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Pas de soleil dans l'Abîme de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 28/07/2020 à 19:52
» Dernière mise à jour le 18/08/2020 à 17:55

» Mots-clés :   Action   Fantastique   Organisation criminelle   Présence de personnages du jeu vidéo   Suspense

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Chapitre 5 : Dans la toile d'une araignée
L’ancien chef scientifique de la Team Galaxie fit un pas mal assuré en arrière, le visage pétri d’anxiété. Il fixait Giratina d’un regard fixe, crispé, comme s’il s’attendait à ce que le Pokémon de l’Ombre le foudroie d’un instant à l’autre ; puis il tituba, portant une main à la gorge.

« Hélio… tenta-t-il de crier. Il… »

Pluton hoqueta. Ses traits se tordirent, un instant ; mais il les recomposa, comme il put, comme s’il luttait contre un infarctus.

« Sa faiblesse… ânonna-t-il encore. Il ne supportera pas… de rester ici… Il va… »

Il tomba sur un genou, difficilement — l’articulation craqua, un bruit sinistre qui résonna comme un coup de feu dans le silence médusé qui noyait la plate-forme. Pluton l’ignora.

« Il va… arh… Il va devoir repartir… Il… »

Soudain il s’abattit complètement, comme un pantin auquel on aurait coupé les fils, un rictus encore aux lèvres.

Un drôle de glougloutement troubla le silence mortel du Monde Distorsion. Personne ne l’entendit ; tous, sur cette plate-forme, étaient soit des Dresseurs, soit amenés à souvent travailler avec des Dresseurs. Le bruit d’une Poké Ball qui s’ouvrait, depuis le temps, était automatiquement filtré par leurs oreilles, comme Elliane avait appris à filtrer ce qu’elle entendait. En revanche, tous entendirent Aurore.

« Kazou, ordonna-t-elle. Hélio est dans le coin, vois si tu peux le trouver. »

Peu prêtèrent vraiment attention aux paroles du Maître ; ils tentaient encore de réaliser ce qui venait de se passer. D’admettre que soudainement, comme ça, sans aucune influence extérieure visible, un homme pouvait tomber au sol et mourir. Même Mars, qui voyait cette brutalité pour la seconde fois, était figée, incapable de se sortir de sa fascination morbide, cette attraction que les cadavres avaient toujours exercée sur les vivants.

Seule Aurore, parmi eux, avait l’expérience requise pour affronter ces réalités. Huit fois elle s’était attaquée à une Arène ; elle avait appris à réagir immédiatement en voyant ses compagnons de route tomber, quelle que soit la gravité de leurs blessures, qu’ils n’aient besoin que de repos ou de soins d’urgence.

Sans cela, elle n’aurait jamais atteint la Ligue. C’était l’une des compétences indispensables aux Maîtres ; quelle que soit la vitesse à laquelle on pensait, on ne ralentissait jamais, on ne perdait jamais son sang-froid. C’étaient des combats Pokémon ; on savait soigner n’importe quelle blessure, le risque était presque nul.

Le risque qu’avait couru Pluton, apparemment, était loin d’être nul. Mais la situation était la même. Il fallait réagir et Aurore le fit.

« C’est très curieux. »

Le commentaire de Kazou ne résonna que dans la tête de sa Dresseuse. Il ne semblait pas spécialement confiant vis-à-vis des quatorze autres humains présents.

« Le cerveau de cet homme a été retiré de son crâne, lui indiqua-t-il. Mais ce dernier est intact. Aucune trace de cicatrice.

— Oui, l’assura-t-elle à voix basse. C’est normal, c’est une affaire de dimensions.

Ah, je vois. »

Avec le QI qu’avaient les Alakazam, pas étonnant qu’il comprenne.

La compréhension se répandait peu à peu parmi l’équipe, et avec elle la terreur. Oui, ils venaient d’assister à un meurtre, en direct. Oui, un meurtrier invisible et soupçonné d’être un psychopathe se trouvait parmi eux. Non, impossible de voir le moindre détail, non, rien à entendre. Silence étouffant, froid perçant. Tous sentaient leur propre mort leur souffler dans le cou.

Étrangement, la plus sereine du lot était peut-être Mars. Elle avait pourtant la certitude d’être la suivante sur la liste du Chef. D’abord Jupiter, ensuite Pluton… Un schéma un peu trop évident. Un peu trop clair.

Mais cela ne la troublait pas, ou si peu. C’était, en quelque sorte, approprié. Elle avait trop de mal à s’imaginer passer au travers d’un procès, reprendre une vie normale, renouer avec le nom et le prénom qu’elle avait abandonnés, chercher un travail, se caser… Sans le soutien de Jupiter, sans la sagesse d’Hélio.

Seule et perdue dans le Monde Distorsion, elle ne voyait pas comment faire machine arrière et en retourner à celle qu’elle était avant la Team Galaxie. C’était une contradiction dans les termes. C’était inenvisageable — alors que la mort, elle, était réelle et très concrète.

Ils attendaient, pétrifiés. Hélio pouvait attaquer à chaque instant.

***
Il avait vu Pluton s’effondrer, mais avait remisé la scène dans un coin de son esprit pour n’y repenser que quand le moment s’y prêterait. Il avait ensuite concentré son attention, tant bien que mal, sur les douze agents de police. Il ne savait pas à quoi s’attendre pour la plupart d’entre eux ; il travaillait le plus souvent en solitaire, il n’en connaissait qu’une poignée. Ils avaient reculé, figés. Mais n’avaient pas paniqué : bon. Lui aussi sentait poindre la terreur familière, dans un coin de son esprit, comme un poids sur le ventre et la gorge. Il l’avait souvent rencontrée, à force de traquer des malfrats sans un seul Pokémon, en comptant uniquement sur sa ruse, pendant des années. Il avait appris à faire comme si tout allait bien.

Maintenant, il fallait attendre. Seul l’Alakazam d’Aurore pouvait remettre le jeu en mouvement, signaler l’emplacement d’Hélio. Il ne le faisait pas ; lui aussi attendait.

Et le temps détraqué du Monde Distorsion s’écoula, comme de la crème fraîche laissée ouverte et rechignant à sortir de son pot : fluide par endroit, déraisonnablement fluide, grumeleuse à d’autres, épaissie le plus souvent. C’était un temps semblable qui coulait sur l’équipe envoyée à la recherche d’Hélio, et Beladonis se sentait vaguement répugné à l’idée d’un flot temporel ainsi altéré.

L’inspecteur aurait pu, comme la plupart de ses agents, fouiller du regard les alentours. Il aurait pu se tenir sur ses gardes et voir dans le plus petit mouvement, dans le moindre bruit de respiration, une marque de la présence d’Hélio. La peur sournoise qui lui vrillait le ventre le poussa presque à le faire ; mais il se retint. Il tenta de se détendre, comme il pouvait, de ne prêter attention ni au silence glacial, ni au froid impassible du Monde Distorsion.

Au bout d’un moment, il finit par se rendre compte que cette attente ne menait nulle part.

« Bon, lança-t-il. Vous pensez pas qu’il s’est fait la malle, maintenant ? »

Quelques regards interloqués volèrent. Hélio patientait peut-être simplement pour user leurs nerfs ? Comment s'assurer qu’il était parti ? Ce fut Mars qui signala la réponse.

« Alors c’était pour ça, murmura-t-elle. Les dernières paroles de ce vieux fou… Hélio serait incapable de rester en présence d’autres humains trop longtemps ?

— Ça fait sens, admit Aurore. Quand je l’ai combattu pour la dernière fois, ici, il semblait… Je ne sais pas trop comment dire. Beaucoup moins affable que pendant ses discours, et même moins patient que dans notre monde. Il s’énervait.

— Oui, la soutint Mars. Je l’ai aussi vu s’énerver, quand nous l’avons… trouvé. Avec Jupiter. Enfin… Ce que je veux dire, c’est qu’il réagit comme s’il était allergique.

— Allergique à nous, commenta Beladonis. Effectivement, c’est un point faible. »

Il se frotta le menton de la main droite, le coude posé dans sa paume gauche. Un geste qu’il faisait chaque fois qu’il réfléchissait un peu plus intensément que d’habitude ; un geste prompt à donner du courage aux personnes qui le connaissaient. L’inspecteur Beladonis, étoile montante des FPI à Sinnoh prenait les choses en main.

« Puisqu’on a un peu de calme, disons que c’est l’heure des excuses, commença-t-il. Je me suis trompé en rappelant tout le monde au portail ; je vous ai exposés à Hélio. Maintenant, on reste en groupe compact autour d’Aurore et de son Alakazam.

— En groupe ? nota Aurore. Tu veux dire qu’on va le poursuivre ?

— Même si on ne sait pas trop où on va, ça vaudra mieux que de rester ici à attendre bien sagement. »

Ces paroles répandirent quelques rictus mi-figuy mi-résin. Les mots de l’inspecteur étaient vrais, mais durs. Comme s’il y avait besoin d’un rappel de la dangerosité de leur situation.

Et puis Mars toussota discrètement. Un coup de trompette dans le silence surnaturel.

« J’ai peut-être une idée, à ce sujet, hésita-t-elle. Enfin ; au sujet de la direction à prendre. »

Elle hésita nettement. Allaient-ils la croire ? Jupiter l’avait crue ; elles avaient été assez complices, pendant des années, pour se fier à leurs instincts mutuels. Mais ces gens ?

« Dis toujours, l’encouragea Aurore.

— Je ne sais pas du tout comment l’expliquer, avertit la Commandante. Mais si je vous pointais cette passerelle-ci… vous suivriez ? »

Quelques moues accueillirent ces paroles. On ne savait pas trop qu’en penser.

« Ah, sourit Aurore. Dis-le-moi si je me trompe, mais tu as l’impression qu’il y a un genre de chemin ? Comme si les îlots s’alignaient, non ? Comme si en s’écartant à une certaine distance, on atteignait une zone moins dense, par où il n’y a plus de chemin ?

— C’est ça, oui, répondit une Mars soulagée. Ça fait ce genre d’impression.

— La première fois que je suis venue ici, expliqua Aurore d’un ton pensif. J’ai eu exactement le même ressenti. À certains endroits où une plate-forme faisait un angle droit avec l’îlot où j’étais, ça m’avait l’air parfaitement naturel de poser un pied sur le mur et de marcher dessus. Enfin, une fois que j'avais pensé à le faire. »

On se lança des regards amusés. Chaque groupe de recherche était passé par là à un moment ou un autre ; sans parler des ponts flottants qui apparaissaient quand on mettait un pied dans le vide.

« Hélio disait… continua le Maître. Je ne sais pas trop si c’est vrai ; mais il soutenait que le Monde Distorsion est comme le corps de Giratina. C’est peut-être plus une métaphore qu’autre chose ; mais j’ai franchement l’impression que cet endroit nous indique parfois le chemin à suivre. »

Les regards amusés se firent plus interrogatifs. Si c’était vrai, c’était plutôt glauque.

« Aujourd’hui, je me sens perdue, et je pense qu’on est plusieurs. Mais toi, Mars, affirma Aurore avec toute la certitude qu’elle pouvait montrer. Toi, tu vois le chemin. Peu importe où il nous mène : on te suit. »

La Commandante sourit, désarmée. S’il y avait bien quelque chose qu’elle n’attendait pas, c’était le soutien de celle qui avait littéralement démantelé la Team Galaxie à elle seule, et ravagé les vies de ses quatre Commandants. Saturne contraint de rediriger l’organisation pour s’amender, Pluton envoyé en prison, et elle et Jupiter en cavale… Aurore avait peut-être été la personne qui leur avait fait le plus de mal. Pour Mars, en tout cas, sans doute. Et maintenant elle agissait comme s’il n’y avait rien eu.

Mars ne savait pas si elle devait se sentir outrée ou… Redevable ? Flattée ? Elle ne savait tout simplement pas. Comme pour pratiquement tout ce qu’elle avait rencontré depuis son entrée dans ce Monde Distorsion, elle était perdue. Bah. Autant suivre le chemin, et espérer qu’il y aurait des réponses au bout. Elle ne dit rien, et prit la tête du groupe.

Ils quittèrent l’îlot au monticule par une plate-forme qui s’étendait en ligne droite sur une dizaine de mètres. Un saut, et le groupe arrivait sur un autre îlot, vaguement triangulaire, dont l’un des coins donnait sur une plate-forme inclinée à la verticale. Il n’y avait qu’à poser un pied dessus pour changer de gravité, dans un instant de retournement total de l’estomac — mais Mars avait l’impression que cette sensation était normale, comme si elle venait simplement de franchir le sommet d’une colline à vélo, en filant à toute vitesse, et qu’elle tombait littéralement dans la pente. Aurore avait vraiment mis les bons mots là-dessus : le Monde Distorsion choisissait quelqu’un, et lui montrait la voie.

C’était… carrément glauque. Mais il fallait jouer le jeu.

Ils ne tardèrent pas à être plus ou moins perdus. De temps en temps, un policier repérait une balise qui scintillait au sol, et il la ramassait distraitement ; et à part cela, ils ne traversaient qu’un alignement sans fin d’îlots flottants.

Un vide, c’était un endroit totalement vide de sens formé à partir de briques toutes semblables. Les seuls paysages, c’étaient des îlots un peu différents des autres, un peu plus verts, ou présentant des formes tordues. Il n’y avait pas plus à voir qu’il n’y avait à entendre — ce monde semblait n'être qu’une répétition interminable de motifs rocheux, plongés dans le froid et le silence.

Du moins, un silence relatif. Appliquant à la lettre leurs formations, et puisqu’ils étaient à peu près certains d’être repérés de toute façon, les agents s’étaient mis à bavarder. Comme des pies pour certains, et d’autres se contentaient d’écouter.

Repousser la tension, utile pour rester alerte mais dangereuse pour les nerfs à haute dose, en parlant de la pluie et du beau temps. Ce n’était sans doute pas idiot, s’était dit Aurore, et elle avait engagé Beladonis à propos de la famille d’Hélio, à Rivamar.

Pendant ses trois années au sommet de la Ligue, elle avait été amenée à souvent collaborer avec les Forces de Police Internationales. Parfois pour des formalités aussi simples que de faire refuser un billet de bateau à un trafiquant de Pokémon ; parfois sur des affaires plus tendues. Beladonis avait beau avoir tendance à s’investir trop complètement dans chaque affaire pour pouvoir tenir une conversation à côté, il restait celui des inspecteurs qu’elle avait rencontrés avec lequel elle avait le plus facilement sympathisé. Peut-être parce qu’il ne se souciait pas de l’aspect « Dresseur prodige mais jeune » ; pour lui, tous les Dresseurs se valaient.

Ils parlèrent un peu de la ville aux chemins solaires, du Champion qui avait passé les trois dernières années à se chercher un successeur, mais continuait de battre tous les poulains qu’il entraînait pour prendre sa suite, du Phare et des échanges de Pharamp avec Oliville.

Et puis Aurore remarqua que Mars marchait seule en tête, à cinq ou six pas du policier le plus proche. Elle s’excusa auprès d’un Beladonis qu’elle soupçonnait d’être ravi d’avoir l’occasion de superviser lui-même la veille radar, et elle remonta le groupe. Kazou la suivit. Elle faillit rire en pensant qu’il serait capable de la conseiller sur la façon dont aborder Mars, parce qu’elle n’en avait aucune idée.

« Pas spécialement, non, commenta-t-il. À vrai dire, je ne sais pas trop si c’est une bonne idée de lui parler par pitié.

— Si je ne le fais pas, maugréa Aurore. Personne ne le fera. »

Kazou ne trouva rien à répondre. Il n’avait peut-être pas entendu ; sa Dresseuse n’avait pas parlé fort, pas du tout, pour ne pas être entendue par qui que ce soit d’autre que l’Alakazam. Dans le silence du Monde Distorsion, ce n’était pas gagné d’avance.

« Salut ! » hésita Aurore.

Mars tourna la tête vers elle, décontenancée. D’accord, probablement pas l’introduction la plus inspirée au monde. Aurore chercha ses mots ; puis au bout d’un interminable court instant, Mars répondit, sans guère d’enthousiasme.

« Salut.

— J’ai vu que tu restais un peu seule à l’avant, du coup je me suis dit que je pouvais peut-être venir causer un peu ? Enfin je dis ça j’aurais aimé avoir plus à dire pour commencer qu’un pitoyable ‘‘salut, ça va ?’’, mais bon. »

La Commandante accorda un sourire à cette tirade improvisée. Sans doute un sourire plus gêné qu’autre chose, mais ça restait un sourire. Un bon point, décida Aurore.

« C’est déjà pas mal, admit Mars. La plupart des gens que j’ai connu n’auraient pas ajouté le ‘‘ça va’’.

— Oh. »

Mars ne vit pas le coup d’œil mental appuyé qu’envoya Kazou à sa Dresseuse. Elle ne sut pas trop non plus comment répondre à ça ; poliment, sans doute… Peut-être ? Au pire, autant y aller.

« Mais ça ne va pas si bien, non, dit-elle en s’efforçant de ne pas virer au sarcasme. J’apprécie ta volonté de me tenir compagnie, mais je ne sais pas si c’est particulièrement souhaitable de la part de la personne qui a brûlé ma maison.

— Qui a brûlé… ah. La Team.

— Oui… »

Un oui pensif. Même trois ans après, Mars ressentait une rancune tenace ; mais ce n’était pas spécialement le moment de la vider. Elle voulait juste donner un peu de recul à Aurore. Lui faire voir un peu mieux les conséquences de ses actions… Mais sans la blâmer — après tout, elle était si jeune. La Commandante avait facilement deux fois son âge.

« Je sais que ce n’est pas ce à quoi la plupart des gens pensent. Ils nous voyaient comme une organisation terroriste, et puis voilà. Toi non plus, tu n’as jamais compris, n’est-ce pas ? »

Non, il fallait l’admettre. Aurore ne voyait pas trop où Mars voulait en venir ; mais bon… Ça ne pouvait pas lui faire de mal de vider un peu son sac, non ? Elle continuait de choisir son chemin sans un instant d’hésitation. Alors le Maître pouvait bien écouter ce qu’elle avait à dire.

« Pour nous, expliqua Mars, ce n’était pas juste une organisation, une entreprise avec un but et un budget. C’était des gens qu’on pouvait comprendre, et vice-versa. Et ça, c’est précieux. Tu n’as sans doute pas eu ce problème, hein ?

— Dis-tu au Maître le plus jeune de Sinnoh que personne ne prend au sérieux, réagit Aurore un peu vivement.

— Oups, commenta Mars. D’accord, je retire… Où est-ce que je voulais en arriver, déjà ? »

Elle prit quelques secondes pour y réfléchir. L’adolescente en manteau rose avait l’air de ne pas trop mal prendre ces espèces de reproches… Bon.

« Bon, reprit-elle. En tout cas ça m’a surpris que tu daignes venir me parler. J’ai passé trois ans dans la nature à cause de toi, à me demander si je reverrais jamais un morceau de civilisation un tant soit peu accueillant… Tu comprendras qu’une conversation offerte par charité, ça m’agace un peu. Plus qu’un peu.

— Je… hésita Aurore. Je crois que je vois, oui. »

Elles se turent. Le babil des policiers qui les suivait semblait diffus, éloigné ; il était incapable de couvrir le silence oppressant du Monde Distorsion. Un silence qui mettait mal à l’aise. Elle avait peut-être gaffé, se dit Aurore. Mais elle refusait d’en rester là. Pas alors que Mars et elle devraient travailler en équipe au moins jusqu’à la sortie de la dimension inversée. Dire quelque chose, donc… Elle ne voyait pas trente-six solutions.

« Eh bien. Je te dois sans doute des excuses, quoi qu’elles valent…

— Hrm.

— Vaillent. Oups, se rattrapa Aurore.

— Eh, je sais que je fais attention à mon langage, mais pas au point de reprendre quelqu’un en pleine phrase ! s’esclaffa Mars.

— Haha, c’est pas ce que je voulais dire… Mais enfin voilà. Je sais que j’ai fait des erreurs, et j’essaie de les réparer comme je peux. »

Mars lui jeta un air franchement déconcerté.

« Tu sais que tu es la première personne que j’entende qualifier le démantèlement de la Team Galaxie d’erreur ? »

C’était du lard ou du Groret ? Incapable de trancher, Aurore resta muette. Techniquement… ça avait quand même provoqué des dégâts, non ?

« J’ai quand même un minimum de réalisme, poursuivit la Commandante comme si elle avait compris le dilemme du Maître. La Team faisait peut-être ; probablement ; fausse route depuis le départ. Si Hélio avait été un guide valable, il n’en serait pas où il est aujourd’hui… »

Elle s’interrompit. Un peu trop brusquement. Et puis reprit comme si de rien n’était.

« Certainement, même. Donc d’un certain point de vue, tu as sans doute amélioré la vie des anciens membres de la Team.

— Mouais, modéra Aurore. N’empêche que je n’ai jamais pensé un seul instant aux dégâts collatéraux, et ça, je m’en veux.

— Tu ne peux pas prendre tous les fardeaux du monde sur tes épaules, argua Mars.

— Je devrais pouvoir prendre ceux que je cause.

— Pff… Enfin, en un sens, ton innocence fait plaisir à voir.

— Comment ça ?

— Ce n’est pas un sarcasme, hein, je disais ça sincèrement ! »

Mars affichait un sourire gêné, à son tour. Aurore pouffa.

« On dirait bien qu’on est aussi douée l’une que l’autre pour se rapprocher des gens !

— Je ne sais pas si je dois me sentir flattée par cette comparaison ? Ha. Mais donc, ce que je voulais dire, c’est… »

La Commandante s’interrompit, cherchant ses mots. Cela sembla durer une éternité à Aurore ; elle eut le temps de se repasser une partie de la conversation en tête, et de se rendre compte que le ton en était bien moins tendu que plus tôt. Puis de s’interroger sur ce délai de réponse. Mais ce n’était probablement qu’une des irrégularités temporelles du Monde Distorsion ; elle prit son mal en patience.

« Si tu m’avais dit, il y a… reprit Mars. On va dire, quelques années, qu’il existait des gens assez… Eh bien, innocents, justement, ou tout simplement gentils, pour démanteler une organisation terroriste et se soucier de ce qui arriverait à ses membres — même trois ans après. Je ne t’aurais jamais crue, et je ne connais personne qui l’aurait fait.

— Je prends ça comme un compliment, hein ! »

Bon, ça ne s’était pas si mal passé, finalement ! Aurore voyait quelques idées pour poursuivre le moment de parlotte, et tenter d’intégrer Mars au groupe. Ou au moins de faire en sorte qu’elle ne soit plus aussi visiblement exclue.

À cet instant, la randonnée paisible dans les reliefs aléatoires du Monde Distorsion bascula.

« Contact radar ! lança Stanley.

— Au-dessus de nous ! confirma un autre policier qui devait être Wallace.

Je sens le Léviator d’Hélio, ajouta Kazou.

— Quelle distance ! ordonna presque Beladonis.

— Cent vingt mètres, il devrait-être au-delà de l’horizon !

— Parfait ! Il n’a pas pu nous prendre par surprise, ça nous fait un avantage. »

On leva la tête, assez frénétiquement, on fouilla du regard l’horizon bleuté, on chercha à percer du regard les abysses du vortex qui servait d’arrière-plan. D’abord on ne vit rien ; mais aussitôt qu’Hélio sortirait du brouillard, il serait repéré par quinze paires d’yeux, et le Togekiss d’Aurore lança un cri enthousiaste qui ne présageait rien de bon pour leur cible si elle voulait s’enfuir.

Et puis un îlot émergea, assez vite. Il y avait par endroit des plates-formes mobiles, mais leur mouvement était parfaitement rectiligne et uniforme. Ce rocher-ci tournait sur lui-même, assez nettement. Artificiellement.

Ce fut Beladonis qui hurla le premier — et personne n’aurait pu couvrir cette voix.

« Cet enfoiré a propulsé un îlot vers nous ! Dégagez de là, dégagez tous ! SAUTEZ BON SANG, VITE ! »