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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 29/07/2020 à 07:23
» Dernière mise à jour le 09/07/2022 à 17:31

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 6 : À la trace
Le Sèmèrès avait laissé à Margar une suspicion maladive à l’égard des Guerriers du Sable. Ils traquaient et tuaient les siens pour asseoir leur suprématie sur le désert, et sans même se l’admettre à eux-mêmes, au motif que la recherche de la vérité menacerait la société. Difficile de trouver une idéologie plus radicalement opposée au mode de vie des scientistes ; aussi avait-elle eu le plus grand mal à ne pas s’énerver.

Pourtant, la bourde de Gorbak était très compréhensible, presque prévisible… Si Margar avait pu se mettre à sa place et se voir elle-même en démon à peine humain réveillant des souvenirs toxiques, elle aussi aurait certainement négligé de prendre en considération sa propre sensibilité. Mais ce raisonnement était trop compliqué pour un cerveau disposé à faire la sourde oreille.

Dans tous les cas, mieux valait en prendre son parti avec ce carchacrok qui les regardait s’engueuler d’un air soupçonneux. Il ne comprenait sans doute rien et se demandait s’il était censé faire quelque chose.

Margar avait accepté la proposition du Guerrier de partir en quête de ce type habillé en blanc. Non sans un instant gênant quand il lui avait demandé si elle connaissait un certain Tograz (non). Il avait voulu vérifier que ce n’était pas son frère : premier point d’achoppement.

Et puis ils avaient parcouru l’erg impassible, grimpant dune après dune vers ce laboratoire. Le carchacrok avait beau sembler infatigable, avec deux passagers sur son dos, il courait moins vite. Quand ils avaient atteint la zone dévastée, le soir tombait, et le Guerrier avait commis sa vraie bourde en proposant de passer la nuit sur place. Sur un lieu empuanti par tant de morts, par un charnier de Chiens des Enfers à moitié dévorés par leurs semblables, et surtout, sur la tombe du frère de Margar. Non, elle ne pensait pas avoir surréagi.

« Bon, tonna Gorbak d’un ton qui se voulait conciliant. Puisqu’on n’arrivera à rien, je te suggère de planter ta tente dans le désert si ça te chante. Je m’en désintéresse.

— Ouais, ouais, c’est ça. Et je peux quand même savoir quelle fascination morbide t’attire dans ce coin puant ? Ou on reste à couteaux tirés toute la nuit ? »

Ça ne devait pas trop ressembler à une marque de diplomatie, mais c’était sans doute le mieux qu’elle puisse faire.

« Tograz porte une épée, que la mienne peut suivre à la trace car elles se sont battues. Mais la trace s’affaiblit, alors je préfère passer une nuit de plus sur le lieu du combat pour mieux saisir la piste. Ça te va ?

— Mouais. J’aimerai bien savoir comment fonctionne l’épée mais ça c’est un problème récurrent et c’est pas ta faute, alors je vais aller m’enterrer à deux dunes d’ici et dormir pour oublier. T’aurais pas de l’alcool de Maracachi, histoire de mieux oublier ? »

Il la regarda d’un air outré. Ce n’était pas avec ce genre de piques méchantes qu’il reconnaîtrait avoir tort — foutus scientistes qui croyaient avoir toujours raison. Et de son côté, elle s’en voudrait certainement à elle-même de traiter aussi rudement le Guerrier (mais plus tard).

***
Le second jour, après quelques heures de voyage, le carchacrok sembla commencer à percevoir la tension qui habitait l’air entre ses deux passagers. Soit trop peu d’air au goût de Margar, la monture n’était pas vraiment assez grande pour plus d’une personne. Mais peut-être que justement, il ne percevait que le surplus de masse à porter, et non la tension.

L’une des rares choses que le Sèmèrès savait des carchacroks était leur sensibilité aux tensions électriques. L’expérience était facile à faire : il suffisait d’abandonner une pile électrique derrière soi pour échapper au prédateur, qui se concentrerait sur cette source d’électricité bizarre. Malheureusement, les piles artisanales, tout ce que les scientifiques pouvaient se permettre dans ce désert, étaient rares et encombrantes. Ce qui était sans doute pour le mieux. Si Margar en avait eu une sur elle, le dragon l’aurait sûrement senti... et comment aurait-il réagi ?

Bref. Dans tous les cas, elle commençait à regretter d’avoir accepté de suivre Gorbak dans sa quête de vengeance. Certes, le Guerrier était une excellente personne avec laquelle se disputer : il fallait lui arracher chaque mot de force, que ce soit une insulte ou non, et rien n’était plus facile que de le faire fumer de rage. Il avait suffi à Margar d’adopter des jurons ayant de vagues consonnances scientifiques et le tour était joué.

Il lui arrivait cependant de se demander si c’était vraiment avisé de continuer à exaspérer ainsi son compagnon de route. Il n’avait pas redonné signe de l’absence qui avait valu la vie sauve à Margar dans les ruines d’Yspéri ; au contraire, il semblait se retenir volontairement de l’écharper. Chaque fois qu’il était sur le point de céder à cette tentation, un froncement de sourcil passait sur son visage comme un souvenir dans son esprit, et il laissait retomber la tension.

En fait, la scientiste avait l’impression de se retrouver en face d’un autre elle-même : quelqu’un qui ressentait quotidiennement une très vive et très légitime exaspération, mais se taisait et s’intégrait à la communauté… quoique le Guerrier s’intégrait beaucoup moins qu’elle à Yspéri. C’était d’ailleurs une vexation supplémentaire pour Margar : Gorbak faisait ça mieux qu’elle. C’était futile, mais d’habitude, quand elle se laissait aller à attaquer les convictions d’un interlocuteur, elle le menait par le bout du nez. Peut-être était-ce cela qui manquait chez le vieil homme.

Ces pensées tournoyaient sans fin dans sa tête pendant les longues heures de course dans le désert.

Ce n’était que le second jour de traque : le matin même, ils avaient quitté le laboratoire ravagé en mettant le cap au nord-est. Et Margar percevait déjà l’utilité de cet état d’esprit si passif et si taciturne des Guerriers du Sable : sur le dos d’un carchacrok, perdus dans l’immensité du désert, l’ennui était absolu. Cette course immobile était très loin de la marche. En marchant, on se fondait dans un rythme capable de supprimer toute pensée. L’effort tranquille emportait toute agitation.

Ici, non. Il n’y avait rien à faire, rien que s’accrocher au dos rugueux du dragon, rester aussi détendue que possible tout en se tendant suffisamment pour garder prise. Une adaptation aisée, mais faute de la maîtriser par cœur, Margar sentait déjà des crampes. Et le soleil était à peine au zénith.

Mais surtout, son esprit refusait de sombrer dans la léthargie de la marche. Tout ce que son corps demandait était de changer de position toutes les quelques secondes, pas assez pour occuper un cerveau entier.

Elle avait tant bien que mal tenté de se poser, de tête, des problèmes calculatoires complexes, tenant autant de l’habileté que de la mémoire brute. Mais la position inconfortable, la chaleur puissante du désert et surtout les à-coups incessants dont se composaient la course avaient été bien assez pour fausser tous ses calculs, et à quoi bon se mettre au défi si elle ne trouvait pas les bonnes solutions ? Elle avait abandonné.

Il ne lui restait plus qu’à divaguer çà et là. Se demander fréquemment ce qui pouvait bien passer par la tête de Gorbak (sans doute rien), notamment quand il décrochait l’une de ses mains pour indiquer une direction à son carchacrok d’un simple effleurement des écailles d’une épaule ou d’une autre (sans doute pas grand-chose). Elle devait bien l’admettre, elle enviait cette capacité à transposer à la course l’état d’esprit de la marche.

Ce qui ne l’aidait pas. Les dunes continuaient de défiler inlassablement, un sillon de sable retourné se traçant sur leurs flancs indifférents. Le désert était vaste et vide, un endroit idéal pour ne plus savoir que faire de ses pensées.

Une nouvelle pression de Gorbak sur l’échine de sa monture, et celle-ci commença doucement à décélérer. Elle s’arrêta au sommet suivant, presque en douceur (par rapport à la rudesse de sa course) malgré le mouvement disgracieux consistant à bondir vers le haut, à la force des bras, pour retrouver la position debout avec un choc au sol qui désarçonna presque la scientifique. Il ne fallut aux deux passagers que quelques secondes pour se retrouver au sol, plus ou moins debout.

« C’est l’heure de la pause-déjeuner ? ironisa Margar.

— Si tu as faim… »

Un léger sourire en coin ornait le visage impassible de Gorbak (comme quoi il n’était pas taillé dans la pierre). Il savait, bien sûr, qu’aucun d’eux deux ne mangerait quoi que ce soit avant le soir. Les gens avec les estomacs les plus extensibles avalaient un fruit ou deux en fin de matinée pour compenser l’effort requis pour porter le sable des dunes jusqu’aux nodulithes qui faisaient vivre les villages, mais la plupart se contentaient d’attendre le repas du soir. Et les sauces des Alchimistes, une source de motivation supplémentaire. Dans le désert, l’absence totale de la moindre occupation s’y ajoutait.

Margar n’en tint pas compte. Au moins, imaginer la pique la mieux sentie tout en restant raisonnable, cela lui changeait un peu les idées.

« La trace de Tograz se modifie, expliqua Gorbak en descendant le flanc de la dune. Il l’a mêlée avec celle d’Esprits du Désert. »

La scientifique éprouvait une joie enfantine à l’idée de voir non seulement le Guerrier, mais en plus son épée mis en échec par des simples pokémons. C’était futile, bien sûr, mais cela restait agréable de constater que même les pokémons étaient faillibles. Et que sans eux, les Guerriers des Sables n’étaient plus grand-chose d’autre que des ascètes.

« Deux. »

Un commentaire pour le moins laconique. Margar patienta le temps que le Guerrier ait l’air satisfait de son examen du sable.

« Quels esprits ? releva-t-elle en faisant l’effort d’adopter ce mot imprécis.

— Alors ça, aucune idée !

— Tu peux les compter, mais pas les reconnaître ? »

Il agrémenta sa réponse d’un regard dubitatif.

« Bien sûr. Va donc reconnaître individuellement tous les esprits du désert…

— Nan, mais, grogna-t-elle (autant pour le ton conciliant). Quelle espèce ?

— Je l’ai dit à l’instant, des Esprits du Désert.

— Par Newton et par Galilée, c’est pas vrai… »

Gorbak saisit le problème le premier — mais préféra retourner à son examen du sable sous ses pieds plutôt que de se discuter des noms exacts des esprits du désert. Il fallut quelques secondes à Margar pour comprendre.

« Aaah, des libégons ! J’ai envie de faire comme si ce bout de conversation n’avait jamais existé, si tu veux bien. »

Cette fois-ci, il leva vers elle un œil réellement étonné. Puis haussa les épaules. Elle n’avait pas tort. Le nom scientifique des Libégon leur aurait épargné cette incompréhension, au contraire de leur joli nom d’Esprits du Désert — mais Gorbak n’avait aucune envie de concéder quoi que ce soit à des noms scientifiques en présence d’une scientiste.

« Au temps pour moi, conclut-il. Il n’a pas caché sa trace, il est parti sur le dos des Esprits. Ils ont repris le même cap nord-est.

— Pardon ? s’exclama Margar.

— Oui. »

Elle resta muette de surprise un instant, pendant que Gorbak retournait à son Démon. Puis hésita à reprendre la parole.

« Des libégons apprivoisés… Je n’avais jamais entendu parler de ça ; c’est quand même pas…

— Moi non plus, répondit Gorbak quand ce fut évident qu’elle ne trouverait pas le mot qu’elle cherchait. Mais ce Tograz a l’air d’avoir un don avec les monstres. Et d’aimer la nouveauté. »

Il se demanda, comme Margar se hissait derrière lui sur le dos du Démon des Sables, s’il ajouterait que c’était la deuxième fois que l’homme blanc le prenait ainsi au dépourvu. Mais cela le conduirait à raconter son histoire ; elle n’apprécierait pas.

Il ne put pas se convaincre, par la suite, qu’il s’était tu parce qu’elle était déjà bien assez insupportable comme ça.

***
Et le temps passa. Le troisième soir, Margar avait sombré dans un état de fatigue mentale qui la rendit presque aussi taciturne que Gorbak à force de bâiller en permanence, et apathique par-dessus le marché. Tous deux ne faisaient presque rien de leurs journées, et le Guerrier était largement plus âgé ;ourtant aucune lassitude issue de l’ennui ne venait affaiblir ses vieux muscles, alors que Margar manqua de tomber du Démon des Sables à plusieurs reprises. Elle l’expliquait en mentionnant vaguement qu’elle avait oublié de s’agripper assez fort : l’ennui émoussait ses perceptions, et donc sa prise.

Dans le désert, et même à dos de Démon, un voyage pouvait durer des semaines. Margar évitait d’y penser.

Ce fut aussi le troisième soir que Gorbak signala que la trace vieillissait. Ils perdaient du terrain. Un homme à pied n’aurait jamais échappé à un Démon des Sables, mais s’il voyageait sur le dos d’un Esprit du Désert, Tograz avait sa chance. Le Guerrier ne proposa pas pour autant à Margar de rester sur le côté du chemin. Si fatiguée soit-elle, elle continuait tout de même tant bien que mal à entretenir la conversation, quand ils partageaient un repas frugal, le soir. Elle tenait particulièrement à ne pas rater une seule occasion de lancer une pique, mais ces dernières se faisaient moins blessantes.

Le Guerrier avait l’habitude de passer ses voyages dans le désert, et en fait presque toute sa vie, sans compagnie. Il avait fondé toute son existence sur la sérénité qui aidait à voyager à dos de Démon — c’était pour ça aussi qu’il s’était établi comme garde d’un village, plutôt que de patrouiller sur les frontières du désert à la recherche de bandits venus de la côte.

Et cette scientiste qui le suivait dans sa quête de vengeance apportait à cette vie une épice dont il n’avait absolument pas l’habitude : le cynisme.

« Mouais. Comment tu comptes les rattraper s’ils vont plus vite que nous ?

— J’attendrai qu’ils s’arrêtent.

— Et tu comptes les poursuivre pendant des années ? Sachant que le désert est infini.

— Je croyais que la Terre était ronde— ah. »

Il dut admettre qu’elle l’avait joliment piégé. Mais lui-même ne se priva pas de la charrier sur sa résistance à la course.

Ainsi, Margar détournait ses pensées d’Yspèri, tout en lui apportant de nouveaux repères. Et il en avait bien besoin, après avoir contemplé l’incendie du village où il était né, avait grandi, et qu’il avait gardé presque toute sa vie.

La sérénité avait laissé place à la colère. Une colère vicieuse, teintée de haine, envers cet homme en blanc qui savait si bien se faire mépriser. En trois jours, Margar s’était étonnée plus d’une fois de l’agressivité nouvelle du Guerrier — non sans raison.

« Ça faisait quoi, un an que j’étais dans ce village ? Là en trois jours je t’ai entendu prononcer plus de mots que pendant toute l’année. T’es sûr que ça va ? »

Une colère dont le vieil homme était loin d’avoir l’habitude. Ces joutes verbales l’aidaient à la canaliser — la scientiste avait un don pour se montrer particulièrement énervante, qu’elle entretenait soigneusement bien que le voyage lui pèse, et Gorbak devait redoubler d’application pour chercher des ripostes convenables à ses sarcasmes. Un mot de travers, et Margar s’engouffrait dans la faille, le forçant vite à tout recommencer.

Il aurait presque pu admettre apprécier sa compagnie. Il n’hésitait plus, en tout cas, à s’engager dans une traque de peut-être plusieurs années avec elle. Et il devinait que de son côté, elle appréciait aussi d’avoir un adversaire qui réponde à l’ironie par l’ironie. Elle pouvait certainement exposer tout un tas de raisons pour lesquelles elle aurait détesté ce voyage, mais elle ne pouvait pas nier qu’elle n’avait pas eu l’occasion d’exercer sa répartie depuis longtemps. Ils étaient bien partis, en somme, pour accepter de voyager longtemps sans aucun événement majeur.

Le quatrième jour, dans la matinée, l’épée repéra une nouvelle trace anormale. Elle ne fut pas la seule : malgré les jours passés, le vent n’avait pas comblé encore le large sillon de sable qui croisa leur route. Les traces de freinage persistaient généralement jusqu’à la tempête de sable suivante.

« C’est quand même pas ce que je crois ? vérifia Margar quand ils s’arrêtèrent et que Gorbak prit une poignée de sable en main.

— Je ne sais pas ce que tu crois. Tu n’es pas censée ne croire en rien ?

— C’est toi qui mets l’accent-de-majuscule à « science ».

— D’accord, c’est bien un Démon des Sables.

— Nom du Saint Holomorphisme Quadrangulaire Bijectif… »

Ne jamais rater un faux juron capable d’agacer le vieil homme.

« Oh, ça va.

— Aucune chance qu’il soit sauvage, j’imagine ? »

Le Guerrier ferma les yeux un instant, passant une main sur le manche de l’épée qui ne quittait jamais son dos (Margar se demandait comment il faisait pour arriver à dormir dessus). Il laissa s’écouler quelques secondes avant de reprendre.

« Sans doute pas. Deux épées se sont saluées ici, on peut entendre des échos du choc. Mais il sonne faux… »

La scientifique envisagea de mentionner le peu qu’elle savait de celle pour qui son frère avait travaillé. Une Guerrière déchue, portant une épée noire. Elle finit par se raviser ; elle doutait que les membres de l’Ordre soient mis au courant de grand-chose à propos de leurs rares renégats. Peut-être de quoi les traquer, peut-être rien. Le peu qu’elle savait avait de bonnes chances d’être inutile.

Au moins, la direction à prendre ne faisait pas de doute. Ils avaient croisé la trace de l’autre carchacrok de biais et selon Gorbak, les deux pistes se fondaient ensuite l’une dans l’autre. Il n’y avait qu’à suivre la direction la moins déviée.

« Il y a quand même un avantage, commenta Gorbak en remontant sur son Démon. Le passage d’un Démon des Sables améliore la qualité du sable pendant quelques jours : maintenant, nous pouvons avancer aussi vite qu’eux. »

Il n’y avait plus qu’à espérer que les fuyards s’arrêteraient pendant un jour ou deux. Et Margar n’osait pas imaginer le combat qui risquait de s’ensuivre ; ils poursuivaient maintenant un Guerrier des Sables en plus de Tograz et ses deux libégons, donnant à leur traque des airs d’entreprise insensée.

***
Et le temps passa. Les dunes se succédaient aux dunes, inlassablement, dans un océan de sable qui rappelait sans cesse aux deux humains que l’erg du désert n’était pas leur environnement naturel. Même Gorbak se sentait déplacé, à voir croître l’apathie de Margar, jour après jour.

La piste croisa un village des sables. Des nomades, établis autour d’un bosquet de Cactus-Rythme et de quelques Cactus de la Nuit plutôt qu’autour d’un Arbre à contes. Quand les plantes décidaient de s’établir ailleurs, les humains suivaient. Les habitants avaient bien vu passer une Guerrière, qui s’était ravitaillée chez eux. Mais elle ne s’était pas accompagnée de Tograz, comme si elle savait être traquée. Sans doute pas, d’ailleurs : les Renégats tout intérêt à se montrer paranoïaques, au cas où un Guerrier trouverait leur trace.

Cela dissuada Gorbak de noter le village pour signaler le manquement aux Maîtres du Sable. Ces gens croyaient avoir témoigné le respect à l’Ordre et il ne se sentait pas la volonté de le leur reprocher. Il ne se rendit compte qu’après-coup que Margar aussi aurait sans doute désapprouvé — si elle avait su.

Ils se contentèrent de se réapprovisionner en lait de Lapin-Sapeur, dont les réserves de Gorbak devenaient maigres — il n’hésita en revanche pas du tout à remplir ses deux outres et celle de Margar —, et repartirent.

Et le temps passa, rythmé par les chasses quotidiennes du Démon des Sables plus que par l’écoulement des jours. Le dragon, lui, n’avait pas besoin de boire : le sang de ses proies lui tenait lieu de lait.

Ils ne coururent que sur du sable, sans jamais croiser un seul reg rocheux. Rien de plus normal : ils traquaient un Démon des Sables, dont le domaine était exclusivement l’erg. Seuls les deux Esprits du Désert de Tograz auraient eu intérêt à s’aventurer dans un reg. Et encore ; pas un des Regs d’Acier, repères des prédateurs les plus redoutables. Ils en croisèrent un, mais la piste passait loin au large.

Un jour, ils trouvèrent une nouvelle piste de Démon des Sables, qui coupait la leur de biais. Pour la troisième fois, Gorbak dut descendre du dos de sa monture pour examiner le sable.

« Ils ne se sont pas regroupés ? demanda Margar.

— Non. Deux Démons des Sables n’auraient pas couru dans les traces l’un de l’autre, ils préfèrent avancer côte à côte. Celui à l’arrière peut courir plus facilement, ça n’aurait aucun sens. Notre cible a fondu sa piste dans celle de quelqu’un d’autre. Je cherche à voir de quel côté elle est partie… »

Il finit par décider que c’était vers l’arrière, parce que la piste s’incurvait pour suivre l’autre trace vers l’avant. Et ils repartirent.

Non loin, à peine à quelques kètres, ils eurent la confirmation que Gorbak ne s’était pas trompé ; le sillon se scindait à nouveau.

Il suivait jusque-là le creux entre deux dunes ; une troisième prenait forme entre elles, formant un embranchement naturel. Et chaque branche portait le profond d’un Démon des Sables. Le Guerrier se pencha sur le sable, à une dizaine de mètres de l’embranchement. Il passa deux fois d’une voie à l’autre, réveillant l’intérêt de la scientiste.

« C’est là que ça se complique, c’est ça ?

— Oui. Je dois deviner quelle piste a porté deux épées, ou les Esprits du Désert, mais je m’attends à ce que Tograz et sa complice aient d’abord suivi la piste de l’autre Guerrier, avant de revenir sur leurs pas.

— Donc c’est une chance sur deux ?

— Pas totalement. On remonte en selle, on va chercher l’endroit où la trace double devient simple. Un Guerrier peut avoir essayé d’imiter cela en camouflant son épée, mais il faut savoir s’y prendre. J’espère trouver des erreurs, qui indiqueraient quel est le bon chemin.

— Hmm. Je croyais que tu pouvais retrouver l’épée de ce Tograz n’importe où dans le désert ?

— Oui. Mais l’épée de l’autre Guerrier sonne faux. Elle perturbe la mienne. »

Ils remontèrent chaque chemin deux fois, sur près d’un kètre chacun. La première fois, Gorbak crut trouver de telles erreurs ; il insista cependant pour retourner vérifier sur l’autre piste.

Et ils y trouvèrent les mêmes erreurs. Ils durent se résigner à parier sur leur chance.

Le reste de la journée s’écoula dans une tension qui refusait de s’évacuer. Impossible de savoir quel était le bon chemin, et s’ils avaient suivi celui d’un traqueur solitaire, ils pouvaient errer pendant des mois. Cette pensée suffit à entretenir leur nervosité tout l’après-midi. Puis, alors que le soleil plongeait vers le sable dans un crépuscule flamboyant, ils entrevirent l’impasse. Une cime d’Arbre à contes émergeait au-dessus de l’horizon, droit devant eux. Ils l’atteindraient à la nuit tombée.

Au moins, se consolèrent-ils, ils avaient de la chance dans leur malheur. Ils n’avaient perdu qu’une journée ou deux, ce n’était pas irrattrapable. Mais la colère sourde de Gorbak ne retomba pas pendant toute la fin du voyage, et la possibilité que leur piste passe par d’autres brouillages n’arrangeait rien. Il bouillait intérieurement au point que Margar évita de le charrier sur leur technique de traque.

Aucun d’eux n’évoqua les chances très minces qu’ils avaient de jamais terminer leur quête.