IV - Nuit
Le nez posé sur mes bras croisés, les genoux contre moi, et une humeur particulièrement massacrante en tête, je fixe le sable en face de moi comme si tout ça était de sa faute. Non, attendez... C'est vraiment sa faute, en fait. La chute, puis la tempête. Stupide sable.
Ouais, c'est tellement plus productif de rejeter la faute sur une formation géologique passive plutôt que sur l'absence cruelle de toute capacité de prise de décision rationnelle dans le tas de neurones grillés censé me tenir lieu de cerveau. A cause duquel je suis maintenant coincé avec un sbire-Plasma-c'est-compliqué dans un château en ruines, blessé, en pleine nuit avec bonus tempête de sable.
J'ai essayé de marchander, évidemment.
- On peut pas quand même pas être bloqués ici par trois grains de sable qui volent.
- Strictement parlant, on est pas bloqués, mais vu la visibilité et le rythme auquel tu avances, on a probablement plus de chance de finir par tomber d'une falaise.
- ... rythme toi-même, ouais...
Puis j'ai boudé un peu, savouré ma mauvaise foi, et réfléchi de nouveau.
- Mon Pokémon est là dedans! Je peux pas l'abandonner.
- Mascaïman? Il va s'en sortir. C'est son élément bien plus que le tien.
- Il mange des cannettes et se perd dans trente mètres carrés.
- Presque sûr que les cannettes jetées dans la nature par des inconscients et les habitations humaines n'ont pas été d'une pression évolutive très forte dans leur histoire.
- Comment je suis censé lui faire confiance pour survivre dans une tempête de sable si il est capable de se perdre et paniquer sous mon lit...
- Fais lui confiance. Et de toute façon, tu le retrouveras pas en plein milieu de ça. Au mieux, il retrouvera le chemin du château et nous tombera dessus.
On s'est installés assez loin de la sortie pour ne pas finir assourdis, mais assez près pour surveiller l'évolution du temps. Pour l'instant, il n'y a pas la moindre once d'amélioration à l'horizon. De temps en temps, le tonnerre passe à travers le grondement de la tempête et vient ruiner encore plus mon humeur déjà solidement maussade. Je soupire bruyamment en cherchant un autre argument pourri pour exprimer mon agacement pendant qu'il fouille dans son sac démesuré à la recherche de... je sais même pas quoi. Il disperse ses affaires sur le sable avec une efficacité terrifiante.
- Comment tu peux avoir autant confiance en lui, toi? Tu le connais même pas.
- J'en ai eu un, aussi. Et j'ai passé beaucoup de temps avec eux.
- Quand t'étais à la Team Plasma? je lâche, dans le maigre espoir de réussir à gratter un peu plus qu'un "c'est compliqué".
Il se crispe visiblement et fuit mon regard en continuant d'évider son sac à dos. Je souffle du nez à nouveau. Ca promet, cette nuit.
Ma mauvaise foi mise à part, il est peut-être, potentiellement, légèrement possible que je m'inquiète pour cet idiot écailleux à quatre pattes. Son élément mes fesses, ouais. Je crois pas que son élément soit quoi que ce soit à part manger mes affaires. Mais il a raison sur le fait que, si j'ai passé une demi-journée entière à hurler son nom dans le désert sans aucun résultat, ça n'est pas vraiment en pleine tempête que j'aurais mes chances.
Est-ce que je viens d'admettre qu'il a raison? J'ai surtout envie de le démentir et râler, actuellement, mais on a pas tout ce qu'on veut, dans la vie.
Je cligne des yeux en voyant une trousse de soin un peu abîmée apparaître sous mes yeux. Pantalon Militaire me la tend du bout des doigts, plein d'espoir.
- Qu'est-ce que tu veux que je fasse de...
- Ta joue. Si tu veux.
Et il ne peut apparemment pas retenir une grimace en coin en l'observant.
- On aurai dû faire ça plus tôt, d'ailleurs, mais...
- C'est bon, je vais le prendre, ton désinfectant... je marmonne en attrapant sa trousse avant que n'apparaisse une remarque désobligeante.
Il se mord la lèvre pour ne pas me dire quoi faire ensuite pendant que je l'ouvre un peu brutalement sous ses yeux, les mains tremblantes à cause du froid. Je me sens toujours aussi poisseux, sauf qu'en bonus, je suis recouvert de sable et glacé. Ah, si seulement les agences touristiques se disaient qu'une cabine de douche était un ajout important à un château en ruines où personne ne va jamais, sinon une bande de kinésistes en herbe et des explorateurs vraiment zélés de temps en temps. On peut toujours rêver...
Ca va être une longue nuit.
Je jette un coup d'oeil en coin à mon compagnon d'infortune, occupé à ranger en silence son bazar sans me prêter attention. Il a fini par enfiler son sweat, n'ayant de toute façon plus rien à cacher sur son pantalon à part le blason décoré d'un P qui attire irrésistiblement mon regard, et je ne peux pas m'empêcher d'en être un peu jaloux. J'ai froid, moi. Je suis en short, tshirt et sandales, trempé et en pleine tempête.
Est-ce qu'il fait réellement partie de la Team Plasma? Il n'en a même pas l'uniforme complet. Juste, ça. Ce qui est certes un solide signe d'allégeance, généralement, mais alors, pourquoi nier avec un tel entrain quand on lui pose la question...
Et puis, pour être très honnête, il n'en a pas vraiment le profil type, non plus. Moi, je me souviens surtout d'une bande de fanatiques à peine plus supportables en public qu'ailleurs. Il est pas fanatique, vraisemblablement trop gentil pour sa propre survie, et, mon sale caractère mis à part, pas si insupportable que ça non plus.
J'ai un peu de mal à l'imaginer voler des Pokémons en faisant partie de la plus grande organisation criminelle du pays...
Il sursaute quand je lui rends sa trousse de soin, observe ma joue, réprime une envie évidente de me faire une remarque dessus, et la range en silence avec le reste avant de s'asseoir contre le mur à une distance raisonnable de moi. Pourquoi est-ce qu'il reste là, d'ailleurs? Presque sûr qu'il saurait très bien rentrer seul, avec son équipement et son manque notable d'une cheville salement gonflée. Ah, oui, c'est vrai, probablement pour la même raison qu'il est revenu me chercher à l'étage du dessous quand j'ai failli me casser la nuque à lui courir après.
- C'est quoi ton nom?
Cet air surpris est un peu vexant, tu sais. Il ramène nerveusement ses genoux contre lui, en évitant mon regard.
- Quitte à ce qu'on soit coincés là toute la nuit, que j'arrête au moins de t'appeler "eh"... j'argumente en haussant les épaules. (Mon dieu, est-ce que je viens vraiment d'admettre à voix haute que j'ai accepté qu'on y passerait la nuit?)
- ... c'est quoi le tien?
Je lâche un reniflement un peu moqueur.
- Sérieusement? T'es un criminel recherché dans tout le pays, ou quoi?
- N-non, mais...
- Viridian.
- Oh. C'est, un nom sympa.
Tu sais, ça se voit à trois bornes alentours que tu essaies de temporiser... Je repose mon menton sur mes bras croisés, trop las pour m'agacer de nouveau.
- Non. C'est un nom pourri. C'est un dérivé du nom d'une ville qu'a visitée ma mère. Qui appelle son gosse par l'endroit où il a été conçu? C'est glauque. Et je suis pas un putain de souvenir de vacances.
- Ca pourrait faire une jolie histoire, mais dit comme ça...
- En plus, on dirait un nom de fille. Tu sais à combien de gens j'ai dû expliquer que non j'en étais pas une? Trop. J'ai un nom nul, féminin, que ma mère a choisi parce qu'elle se sent tellement pas impliquée comme cause de mon existence qu'elle a pris le premier truc venu. En plus, elle passe son temps à dire que c'est mignon. Est-ce que j'ai une tête à être mignon?
En tous cas, au moins pas actuellement alors que je me plains vertement de mon nom à un parfait inconnu à qui j'ai déjà bien mené la vie dure, je songe. Je laisse un peu de silence s'écouler avant de me retourner de nouveau vers lui.
- Et le tien? Allez, c'est pas moi qui vais me moquer...
- Jasper.
- Pas si pire que ça, comme nom.
- Mh.
Je hausse un sourcil avec un coin de sourire.
- Quoi, mh? Explique donc, je suis toujours ouvert à me noyer dans mon malheur en groupe.
- Rien, il marmonne en fixant ses pieds. J'ai eu l'inverse. C'est mon père qui l'a choisi, et ma mère a passé ma vie à me dire que c'était bien le nom du fils d'un parano alcoolique. Mais on s'en fiche, de toute façon.
- Aie, je lâche avec une grimace.
Je sens que je vais pas avoir le monopole de la plainte, aujourd'hui, finalement.
- Elle a l'air joyeuse, ta mère.
- Elle faisait de son mieux, j'imagine...
- Bah dis donc, qu'est-ce que ça devait être quand elle essayait même pas.
Il entrouvre la bouche pour répondre, a l'air de se raviser, et finit par rester muet, les yeux dans le vague.
Ne me voyant pas spécialement râler encore plus sur ma vie avant un interlude quelconque dans la conversation, je ne rajoute rien non plus, et je dévisage le vide du regard à mon tour. Le vent continue de hurler dehors, lui. Insensible vent. J'aime bien ce genre de tempêtes, d'habitude. A part le fait que ça m'enferme à l'intérieur, c'est marrant de regarder par la fenêtre fermée, au chaud, en savourant son petit confort. Assez évidemment, là tout de suite, j'ai assez peu de confort à savourer, à part le fait d'être assis et pas boitant sur un pied, peut-être.
On prend ce qu'on a, j'imagine.
§
Pantalon - non, Jasper, n'est vraiment pas très causant.
Je tente subtilement d'engager la conversation de nouveau, à l'aide de quelques remarques particulièrement peu créatives sur l'orage qui ne diminue absolument pas, se soldant toutes par un échec cuisant. Je risque de devoir être plus direct, si je veux trouver un moyen de briser le silence relatif qui pèse dans l'air.
Sans pour autant entrer dans le sujet Plasma, qui a l'air un peu délicat, vu son manque de réponse quand je tente de m'en rapprocher prudemment.
Je pourrais aussi juste ne rien dire, mais l'absence de conversation me laisse beaucoup trop d'attention sur le froid et la douleur, et j'ai une furieuse envie de penser à autre chose qu'à ce que doit être en train de faire ma mère en ce moment même. Evidemment, je n'ai rien pris pour contacter le monde extérieur non plus... Pourquoi faire, pour une pauvre balade d'un quart d'heure.
Le quart d'heure le plus long de ma vie, clairement.
Et Jasper, lui, a l'air d'être dépourvu de tout moyen de communication principalement pour la raison qu'il n'a personne avec qui communiquer de quelque moyen que ce soit, ce qui est passablement déprimant. Ok, et c'est peut-être pour ça aussi que le silence me tue autant. Il donne l'impression de n'avoir pas vu une présence humaine depuis des mois, et il m'ignore quand j'essaie de sauver les ruines de son sens de la vie sociale. Vexant.
Je crois qu'il ne me reste plus qu'une carte à jouer.
- J'ai envie d'un chocolat chaud.
Le caractère totalement inattendu de ma remarque suffit au moins à lui faire tourner la tête, surpris.
- Je crois pas qu'on puisse là tout de suite en...
- Je m'en doute bien, je grogne. J'en ai juste envie. Ca, et mon lit. Et une douche. Être au sec, en fait. Je déteste être trempé de sueur.
- Oh.
Il y a un moment de flottement, avant qu'il ne reprenne un peu timidement la parole.
- J'ai envie d'une tisane.
Je dois retenir un sourire victorieux jusqu'aux oreilles.
- J'aime pas la tisane. Ca a un goût de plante.
- C'est un peu le but.
- Raison de plus. Je préfère le sucre trop sucré et les overdoses de cacao. Même si, là tout de suite, tant que c'est chaud je pourrais boire n'importe quoi.
Il sourit un peu, amusé par mon humour évidemment magistral.
- Ca fait longtemps que j'ai pas bu de tisane, il murmure, pensif.
- T'as pas de quoi en faire, là où tu vis?
- Pas vraiment.
- Ca demande pas grand chose, pourtant. Enfin, à part les plantes en question. Tu vis où, d'ailleurs? (Pas de réponse. Je peste intérieurement, avant de décider que le silence me tue trop pour que j'ai envie de le laisser s'installer.) Volucité, moi. Le gros tas de bâtiments moches, gris, aussi nazes au dehors qu'au dedans au bout de la route. Le seul point positif de cette ville pourrie, c'est qu'elle est proche de Méanville. Y'a du chocolat chaud, aussi. Ou de la tisane.
- Mmh. Je suis pas allé souvent à l'une des deux...
- Volucité, tu rates pas grand chose. Mais Méanville! Y'a plein de trucs à faire. T'as déjà fait des trucs à Méanville, non?
- Bah, je, euh...
- Tu?
- ... j'ai pris le train une fois?
Je n'arrive pas à retenir le claquement de langue mécontent qui m'échappe.
- C'est mieux que rien, on va dire...
- J'aime bien les trains.
- T'aimes bien les grandes roues, les comédies musicales proutprout avec des Pokémons et le sport, aussi? Je suis sûr que t'aimerais au moins la grande roue. Train, grande roue... Y'a un lien, non?
- Je, sais pas, peut-être, oui... ?
Je crois que je viens pas de me faire le pote le plus amateur de sorties au Music-Hall.
Il réfléchit un instant, les yeux errant dans le vide.
- J'aime bien me balader. D-dans la nature.
- Oh. C'est cool aussi. Méanville manque un peu de nature, ceci dit.
- Quand j'étais petit, j'allais me cacher des journées entières dans la Forêt d'Empoigne. Je connaissais par coeur les chemins autour de la route principale. J'ai essayé de me faire une cabane, mais j'avais sept ans et je l'ai faite sur un nid de Venipattes, alors ça a pas été une franche réussite. Mais je me sentais bien, dans la nature. Encore maintenant, de toute façon...
- Ca me surprend pas particulièrement... j'observe avec un coup d'oeil entendu à son énorme sac de randonnée.
- Des fois, les Rangers me tombaient dessus quand même. La plupart du temps, ils me laissaient tranquille. Mais d'autres fois, ils m'ont ramené chez moi. Alors je suis devenu doué pour me planquer. A force, je me cachais presque mieux qu'eux. Et de temps en temps, j'avais des Pokémons comme guetteurs. Bon, compter sur eux pour me prévenir de l'arrivée des rares humains qu'ils apprécient était peut-être pas l'idée la plus lumineuse de ma vie, mais...
- Et c'est... ce que tu faisais ici? Te balader dans la nature? je tente, plus ou moins prudent.
Son sourire disparaît un peu. J'ai envie de me mettre une claque. Idiot. Je le savais, qu'il allait se murer de nouveau. Et, à ma grande surprise...
- U-un peu. C'est là que j'ai rencontré mon Mascaïman.
Silence. Je retiens mon souffle.
- Et que j'ai quitté la Team Plasma, aussi.