Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 19/08/2020 à 11:57
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:06

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Chapitre 10 : Le tournoi
A priori, trouver des informations ambiguës dans la Forteresse était un peu compromis. Peu seraient conservées dans les archives que seuls les Maîtres de la Maison pouvaient lire, et rien ne garantissait qu’ils les délivrent. Quant à interroger d’autres Guerriers, c’était rarement utile — Gorbak le savait en se sachant lui-même peu enclin à parler de ce genre de sujets. Donc pour se renseigner sur une Renégate, il fallait une certaine habitude, qu’il n’avait pas.

Il aurait pu en demander ostensiblement à Cara. S’il estimait son âge correctement, il était proche du sien ; sans doute avaient-ils passé certaines des épreuves de la Forteresse en même temps. Et peut-être pas.

Dans le cas de la Lame Noire, cependant, Gorbak avait un moyen simple, pratique et détourné de glaner des rumeurs. Aller en demander à l’armurerie.

C’était une des pièces supérieures de la Forteresse, comme les archives. Il fallait donc grimper dans les couloirs de pierre pour y accéder ; mais de toute façon, s’il devait assister au tournoi, Gorbak devrait forcément grimper. La terrasse où il avait lieu était située à une bonne hauteur au-dessus du contrefort.

Ainsi Gorbak occupa-t-il la matinée du tournoi d’abord à escalader les escarpements internes de la Forteresse, et ensuite à recueillir auprès de l’armurier et des Guerriers qui visitaient son antre des rumeurs concernant des épées d’une couleur différente après une conversation engagée innocemment comme une pause dans son ascension. Sans surprise, entre les descriptions contradictoires de colorations d’épées plus ou moins fantaisistes, il nota quelques rumeurs plus ou moins fondées quant à la Lame Noire.

Elle portait le nom de Niram. Cela, tout le monde s’y accordaient. Sur son passage à l’Ordre, il y avait déjà plus de divergences. La plupart disaient qu’elle avait été rejetée, certains affirmaient qu’elle avait fui. Les uns soutenaient qu’elle avait déjà acquis épée et Œuf de Démon des Sables à son départ, les autres prétendaient qu’elle n’avait rien. Gorbak penchait plutôt pour l’Œuf seul ; difficile de s’en procurer un autrement que par l’Ordre. En revanche, aucun Guerrier n’avait jamais rapporté une épée aux couleurs anormales de ses expéditions dans le désert, les armuriers l’auraient su. Cela n’empêchait pas la Lame Noire de s’être enfuie de la Forteresse avec une épée normale, du moins si elle n’avait pas été rejetée : elle aurait simplement dû en trouver une autre. On ne pouvait pas teindre l’Acier dont était faites les épées.

Un vrai sac de nœuds, dont il ne put tirer que quelques ficelles avant d’être rappelé à l’ordre. Cara en personne se présenta à l’armurerie, en sachant visiblement où le trouver.

Rien ne différenciait les vêtements d’un Maître de ceux d’un Guerrier ; d’ailleurs, en-dehors des situations ritualisées, les deux groupes se parlaient comme entre n’importe quels siblings d’armes. Aussi Cara passa-t-elle totalement inaperçue dans la vaste grotte où s’alignaient les râteliers d’épées et où quelques Guerriers discutaient à bâtons rompus.

Gorbak ne la remarqua que quand elle posa une main sur son épaule.

« Hey, je te cherchais ! lança-t-elle avec un sourire. Viens un peu, tu vas rater le début si tu restes ici. »

Rien ne différenciait les vêtements d’un Maître de ceux d’un Guerrier ; mais les seconds savaient en général précisément qui étaient les premiers. Et ils savaient reconnaître un ordre quand ils en entendaient un. Ainsi Gorbak se laissa-t-il docilement traîner vers la terrasse du tournoi, moins d’une centaine de mètres plus haut.

« Je rêve, ou t’essayais de te défiler ? s’amusa Cara.

— Pas du tout, mentit Gorbak sans même faire semblant d’y croire. J’ai pris de l’avance pour monter vers la terrasse, je me reposais un peu. »

Elle ne répondit rien et il lui en fut reconnaissant.

Tout Guerrier des Sables pouvait se présenter au tournoi, pour prendre un Apprenti. Les Maîtres pouvaient également suggérer à un Guerrier de le faire, ce qui s’approchait d’un ordre, sans tout à fait en être un. En pratique, les règles du tournoi faisaient qu’un Guerrier pouvait ne se lier à aucun Apprenti : impossible donc de refuser cette suggestion-là.

Pour sa part, Gorbak avait bien l’intention de jouer avec les règles pour éviter de ramasser un Apprenti. Rien n’obligeait les Guerriers à le faire, seuls les Maîtres le devaient absolument. Ce qui avait comme effet secondaire de rendre assez fréquents les Guerriers accompagnés de deux Apprentis.

Gorbak se rappelait bien, un peu trop bien même, ses années de noviciat à la Forteresse. Les entraînements répétés et difficiles, la conscience de ne pas connaître la moitié des muscles de son corps et de ne pas savoir exploiter les autres, les rituels à assimiler, les cérémonies dont on ne savait rien, la nourriture discutable, la présence d’une horde de Démons des Sables plus ou moins irresponsables dans les couloirs, le danger permanent des éboulements, et tout simplement le nombre d’habitants.

L’Ordre d’Oghonek comptait deux mille Guerriers — avant la guerre, en tout cas… Ce n’était qu’un nombre abstrait : la plupart étaient dans le désert, gardant des villages, traquant des bandits ou explorant les dunes pour mettre les cartes à jour. Dans la Forteresse, il n’y avait qu’un bon millier de novices et une petite centaine de Maîtres, plus quelques Guerriers de passage. Facilement le triple de la population de la plupart des villages. Dans son cocon de roche, la Forteresse renvoyait chacun à son insignifiance parmi la foule. Et tout cela était un choc pour tous les novices. Gorbak se rappelait très bien à quel point il s’était senti perdu, pendant des mois, des années. Incapable de saisir où était sa place.

Elle était à Yspèri. Il était né pour se tenir entre le village et le désert, et le protéger contre toute intrusion, de la part de prédateurs ou de la science. C’était son rôle.

Et maintenant il était perdu de nouveau, se raccrochant à une quête de vengeance dont même lui doutait qu’elle aboutisse jamais. Le but n’était pas de trouver, le but était de chercher, d’avoir quelque chose à faire en attendant de retourner définitivement au désert en étant enterré entre les racines de l’arbre qui l’avait vu naître.

Il n’était pas un guide. Il n’était qu’un autre homme perdu, un de plus dans l’immensité du désert. Il n’avait rien à apporter à des Apprentis, rien que l’ennui d’où émergeait la sérénité et l’amertume d’où jaillissait la vanité, cette vanité même qui rendait la Science si dangereuse.

Il n’était pas un Maître, et on voulait faire de lui un maître.

Il était un Guerrier. Quand les Maîtres laissaient entendre qu’ils donnaient un ordre, lui obéissait. Il suivait Cara en silence dans un tunnel en pente raide, leurs deux Démons faisant connaissance à quelques pas derrière eux. Et c’était précisément la raison pour laquelle il allait tout faire pour jouer contre le jeu.

Perdu dans ses pensées, il ne remarqua pas le temps passer. Il se pensait à la moitié du chemin quand ils émergèrent à l’air libre.

La terrasse où devait se dérouler le tournoi était un renfoncement dans les parois de roche de la montagne. Tout d’un coup, à mi-chemin du sommet, l’une d’elles s’arrêtait de grimper. Elle dégageait une esplanade à l’air libre, rendue plus ou moins horizontale et régulière par des millénaires de tournois, avant de remonter brutalement en formant une falaise d’une dizaine de mètres.

C’était comme une encoche dans la montagne. De là, on voyait l’océan de dunes s’étendre à perte de vue sous le ciel d’azur. Et, ce qui était aussi important, on ne voyait pas l’éclat aveuglant du contrefort, à moins de trop s’approcher du bord.

Une poignée de Guerriers était déjà éparpillée parmi les rochers. Cara planta Gorbak sur le seuil du tunnel d’où ils sortaient, et elle s’appliqua à aller parler à chacun avant que les novices n’arrivent. Eux aussi ne seraient qu’une poignée : avec un tournoi tous les mois, qui concluait des années d’apprentissage, on avait rarement plus d’une dizaine de novices en même temps. Et un nombre semblable de Guerriers.

Gorbak sourit, en se voyant abandonné au bas de la falaise. Se retourna. Et commença à l’escalader, prise après prise. Son Démon commença par en être un peu intrigué ; puis il le suivit, ses griffes lacérant joyeusement la roche.

Quand elle eut fini de récolter les commentaires de tous les Guerriers présents, Cara chercha du regard celui qu’elle avait amené. Elle craignit un instant qu’il ne se soit enfui, ne discernant pas sa silhouette contre la roche. Les vêtements des Guerriers, en laine de Lapin-Sapeur, n’étaient pas teints : aussi Gorbak était-il difficilement visible… contrairement à son Démon.

« Il est pas sérieux… »

Six ou sept regards suivirent celui de Cara, intrigués par ce soupir. Quelques sourires fleurirent : on ne changerait pas ce bon vieux Gorbak.

***
Dans le tunnel obscur qui menait à la surface, les murmures s’étaient tus à l’arrivée de la Maîtresse de Guerre. On avait cessé de faire des hypothèses sur la nature de ce tournoi sur lequel personne n’avait rien dit. On ne savait même pas si ça pouvait être pire que la Cérémonie de l’Œuf — il y avait peu de chances. Rien ne pouvait être pire que d’être lâchés dans une salle remplie de Démones protégeant leurs Œufs, avec pour seule consigne « tout va bien se passer ». Quoique ?

« Les spectateurs sont prêts, annonça Cara. Suivez-moi. »

Les neuf novices la suivirent d’un seul bloc. Derrière eux, leurs Démons des Sables leur emboîtèrent le pas après quelques jérémiades de plus. Ils étaient encore jeunes, le respect qu’ils en étaient venus à vouer à leurs partenaires ne s’étendait pas encore aux autres Démons, ni aux Humains qu’ils ne connaissaient pas.

Après quelques pas sur le sol inégal, mal éclairé par l’épée de la Maîtresse, les novices finirent par déboucher à l’air libre, enfin. Ils s’alignèrent, spontanément, devant l’esplanade à ciel ouvert, et attendirent.

« On vous a parlé d’un tournoi, attaqua Cara. On ne vous en a pas donné les règles. La raison, la voici : les règles, ce sont les vôtres. C’est à vous de les trouver. La Cérémonie de l’Acier vous liera naturellement à un Guerrier parmi ceux présents. Cela doit advenir, quoi qu’il arrive : cela adviendra par vos actions. Voici. Pour mériter votre Acier, choisissez maintenant votre voie. »

Elle s’inclina légèrement, signifiant la fin des paroles rituelles. Désormais, les novices étaient livrés à eux-mêmes. Sous les yeux d’une petite assemblée de Guerriers et du soleil de plomb. Ils hésitèrent.

Il ne fallut que quatre secondes pour qu’un certain Jelio sorte du rang.

« Icor ! lança-t-il. On avait pas une affaire à terminer ?

— Avec plaisir ! » ricana l’autre.

Encore une poignée de secondes, et ils reprenaient le pugilat qui, la veille au soir, leur avait valu cinquante pompes chacun. Quelques soupirs dépités s’élevèrent parmi les novices. On s’écarta de cette lamentable prestation, on alla qui vers le vide, qui vers d’autres Guerriers, sans trop savoir quoi faire. Certains s’assirent par terre et s’attelèrent à méditer. Le tout, toujours sous l’œil amusé des Guerriers et de la Maîtresse.

Cela donnait une idée à une novice nommée Aixed. Elle n’avait aucune envie de passer tout le tournoi à méditer, et hors de question de s’afficher comme les deux autres prétentieux, ou encore comme ceux qui les imiteraient par Démons interposés. À la place, elle allait se servir d’une énigme qui l’avait toujours intriguée.

Elle s’approcha, le plus tranquillement du monde, d’un des Guerriers, assis négligemment par terre.

« Le sable luit sous vos pas, salua-t-elle sans songer à la quantité de sable minable sur cette terrasse.

— Le sable luit sous tes pas, jeune fille.

— J’aimerais vous demander conseil, si je peux… »

Un silence. Il était obligé de laisser un silence, comme ça ?

— Mais bien sûr, céda-t-il finalement. Quelle est ta question ?

— Je cherche quelque chose. Je ne sais pas quoi ; je ne connais ni l’où ni le quand ; et quant au comment, je l’ignore aussi. Avez-vous une idée ? »

L’autre rit brièvement. C’était un bon signe, décida Aixed.

« J’ai bien peur de ne pas pouvoir t’aider ! admit-il. Quoi, où et quand, c’est à toi de le trouver. En revanche, le comment… »

Il laissa planer un silence. La novice ne montra pas son impatience, cette fois-ci. Non seulement elle était sûre qu’il s’en amuserait, mais en plus, elle sentait qu’il allait l’aider. Il n’y avait qu’à attendre, et elle en était capable. Au moins un peu.

« Regarde la falaise. »

Elle se tourna vers le pan de roche, et regarda. D’abord, elle ne vit rien. Puis un mouvement attira son attention ; un Démon enroulé sur lui-même, qui battait de la queue dans son sommeil. Près de lui, un Guerrier vieillissant était assis en tailleur. Difficile de bien voir à cette distance, mais il semblait avoir les yeux fermés.

Il devait méditer. C’était ça, l’aide ? Une statue pour répondre à ses questions ?

« Cet homme est connu pour… expliqua le Guerrier. Pas mal de mauvais côtés, en fait : un caractère de Dunaconda, une vieille habitude de ne dire aucun mot ou presque, casanier comme pas deux, j’en passe. Mais on respecte aussi ses talents de traqueur. Si quelqu’un doit t’enseigner comment atteindre un but, ce serait lui.

— Eh bien, hésita une Aixed dubitative (un traqueur casanier ?). Merci. Je suppose.

— De rien, ma sœur. »

Elle prit sur elle pour ne pas lui répondre qu’il avait trois fois son âge, et héla son Démon. Ce dernier regardait le pugilat avec un intérêt non feint. Quelques instants plus tard, tous deux escaladaient la falaise, tant bien que mal. Le Guerrier qui avait conseillé la jeune fille les suivit du regard un moment ; le Démon progressait maladroitement, pas encore habitué à son grand corps qui devait être récent. La novice, elle, usait de toute la souplesse de la jeunesse pour attraper les meilleures prises. Ils ne tomberaient sans doute pas.

Parmi les rares spectateurs du combat qui se poursuivait avec force grognements, il n’y avait guère plus que les Démons des deux novices, et quelques Guerriers plus ou moins réprobateurs. Et un novice ; lui désapprouvait clairement ce qu’il voyait.

Onis n’avait jamais eu beaucoup d’estime pour Jelio et Icor. Ces deux abrutis avaient régulièrement amené des punitions communes à bon nombre d’autres novices — et il ne voulait pas savoir combien parce qu’eux s’en vantaient.

Alors c’était ça, la Cérémonie de l’Acier ? Deux gamins qui roulaient dans la poussière sous l’œil goguenard des Guerriers ? Ou peut-être ces autres novices, éparpillés sur la terrasse, qui faisaient semblant de savoir méditer mais étaient visiblement et complètement perdus ? Ridicule. C’était ridicule, tout simplement. Il n’y avait pas d’autre mot.

Il promenait son regard désabusé sur toute l’esplanade, cherchant quelque chose qui ait du sens. Il ne trouvait pas. Même la Maîtresse de Guerre censée surveiller l’épreuve tapait la discute avec une autre Guerrière.

Enfin. Ça ne pouvait pas être pire que le Maître de la Maison qui avait lâché une rangée de novices dans une grotte remplie de Démones méfiantes, avec leurs Œufs.

Maigre réconfort. Il envisageait d’aller s’asseoir et méditer, pour passer le temps… s’il y arrivait. Avec les deux abrutis et leur pugilat, c’était loin d’être gagné. Il lui fallait un endroit calme, à l’écart de cet étalage de médiocrité. Un endroit pur comme le ciel bleu qui les contemplait tous.

Comme le ciel, et pas autant : Onis baissa le regard avant d’avoir trop contemplé le soleil, mais des points colorés continuèrent à danser devant ses yeux. Il les fixa sur le flanc de la montagne, au-dessus de la falaise, le temps que cela lui passe. D’accord, comparer la solitude qu’il envisageait avec celle du soleil dans le ciel était peut-être un peu arrogant. Donc, aller s’asseoir et méditer à côté de quelqu’un qui le faisait déjà ? Ce n’était pas un peu cavalier ?

Ce… Il cligna des yeux, croyant avoir mal vu. Regarda plus longuement ; il aurait cru… Était-ce un Guerrier, assis au sommet de la falaise ? Il n’en était pas sûr, entre les tâches lumineuses qui encombraient son champ de vision.

Mais si. Il était bien là, les yeux plissés ou fermés, veillant sur la terrasse comme une statue.

Pour les Guerriers des Sables, les coïncidences n’étaient le plus souvent que des coïncidences. Au moins en-dehors des rituels. Pas pour Onis, pas dans la tradition de son village. Les dieux du désert étaient partout, tout était un signe. C’était une croyance dont il ne s’était jamais débarrassé ; de toute façon, les Guerriers se méfiaient quand même des coïncidences, qui pouvaient indiquer la proximité d’un danger, d’un prédateur. Considérer que les vraies coïncidences n’existaient pas ne le faisait pas sortir du lot.

C’était donc décidé : c’était écrit dans le ciel avant qu’il ne naisse. Il rejoindrait ce Guerrier solitaire et méditerait à ses côtés.

Onis rejoignit le pied de la falaise, en attrapant son Démon — en fait une Démone, donc plus féroce, mais personne ne faisait jamais la distinction — par l’épaule au passage. Il ne remarqua pas Aixed, qui venait de se glisser par-dessus le sommet de la falaise. Il remarqua seulement que le mur de roches avait déjà été marqué par le passage d’un Démon ; il en profita pour mettre ses mains dans ces nouvelles prises.

***
Le soleil cognait dur sur le flanc de la montagne. De là où il était, Gorbak voyait une partie du contrefort ; le soleil ne s’y reflétait pas encore. Il avait l’intention de ne pas bouger avant que ce ne soit le cas.

Il contemplait le désert, au loin. Le monde n’était que sable et vent jusqu’à l’horizon que fixait le vieux Guerrier, une vision qui avait toujours su lui faire oublier ses tracas. Il ne pensait plus à rien, s’enfonçant dans la sérénité de la course. Même le tapage modéré qui avait saisi la terrasse à l’arrivée des novices ne l’affectait pas — probablement encore deux jeunes coqs qui s’affrontaient aux poings. Cela n’intéressait pas, et ne concernait pas, Gorbak.

Il vit, du coin de l’œil, une tête rousse qui apparaissait par-dessus le bord de sa falaise. Qui passait un bras, qui se hissait sur la surface pentue. Un Démon qui bondissait joyeusement dans le chaos rocheux, avant d’incliner l’échine devant l’œil entrouvert de son aîné qui se reposait. Une novice qui se projetait souplement par-dessus le rebord de la falaise, avec un certain dédain pour cette ascension qui avait demandé plusieurs filets de sueur au vieux Gorbak. Bien sûr, les longues années d’entraînement à l’intérieur de la montagne étaient plus fraîches pour elle que pour lui.

Bon. Ça, ça le concernait. Mais ça ne l’intéressait toujours pas. Il ne fit pas mine d’avoir remarqué quoi que ce soit.

« Le sable luit sous vos pas. » lança-t-elle après un instant de politesse.

Il prit sur lui. Il ne répondit pas. Ce n’était qu’une salutation, pas un rituel particulier. Ce n’était qu’une annonce, un peu formelle, pour donner un sens solennel à un événement. On pouvait ne pas répondre. Il s’en convainquit, et ne bougea pas d’un cil.

« Euh… »

Elle hésitait, nettement. Le vieil homme l’avait ouvertement ignorée : était-ce une insulte ? On ne lui avait jamais fait le coup. Une pointe de colère s’infiltra dans sa voix à cette idée, quand elle décida de continuer.

« On m’a envoyée à vous, en me disant que vous pouviez m’apprendre. »

Rien ne différenciait ce type des rocs qui l’entouraient. Il ne pouvait quand même pas l’ignorer comme ça le jour du tournoi, si ? C’était permis ? Elle en aurait hurlé de rage.

À la consternation de Gorbak, un second Démon jaillit par-dessus le rebord de la falaise, vite suivi par un novice un peu nerveux. Ce dernier ne se redressa pas totalement en revenant à un univers pas totalement vertical : il resta un moment courbé, le temps de s’éloigner du bord. Puis il releva la tête, et constata qu’il n’était pas seul — qu’une autre novice l’avait surpris en train de se ridiculiser.

« Je… bafouilla-t-il. Je peux redescendre, si je dérange…

— Dis pas de conneries, râla Aixed. En fait… »

En fait, elle avait bien envie de laisser parler sa colère contre ce Guerrier qui se permettait de les ignorer comme des cailloux. Après tous les efforts qu’ils avaient déjà fait chaque jour pour en arriver à la Cérémonie de l’Acier ; mais bien sûr, Monsieur la Statue en avait vécu plus, il avait tout vu !

« Viens plutôt par là, lança-t-elle hargneusement. L’autre outre vide refuse de bouger et on m’a dit d’attendre qu’il le fasse, alors tu pourrais aussi bien nous tenir compagnie. »

Onis manqua de retomber en arrière en entendant ces paroles d’un irrespect choquant. Et puis il chercha une réaction chez Gorbak — sans en trouver, mais… Le vieux Guerrier devait user de toute son expérience pour retenir un sourire. Cette gamine avait un sacré répondant et un culot de Démon des Sables, pour oser insulter un de ses aînés à deux mètres de lui sans même le regarder en face.

Il ignora la provocation. Il contint son amusement et continua de n’afficher que le calme le plus impassible. Il laissa les préoccupations de ces deux novices se perdre, dans l’immensité du désert. Ils seraient les premiers à se lasser de rester ici.

Ils parlèrent quelques nutes, pas plus. Ils évoquèrent la Cérémonie de l’Œuf qu’ils avaient passée dans la même salle, sans particulièrement se remarquer l’un l’autre. On en gardait rarement beaucoup de souvenirs ne concernant pas l’examen attentif d’une mère ; ils plaisantèrent rapidement à propos du novice qui était sorti en hurlant après avoir été reniflé d’un peu trop près.

Ils ne tardèrent pas à se laisser épuiser par la chaleur accablante. La mi-journée approchait : des filets d’air brûlant remontaient le flanc de la Forteresse depuis le contrefort surchauffé. Même à l’ombre, il ferait bientôt trop chaud pour respirer, avec plusieurs heures d’avance sur le reste du désert. Gorbak ne cilla pas en les entendant se taire.

Le temps passa. En bas, les bruits de lutte s’interrompirent. En haut, le soleil progressa d’un rien dans le ciel. Le vent d’altitude jouait avec les vêtements du Guerrier et des deux novices, les aidant un peu à supporter la fournaise ; un vent chaud, incapable de mordre malgré la vitesse à laquelle il venait s’échouer sur la Forteresse.

Une autre main passa par-dessus le rebord, immédiatement fixée par les regards impatients des deux novices. Ils eurent la surprise de voir arriver la Maîtresse de Guerre elle-même — suivie de son Démon, qui ne se gêna pas pour aller réveiller celui de Gorbak. Ceux des deux novices n’avaient pas osé, réduits à l’immobilité par un seul regard ensommeillé.

Contrairement à son Démon, le vieux Guerrier ne prêta pas la moindre attention à la Maîtresse de Guerre. Pas même quand elle prit la parole.

« Le tournoi est terminé, annonça-t-elle cérémonieusement. Vous avez un maître. »

Onis et Aixed échangèrent un regard — ils avaient eu la même pensée. Puisque cette statue humaine leur servirait de maître, devaient-ils l’imiter et ignorer la Maîtresse de Guerre ? Ou bien répondre, mais que répondre ?

Cara trancha elle-même leur dilemme, d’un ton bien plus rogue.

« Et je ne remercie pas le Maître en question de m’avoir fait grimper jusqu’ici. Tu savais très bien que c’était contre le rituel de venir grâce à l’épée. »

Elle n’attendait pas de réponse des novices, donc. Et elle n’en reçut pas non plus du Guerrier.

« Tu tiens vraiment à rester dans les mémoires comme le Guerrier le plus buté qu’on ait vu… Tu ne peux pas y échapper, tu sais ? Le rituel a parlé.

— Hrm, grogna le Guerrier, confirmant aux novices qu’il avait une voix.

— Allez, tu vas les faire mourir de chaud. Vous avez le droit de redescendre comme vous voulez, alors file à l’armurerie et va leur chercher des épées. Vous ferez connaissance au passage. J’imagine qu’il n’a pas ouvert les lèvres une seule fois, non ? »

Elle s’adressait aux novices, ceux-ci décidèrent d’un commun accord de ne rien faire. Maintenant, la question était : avait-elle donné un ordre ? Et puis Gorbak prit enfin la parole, lentement, posément, et en respectant des pauses encore plus longues que le Guerrier auquel Aixed avait demandé son chemin.

« Là où je vais, ils auront plus chaud… Laisse-nous. »

Avec un sourire, Cara passa la main dans son dos, touchant la poignée de son épée et un instant plus tard, elle n’était plus là. Comme si elle avait glissé sur le côté. Un regard stupéfait vola entre les deux novices : ils n’avaient jamais vu les capacités réelles des épées. Rien que leur petit tour lumineux.

« Bon, céda Gorbak après un court silence. Je ne vous demanderai pas de me raconter votre histoire. Ne le prenez pas mal. »

Ils l’ignorèrent avec plaisir.

« Je me souviens de mes premières courses, poursuivit-il comme si de rien n’était. Des journées entières passées à mourir d’ennui. Et le soir, rien qu’un bivouac anonyme, sans vie. Si vous le permettez, c’est à ce moment que j’aimerais entendre le récit de vos vies. Quand nous serons dans le désert, que vous mourrez de sommeil mais sans que vos esprits ne soient assez fatigués pour suivre. Ici, je ne vous demanderai donc que vos noms. »

Aixed ne se contenta pas de se taire, elle resta silencieuse si ostensiblement qu’Onis comprit qu’elle lui demandait de faire le premier pas.

« Onis, prononça-t-il.

— Aixed, admit-elle.

— Gorbak. »

Il se leva, d’un mouvement raide mais précis suivi avec un temps de retard par les deux novices. Les deux Apprentis.

Ses deux Apprentis.

« Maintenant, puisque vous avez grimpé jusqu’ici, autant descendre par le même chemin. Et ensuite, on passera à l’armurerie. Vous n’aurez probablement pas besoin d’une épée avant un moment, le désert est trop vaste pour ça ; mais vous allez voir qu’il faut un moment pour s’habituer à leur poids ! »