans la nuit, qui traverse les murs pour alerter sa mère et rebondir sur les toits de la ville.
Le sapin choisit alors ce moment pour tomber, répandant ses guirlandes autour de lui et brisant ses boules sur le parquet dans un formidable tintement de cristal. L'étoile vacille avant de chuter à son tour.
La première branche s'enflamme dans la cheminée. Suivie d'une autre.