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Crocodiliens de Arzonhydre



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» Auteur : Arzonhydre - Voir le profil
» Créé le 31/07/2020 à 02:07
» Dernière mise à jour le 31/08/2020 à 21:09

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I - Cannette et jour
La cannette vide s'écrase finalement dans le sable avec un crissement assourdi. A peine perceptible, en dessous du grondement constant de la voie d'autoroute quasiment au dessus de ma tête, qui envahit une bonne partie de la route 4 de son brouhaha presque permanent. Les travaux avortés n'ont pas pour autant épargné la zone de cette pollution sonore-là, et là tout de suite, je n'ai aucune idée de si j'en suis heureux ou pas.
A la place, je fixe stupidement une cannette vide que je viens de jeter par terre, et dont je ne fais aucun geste pour aller la ramasser. De toute façon, c'est qu'une cannette. Ca ne changera rien à la vie de quiconque, personne ne la remarquera jamais et personne ne pourra jamais me faire de réflexion vexante et tellement raisonnable et adulte dessus. C'est qu'une cannette.
Le Mascaïman qui est ma raison d'être venu jusqu'ici la renifle timidement et me jette un regard plein d'incompréhension. Lui qui a vu ma mère me coller dans les bras les déchets qu'elle ramassait sur le coin de la route tant de fois, il doit se poser de grandes questions en me voyant dans le rôle inverse. Et puis non, quoi encore? C'est un Pokémon. Tout ce qu'il voit, c'est des humains qui font des trucs d'humains, et n'arrêtent pas de poser et ramasser des trucs dans le sable. Et il a juste dû se demander si je lui avais lancé un truc à manger, et est allé vérifier parce qu'en bon petit crocodile, il a toujours faim. C'est tout.
Son regard se faisant un peu trop insistant à mon goût, je finis par lui tourner le dos. Je suis pas venu ici pour qu'un Pokémon me fasse culpabiliser sur une pauvre cannette de soda par terre, et surtout pas quand je suis venu jusqu'ici juste pour lui, parce que monsieur a envie de sa balade dans le désert. Il fait chaud, je n'ai trouvé qu'une ombre très partielle, le soulagement apporté par ma boisson se dissipe déjà, la route est toujours aussi bruyante et je n'avais aucune envie de quitter la fraîcheur - très relative - de Volucité pour ce four désertique. Mais comme ma mère est occupée, toujours, toujours si occupée, et que je ne fais "jamais rien d'utile de mon temps de toute façon", c'est à moi de sortir le Mascaïman, hein?
C'est rassurant de voir que je ne suis pas d'une humeur meilleure que d'habitude, non plus. Au moins, le vent et le sable volant sont cléments, aujourd'hui.
Le rocher que je me suis trouvé pour m'asseoir est particulièrement inconfortable, et je me tortille dessus comme je peux pour ne pas recevoir de vives plaintes de mon postérieur. Sous mes yeux s'étend maintenant la route incomplète traversant le désert; je l'observe distraitement dans l'espoir de faire passer le temps plus vite. Si ça n'avait été pour quelques tas de cailloux que la main de l'homme se trouve avoir autrefois érigés en plein milieu de ce qui fut le plan de la route, j'imagine que la bande de béton serait désormais une voie haute vitesse comme celle suspendue au dessus. Traversée quotidiennement par quelques centaines de véhicules hurlants, de Méanville à Volucité, et ma vie en cet instant même serait d'ailleurs encore moins agréable. Au moins, les ruines offrent un spectacle un peu plus intéressant - et silencieux. Elles semblent totalement décalées, au milieu des constructions bien plus modernes qui les entourent, entièrement déterrées après l'annulation du projet de route pour en faire profiter le public. Un grand trou dans le passé juste à côté de l'asphalte, tellement chauffé par le soleil à peine déclinant que je peux voir d'ici les mirages et l'air tremblotant qu'il génère à sa surface.
Bien malgré moi, je ne serais à présent plus jamais capable d'oublier les débats enflammés qui ont suivi leur découverte. Et j'aimerais bien, parce que je n'en ai rien à faire, de l'histoire de ces fichues ruines. Enfin, sauf les jours d'ennui aigu et maussade comme aujourd'hui. Je laisse mes jambes ramollies m'y guider, les mains dans les poches de mon short.
La chaleur a fait fuir la plupart des touristes. Je suis seul au milieu du village que devaient être ces ruines, il y a des millénaires, et le seul claquement de sandales sur les dalles est le mien. L'idée me fait sourire un peu. Avec le pic de célébrité de cette route ces derniers temps, une telle solitude pour apprécier le décor est inhabituelle. Je marche sur un pavement des dizaines de fois plus vieux que moi, je songe en déambulant entre les bâtiments. Et je dois être le seul être humain qui respire aux alentours. Est-ce qu'il y a des squelettes enterrés quelque part par ici? On m'a toujours dit qu'on n'en avait pas trouvé, mais comment pourrait-on ne pas en trouver dans un coin pareil? Il y a bien quelques os d'un péquenot oublié de tous quelque part là dessous, et je suis peut-être même en train de marcher dessus.
La pensée m'inspire un frisson malgré moi.
Je lève les yeux vers le ciel, pour arrêter de réfléchir de trop près à ce qui se trouve sous mes pieds. Une fois, on m'a raconté qu'un Gueriaigle vivait dans le coin, mais même en scrutant le ciel de toute mon attention, pas une ombre ne s'y découpe. Il est d'un bleu scandaleusement uniforme, dépourvu de toute trace de nuages. Est-ce qu'il y avait pas des orages prévus pour ce soir? J'ai oublié. Probablement pas, de toute façon, ça fait une éternité que la chaleur est aussi intense. Bon, peut-être pas une éternité, mais au moins deux semaines. Ou une. Trop longtemps, en tous cas.

§

Ma mère est archéologue.
Enfin, non, pas vraiment, justement. Elle est... c'est quoi le nom exact? Conseillère, ou consultante, en archéologie? En prospection archéologique? En bouts de vieux cailloux-logie? Je m'en souviens jamais. Elle est engagée sur les chantiers pour certifier aux contremaîtres qu'il n'y a aucun danger de crime contre de pauvres artefacts historiques en construisant là, ou, plus rarement, jouer la rabat-joie et leur dire de tout arrêter. J'ai toujours trouvé ça débile, comme métier. C'est parfaitement inintéressant les trois quarts du temps, et le quart restant, dès que ça le devient, c'est délégué à des chercheurs. Elle, elle l'adore. Elle dit que c'est profiter des projets d'aménagement public pour faire avancer notre connaissance de l'histoire. N'empêche que je trouve ce boulot suprêmement ingrat - mais quand il s'agit de vieux cailloux, ma mère est toujours motivée à se sacrifier pour le bien commun.
Dommage que je suis pas un vieux caillou.
Ces ruines sont la seule raison de ma présence ici. De façon générale, je veux dire, pas juste là maintenant parce que je profite de leur dépeuplement soudain pour égayer mon ennui. Quand ma mère a réussi à décrocher un poste sur l'un des plus gros projets d'aménagement de la région en cours, il a été évident dans l'instant que rien ne saurai plus la détourner de sa Mission Supérieure et Divine d'aller regarder des gens creuser dans le sable toute la journée. D'où un déménagement droit dans un appartement aussi minuscule que bruyant et mal isolé à Volucité. J'ai bien tenté de râler, mais de toute façon, j'ai accepté l'idée qu'elle ne m'écouterai jamais - ou au mieux, pour me traiter de gamin capricieux. Alors je m'y suis laissé traîner, parfaitement mécontent de "l'opportunité de ma vie" de ma mère.
Faut dire qu'avec le Château Enfoui à proximité, les types en charge du projet de route n'étaient pas des plus rassurés non plus - ça ferai mauvais genre d'enterrer des sites archéologiques aussi vieux et précieux sous quelques mètres de fondations et de béton. Ils ont donc, en toute logique, engagé tous les gens qui avaient vaguement l'air compétents sur le sujet à la ronde, dont quelques célébrités du domaine, pour rassurer leurs craintes - qui se sont avérées très, très fondées - et accessoirement, si sites il y avait, ils promettaient d'en jeter.
Ca n'a pas empêché de houleuses discussions de suivre la découverte des ruines.
La route était quasiment terminée, comme en témoigne encore aujourd'hui la proximité entre le bitume et la pierre antique, et tout le monde avait déjà compté dessus pour tous ses petits projets - rien de moins qu'une route reliant deux des plus grandes villes de la région! A travers un obstacle - le Désert Délassant - qui a toujours été spectaculairement ennuyeux aux humains tentant de s'installer dans le coin. Evidemment, on a tapé vertement sur les doigts des archéologues - ou consultants en archéologie, ou peu importe - pour n'avoir rien vu plus tôt, comme si ça avait la moindre chance de faire se téléporter ces foutues ruines un peu plus loin. Genre, dans ce coin de désert à la con juste à côté, par exemple. Le Château Enfoui, lui, il ne gêne personne.
Ma mère m'a expliqué pendant des heures avec indignation combien ils n'auraient jamais pu détecter les ruines avant, à cause d'une histoire de profondeur, de sable et d'appareils aux noms compliqués, mais honnêtement, j'ai rien écouté. Je trouvais ça déjà suffisamment agaçant d'en entendre parler constamment hors de chez moi, sans qu'elle en rajoute dès que je rentre. Qu'elle aille se défouler sur un de ses potes archéologues. Quelqu'un que ça intéresse vraiment, ces histoires de cailloux.
En tous cas, les débats ont été animés. On a cherché toutes les solutions possibles pour faire fonctionner ce projet de route jusqu'au bout. Les plus extrêmes ont râlé sur "l'obsession avec le passé" des défendeurs des ruines. Les plus irréalistes ont littéralement proposé de les déplacer, ce qui a déchaîné des dizaines d'archéologues piqués de furie sanguinaire de plateaux télé, avant même de se poser la question de si c'était raisonnablement réalisable. Avec des Pokémons, on peut tout faire, après tout...
Puis, dans ce terriblement monétaire monde dans lequel on vit - phrase de ma mère, encore - l'argument du tourisme a vaincu, et on a déterré les ruines et dit à tous ceux dont les plans reposaient sur la complétion de la route d'aller se rhabiller. Ce qu'ils ont fait, avec plus ou moins de bonne foi, jusqu'à ce qu'on leur offre un vague projet lointain et pas très sérieux de ligne de train supplémentaire, qui a suffit à en calmer la plupart. Juste pour les aider dans leur tragique deuil, si vous voulez mon avis, ce que vous ne voulez probablement pas de toute façon déjà, mais bon.
Depuis, l'argument touriste a plutôt bien fait ses preuves - au contraire du Château Enfoui, bien trop loin et désagréable à explorer pour la plupart des touristes et qui a perdu en charme pour les plus déterminés depuis que ses étages inférieurs sont devenus impossibles d'accès. Ce qui rend donc vraiment cette journée plutôt inhabituelle. Il y a toujours quelques visiteurs fascinés, d'habitude.
Mais bon, je ne vais clairement pas m'en plaindre non plus.

§

Les griffes du Mascaïman résonnent sur la pierre quelques instants avant qu'il ne se jette dans mes jambes comme si un terrible prédateur était à ses trousses - et me fasse sursauter au passage. Je n'arrive pas à retenir un grognement agacé, brutalement arraché à ma contemplation. Je contemple pas spécialement souvent, en plus. Il pourrait ne pas ruiner ces rares et précieux moments d'introspection de ma part.
- Eh, c'est quoi ton problème pour me...
En l'occurence, c'est un autre humain, bien vivant, cette fois - qui me fait me taire par réflexe en croisant son regard, surpris. Il y répond en se figeant à son tour, et s'ensuit un certain silence gêné. Ce qui me laisse le temps de l'observer lui, et la première réflexion qui me vient, est que ce gars doit être fondamentalement insensible à la chaleur. En tous cas, c'est la seule explication au pantalon militaire surmonté d'un sweat noué à sa taille et à son énorme sac de randonnée sur le dos, en plein soleil dans le désert. Il me fixe comme si il n'a plus vu de ses congénères depuis des années. Avec un tel air ahuri, en fait, que j'en oublie de répondre pour plusieurs secondes.
- ... bonjour?
Il cligne des yeux comme si il venait de sortir d'une transe en m'entendant, avant de retrouver un peu ses moyens - et de tenter de se redonner contenance autant que possible, en se redressant un peu et en ramenant ses yeux écarquillés à une taille raisonnable. Je ne peux pas m'empêcher de le remercier intérieurement, parce que ça commençait à devenir particulièrement malaisant.
- Bonjour. C'est votre Pokémon? Il a tenté de manger une cannette là bas. J'ai essayé de l'en empêcher, et il s'est enfui. Excusez-moi, je pensais qu'il était sauvage. Faites attention, par contre, il faudra le surveiller pour ne pas qu'il recommence, surtout si ça n'est pas la première fois. Bonne journée.
Il débite son discours sans me laisser la moindre occasion d'en placer une, et la seule réaction cohérente que je parviens à avoir est la gêne qui me brûle les joues en me rendant compte qu'il parle probablement de ma cannette, que cet idiot fini de Mascaïman a vraiment tenté de mâchouiller. Heureusement pour moi, il fait probablement déjà assez chaud pour que mon visage en sueur n'ai plus beaucoup de teintes vers le rouge à gagner - comme le sien, d'ailleurs.
- Je, euh, merci, je lâche, désemparé. Je, ferais gaffe.
Il est déjà reparti, sans avoir seulement attendu ma réponse. Le Mascaïman en question, lui, après son coup de frayeur et ne me voyant pas m'enfuir devant l'inconnu à mon tour, sort de son refuge derrière mes sandales en tentant de s'en approcher, intrigué. La vitesse à laquelle ce Pokémon sait passer de la terreur à l'insouciance me laissera toujours aussi perplexe. Ou alors a-t-il toujours été curieux de l'inconnu? Ca ne serai pas spécialement la première fois qu'il vient me voir pour m'entraîner dans ses explorations de dédales de cailloux et de vol de sacs abandonnés sur le sol. Enfin, peu importe, de toute façon.
Je passe mes mains sous son ventre pour le soulever juste avant qu'il ne détale hors de portée - ce qui me vaut de bruyantes protestations, et quelques coups de griffes en se débattant pour retourner par terre. Mon ego a suffisamment déjà été blessé aujourd'hui pour laisser un petit crocodile dépourvu d'instinct de survie me dicter quoi faire. Je le serre contre moi en me protégeant comme je peux de ses ruades, reprenant le chemin vers Volucité et la fraîcheur.
- Oh, toi, fini les conneries. C'est bon, on rentre maintenant.
Et pourtant, je n'arrive pas à arrêter de penser à cette fichue cannette derrière moi. Malgré tout.