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Pas de soleil dans l'Abîme de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 01/08/2020 à 20:04
» Dernière mise à jour le 21/09/2020 à 09:31

» Mots-clés :   Action   Fantastique   Organisation criminelle   Présence de personnages du jeu vidéo   Suspense

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Chapitre 6 : Derrière les ficelles
Le Monde Distorsion était silencieux. Et c’était ça qui était le plus horrible.

De l’eau y coulait, sans aucun bruit. Des vents y soufflaient doucement, portant des nuages bleutés et un froid glacial, des plantes poussaient, et toute une escadre de rocs y flottait, suivant pour la plupart des chemins précis, et restant parfois libres. Les quelques humains qui s’y étaient aventurés n’en avaient jamais vu entrer en collision.

Maintenant, oui. Et c’était profondément révulsant, anormal, de voir deux masses de roches qui devaient bien se compter en centaines de tonnes se fracasser l’une contre l’autre et répandre des esquilles de pierre, sans autre bruit que celui, plus atroce encore, des os brisés de deux policiers ayant le vertige.

Ophélia et David étaient restés immobiles au milieu de leurs collègues qui obéissaient machinalement à l’ordre de l’Inspecteur. Ils les avaient vus s’élancer dans le vide, dans le vide glacial du Monde Distorsion, certains comme s’ils faisaient ça chaque matin, d’autres avec un rictus aux lèvres. Eux, ils avaient regardé dans le vide, vers l’immense turbulence bleutée qui se plaçait tout juste en face d’eux comme pour plonger son regard dans les leur, et leur dire va, suis les autres et jette-toi dans le vide, jette-toi vers moi, et je te promets que la chute sera longue, bien assez longue pour que tu l’oublies et que tu t’y oublies. Et ils avaient vu ces policiers qu’ils voyaient comme des amis perdre soudain tout repère, tout contact avec le sol, et flotter dans le vide, à la merci de la gravité changeante du Monde Distorsion.

Ils n’avaient pas regardé un seul instant au-dessus de leurs têtes, vers leur mort qui plongeait sur eux. Le vide exerçait une emprise bien plus profonde sur leurs pensées, il les tenait par une peur bien plus concrète, et il ne les lâcha pas avant qu’il ne soit trop tard.

Et même le bruit abject de leur mort se perdit dans un silence plus vaste et plus monstrueux.

Un silence qui ne fit aucune manière pour engloutir aussi les quelques murmures horrifiés qui s’échappèrent du groupe d’agents flottants dans le vide, incapables de bouger, de s’orienter, de détourner les yeux, piégés. Jusqu’à ce que, sans même un bruit, les ailes cotonneuses d’un Togekiss viennent les envelopper et les pousser doucement vers un autre îlot, non loin.

Là, un Voltali lançait une véritable nuée d’éclairs dans le lointain, sous les ordres d’une dresseuse en manteau rose. Et toujours aucun bruit ne se laissait entendre, comme si le Monde Distorsion retenait son souffle glacé ; pas même quand un Nostenfer s’élança à son tour de la plate-forme, pour venir épauler le Togekiss et ramener les derniers policiers flottant dans le vide.

Les éclairs s’interrompirent un peu avant que la troupe ne soit au complet. Ils n’avaient pas atteint leur cible ; on ne s’en rendit pas compte sur le coup. Pour le moment, on ne prêtait attention qu’à Beladonis, et au masque déterminé qu’il avait déjà posé sur sa tristesse.

« Je suis désolé de devoir dire ça, mais on n’a pas le temps de s’apitoyer. »

Ceux qui ne le connaissaient pas entendirent le discours d’un homme dur. Quelqu’un ayant vu et subi trop de désastres et de retraites, ayant affronté trop souvent le sort et s’étant retrouvé trop de fois face au vent. Quelqu’un qui pouvait rester debout quand son cœur était abattu de douleur.

Un chef qui ne rassurait pas, qui ne conduisait pas ses troupes d’une main sûre, qui ne les protégeait pas parfaitement. Un roc sur lequel ils ne pouvaient pas se reposer, qui les forçait à se lever et à avancer.

« Je suis désolé. », répéta-t-il.

Et ils perçurent combien cela lui coûtait d’endosser ce rôle. Il n’avait rien de la certitude qu’il affichait, il faisait peut-être face à la pire infortune de sa carrière, et il ne prêtait aucune foi à ses mots. Il avait évalué la situation, son instinct lui disait de se relever et d’avancer, et lui soufflait les mots qui aideraient ses hommes à le suivre ; mais est-ce que ces mots étaient ceux dont ils avaient besoin, il n’en savait rien.

Pourtant la chance sourit à l’inspecteur, une fois de plus. On se releva, on s’épaula, on leva les yeux vers le ciel, vers le brouillard d’où était sortie l’attaque. Et on chercha, du regard, le chemin qui mènerait-là-haut, si cela avait un sens de dire là-haut ; la suite de passerelles, de plates-formes et de retournements de gravité qui mènerait à leur cible.

Il devait forcément y avoir une, vu la quantité d’îlots qui s’amassaient dans ce coin du Monde Distorsion ! Et s’il y en avait une, on la trouverait. Le groupe était mené par l’inspecteur Beladonis, célèbre dans tout Sinnoh pour sa capacité à se sortir de n’importe quelle affaire, et défendu par Aurore, le Maître le plus jeune que l’île ait eu, un prodige du combat ! Ils ne pouvaient pas perdre. Ils ne pouvaient pas se perdre.

On lança quelques œillades discrètes, et plus dubitatives que franchement réprobatrices, à la Commandante Mars, quand elle prit de nouveau la tête du groupe. Elle voyait encore un chemin ; mais où menait-il ? Vers Hélio ou vers ses pièges ? Elle-même ne le savait pas. Elle prenait la place du bouc émissaire, en tête de la marche, parce qu’elle s’y était habituée. Aurore eut un pincement au cœur en remarquant cette attitude résignée, de la part d’une femme dont l’impétuosité lui avait plusieurs fois posé problème en combat.

Il y avait eu un moment pendant lequel elle aurait pu se rapprocher de son ancienne adversaire, tenter de la comprendre, et peut-être tenter de l’aider ; maintenant, il était passé. Il semblait au Maître que chaque fois qu’elle voulait se rapprocher de quelqu’un d’important, elle finissait par échouer. Mars aujourd’hui ; depuis trois ans, Giratina… Où était passée cette capacité à se lier rapidement avec qui que ce soit qui lui avait permis de gagner la confiance de tout le reste de son équipe ?

Il n’y eut pas un mot d’adieu. Rien que quelques larmes, qui tombèrent jusqu’au sol et y restèrent sans geler, dans le froid impassible. Rien que treize personnes reprenant la traque qui les avait amenées ici et qui promettait de les y garder un moment.

Après sa première attaque, après Pluton, Hélio avait patienté un long moment avant de revenir à la charge. C’était là une vraie faiblesse : il devait se reposer, oublier la présence d’autres esprits. Sans qu’on ait besoin de le dire à voix haute, on se convainquit rapidement que cette fois-ci, ce serait pareil. Qu’on devrait attendre une durée interminable, qu’en allant vers Hélio on pourchassait un homme qui fuyait dans l’autre direction, juste pour le garder à proximité. On se prépara à une marche longue et ennuyante. Cela serait comme une procession funèbre, pour les deux défunts. On marcherait en silence, en hommage à eux. L’idée fut assez appréciée pour que chacun se taise sans qu’on ne le lui demande.

Il n’y en eut que deux ou trois pour briser le silence funèbre qui s’était imposé sur le groupe. Le premier, à l’arrière de la colonne, fut Kazou ; et l’Alakazam ne laissa ses paroles être entendues de personne d’autre que sa Dresseuse.

« Aurore, dit-il. Aurore, je dois te dire un truc.

— Quoi ? chuchota-t-elle si bas que le Pokémon ne l’entendit qu’en écoutant son esprit.

C’est à propos des agents, de David et Ophélia. Et je ne voudrais pas que les autres l’entendent.

— Oui, d’accord. Qu’y a-t-il ?

Ne crie pas… »

Elle n’avait pas crié ; elle avait soufflé aussi bas que la fois précédente. Alors pour encourager l’Alakazam à cracher le morceau, Aurore vida complètement ses poumons. Maintenant, même si elle le voulait, elle ne pourrait pas crier.

« Ils sont encore en vie.

— Quoi !


Kazou avait eu raison, réalisa Aurore. Un cri lui avait échappé ; un cri muet, puisqu’elle n’avait pas de souffle pour le pousser. Elle inspira fébrilement, voulut questionner l’Alakazam ; se ravisa, et vida de nouveaux ses poumons en l’écoutant expliquer ; elle ne se pensait plus capable de murmurer discrètement.

« Ils n’auraient pas dû survivre au choc, mais quand j’ai vérifié derrière nous à l’instant, j’ai senti leurs esprits. Leurs corps meurent, mais leurs pensées son encore là.

— Tu veux dire que…
commença Aurore, avant de devoir reprendre son souffle. Humpf. Tu veux dire qu’on ne peut pas mourir ici ? Que peu importe ce qu’Hélio fera, si on meurt, on reste prisonnier de son cerveau ?

— Oui
, admit Kazou. Ils ont encore quelques perceptions, et je crois que le choc a ralenti leurs pensées ; mais ils sont encore là.

— C’est horrible… murmura Aurore d’une voix étranglée qui lui valut un coup d’œil de Beladonis. Est-ce que… Est-ce qu’il y a quelque chose qu’on peut faire ? »

L’air écœuré de l’Alakazam répondait pour lui. Rien. Il n’y avait rien à faire et le simple fait de penser qu’il y avait là-bas, derrière eux, deux esprits immobilisés dans des corps morts, incapables de faire quoi que ce soit d’autre que de penser, de mesurer toute l’horreur de cette paralysie — qui n’avait aucune raison de finir, dans un Monde Distorsion où on pouvait survivre sans manger ni boire pendant des jours… Il en avait les moustaches qui frémissaient de terreur.

Et il en allait de même pour sa Dresseuse. Bien des accidents pouvaient arriver pendant un voyage initiatique ; un de ceux qui l’avaient toujours le plus effrayée était les blessures à la moelle épinière. Perdre toute motricité, finir sa vie clouée dans un fauteuil roulant, à tout regarder depuis la banquette arrière… Un cauchemar interminable.

Elle était tout de même partie. Les Pokémon pouvaient être des soutiens cruciaux dans ces situations-là aussi, alors elle était partie, et elle avait atteint des sommets d’excellence où les accidents n’étaient plus que des souvenirs lointains.

Et maintenant, le vieux spectre revenait la hanter, sous la forme d’un homme dont le visage avait inspiré la peur à une Région entière. Aurore prit sur elle. Elle était la seule du groupe à avoir ses chances contre Hélio : alors elle devait s’exposer en première ligne. Ignorer le danger, l’attirer à elle : parce qu’il était hors de question qu’elle permette aux autres, aux policiers, à Beladonis ou Mars, de courir prendre ce risque-là.

Elle réalisait, un peu tard, qu’elle aurait dû tout faire pour venir seule dans le Monde Distorsion. Seule avec son équipe : la seule Dresseuse et les seuls Pokémon qui avaient pu vaincre Hélio. Il était trop tard pour changer ça, surtout avec Giratina qui faisait la sourde oreille ; mais elle pouvait élaborer un plan, ou une vague ligne de conduite, définir des façons de piéger Hélio. Se préparer au prochain engagement — frapper plus vite et plus fort que lui, l’immobiliser avant qu’il ne commette un autre…

Son esprit ne trouva pas de mot à mettre sur ce crime. C’était secondaire ; elle s’était entraînée à trouver comment sortir de situations désespérées, et elle trouva. Si elle avait correctement compris les explications de Pluton, si elle devinait correctement la relation de Giratina au Monde Distorsion, alors elle pouvait piéger Hélio. Et si Kazou réagissait à temps ; mais ça, ce n’était pas un pari, c’était une certitude.

Ils avaient légèrement troublé le silence omniprésent, en se concertant. Puis l’Alakazam dédia toute son attention à surveiller le groupe, et ils se turent.

Il y eut un moment de silence. Le silence froid et impersonnel du Monde Distorsion, dans lequel on n’avait aucun autre bruit auquel se raccrocher que celui des pensées qui roulaient follement, qui tentaient de comprendre cet endroit insaisissable.

Un rugissement furieux osa fracasser le silence, et Aurore vit le Léviator d’Hélio apparaissant plein centre du groupe — et attaquant, brutalement, ses mâchoires meurtrières frappant un agent à la tête et lui déchirant la gorge.

La troisième attaque était arrivée bien plus vite que la seconde, réalisèrent des agents pétrifiés. Derrière eux retentissait déjà l’ouverture d’un Poké Ball ; le Voltali d’Aurore feula sur son adversaire. Ce dernier bondit sur le côté en catastrophe, évitant de justesse une Fatal-Foudre qui roussit les cheveux de tous les agents ; et son saut mal préparé fit rouler son grand corps sur le côté, manquant d’écraser un autre policier.

Au mépris du danger, et des sept autres Pokémon qui apparaissaient au milieu du chaos (trois libérés des Poké Ball d’Aurore, et quatre qui se matérialisaient comme s’ils avaient toujours été là), Beladonis s’élança en avant. Impensable de ne pas porter secours directement à ses hommes. Mais à peine eut-il fait un pas brutal qu’il s’écroulait, le visage crispé de souffrance — Aurore remarqua avec effroi que l’arrière de son crâne était ouvert, une plaie béante au-dessus de laquelle un croc de Léviator à moitié invisible hésitait.

Hélio. Il n’avait pas prévu le mouvement brusque de l’inspecteur, et ce dernier lui avait échappé.

Mais il était étendu pour le compte. Alors le croc pivota, d’un quart de tour ; il se retourna vers Aurore, qui tentait d’assimiler la scène — Beladonis, tombé ! Et elle était la nouvelle cible. Et ses Pokémon avaient engagé le combat contre ceux d’Hélio.

Le croc hésita. Analysa la situation.

Personne ne voyait la scène. Plus loin, les policiers s’éparpillaient en désordre, au milieu du combat qui faisait rage ; le Léviator se tortillait de douleur au sol, parcouru par des éclairs qui n’avaient rien à envier à l’orage le plus furieux. Et autour de lui, un Corboss, un Démolosse, un Nostenfer et un Dimoret faisaient face à un Torterra, un Lucario, un Togekiss et un Voltali. Ce dernier était encore absorbé par son attaque ; quant à l’Alakazam, il observait le conflit d’un air dépassé.

Les Pokémon du Chef Galaxie avaient déjà été rossés par cette équipe. Ils auraient certainement encore le dessous. Mais ils lui fourniraient une excellente diversion pour abattre leur Dresseuse. Hélio eut un sourire cynique, que personne ne vit ; cette gamine avait un don pour se fourrer dans les ennuis. Puis il se retourna vers elle, à peine à un mètre de son croc.

La gamine avait bougé. Elle tenait dans sa main droite une Master Ball, elle la braquait sur lui, sur ce croc qu’elle voyait léviter dans l’air.

Le temps sauta. Hélio eut le temps de se replonger dans ses souvenirs. « Je préfère te la laisser. », avait-il dit en donnant cette ball ultime à cette Dresseuse. « Je ne m’intéresse pas vraiment aux Pokémon. » À peine quelques heures plus tard, il avait vu ce bijou de technologie voler, vers un Pokémon sans consistance qu’elle était peut-être la seule à pouvoir entraver.

Il avait vu Aurore se servir de son cadeau pour capturer le Pokémon de l’Ombre, celui qui lui avait tout pris. Il avait enragé — détestable souvenir d’un manquement de son esprit imparfait — en voyant cela, en comprenant que c’était la fin de tous ses plans.

Maintenant le doigt du Maître appuyait sur le bouton. Et Hélio savait qu’il ne pourrait jamais bouger assez vite ; qu’il avait perdu cette manche. Une manche ; la gamine était bien assez compétente pour remporter toute la partie grâce à une seule manche.

La Master Ball cracha son hôte dans un fleuve de lumière pourpre — et puis l’énorme masse du Pokémon de l’Ombre s’abattit sur Hélio.

Le choc le projeta au loin comme un fétu de paille. Il heurta des rochers, sans pouvoir les localiser précisément — il était comme aveugle, dans ces dimensions supplémentaires, il n’avait pas les yeux assez vastes pour tout voir, et il s’affala au sol, son corps entier hurlant de douleur. C’était une côte cassée, ça ? Aucune importance ! Il fallait se relever, examiner la situation, déterminer s’il était en danger ou non, déterminer si l’esprit avait une fois de plus réussi à le vaincre !

Aurore ne vit pas le résultat de son attaque — libéré à bout portant, Giratina bouchait presque tout son champ de vision. Mais elle perçut l’équivalent d’un clin d’œil mental de Kazou — l’Alakazam la prévenait que le piège avait fonctionné.

Elle jeta un coup d’œil au combat ; mais tout était déjà terminé. Ses compagnons avaient l’air d’avoir tout donné ; Kazou devait leur avoir expliqué le danger. D’ailleurs, une Torterra couverte de glace, haletante, se tenait entre ce dernier et un Dimoret inconscient ; elle devait avoir protégé le type Psy d’une attaque, lui permettant de mener son rôle à bien.

Plus loin, un Togekiss exténué se posait au sol. Ses Lames d’Air avaient, à elles seules, corrigé un Nostenfer et un Corboss qui n’avaient pas pu faire grand-chose contre leur tranchant. Ils étaient tombés non loin ; de part et d’autre du Démolosse, qui garderait sans doute des séquelles de ce passage à tabac en règle de la part d’Armand le Lucario.

Et il y avait Kazou, qui tenait ses deux cuillers devant son visage d’un air concentré. En le voyant exercer ses pouvoirs psychiques, Aurore arriva enfin à croire qu’elle avait gagné. Hélio était assez largement matériel, visible, ou quel que soit le terme approprié, pour que l’Alakazam l’immobilise.

Elle avait parié que ce serait possible malgré la nature difficile à appréhender des dimensions supérieures. Elle avait parié que Giratina, étant originaire du Monde Distorsion, s’étendrait dans les mêmes dimensions qu’Hélio, qu’elle pouvait s’en servir comme d’une arme contondante — probablement l’usage le plus inattendu de ce Pokémon… Elle avait parié que Kazou pourrait prévenir rapidement ses autres Pokémon, et qu’ils réagiraient assez vite pour le protéger pendant qu’il s’attaquerait à Hélio ; car les Pokémon de ce dernier attaqueraient évidemment l’Alakazam.

Et elle avait gagné sur tous les tableaux.

C’était terminé. Un combat brutal, expéditif, un pari fou et dangereux, et elle avait réussi à immobiliser Hélio. Il ne s’était pas écoulé une minute depuis que son Léviator était apparu.

Les policiers sortaient peu à peu de leur stupeur — leurs réflexes et leur entraînement prenaient le dessus sur la surprise. Ils voyaient le calme silencieux qui s’était abattu sur l’îlot, le Chef Galaxie entouré d’une aura rose et maintenu au sol, les Pokémon abattus ou bien se reposant, et ils comprenaient que c’était terminé.

Aurore fit quelques pas pour contourner la grande figure immobile de Giratina, attirant l’attention de tout le groupe. On posait les yeux sur cette jeune fille en manteau rose, un peu frêle, on voyait la dévastation qu’elle avait gérée d’une main de maître ; et on commençait à comprendre qu’elle n’était pas Maître pour rien ou par chance. Elle avait réussi à battre Hélio à son propre jeu, et contre l’effet de surprise.

« Giratina, demanda-t-elle. On va pouvoir retourner dans le monde normal, maintenant. Si tu veux bien ouvrir un portail ? »

Et elle ne contrôlait toujours pas ce ver flottant. Le rappel était douloureux. Mais le Pokémon réagit ; il baissa les yeux sur sa Dresseuse, laissa planer un léger silence. Comme s’il méditait sur ce qui venait de se passer ; il y avait quelque chose de plus vivant dans cet air pensif, passif, que dans l’immobilité totale dans laquelle il se tenait juste avant.

« Oui, affirma-t-il d’une voix qui chuchoté dans les têtes de tous. Maintenant, nous pouvons renvoyer les pions. »

Une onde de stupeur flotta à la surface de l’îlot, presque palpable dans son irréalité. Il n’y avait guère qu’une interprétation possible aux paroles du Pokémon de l’Ombre — mais impossible de l’accepter aussi brutalement.

Puis un immense disque blanc apparut, qui s’étendait sous les pieds de tous les occupants de l’îlot. Un portail ; ils glissaient, ils tombaient dedans sans rien avoir à quoi se raccrocher.

En un instant, presque tous avaient été aspirés. Il ne restait plus qu’Aurore à la surface de la plate-forme ; une Aurore dépassée, définitivement incapable de s’adapter à ce qui se passait. Incapable de comprendre — il lui aurait fallu des heures entières de stupeur avant de relier entre eux tous ces éléments nouveaux qui s'enchaînaient.

Et elle n’aurait pas ce temps-là.

« Hélio n’a pas survécu au transfert, annonça Giratina d’une voix clinique. Il s’était légèrement étendu en quatre dimensions ; le retour à trois l’a broyé. »

Aurore ne répondit pas. Trop d’informations à assimiler d’un coup.

« Maintenant, si tu veux bien me laisser un instant, j’arrive. »

À défaut de pouvoir appréhender tout ce qui arrivait, le Maître releva l’incohérence. Il arrivait ? Mais il était déjà là… Non ?

Giratina recula, jusqu’à se tenir suspendu dans le vide. Là, son corps entier s’obscurcit rapidement, jusqu’à atteindre la même teinte de noir que ses ailes ; ou que l’ombre dont il avait pris la forme, aux Colonnes Lances, trois ans plus tôt. Le jour où il n’avait eu qu’à imposer sa présence pour étouffer les pouvoirs de Palkia et Dialga, les maîtres de l’espace et du temps. Le jour où Hélio avait menacé de détruire l’univers.

D’autres ombres arrivèrent, surgissant de l’horizon troublé du Monde Distorsion. Une véritable multitude, qui sortait du brouillard et convergeait vers le corps maintenant indistinct qui avait accompagné Aurore pendant trois ans.

Des ombres reconnaissables entre toutes. Il n’y avait que celles de Giratina pour être aussi impossiblement noires ; elles absorbaient tant la lumière crépusculaire qu’elles ressemblaient plutôt à des déchirures, des béances où tout s’engouffrait sans espoir de retour.

Elles s’amalgamèrent devant l’îlot, et elles ne tardèrent pas à former un mur de ténèbres opaque. Une absence, plutôt qu’une présence.

Deux yeux, s'ouvrirent, à peu près au niveau d'Aurore ; deux petits soleils miniatures, rougeoyant faiblement, mais aussi brûlants que des forges dans les ténèbres qui les entouraient. Et Giratina parla, à nouveau. Mais sa voix n’avait plus rien du chuchotement spectral qui s’immisçait à travers les oreilles qui l’écoutaient. C’était désormais une vibration ancienne et puissante, assez vaste pour faire résonner le Monde Distorsion tout entier. À moins que ce ne soit l’inverse, réalisa une Aurore médusée.

À moins que ce ne soit le Monde Distorsion tout entier qui se mette à vibrer pour lui transmettre les paroles de son unique habitant.

« Bien, tonna-t-il d’une voix qui tentait en vain de se faire affable. J’imagine que tu as un certain nombre de questions à poser.

— Je… »

Vous avez planifié tout ça depuis le début ? Vous avez fait tout ça pour moi ? Vous avez observé pendant trois ans pour en arriver là ? Pourquoi ? Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que je fais ici ? Pourquoi moi ?

Elle ne parvint pas à choisir. Elle s’entendit pourtant prononcer des mots auxquels elle n’avait pas pensé.

« Des pions, releva-t-elle en s’efforçant de garder le contrôle de sa voix. Vous avez dit : des pions. Tout ceci n’était qu’un jeu ?

C’est à la fois plus simple et plus compliqué. En quelque sorte, on peut voir ça comme ça.

— Mais… Pourquoi ?

Pourquoi toi, tu veux dire. »

Elle ne répondit pas. Oui. Non. Ce n’était pas elle qui était morte — le portail avait aussi emporté la victime du Léviator. Pourquoi ? Pourquoi toutes ces errances ?

« Je pense que l’image des pions sera la plus simple, reprit Giratina. Tu es arrivé sur la case de l’échiquier où je voulais t’amener.

— Mais c’est parfait, s’emporta Aurore. Je t’écoute rester silencieux pendant des journées entières depuis trois ans, et maintenant que tu as quelque chose à me demander, tu passe par tout un jeu de massacre ? Alors que tu aurais pu te contenter de POSER LA QUESTION ! »

Elle n’avait pas crié — sur la fin, elle avait hurlé à s’en déchirer les cordes vocales. Un rugissement strident qui libérait toute la tension subie pendant cette traque.

« Bien sûr. Parce que ce que je vais te demander, tu ne l’aurais jamais accepté avant d’être traitée de pion. »

Et aucun hurlement ne pouvait rivaliser avec ce grondement qui provenait de partout. Aurore se sentit subitement minuscule ; quoi que voulait Giratina, elle n’avait aucun moyen de refuser.

Seule. En plein Monde Distorsion, un lieu où elle ne devait surtout pas mourir. Et sans ses Pokémon.

Mais elle se sentait assez rogue pour persiffler quand même. Elle n'avait aucun moyen de refuser, mais elle pouvait exiger des réponses avant d'obéir.

« Tout ça ne tient pas debout. Pourquoi t'être laissé capturé au départ ?

Tu as vu à quelle vitesse tu as lancé cette Master Ball ? J'ai été pris de court.

— Et tu as quand même ouvert un portail.

Réflexe de défense. »

Le pire était peut-être que ça faisait sens. Elle était sur les nerfs, ce jour-là, après avoir empêché un cataclysme difficile à imaginer...

« Cet endroit a, entre autre, un rôle de régulateur, expliqua Giratina. Il doit donc se débarrasser de tout ce qui menace son équilibre. Au passage, les cinq humains qui sont morts ici n'y resteront pas éternellement. Leurs consciences finiront par se dissoudre et par disparaître.

— Au bout d'un ou deux millions d'années, c'est ça ? »

Il ne répondit pas. C'était probablement pire ; Aurore frissonna à cette pensée.

Mais au moins, le calvaire des défunts se terminerait un jour. C'était peut-être un geste d'apaisement de la part du Pokémon de l'Ombre de lui dire ça ? Elle voulut chercher la réponse dans son regard, mais elle ne trouva que deux sphères rouges. Aucune émotion, rien que des faits.

Il était peut-être temps de commencer à l'écouter donner ses ordres. D'admettre qu'ici, il était tout-puissant et pouvait ordonner au Maître de Sinnoh — comme si cela avait la moindre importance pour un Pokémon aussi ancien et puissant...

Et il dut sentir qu'elle était arrivée à cette conclusion, car il reprit la parole. Une parole trop imposante pour être ignorée.

« Tout d’abord, j’aimerais que tu brises cette Master Ball.

— Pfft, Aurore trouva-t-elle le courage de ricaner. Tu n’avais qu’à faire étalage de ta puissance dès le départ, pas la peine de passer par Hélio pour ça. »

Mais il fallait admettre qu’elle n’aimait pas du tout l’idée. Giratina lui demandait sa liberté ; elle voulait bien la lui accorder. Elle n’aurait jamais retenu un Pokémon qui ne l’appréciait pas. Ce qui la dérangeait, c’était l’aspect inéluctable de cet acte. Briser la Master Ball, c’était admettre définitivement qu’elle avait échoué à se lier d’amitié avec Giratina. Qu’aucun de ses mots ne l’avait jamais atteint.

Elle laissa la petite sphère tomber au sol, et l’écrasa sous son talon. C’était si facile. Les balls étaient trop fragiles même pour la semelle molle d’une chaussure de marche. Et ce craquement signifiait l’échec de trois années de patience. La couleuvre était amère à avaler.

« C’est vrai, admit Giratina. Beaucoup de peine pour pas grand-chose. Mais te demander de la briser toi-même, c’était plus un symbole qu’autre chose. Entrons dans le vif du sujet.

— Un symbole… grogna Aurore d’un ton rogue qu’elle ne se connaissait pas. Quoi, tu es partisan de la séparation entre Humains et Pokémon et tu m’as amenée ici pour faire de moi ton porte-étendard ?

C’est un peu plus sinistre. Dis-moi, quelle est la première chose que tu feras en sortant d’ici ?

— Mis à part me payer une séance chez le psychiatre pour être sûre de ne conserver aucune séquelle de ton jeu pervers ? »

Le mur d’ombre ne répondit rien. Ce qui était assez explicite en soi ; probablement un oui. Et Aurore se rendit compte que la réponse était dans la question qu’elle avait posée.

« Augmenter le niveau de sécurité de la Grotte Retour, reprit-elle. Hors de question que qui que ce soit accède encore à ton Monde Distorsion.

Exactement. Tu vois : je n’ai pas besoin de te dire ce que tu dois faire. L’image du pion est donc appropriée. »

L’adolescente en manteau rose ne répondit rien. C’était d’une logique effroyable : en attirant une équipe policière, Giratina pouvait à la fois se débarrasser d’Hélio, rentrer chez lui et montrer à quel point cet endroit était dangereux. N'avait-il pas suggéré que les éléments étrangers menaçaient l'équilibre de son monde ? Est-ce qu'il n'y avait pas là-dedans un second message, comme quoi il ne devait pas rester un simple Pokémon dans l'équipe d'une simple Dresseuse ?

Aurore se sentait encore perdue dans toute cette mise en scène, mais elle commençait à comprendre. C'était vrai qu'elle avait lancé cette Master Ball presque par réflexe, trois ans plus tôt ; est-ce qu'elle avait, en quelque sorte, capturé un fragment de Giratina qu'elle avait arraché à sa place naturelle ? Elle l'avait peut-être mutilé. Elle pouvait comprendre qu'il cherche à rentrer chez lui...

Et elle, elle considérait maintenant que c’était son devoir de faire classer la Grotte Retour comme une zone hantée de classe S.

Seuls de rares expéditions pourraient être autorisées après ça, et uniquement si elles justifiaient un intérêt technologique ou culturel indispensable. Même ainsi, cela ferait énormément de paperasse, et on ne pourrait envoyer que des experts de ce genre de site protégés par des Topdresseurs agréés, le tout avec la participation du Maître — et donc son droit de veto.

Des mesures aussi drastiques étaient rares ; la dernière fois à la connaissance d’Aurore, ce devait être quand on avait signalé un Pokémon hostile et surpuissant dans la caverne Azurée, à Kanto. Une bonne dizaine d’années plus tôt…

Elle n’aurait même pas besoin de donner une justification. Elle était le Maître : si elle affirmait qu’une zone était hantée par quelque chose d’assez dangereux pour la classe S, on n’irait pas vérifier. Elle était censée maîtriser ce genre sujet.

Et le plus ironique était que ce n’était même pas faux. Giratina était un Spectre, il était puissant, et le Monde Distorsion était dangereux. C’était une zone hantée, à ranger au plus vite dans la classe S.

Le Pokémon de l’Ombre gagnait sur tous les tableaux, presque sans rien faire.

« Je vois, souffla-t-elle.

Non, répondit Giratina. Tu ne vois pas encore complètement.

— Merci de prévenir… Crache le morceau.

C’est encore plus tordu, je te préviens ; et j’aurais préféré t’épargner cette partie-ci. Mais ça ne va pas être faisable. Voici : tu passeras mes sincères salutations à Lucio.

— À… Pardon. Quoi. »

Le silence du Monde Distorsion s’infiltra entre leurs paroles, et il sembla à Aurore que c’était un silence contrit.

« Comme je le disais, j’aurais préféré éviter ça. Mais je suppose que maintenant, tu vas deviner tout ce qu’il y a à voir, alors autant te le dire moi-même.

— Lucio était… bafouilla Aurore. Il était au courant depuis le début. Il l’était, c'est ça. N’est-ce pas ? »

Elle avait enfin réussi à en faire une question. Le membre le plus élevé du Conseil 4, qui manigançait toute cette expédition ? Tout ça juste parce que lui et Aurore se supportaient difficilement ? Elle était à nouveau dépassée.

« Oui. »

Ce simple mot remettait en question trois ans de collaboration souvent tendue, mais toujours efficace. Lucio était fiable. Aurore s’était souvent opposée à l’éthique discutable des propositions qu’il faisait pour gouverner l’île, mais elle s’était toujours reposée sur lui — elle n’aurait jamais pu oublier qu’elle était trop jeune pour résoudre seule tous les problèmes d’une Région industrialisée, se débattant dans une mondialisation difficile à suivre.

Lucio était fiable. Ils arrivaient à travailler ensemble. Il ne pouvait pas avoir… Mais Giratina pouvait-il mentir ?

Bah : il pouvait certainement manipuler directement sa mémoire pour la persuader d’absolument n’importe quoi !

« Lucio m’a contacté pour me proposer un pacte. Il avait deviné mes intentions, et a proposé de précipiter l’expédition contre Hélio.

— Et il voulait un paiement… devina Aurore. Quoi ?

Toi. »

Elle s’en était doutée.

« Ma place. Il voulait pouvoir me battre, devenir le Maître. »

Et elle aurait alors été exclue de la gouvernance de l’île. Aucun ancien Maître ne pouvait prendre place au Conseil 4, et encore moins prétendre une seconde fois au titre.

« Et pour ça, il me demandait de te briser. De te rendre incapable de te battre. »

Là, Aurore se trouva devant une incohérence. Elle ne suivait plus les raisonnements du Légendaire ; elle ne parvenait plus à assembler les pièces du puzzle.

« Juste en me confrontant une seconde fois à Hélio ? Un Hélio que je te soupçonne d’avoir déplacé en quatre dimensions ?

Je l’ai fait.

— Ça n’a pas de sens. Ce n’est pas en perdant le contrôle de l’opération que je vais soudain devenir incapable de me battre.

Si. Simplement, tu n’as pas encore fait le lien. Mais tu l’aurais fait tôt ou tard : que j’accepte ou non la proposition de Lucio, il obtient satisfaction.

— Comment ? Dis-moi comment !

Tu n’as jamais eu le contrôle. Tout du long, tu étais un pion. Tu obéissais à des ordres que tu ne comprenais pas, que tu ne voyais même pas. Et te connaissant, Lucio savait que tu rapprocherais ta situation avec celle de tes Pokémon.

— Quoi ? s’exclama le Maître. Non. C’est absurde— ils ne se battent pour moi que parce qu’ils le veulent bien, pas parce que je les manipule ! »

Mais c’était elle qui les nourrissait — comme contrôle, c’était bien suffisant, surtout pour une Torterra qui n’était pas certaine de trouver dans la nature les engrais dont elle avait besoin ; de petites quantités suffisait, mais la qualité devait être irréprochable. Les Torterra se faisaient rarissimes à l’était sauvage ; au point de faire l’objet d’un programme de préservation. D’être distribués comme Pokémon de départs dans les voyages initiatiques de Sinnoh.

Mais elle savait à quel point un Alakazam pouvait être intelligent, combien un Togekiss pouvait s’éloigner des conflits, comment un Lucario pouvait partager les émotions et la souffrance de tout être vivant autour de lui. Elle n’aimait pas beaucoup, d’ailleurs, les envoyer au combat, parce qu’elle avait toujours eu quelques doutes. Est-ce qu’ils aimaient vraiment ça ?

Elle les considérait comme intelligents. Assez intelligents pour ne pas se faire stupidement manipuler, pour ne pas obéir comme des bêtes de ferme. Et maintenant, c’était elle qui se retrouvait dans la position du pion. Un pion que Giratina avait déplacé sur son échiquier, assez précisément pour qu’elle croie être libre.

Il avait encore raison. Elle douterait trop d’elle-même après ça. Pas seulement sur ses stratégies, qu’elle avait toujours trouvées trop lisibles — sur la volonté de ses Pokémon de se battre.

Si Lucio la défiait avec cet essaim de doutes qui bourdonnait dans son crâne, il était bien assez rusé pour gagner.

« Et voilà.

— Je… hésita Aurore. Il va vraiment me défier dès que je serais rentrée ? Mais… Qu’est-ce qui lui manquait ?

Le pouvoir, tout simplement. Ton Conseil 4 est une structure complexe, loin de se considérer comme les Dresseurs qui t’aident à gérer une Région que tu as gagnée au combat. Ils veulent le pouvoir ; d’abord des miettes, puis tout le gâteau. Aujourd’hui, c’est Lucio qui succombe à l’appât du gain. »

Le Maître se tut. Ça faisait beaucoup à accepter. D’accord, elle avait toujours vu qu’elle agaçait tout le Conseil, mais… à ce point ? Au point de la pousser à subir cette traque éprouvante dans le Monde Distorsion, à la recherche d’un homme qu’on aurait pu laisser là ?

Tout ça pour ça ?

Ça n’allait pas. Ça ne ressemblait pas à la précision dont Lucio était coutumier. C’était impossible à croire. Et puis, il y avait ce petit détail qui la troublait de plus en plus, cette demande de Giratina — sa seule demande à ne pas être un ordre, et à ne pas être évidente de toute façon.

« Pourquoi saluer Lucio, si tu ne voulais pas que je comprenne cette partie-là ?

Il a voulu passer un pacte avec moi. Ça ne se fait pas, et puisqu’il a tout de même obtenu ce qu’il a demandé, je le lui reprendrai.

— Des arguments moraux, maintenant ? s’étonna Aurore. Alors là, franchement, tu n’as aucune cohérence.

Parce que c’est trop simple pour toi. Reprends l’image de l’échiquier. Je t’ai fait avancer au bout de ta rangée : tu es promue, et tu changes de fonction. Maintenant, tu es celle qui scelle le Monde Distorsion ; et crois-moi, je me fie entièrement à une espèce qui a réussi à invoquer Palkia et Dialga pour entrer ici sans mon accord.

— Pas faux, admit Aurore. Je dois dire que je me demandais comment ça aurait pu arriver, mais si ça implique encore ces pauvres Pokémon des Lacs, je préfère ne pas le savoir.

Il y avait plus simple, nota Giratina. Hélio avait une réplique artificielle de la Chaîne Rouge. Mais reprenons. Tu es promue : et en t’amenant au bout de la rangée, je t’ai mise en danger. Ce qui a injustement favorisé Lucio. Maintenant, je le sacrifie pour te couvrir et te permettre de poursuivre ton rôle. Ce n’est qu’un équilibrage. Ça n’a rien de personnel. »

Une fois de plus, la logique se tenait, à un point près. Toujours le même.

« Pourquoi le saluer, alors ? insista Aurore. Ça fait très personnel.

Eh bien, admit Giratina. Envers lui, c’est personnel. Il s’est servi de moi, je lui rends la monnaie. Mais envers toi, ça n’avait rien de personnel.

Il resta silencieux, attendant la réponse d’Aurore : il ne dirait rien de plus sur Lucio. Frustrant, en un sens, se dit Aurore ; mais peut-être que ça voulait dire que c’était enfin terminé. Qu’elle allait enfin pouvoir rentrer chez elle — à Sinnoh. Quitter la Ligue ; plus d’ennuis que d’avantages. Reprendre un parcours scolaire à peu près normal. Délaisser les combats Pokémon. Passer des diplômes de biologie et prendre la relève du Professeur Sorbier.

Une vie qui semblait tracée rigidement, entre les rails du devoir. Et elle l’avait peut-être toujours été.

« Alors je me contente d’obéir, hein ?

Pas exactement. Tu te contentes d’être toi-même, car tu es précisément celle qu’il faut.

— Pff. Comment veux-tu que je regarde mes Pokémon en face après ce genre de soutien ?

Vois le bon côté des choses : maintenant, tu es certaine que la vie a un sens. Des gens tueraient pour obtenir cette certitude.

— C’est pas rassurant, commenta Aurore. Ni motivant. »

Et il lui semblait qu’il n’y avait rien de plus à dire. La pièce était terminée, les acteurs rentraient chez eux. Giratina dut comprendre cela ; un portail s’ouvrit à côté d'elle, pâle disque blanc dont la lumière filait se perdre dans le mur de ténèbres.

Elle hésita à lui dire au revoir.