1-Le contrôleur des Lilas
Il faisait nuit.
Il venait de débarquer sur le quai de Volucité. Le voyage en bateau depuis Port Tempère avait été long, et il ne pensait qu’à un bon lit. Sa destination ? Méanville, sa ville natale. Il y était presque. Il regarda les hauts immeubles illuminés qui surplombaient les quais en lui cachant l’horizons.
« Gris… Tout est gris dans cette ville… Les bâtiments, les gens, l’ambiance, l’odeur… » pensa-t-il, las.
L’homme d’une vingtaine d’année, aux cheveux étrangement blancs, ne voulait surtout pas avoir à traverser toute la cité pour rejoindre la route 4 à cette heure tardive, et encore moins devoir emprunter cette route pleine de sable.
Aussi opta-t-il pour une bouche de métro, d’où semblait sortir un grondement sourd, comme celui d’une bête endormie. En journée, des flots humains s’y déversaient, mais à cette heure tardive, on y apercevait seulement quelques badauds et des employés sortant de leurs heures sup. Quelques frissons parcoururent ses bras lorsqu’il arriva sur les voies. Il faisait toujours plus frais dans les souterrains, et l’endroit était si étrangement calme qu’on ne pouvait s’empêcher de penser qu’un quelconque voyou ou Pokémon sauvage se cachait derrière un des nombreux piliers.
Il prit la ligne Lilas, menant à la ville voisine. Il ne fit presque pas attention à la jeune femme en jupe courte qu’il faillit bousculer, ni au contrôleur venu vérifier son titre de transport, et se dirigea vers une place libre. Le jeune homme s’assit lourdement dans le fauteuil usé et soupira longuement. Il prit une Pokéball à sa ceinture et joua avec, la regardant sans la voir, les mains tremblantes. Il se demanda si c’était à cause du métro suivant sa course dans les ténèbres, ou bien si cela provenait de lui.
Ingo avait échoué. Il venait de brûler quatre ans de sa vie, parcourant le monde avec ses Pokémons, en quête du trésor que tout dresseur convoite : gagner une ligue Pokémon. Mais il avait échoué. Encore et encore.
-Pourtant, ma stratégie était imparable…, murmura-t-il pour lui-même
Peu importe où il allait, il préparait toujours son combat à l’avance, étudiant les faiblesses de ses adversaires et entraînant ses Pokémons à surpasser les leurs. Cette tactique avait porté ses fruits à plusieurs reprises. Mais face à Watson et ses terribles Dragon ou Valériane et ses Pokémons Fée, il n’avait rien pu faire. Il avait toutefois réussi à récupérer les huit badges de Sinnoh, mais avait été refoulé dès les premières phases de la ligue Pokémon. A Unys, il avait échoué juste avant d’obtenir le dernier sésame. Et enfin, à Kalos, Ingo n'avait même pas eu le courage de franchir les portes de l’arène de Romant-sous-Bois.
Et le voilà de retour dans sa région natale. Ne sachant pas ce qu’il allait advenir, l’idée d’Ingo était de s’y reposer quelques temps afin d’avoir des pensées claires pour réfléchir à son avenir. Cet état de confusion ne lui ressemblait pas. Il voulait que son destin soit entre ses mains, et pouvoir ainsi progresser vers l’avenir glorieux qu’il désirait. De toute évidence, il s’était leurré.
Il n’était pas encore prêt à rentrer chez ses parents, qui coulaient leur paisible retraite à Papeloa. Leur visage le regardant, avec une expression de profonde déception, était la dernière chose dont il avait besoin. Il ne voulait pas les décevoir, eux qui avaient fondé tellement d’espoir sur leur aîné. Il s’était alors rabattu sur son frère cadet, qui avait loué un appartement à Méanville pour son travail. Celui-ci étant plutôt introverti, il ne risquait pas d’avoir l’audace de poser de questions malvenues.
Le métro arriva à proximité de Méanville, dont le terminus de la ligne se situait à l’entrée de la ville, porte de la Concorde. Ingo remit sa Pokéball à sa ceinture et contempla le wagon désert. Les passagers épars avaient dû en sortir lors des différents arrêts sans qu’il ne s’en rende compte, alors plongé dans ses pensées. Dans le tunnel, les lumières artificielles tremblotantes de la rame vide avaient quelque chose de lugubre.
Le dresseur se mit debout, prêt à descendre à l’arrêt, quand il entendit des bruits dans le wagon voisin. De toute évidence, des personnes étaient en train de se disputer. Il hésita quelques secondes, puis se dirigea vers leur origine et ouvrit la porte entre les deux compartiments.
-Comment ça, je te dois de l’argent, salaud ? s’écria une voix grave et rauque.
Ingo jeta un coup d’œil. Un homme grand et baraqué, portant une veste et un pantalon en cuir, plaquait contre une paroi vitré un employé de la ligne de métro – le contrôleur, de toute évidence.
-M-monsieur, veuillez me lâcher s’il vous plaît, répondit l’agent d’une voix plus faible, apeuré. Vous êtes en infraction, vous devez me payer l’amende…
-Je t’ai dit que je ne te donnerai que l’argent pour un billet, et ça suffit pas ? continua l’agresseur.
-Monsieur, il y a des règles à respecter dans le métro, et si ce règlement dit que vous devez avoir une amende quand vous n'avez pas de billet, vous devez vous y conformer, répliqua courageusement le contrôleur, malgré la position dans laquelle il se trouvait. Et vos soucis financiers importent peu.
Sans surprise, cela ne sembla pas plaire au passager qui raffermit sa prise.
-Et si je te démolis la tronche, tu arriveras encore à me débiter tes règles à la noix ? menaça-t-il en brandissant le poing. Oui, ça ne te ferait pas de mal en eff-
-Eh, vous, intervient Ingo.
Le passager lâcha l’employé qui tomba mollement au sol, et regarda le dresseur qui avait sorti son Cliticlic. De toute évidence, la brute ne se savait pas observée.
-Je pense que vous en avait fait assez comme ça, continua Ingo. Après si vous en voulez plus, mon Cliticlic pourrait vous convenir comme adversaire. Je m’en servais pour griller ma nourriture dans la nature.
Le fraudeur semblait s’être refroidi et peser le pour et le contre d’une confrontation avec ce jeune homme. Au même moment, le métro arriva au terminus et les portes s’ouvrirent dans un crissement. L’agresseur ne demanda pas son reste et fila.
-C’est ça, barrez-vous, lança Ingo avec dédain.
Il se tourna ensuite vers l’employé dans son costume gris froissé, toujours à terre. Il lui attrapa le bras pour l’aider à se relever.
-Merci bien monsieur, dit le contrôleur en ajustant sa casquette qui avait glissé sur son visage, j’ai bien cru que cette brute allait…
-Emmet ?!
Surpris, l’employé releva la tête. Ingo avait en effet reconnu en lui son frère jumeau. Le dénommé Emmet se tourna alors vers le dresseur et le regarda en face, visiblement un peu confus.
-Emmet, sans déconner, tu ne me reconnais pas ?
L’intéressé réfléchit encore quelques secondes et la lumière se fit dans ses yeux.
-Ingo ! Je t’avais pas reconnu ! Tes cheveux sont super longs, on dirait même plus qu’on est jumeaux !
En quatre ans, son cadet n’avait pas perdu son côté tête en l’air. Le temps de s’échanger quelques banalités et de s’assurer qu’Emmet allait bien, ils durent se séparer. Le contrôleur avait encore un aller-retour de la rame à gérer avant de finir sa journée. Apprenant qu’il venait juste de rentrer au pays, et sans logis, il confia à son aîné le double des clefs de son appartement, sans poser plus de questions sur son retour impromptu. Ingo s’en voulut un peu de ne pas l’avoir prévenu, mais se ravisa en se disant que de toute manière, son cadet l’aurait oublié.
-Vas-y, et fait pas gaffe au désordre, trouve-toi un coin… Je dois te laisser le devoir m'appelle ! Tchou tchou !
Ingo avait malheureusement oublié à quel point son frère était gênant parfois.
Le quinze mètres carré se trouvait dans un immeuble datant d’une vingtaine d’années, dans le quartier de la Concorde, et assez proche de l’arrêt. Il introduisit la clé dans la serrure et ouvrit. Une vision d’horreur l’y attendait.
-Wow..., souffla Ingo en reculant d’un pas.
Il risqua courageusement un nouveau regard à l’intérieur et alluma la lumière pour mesurer l’étendue de la chose. Son sang se glaça.
Des trains. Des trains partout.
Que ce soit des miniatures dans les vitrines ou sur les nombreuses étagères encastrées dans le moindre recoin libre, ou bien sur des posters et autres fiches techniques placardées aux murs, peu importe où le regard d’Ingo se posait, il ne voyait que cela. L’appartement guère spacieux renforçait ce sentiment d’étouffement. Toujours debout sur le pallier, le dresseur se dit qu’il venait de pénétrer un sanctuaire. Son frère n’avait vraiment pas changé d’un iota.
Pourtant, Ingo fut pensif. Aux dernières nouvelles, son cadet n’avait-il pas fait des études pour être conducteur de train ? Cela avait été son plus grand rêve depuis leurs dix ans. Comment se faisait-il qu’il se retrouvait seulement contrôleur ?
En regardant par la fenêtre située à l’opposé, il aperçut des lumières colorées au loin. La foire annuelle était installée. Pour passer le temps en attendant son frère, et surtout pour encaisser le choc, il se dirigea vers celle-ci, explorant la ville qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Les rues de Méanville contrastaient terriblement avec celles de Volucité. On y trouvait des affiches aux couleurs vives partout, autant pour annoncer la venue de la fête foraine que les matchs qui devraient avoir lieu au grand stade et au petit terrain, les attractions principales de la ville. Mais elles semblaient grises, sans intérêt, à ses yeux. Même de nuit, Méanville était très animée. On y voyait tous types de personnes se promener, du simple badaud à la famille revenant de la foire. Beaucoup étaient accompagnés de leurs Pokémons.
Ingo finit par trouver un banc tranquille où passer le temps, en face de la grande roue. Il hésita à sortir ses Pokémons ; ces dernières semaines, il ne l’avait fait que pour se défouler ou pour manger. Il avait totalement abandonné leur entraînement. Mais ceux-ci n’étaient pas dupes, et se rendaient bien compte que leur dresseur ne faisait que le strict minimum. A l’évidence, ils avaient senti sa déception.
La foule commençait à s’approcher dangereusement de son banc. En levant la tête, Ingo vit que des personnes s’affrontaient dans un combat Pokémon, non loin, attirant des spectateurs. Il décida de rebrousser chemin. Il préférait être enfermé avec des trains que de se retrouver mêlé à ces adeptes de combats. Et puis, il devait nourrir ses Pokémons.
*****
Il était presque minuit. Le cliquetis de clés dans la serrure lui fit relever la tête. Ingo avait attendu patiemment que son frère rentre, assis sur une chaise en bois - son jumeau ne s’était pas encombré de canapé, pour lui préférer une immense vitrine de verre pour sa collection.
-Bonsoir mes chéris ! Papa est rentré ! lança Emmet, joyeux.
Mais son sourire s’effaça lorsque son regard croisa celui de son frère.
« Bon sang, il m’a déjà oublié ? » se dit l’intéressé.
Il n’en était même pas étonné, à vrai dire, et cela aurait presque pu l’amuser. Le cadet referma la porte et, sans prendre le temps de retirer son manteau, se précipita vers Ingo et le prit par le bras, à nouveau souriant.
-Ah, Ingo ! J’ai tellement l’habitude de vivre seul que j’ai eu peur l’espace d’un instant que ce soit un cambrioleur. Ma collection est tellement exceptionnelle, elle attire la convoitise de certains ! Mais laisse-moi te montrer.
Ni une ni deux, Ingo se fit entraîner contre son gré dans une visite de l’appartement. Emmet passa en revue chaque pièce de la collection, dans un long monologue passionné, des étoiles plein les yeux. L'aîné se contenta d’hocher la tête de temps à autre, sans vraiment écouter, pensant juste à sa fatigue et son ventre qui gargouillait, que son cadet ne semblait pas avoir entendu.
-Tu veux la voir ? demanda alors le plus jeune.
-Pardon ?! s’exclama Ingo, revenant brutalement à la réalité.
-La locomotive. Tu veux la voir de plus près ?
L’ainé se rendit compte qu’un instant auparavant, il fixait sans la voir une locomotive écarlate, exposée dans une vitrine.
-Non, en fait il est tard, et je me disais que je n’avais pas encore mangé, s’expliqua-t-il.
-Ah oui ! Où avais-je la tête !
Emmet se dirigea vers la petite cuisine et entreprit de préparer un repas avec des restes. Tout en se faisant, il avait repris son discours. C’en était presque gênant pour l'aîné, qui ne pipait mot et se sentait comme un intrus. Sans surprise, le repas se déroula de même.
Au moment d’aller se coucher, Ingo se tenait debout au milieu de ce qui s’apparentait à un salon, alors que son frère se dirigeait vers son lit, soudain silencieux. Le dresseur en profita pour poser la question qui lui brûlait les lèvres.
-Dis voir, Emmet, dit-il un peu hésitant, tu ne voulais pas devenir conducteur de train ? Comment se fait-il que tu te retrouves contrôleur après toutes ses années ?
Emmet se tourna lentement vers lui, le temps que sa question l'atteigne. Ingo attendit patiemment.
- En fait, répondit-il, les trains de la région n’ont plus besoin de conducteur. Ils ont modifié toutes les lignes pour qu’elles soient automatisées. Mais contrôleur me convient parfaitement, je travaille quand même toute la journée dans les trains.
-Et ce genre d’évènement que j’ai surpris tout à l’heure, ça arrive souvent ? demanda Ingo
-De temps en temps, avoua son frère, songeur. Mais ça n’est rien, ça arrive à tout le monde. Normalement on est deux par rame, mais mon coéquipier est en arrêt maladie.
Prit d’une soudaine inspiration, Emmet s’enquit enfin de la situation de son jumeau.
-Et toi, ça en est où la ligue ?
Ingo eu un rictus. Sans le savoir, il enfonçait le clou dans la plaie. Toutefois, une question solitaire comme celle-ci était un moindre mal à subir, par rapport à la réaction qu’aurait eu leurs parents.
-J’ai abandonné l’idée de vaincre la ligue. Faut croire que j’étais pas fait pour être dresseur professionnel.
Emmet hocha la tête distraitement
-Il faut peut-être que je regarde la réalité en face, maintenant, poursuivit Ingo dans un soupir. Le dressage, c’est une voie que la quasi-totalité des adolescents poursuivent, mais peu arrivent à se faire reconnaître. Alors plutôt que de poursuivre vainement dans cette direction, je peux essayer de me trouver du travail pour assurer mon avenir. Je préfère autant couper court à mon périple que de me rendre compte trop tard de cette évidence.
Il avait dit cela avec assez de sérieux, mais une pointe de tristesse perçait dans sa voix. Certes, il avait vécu des moments durs après ces défaites, mais cela n'enlevait en rien la fierté après les victoires de son équipe, le sentiment d’exaltation quand la stratégie la plus complexe qu’il avait mise au point avait fonctionné sans accroc.
Ce moment d’émotion laissa place à un nouveau silence.
-Je vois, murmura Emmet. Bonne nuit, frérot.
Et il éteignit es lumières. Ingo se retrouva debout, dans le noir, la bouche grande ouverte, n’en croyant pas ses oreilles. Mais bon, son frère avait toujours été spécial. Dans un soupir fataliste, il sortit alors son sac de couchage et l’installa dans un coin, près du réfrigérateur.
A ses yeux, la vie d’Emmet lui paraissait tellement plus simple. Il avait trouvé un boulot dans un domaine qui lui plaisait, et il semblait heureux malgré les problèmes qu’il pouvait rencontrer. Il semblait vivre une sorte de rêve éveillé…
Mais pour Ingo, le rêve s’était terminé lorsqu’il avait pris la lourde décision de quitter la ligue. A présent, il devait faire face à la réalité et trouver un moyen de rebondir.