Chapitre 2
« Vent Argenté ! »
Joshua hésite un instant à crier à son Pokémon d’esquiver. Vent Argenté, c’est censé être un vent, non ? Donc couvrir une bonne portion de l’espace ? Est-ce que ça s’évite vraiment, comme capacité ? Résultat, Chlorobule roule dans la poussière brûlante du parc de Malié, piqueté d’écailles projetées du corps de son adversaire. Joshua, quant à lui, éternue.
Le petit brun face à lui, tout fier d’avoir pensé à profiter de l’avantage de type de sa coccinelle volante, appelle celle-ci à retrouver le calme dans sa Pokéball. Malgré sa défaite, Joshua conserve un visage impassible, bien que plissé par le soleil : il a l’habitude de ce dénouement-là, et toute sa classe a bien compris que se vanter d’une victoire contre lui ne vaudrait pas grand-chose. Ainsi, il se contente de récupérer Chlorobule dans ses bras, plutôt soulagé que le match soit terminé. Comme le groupe Bronze — niveau faible — auquel il appartient n’est composé que de trois membres, il bénéficiera de quelques minutes de répit le temps que ses deux congénères s’affrontent. Éventuellement plus s’ils s’arrangent pour enchaîner un deuxième match : tant que l’on peut éviter de se battre contre Joshua, on le fait.
Il s’approche donc à contrecœur du professeur, qui détient les objets de soin, pour remettre son Pokémon sur pattes. Il déteste cette étape, puisqu’elle rime avec reproches et conseils dont il ne tiendra jamais compte pour s’améliorer dans le domaine du dressage. Il a déjà essayé de sauter la case soins pour échapper à cela, mais Chlorobule a eu du mal à tenir au duel suivant.
M. Paloke, debout à l’écart des combats, détourne de sa feuille de notes les verres ovales de ses lunettes pour les amener sur Joshua. Derrière les reflets se devine la sévérité du regard.
« Je n’ai pas tout regardé : victoire ou défaite, Joshua ?
— Défaite, monsieur » fait-il en se baissant pour déposer son équipier sur l’herbe humide d’ombre du parc.
Le professeur s’agenouille à son tour, ses doigts farfouillant pour un Rappel dans sa sacoche de soins. Entre l’obstacle des verres et l’ombre de la casquette que porte le soleil sur sa peau brune, le plus jeune a du mal à voir si l’enseignant le regarde. Quelques secondes plus tard, il comprend que oui.
« Vous n’avez toujours qu’un Pokémon ? Je sais que nous avons déjà eu cette discussion…
— Oui…
— Eh bien, il faudrait au moins… »
Joshua commence par acquiescer, pour finalement changer d’avis.
« Monsieur… le dressage ne m’intéresse pas vraiment, en fait.
— J’ai cru le comprendre, riposte le professeur en se relevant sèchement. Cela n’est pas une raison, Joshua, pour négliger ces cours. Faites des efforts. Cette discipline est fondamentale au sein de notre école, et j’apprécierais que vous y accordiez un peu plus d’importance, ne serait-ce que pour vous maintenir à une moyenne convenable. »
Joshua caresse distraitement un pan de feuille de son coéquipier, maintenant en meilleure forme, puis le rappelle à l’intérieur de sa Ball pour se lever à son tour.
« Au-delà du collège, vous connaissez la place qu’occupent les duels Pokémon dans notre culture, dans notre vie, notre société. Il serait dans votre intérêt personnel de tâcher de vous y intéresser.
— Justement…
— Pardon ?
— Pardon. Rien. Merci. »
Un peu maussade, le garçon tourne les talons vers une direction qu’il n’a pas encore définie. Au hasard — heureux hasard — vers les palettes en bois qui servent de sièges à la cafétéria du parc, pour peu que le personnel y installe des coussins. L’établissement fermé, les coussins sont rangés ; il s’assied donc sur le bois brut, face au combat du groupe Or. Au moins, il est à l’ombre du bâtiment, il faut dire que le soleil tape déjà malgré l’heure matinale.
Justement, donc, cela l’énerve un peu que tout ne tourne qu’autour des combats Pokémon : le sport le plus en vogue, les émissions les plus vues, les jeux d’enfants les plus répandus, partout, toujours, deux créatures flanquées de deux dresseurs s’échangent coup sur coup pour le plaisir des petits et des grands. Il ne déteste pas l’idée. Il sait que certains la haïssent au nom du bien des Pokémon, ces gladiateurs que l’on exploite (?). Non, il voit bien que certains dresseurs — en fait, la plupart — tissent avec leurs Pokémon ces liens d’amitié, d’amour, de confiance dont on vante à tout va la solidité. Il y croit, à ces liens, bien sûr. Et puis les gens font comme ils veulent.
Mais pour ceux qui n’aiment pas combattre ? Alors là, on les comprend à peine. Ils n’aiment rien, ceux-là : pas le sport le plus en vogue, ni les émissions, ni les jeux, ils n’ont aucun intérêt pour le monde, ils ne savent vraiment pas reconnaître ce qui est bon ! Enfin, Joshua sait qu’il devrait s’intéresser plus au monde en général, même sans parler combats. Quoi qu’il en soit, il n’est pas trop dans la tendance, ce qui l’embête un peu, parfois.
C’est extraordinaire, de combattre, n’est-ce pas ? Sentir cette puissante communion avec ses Pokémon, le frisson du danger, la soif de la victoire ; les lumineux méandres de la stratégie, ou le défoulement simple de frapper dans le tas… chacun a sa manière d’apprécier l’expérience.
Pas lui. En fait, cela ne lui procure pas grand-chose. Est-ce normal de ne pas adhérer au centre d’intérêt principal ? Aux yeux des autres, non, pas vraiment.
Sa Pokéball roulant toujours entre ses doigts, il en presse mécaniquement le bouton central. Oui, il est censé sortir son Pokémon souvent, ne pas le laisser trop enfermé. Chlorobule se matérialise devant lui, l’air interrogatif.
Joshua aimerait la prendre sur ses genoux, mais il a peur de lui faire mal.
La boule de feuilles l’accompagne depuis quelques sept ou huit mois, à présent, et son dresseur reste craintif. Ce fameux lien n’a pas su se tisser entre eux deux. Il aime sa Chlorobule, mais il a peur de la priver de combats que le Pokémon voudrait vivre ; face à ses camarades, c’est la honte qui l’emporte devant le manque d’entraînement de sa partenaire, son aspect rond, mignon et pataud. Il a pitié d’elle dans les trop fréquentes défaites. Il a peur de ne pas savoir ou de ne pas pouvoir s’en occuper.
Et Pokémon ou non, les relations ne sont pas toujours faciles.
Resté quelques instants la main tendue pour ne récolter qu’un geste timide de la part de la petite plante, il repose ses coudes sur ses genoux noueux avec un très léger soupir. En tous cas, la laisser à l’air libre devrait lui faire du bien, surtout dans l’environnement du parc naturel. Joshua relève un peu les yeux, en les frottant à cause de la lumière. Les rayons dotent l’herbe grasse d’un beau vert éclatant, et l’étendue sinueuse d’eau calme renvoie des paillettes aveuglantes, malgré la vase qui en couvre une partie.
Devant lui, donc, à quelques six mètres pour peu qu’il évalue bien la distance, Anela affronte Jessica, Miaouss contre Araqua. Les deux filles le fascinent pour des raisons différentes.
Jessica a d’incroyables cheveux. Pour lui qui se débat devant le miroir avec sa tignasse molle et son teint blême, il ne peut que lorgner, sans comprendre vraiment, l’amas volumineux de bouclettes brunes qui encadre le visage de sa camarade sur un périmètre dépassant presque celui de ses épaules. Sans compter que la couleur s’accorde à merveille avec le doré de sa peau. Elle sait aussi dresser cette masse capillaire en des coiffures aussi variées qu’architecturales, au plus grand désarroi de Joshua. Il l’avouerait presque, au fond, il aurait aimé avoir les mêmes.
Anela, au contraire, est coiffée d’une toison frisée dans tous les sens, et limite le massacre au haut de son crâne, pour un fouillis noir de mèches courtes emmêlées. Sa peau est bien plus sombre que celle de Jessica, ses sourcils fournis, ses lèvres, dont la physionomie lui donnent un air buté, petites mais épaisses. Ses yeux bruns restent souvent un peu froncés ; elle est bien plus petite, un peu plus trapue, beaucoup moins lumineuse. Banale, et même pas jolie.
Mais c’est justement en action qu’il faut la voir, en plein combat. Voir son assurance, entendre sa voix, étonnamment claire pour l’occasion, articuler des ordres autoritaires ; il faut la voir bouger, en phase totale avec son Pokémon, et surtout, il faut voir ce fameux lien avec ses partenaires… Sans l’avoir expérimenté lui-même, Joshua le ressent quasiment lorsqu’il les regarde, tous les deux, brillants, vifs et imprévisibles. À sa connaissance, Anela ne possède qu’un Miaouss et une jeune Poissirène, mais elle remporte tous ses combats.
C’est d’ailleurs précisément ce qui est en train de se produire : l’Araqua de Jessica s’écrase dans l’herbe, après une roulade qui faisait craindre pour ses pattes d’aspect fragile. Lorsque la jeune dresseuse active sa Pokéball, la mine maussade, le rayon de lumière qui aspire son Pokémon laisse une tache plus claire de brins écrasés sur la pelouse. Elle tourne les talons sans un mot de plus, et rejoint ses trois copines sur le bord du terrain. Anela, qui a suivi des yeux les mouvements de son adversaire vaincue, affiche un léger dépit, mais se re-concentre vite sur son prochain combat.
Dans son cas, il est entendu qu’on ne la remplace pas lorsqu’elle perd un match, puisqu’elle ne bougerait jamais de son poste autrement. On la remplace lorsque l’un de ses Pokémon se retrouve hors d’état de nuire, ce qui survient tous les deux ou trois combats sans soins apportés. Cela la fait se battre un peu plus que les autres, mais selon M. Paloke, les autres en question profitent d’avoir une adversaire aussi expérimentée.
En tous cas, ce qui n’en profite pas, c’est sans doute l’humeur du groupe Or. Tiens, Jessica et sa suite ne sont plus au bord de la pelouse…
« Ouaiiis, Josh ! »
Le garçon tourne la tête sur sa gauche tout en rappelant Chlorobule dans sa prison sphérique. L’intimidante chevelure de Jessica le domine de toutes ses bouclettes, et la jeune fille le toise d’en haut — ce qui, compte tenu de la taille de Joshua, même assis, n’est pas si haut. À ses côtés, ses amies aux mèches raides en imposent un peu moins.
« Alors, t’as gagné, cette fois ?
— Bien sûr, répond-t-il avec ennui.
— Bravooo.
— Je plaisante, fait-il en relevant la tête.
— Hahaha, c’était trop drôle mon petit Josh. T’en as pas marre de perdre tout le temps ? Franchement, ça le fait pas, et je ne parle pas que de l’effet de ta moyenne en combat sur tes super bulletins, p’tit génie.
— C’est con parce qu’on pourrait presque croire que t’es mature si on savait pas qu’t’étais aussi nul avec des Pokémon, reprend une seconde fille avec condescendance.
— En plus, j’parie t’es jamais allé en soirée, ricane une troisième. Le mec il a cru il allait grandir dans sa tête… »
— Je sais ce que je vaux » coupe Joshua.
Alors que les filles accueillent la réplique d’un étonnement amusé, il ajoute :
« Retournez combattre, on est en cours. »
Elles pouffent.
« Nan mais tu sais mon p’tit Josh, c’est pas avec ces minables du groupe Bronze que tu vas devenir plus fort, hein. Tu veux pas t’entraîner avec nous à la récré ? On retiendra nos coups. »
La voix doucereuse de Jessica s’étrangle dans un rire à la fin de sa phrase, et les autres collégiennes retiennent les leurs de deux mains sur leurs bouches. Difficile d’accorder sa confiance dans ces conditions-là.
« Je verrai, ouais, lâche-t-il pour retrouver la paix.
— À tout à l’heuuuure ! »
Il ne se remet à respirer qu’alors qu’elles s’éloignent du côté de leur terrain, où Anela brille toujours. Joshua méprise tout en elles (sauf leurs cheveux, c’est vrai), mais il se sent toujours si submergé et humilié quand elles lui parlent, alors même qu’il saurait trouver les mots pour leur envoyer leurs quatre vérités. Sa confiance en lui est solide mais discrète, tandis que les leurs rayonnent tout autour d’elles pour écraser n’importe quel interlocuteur : impossible de lutter ! Le garçon s’abandonne donc, le menton sur le poing, à passer en revue la dernière conversation et se reprocher chacun des mots qu’il a pu prononcer.
“Je sais ce que je vaux”, franchement, bonjour le cliché et le dramatisme, pas étonnant que ça les ait fait marrer…
« Eh Joshua ! »
C’est Lelio qui arrive au pas de course. Il a mis du temps à ne plus appeler son ami par le surnom détesté “Josh”, mais il lui arrive encore de prononcer le prénom entier de la même manière, avec un “d”, “Djoshua”. Lelio est petit et fin, avec un visage rond et des cheveux noirs plaqués sur son crâne ; à cause de ses traits doux et de sa voix chantante, on le prend parfois pour une fille. Il ne s’habille presque qu’en noir, parfois noir et blanc, et lorsqu’on lui demande pourquoi, il ne sait pas. En réalité, c’est parce que sa mère et ses sœurs trouvent que ça lui va mieux que le reste.
Il s’assied précipitamment à côté de lui.
« Ça va ? Je suis arrivé en retard et tu étais en train de combattre, puis j’ai eu un match aussi, bref, ben, on s’est pas vus ! Tu vas bien ? Elles voulaient quoi les filles là ?
— Ça va ! répond l’autre en hochant la tête. Elles voulaient se moquer, bon, normal.
— Ah ouais, évidemment. Bah j’espère qu’elles vont arrêter un jour parce que là voilà, on a compris qu’elles sont meilleures et tout. Moi je trouve qu’elles devraient respecter ce que tu fais. »
Balançant ses jambes maigres d’avant en arrière avec précipitation, Lelio s’est mis à parler plus vite, en regardant devant lui sans lui offrir plus d’un coup d’œil gêné de temps en temps. Joshua, lui, ramène ses jambes en tailleur sur la palette de bois et se demande s’il doit le remercier.
« Ouais, sinon, il va bien Chlorobule ?
— Elle. Ça va, je crois » acquiesce-t-il en pressant à nouveau le bouton de la Pokéball, qu’il avait gardée entre les mains.
Il ne sait pas pourquoi, mais il a toujours l’impression que c’est néfaste de rentrer et sortir Chlorobule trop souvent en peu de temps… elle se dématérialise, quand même, ça doit faire lui faire bizarre. Mais non, la demoiselle végétale semble toujours en pleine forme.
« Ah oui elle, pardon, je fais que l’oublier ! Allez Elliot, Doda, venez dire bonjour ! »
Pandespiègle et Dodoala rejoignent leur camarade feuillue avec de petits cris d’enthousiasme. Légèrement anxieux, Joshua cherche le professeur des yeux, espérant qu’il n’a pas remarqué leur pause un peu trop longue dans le cadre du cours. Tout va bien, M. Paloke se trouve du côté du terrain Argent, le plus éloigné de leur position.
« Eh, d’ailleurs, reprend Lelio avec un mouvement de tête vers son petit panda, tu l’as vu le dernier épisode de Elliot Urson ?
— Ouais, celui de vendredi ! Un peu long j’ai trouvé, mais ça allait, il était bien.
— Ah tu trouves ? Nan, il était juste trop bien ! T’as vu quand il interroge la fille du maire, là, la rousse, juste après que Mynor soit parti à Méanville… on est d’accord que c’est une ref à la saison 2 ? »
Évidemment, Lelio a nommé son compagnon noir et blanc d’après le célèbre inspecteur Unysien au Pandarbare taciturne, de quoi rattraper le surnom enfantin dont il a affublé Dodoala, son premier Pokémon, à l’âge de huit ans. La conversation se poursuit joyeusement sur les points forts et plus fragiles du dernier épisode de la saison neuf, avant de partir sur le film prévu pour la fin de l’année, puis de s’essouffler lentement. La chaleur commence à se faire sentir, l’ombre du bâtiment recule peu à peu, mais surtout, un point n’a pas été abordé.
« Ouais, et du coup, hier… Ça va ? T’as pas répondu à mes messages, t’as juste dit que ça allait pas trop…
— Ah ! Non non, ça va, j’étais juste fatigué, assure Joshua. Désolé de pas avoir répondu, mon frère est arrivé à ce moment-là, et j’ai oublié ensuite… il était tard.
— Bon bah ça va alors ! C’est cool ! Je m’inquiétais un peu. »
Effectivement, il a dû s’inquiéter, et ce n’était pas très aimable de la part du blond de ne pas l’avoir rassuré tout de suite. Il a souvent du mal à comprendre l’affection que son ami lui porte, lui qui ne fait pas grand-chose pour…
Un peu gênés, les deux garçons se reportent en silence sur les jeux de leurs Pokémon, chacun cherchant comment relancer la conversation. C’est en relevant la tête pour guetter à nouveau le professeur que Joshua aperçoit Anela, arrêtée à quelques mètres sur sa gauche et hésitant visiblement à les rejoindre ; en croisant son regard, la dresseuse se décide et poursuit son chemin d’un pas plus sûr.
« Je peux ? » demande-t-elle juste, et les deux jeunes acquiescent en se décalant pour lui faire plus de place sur le siège de bois. Elle s’assied un peu gauchement.
« T’as fait combien de matchs à la suite, Anela ? s’enquit tout de suite Lelio en se penchant pour la voir derrière Joshua.
— Là, trois, réfléchit-elle, l’air sérieux.
— Wah, ah ouais ! J’crois que je pourrais même pas en enchaîner deux avec le même Pokémon, ils sont déjà fatigués à la fin d’un seul ! »
Anela hausse les épaules, ce qui n’est pas signe qu’elle s’en fiche, mais plutôt qu’elle l’encourage à s’améliorer — on comprend ses mimiques quand on a déjà un peu discuté avec elle.
« Et, du coup, enchaîne-t-elle maladroitement, tu l’as gagné ou perdu, ton dernier ? Ton dernier combat ?
— Gagné ! Mais il était pas facile, elle est forte Callista. J’ai dû sortir mes deux Pokémon, bon en même temps, elle aussi elle en a deux. Mais c’était serré quoi. Franchement elle pourrait passer groupe Or, moi je dis.
— Je sais pas, répond Anela en toute franchise. (Puis, à la suite d’un court silence :) Et toi, Joshua ? »
Bien qu’occupant la place du milieu sur le banc, le garçon ne se sentait alors qu’à moitié concerné par la conversation.
« Ah, j’ai perdu, mais c’est normal (il force un petit rire histoire d’être agréable avec la nouvelle venue). »
L’adolescente n’a pas le temps de répondre — d’ailleurs, elle cherchait ses mots — que Lelio l’assaille à nouveau :
« Eh Anela, entre nous, comment tu fais pour être aussi forte ? C’est vrai, franchement ça donne envie comment tu combats, j’aimerais trop arriver à faire pareil ! Gagner tous les matchs, et tout ! T’as un entraînement spécial ? Non ?
— Non, pas vraiment, en fait. Ça fait juste longtemps que je m’entraîne…
— Ah, longtemps comment ?
— J’ai eu mon premier Pokémon à sept ans, donc ça en fait… six. Après c’est surtout parce que ma famille voulait que je combatte, et j’étais aussi dans une école où c’était important, à Ekaeka.
— Ah ouais ! Mais Ekaeka, t’as déménagé du coup ?
— Oui, acquiesce-t-elle, juste en passant au cycle secondaire. Donc je suis directement rentrée ici.
— Ah ça va alors. En plus si t’étais dans une école qui faisait combattre, t’étais pas trop dépaysée !
— Un peu quand même. L’école où j’allais insistait plus sur le lien avec les Pokémon, alors que ici, c’est un peu que la performance qui compte.
— Tu préférais avant ? » demande Joshua.
Autant qu’il essaie de participer un peu à l’échange.
« Oui, approuve la dresseuse en hochant la tête. Je pense qu’il faut d’abord savoir bien s’occuper de ses Pokémon et bien s’entendre avec eux pour bien combattre. C’est bizarre qu’ils nous disent pas trop ça ici. Vous étiez en cycle primaire là, vous ?
— Oui, dans le bâtiment d’à côté. C’était le même esprit, pour moi…
— La compétition, ajoute Joshua.
— Ouais, n’importe quoi. »
Elle ne l’a pas dit avec dédain, mais toujours rapidement, avec son ton direct et son visage concerné, comme un cri du cœur.
« Moi, j’avais l’impression qu’on me disait tout le temps que aimer son Pokémon c’était le plus important. Ça a l’air un peu débile comme ça, mais en fait, c’est l’idée.
— Du coup, conclut Lelio, il suffit d’être lié à son Pokémon ? T’as juste fait ça et ça marchait ?
— C’est le départ, ça. Ensuite, on s’entraîne.
— Ah » lâche le brun, un peu déçu.
Joshua le connaît bien, il aurait certainement voulu pouvoir devenir fort rapidement et sans avoir à trop travailler.
« Et tu t’es entraînée comment ? reprend Lelio. T’as fais genre comme dans les films où ils s’exilent sur une montagne en mangeant des cailloux avec leurs Pokémon, là ?
— Je dois pas connaître ce film, s’étonne Anela après avoir réfléchi quelques secondes.
— Je sais plus le titre. Non mais du coup ?
— Hmm (la petite reprend une posture pensive, en balançant les jambes)… ben je m’entraînais avec ma mère et mon frère, parce qu’ils aiment les combats, mais ça, c’était il y a longtemps. Après, j’ai voulu trouver des adversaires que je ne connaissais pas. J’ai été autour de Malié, et un peu sur la Place Festival, si vous connaissez.
— Le réseau ? demande Lelio. Mais c’est un simulateur, non ?
¬— Oui, les Pokémon sont reproduits en numérique pour faire des matchs en ligne. Mais c’est vraiment pas pareil qu’en vrai, même si c’est bien pour réfléchir à sa stratégie. J’aimais pas trop, mais ça servait.
— Et le Village Festival, tu connais ? intervient Joshua que le sujet intéresse davantage, d’un coup.
— Oui, j’y suis allée pour voir au début, mais il n’y a pas de combats là-bas. »
Joshua acquiesce, c’est ce que lui avait dit Thomas la veille.
« C’est la base de leur idée, d’ailleurs. Ils veulent qu’on puisse créer des liens avec ses Pokémon sans forcément les faire se battre. Mais je me souviens plus très bien, ça fait… trois ans. Ou quatre. Que ça existe, je veux dire. Je crois qu’il y avait des activités comme des courses, des trucs… j’aime bien l’idée. Mais je n’y suis pas allée longtemps.
— Et t’utilises toujours la Place Festival ? continue Lelio. Ça tourne encore ?
— Assez bien, oui, ça reste un bon outil… »
Joshua laisse ses deux camarades dévier la conversation sur des points de stratégie pour se dire que décidément, ce Village Festival pourrait bien l’intéresser.
Jusqu’au moment où il constate que le professeur regarde dans leur direction. Il en glisse un mot à ses deux camarades pour retourner du côté de son terrain, l’air d’avoir seulement pris une pause de deux minutes ; Chlorobule le suit avec docilité. Il ne reste qu’une grosse demi-heure de dressage avant de rejoindre l’établissement pour des cours plus théoriques.
•°•
« Vous débarrassez, les garçons ? demande le père en se levant de toute sa stature. Je voudrais bien terminer mes corrections assez vite ce soir.
— Ouais ! (Thomas suit le mouvement et repousse sa chaise en arrière) Enfin, je peux le faire tout seul, Joshua a déjà mis la table.
— T’inquiète, je t’aide, marmonne l’intéressé. Je finis juste le fromage, y’en a presque plus.
— Ok ! Ah, Papa, on voulait faire un peu de musique ce soir, ça te gêne ?
— Mettez-vous dans ta chambre, ça ira. Et vous êtes couchés à vingt-trois heures !
— Ça marche » acquiesce Tom.
Et il commence à rassembler les couverts. Tout en se débattant avec le reste de pain et de fromage de Chevroum, Joshua regarde distraitement Rodrigue, le père, retourner s’asseoir devant l’ordinateur. Le séjour est son domaine : ordi, pour le travail, canapé, télévision, c’est tout, c’est épuré. Le garçon s’est lassé des tons bleu acier de la pièce à force d’y dîner tous les soirs à la nuit venue. En général, la seule lueur bleutée de l’écran en veille éclaire l’endroit, et parfois la faible lueur qui filtre encore des fenêtres ouvertes, depuis les lampadaires de la rue vide.
Son père aime bien les lignes propres, nettes, et la pénombre ne le dérange pas tant qu’il s’agit d’éviter d’attirer les Insectes tout en profitant d’un courant d’air nocturne ; Joshua, qui passe son temps entre sa chambre et celle de Thomas, préfère que ça fourmille davantage (en terme d’objets, pas d’insectes), et surtout, que l’éclairage soit chaleureux. Le cliquettement des touches du portable résonne bientôt sous le plafond vierge, alors que le garçon se lève à son tour, la bouche pleine, pour empiler les assiettes.
Le père des deux garçons travaille à domicile comme professeur de musique par correspondance, auprès d’enfants en cycles secondaire et tertiaire déscolarisés, et passe le plus clair de son temps devant son écran — de PC, quand ce n’est pas celui de la télé. Il ne restreint ses enfants qu’à une heure d’extinction des feux (facile à contourner, d’ailleurs) et à un niveau maximal de décibels dans l’enceinte de la maison (ce qui n’est pas vraiment contraignant). Du reste, malgré la liberté dont cette situation le laisse profiter, Joshua regrette que Rodrigue ne leur accorde que si peu d’attention, notamment lorsqu’il cherche à lui présenter ses projets. Mais cela s’arrangera l’an prochain, se dit-il, quand il aura réduit sa charge de travail.
« Tu mets juste la vaisselle dans le plateau, je le porterai dans la cuisine, ça te va ? demande Tom.
— OK ! »
Cinq minutes plus tard, les plats sont empilés, les déchets rassemblés et l’unique plante verte de la pièce arrosée de fonds de verres. Thomas soulève le plateau avec soin pour s’engager dans le long couloir menant à une cuisine étroite — Joshua le suit.
« Tom ? Je pensais te demander avant de manger, mais tu étais chez…
— Chez Soaibou, ouais, confirme-t-il par-dessus sa large épaule. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je voulais juste en savoir plus sur le Village Festival, fait Joshua en contournant son frère pour lui ouvrir la porte de la cuisine. En plus, tu as un accès, non ?
— Ouais ! Ben si tu veux, je te montre ça vite fait avant qu’on sorte les instruments ! Ça se passe dans ma chambre aussi. »
Joshua sourit pour marquer son approbation.
« Quant à en savoir plus… reprend Tom en posant le plateau sur le plan de travail pour ouvrir le lave-vaisselle, je n’ai pas grand-chose, en fait, surtout que ça fait longtemps… Ben déjà, ils ont installé ça à Kokohio, tu sais, l’ancien fort militaire qui avait été annexé par la Team Skull il y a quatre-cinq ans. Quand ils sont partis, la plupart des bâtiments était en ruines, ils savaient pas trop quoi en faire. »
Même s’il s’est mis (d’après un accord tacite) à rincer les assiettes dans l’évier, cela n’empêche pas Joshua d’écouter avec attention en se manifestant par des "Ouais" et hochements de tête.
« Je sais vraiment pas bien comment ça s’est passé, hein. Mais je crois que c’est de base un projet qui venait d’Unys de recréer une sorte de Place Festival réelle. Ils ont dû mettre plein d’argent là-dedans, ils ont mené les travaux assez vite grâce à je ne sais plus quelles entreprises de chantier Pokémon et ils ont ouvert ça… en 2020 ? Je crois. On monte ? »
Le lave-vaisselle mis en marche, les deux garçons ressortent de la cuisine obscure pour emprunter les escaliers vers l’étage des chambres, toujours dans la pénombre. Leur père insiste pour laisser toutes les vitres ouvertes le soir, histoire de rafraîchir une maison qui accumule bien vite la chaleur de la journée ; et pour ne pas donner trop envie aux Pokémon Insectes de visiter les lieux, mieux vaut toujours laisser les lampes éteintes. Joshua a plutôt tendance à ouvrir et allumer dans sa chambre, les bestioles ne le dérangent pas trop, et elles ne sont pas si nombreuses.
Donc une volée de marches et un couloir plus tard, Thomas pousse la porte de son lieu de vie (surtout de sommeil, et encore) en pressant l’interrupteur.
« Alors j’ai quand même visé juste sur une de mes propositions ! plaisante-t-il en dénouant le bandeau vert qui ébouriffait ses cheveux pour le lancer sur le bord de son lit. Ça fait un moment que je me disais que ça pourrait te plaire comme endroit, le Village, depuis que tu as Chlorobule en fait. »
Joshua s’assied sur le lit défait en acquiesçant.
« C’est typiquement le lieu si on n’aime pas trop combattre, je pense, continue l’aîné qui prend place à son tour sur sa chaise de bureau. Ce qui me gênait juste un peu, c’est que la moyenne d’âge tourne plutôt entre les vingt et trente ans, de ce que j’en ai vu. Après, c’était il y a trois ans, et je crois qu’ils ont ouvert de quoi élargir leur public depuis.
— Je verrai, dit Joshua.
— Après tout oui, faut voir pour savoir ! La dernière fois que j’y suis allé… »
Thomas réfléchit en laissant aller la chaise à roues d’avant en arrière, puis se lance dans un récit d’escapade avec tels ou telles copains et copines, alors qu’il faisait chaud au Village et que l’activité n’était pas au plus haut. L’adolescent hoche distraitement la tête tout en prenant le temps de constater que son frère n’a toujours pas songé à ranger sa chambre : la moquette rase est encombrée de livres et de vêtements plus ou moins sales, les cases de rangement débordent et un amoncellement de trucs traîne sur le bureau.
Même si la chambre de l’aîné de la famille est plus petite et plus sale que la sienne, Joshua l’aime autant, avec son plafond tronqué en pente lambrissée, son mur rouge et ses guitares dans tous les coins — seulement la moitié appartiennent à la famille, et certaines ne sont là que pour la décoration. Les murs sont couverts de posters de musiciens, rock, pop, métal et musique traditionnelle, et les étagères de figurines, de cartes postales et de faux cactus en pot.
« Et ben donc, on est rentrés là-dessus, je crois, finit Thomas.
— Ah ouais, je vois. C’était les copains avec qui tu avais cotisé pour payer un accès au Village ?
— Mary et Nahila, oui, les autres étaient juste curieux de voir. Et ce n’était pas juste avec elles, on s’y est mis à huit pour rassembler tout l’argent ! Finalement, les autres ne viennent plus trop, et moi non plus, j’y vais plus. Karine reprendra l’engin chez elle quand elle rentrera de son année à Unys, c’est encore elle que ça intéresse le plus. Je garde ça en attendant. Je te montre, du coup ! »
Il se lève pour ouvrir le grand placard-cloison à porte coulissante, en tire deux cartons pleins et un ukulélé rose avant de finalement tomber sur une sorte de piédestal d’une superficie d’un mètre par un mètre pour moitié moins de hauteur, recouvert de plastique noir. Ils s’y mettent à deux pour extraire la machine du placard.
« C’est vrai que je me souviens de ce truc, réfléchit Joshua. Il avait même fallu faire monter la prise 980V ici, non ?
— Oui, elle est là (Thomas pointe un câble renforcé protégé par un cache, dans le coin de la pièce). C’était un peu du bricolage, mais c’est bien fait, pas de risque. Faut juste bien se servir des gants pour la brancher. Attends… »
Il déplace le téléporteur à proximité de la prise en envoyant valser quelques T-shirts ailleurs.
« Je crois que les gants sont dans le carton tout à droite sous mon lit, tu peux regarder ? »
Joshua s’exécute. Les gants de sécurité électrique sont à peu près aussi épais que des gants de boxe, mais plus souples, ils couvrent presque tout l’avant-bras et sont parfaitement isolants grâce à une reproduction synthétique de la peau des Crocorible. Joshua aime particulièrement lorsque les cours de physique l’aident à comprendre des objets de la vie quotidienne, un peu comme la séquence sur les téléporteurs, en début d’année, l’une des plus… Bref, il trouve les gants entre deux bouquins d’astrologie.
Une fois branché, la surface du téléporteur, frappée du logo d’une société Unysienne, se met à émettre une lueur bleutée.
« Tu montes là-dessus et tu es directement transporté sur la place principale du Village. On ne va pas y aller maintenant, mais peut-être demain, si tu veux ? Je ne suis pas là, mais tu sais comment ça marche, maintenant. Je vais laisser le téléporteur en place, je le débranche juste (il s’exécute en même temps).
— OK, je pense que je ferai ça, approuve le plus jeune. Je finis tôt demain, je ferai un tour, alors.
— Comme tu veux ! Je crois qu’il y a un poste de renseignement près du point d’arrivée, ils t’expliqueront le truc mieux que moi, je pense !
— C’est noté alors. Il est dix heures moins vingt, reprend-t-il en jetant un coup d’œil à l’heure projetée par le réveil sur l’un des murs, on se fait un peu de musique ?
— Eh bien ouais ! sourit Thomas en se laissant retomber sur son lit. Tu vas chercher le violon ? »