Jour 9 : Donner, c'est voler, par Flageolaid
Thierry et Raoul étaient deux sbires Rocket comme il en existait tant : vicieux, cupides et méfiants. Depuis quelques mois, ils avaient établi leur périmètre de racket aux abords de Lavanville. Si la matinée n'avaient pas été très productive, ils s'étaient quand même autorisés une pause déjeuner, adossés à un immeuble vétuste de banlieue, abritant principalement des squatteurs.
Thierry, qui ne se respectait pas des masses selon son collègue, avait opté pour des sandwichs triangles dont il vantait le rapport qualité/prix. Raoul en revanche dégustait les restes du ragoût de sa mamie qui, même froid, restait bien meilleur que la saloperie engouffrée par son partenaire. Les deux hommes ne parlaient pas, car hormis le boulot, ils se trouvaient peu de points communs.
Ce fut alors qu'une jeune fille apparut devant eux sans qu'ils ne la virent arriver. Souriante, deux couettes parfaitement symétrique et vêtue d'une robe rose, elle s'avança d'un pas guilleret et alla se planter juste devant eux. Elle garda ses deux mains dans son dos, dodelinant légèrement de la tête, en attendant que les deux adultes daignent lui adresser la parole. Cela ne tarda pas :
« Qu'est-ce tu nous veux, la mioche ? mâchonna le sbire Thierry.
– On est en train de becqueter, casse-toi. »
Mais cela ne suffit pas à décourager l'enfant qui tendit alors ses mains devant elle, ainsi que la Pokéball qu'elle tenait fermement, comme par peur de la laisser tomber. Les deux bandits levèrent des yeux ronds au-dessus de leur tambouille, surpris par la tournure que prenait ce non-événement.
« C'est pour vous, dit timidement la fillette en accentuant son sourire. Je vous l'offre. »
Les deux hommes se regardèrent, incrédules. Puis Raoul esquissa un sourire de satisfaction, tandis que la mine de son aîné s'assombrit. Apparemment, ils ne voyaient pas les choses de la même façon.
« Mais c'est bonnard, ça ! Pas besoin de se bouger le cul, on vient nous livrer la marchandise direct ! Vas-y, file ta came, sœurette.
– Pas si vite la bleusaille ! rouspéta Thierry. Moi je dis que ça pue cette histoire. Depuis quand la populace vient nous supplier de la détrousser ? Il y a Anshwatt sous roche.
– Tu serais pas un peu parano des fois, l'ancien ?
– Dans le métier, vaut mieux être prudent. Dis donc la gosse, tu sais qui on est ?
– Ben oui, vous êtes la Team Rocket ! s'exclama la jeune fille en battant des cils. C'est écrit sur vos uniformes avec un grand R.
– Ben oui, tocard ! renchérit Raoul. »
Le plus vieux des deux sbires lança une œillade mauvaise à son collègue, puis gratta intensément sa joue mal rasée, signe d'une réflexion toute aussi intense. Quelque chose clochait dans cette étrange affaire. D'ordinaire, les honnêtes gens n'offraient pas leurs bien aux voleurs. À n'en pas douter, cette gamine cherchait les embrouilles.
« Fais-nous voir ton Pokémon, petite ! ordonna Thierry avant d'arracher une énorme bouchée dégoulinante de mayonnaise de son sandwich. »
Le sbire s'attendait à une farce basique, celle de la Pokéball vide. Comme tous les gens de sa profession, il sous-estimait fondamentalement les enfants. Aussi fut-il surpris de voir une Sabelette dodue se matérialiser au centre d'un rayon de lumière lorsque la Ball s'ouvrit. Raoul ne se priva pas de lui rendre un regard suffisant, la lèvre supérieure légèrement relevée dans une attitude de défi. Pour lui, la décision était prise : ils embarqueraient le petit cadeau de la môme.
« Fais pas le mange-merde avec moi, Raoul, je te dis que ça pue.
– Ben nan, c'est une Sabelette, pas un Smogo, rétorqua la fillette avec ce même sourire adorable qui devenait désagréable à force d'être soutenu. Elle pue pas !
– Oh, tout de suite les préjugés sur Smogo...
– Parce que tu trouves qu'ils sentent la rose, ces Pokémon ? siffla l'aîné des sbires. Toi, fais-le marcher un peu ton Sabelette !
– C'est une fille !
– M'en fous. »
Le sbire teigneux fit marcher, courir, tournoyer le petit Pokémon. Il demanda ensuite une démonstration de ses capacités. Des coups de griffes, des jets de sable, des roulades, rien ne semblait le satisfaire, Thierry continuait d'arborer cette mine soucieuse. De son côté, Raoul commençait à s'impatienter. Ils avaient devant eux la meilleure marchandise saisie depuis le début du mois et pourtant son collègue pinaillait. Au bout d'un moment, il finit par râler :
« Bon, on ne va pas y passer cent sept ans non plus ! Chope la Pokéball et basta, pourquoi tu nous fais chier avec tes soupçons ?
– Parce que ça pue, je te dis. Chuis sûr que cette mioche bosse pour les schmitts. Ils doivent rôder dans le voisinage pour nous prendre sur le fait.
– Faut arrêter la télé, mon gars, tu deviens barjo ! s'écria Raoul. C'est pas une keufli, elle a même pas huit ans !
– Si, j'ai huit ans ! intervint la petite fille. Je fête mes neuf après-demain.
– Sans déc' ? Le nouveau Maître de la Ligue en a onze et il paraît que c'est lui qui a fait giclé le Boss Giovanni. Tu m'enlèveras pas l'idée qu'on est sur le point de faire une grosse connerie. Ça doit grouiller de flics dans le coin. Viens, on se barre.
– Quoi, mais t'es sérieux ?
– Vous ne prenez pas le Pokémon que je vous offre ? demanda la fillette d'une petite voix en affichant une moue déçue.
– Non et va crever avec ton Sabelette ! »
Sur ces mots pleins de virulence, Thierry attrapa son collègue par le col pour l'entraîner ailleurs, loin de cette gamine et de graves ennuis en perspective. Il jeta négligemment l'emballage de ses sandwichs triangles sur la voie publique, comme pour avoir le dernier mot, puis bifurqua en vitesse vers le chemin de campagne le plus proche. Peu de temps plus tard, les deux hommes changèrent leur secteur de racket pour Parmanille.
Moralité : ne donnez pas vos Pokémon à la Team Rocket !