Chapitre 3 : Contact
« Et là l’Inspecteur lui sort : ‘‘Au fait, vous êtes au courant que les travaux d’intérêt général sont considérés comme un bénévolat, et donc ne peuvent pas percevoir de salaire ?’’ T’aurais vu la tête du Saturne !
— Haha, j’imagine !
— Bon, après c’est vrai que c’est… probablement exagéré ; y’a tellement d’histoires qui courent sur Beladonis qu’un jour, les historiens croiront que c’était une légende urbaine.
— Mais il a existé ! Et nous sommes aujourd’hui sous son commandement !
— On est des témoins privilégiés de l’Histoire, t’as vu ça. »
Stanley se retourna en s’efforçant de ne pas rire de cette dernière pique, et chercha du regard l’îlot en forme de croix ansée. Pendant un instant il crut qu’Ophélia, Elliane et lui s’en étaient trop éloignés pour être certains de balayer toute la zone au radar ; puis il l’aperçut, à moitié englouti par l’horizon brumeux chelou au-delà duquel on n’y voyait rien.
« Ah, commenta-t-il. Je crois que c’est radar time.
— Quoi t’en as déjà marre de le porter ? ironisa Ophélia.
— C’est pas moi, c’est le règlement ! »
Le radar était un appareil compliqué, bourré de câbles et de boîtiers. Pas le genre de trucs qu’un voyageur lambda pouvait transporter dans son sac ; en fait, Stanley s’estimait heureux que la chose ne prenne qu’un sac entier. Et qu’il n’eût besoin que d’extraire le boîtier de commande de ce fouillis, et de pianoter sur deux ou trois touches pour avoir un relevé à l’écran, en moins de quelques secondes.
« Trois personnes à moins de cinq mètres, annonça-t-il avec sérieux. Des parasites au-delà de cinq cents. Rien dans la zone visible. »
Parmi les occasions que Stanley ne saisissait pas pour placer un bon mot, ou faire une blague à ses collègues, il y avait les relevés. On n’annonçait pas de nouvelles fausses à des camarades. Plaisanter de tout, ça allait bien cinq minutes. Il sortit une des petites balises sphériques de la poche où elles étaient entassées, la déposa par terre, puis se releva en hissant le sac sur ses épaules.
« Prochain arrêt, dans cent mètres de plus ! lança Ophélia en prenant la direction du pont flottant le plus proche.
— Sympa le GPS ! rétorqua Stanley. Et quand est-ce qu’on arrive ?
— Vous êtes, arrivé, à : Monde Distorsion.
— Oups.
— Au fait Elliane, reprit Ophélia. Je sais que j’arrête pas de t’embêter avec ça, mais t’hésite pas à ajouter ton grain de sel si tu veux !
— Merci, c’est sympa, l’assura la troisième agente. Mais ça va.
— J’ai pas l’habitude des gens aussi réservés, je dois dire. Toujours peur d’être un peu invasive. »
Elliane ne répondit rien, ce qui voulait souvent en dire plus qu’un long discours. Moins d’une minute plus tard, Stanley et Ophélia peuplaient de nouveau le silence glacial du Monde Distorsion avec le récit de leurs états de service. Aucun d’eux n’appréciait trop le silence ; et Elliane devait avouer que même elle trouvait celui du Monde Distorsion un peu trop présent.
« Bof, c’était plus un accident qu’autre chose. J’étais sur la Zone de Combat ce jour-là et il a déboulé dans le commissariat en demandant des bras. »
Il n’y avait tout simplement rien pour faire du bruit ; ni vent, ni oiseaux, et même les cascades foldingues qu’ils croisaient de temps à autres ne produisaient aucun glouglou. Rien. Rien que les agents assez désinvoltes pour élever la voix, et le son à moitié étouffé de leurs pas.
« Ouais euh, vous avez quand même eu Pluton ce jour-là. C’est pas rien ! »
Elliane, elle, aimait bien écouter. C’était aussi pour ça qu’elle se taisait souvent : parce qu’elle avait l’oreille assez entraînée pour écouter le silence, et y repérer les petits bruits qui s’y cachaient.
« Alors comment te dire que même ça, avec le Maître d’impliquée, ça ressemblait sacrément à un accident… »
Ici, c’était facile. Il n’y avait rien, aucun bruit prêt à se laisser étouffer sous le babil des deux autres agents. C’était ça, ce silence, qui donnait tout son sinistre à l’endroit. Pas le froid impitoyable, pas l’absence de la plupart des repères du monde normaux ; vraiment, c’était le silence. Pas un silence chargé de poussière comme dans un couloir feutré, pas un silence résonnant comme dans un hangar désaffecté, pas un silence aux tons de léger larsen comme sous l’eau… C’était un silence absolu, total, capable de s’imposer à travers une conversation.
« Comment ça ? Tu veux dire… parce qu’elle a capturé l'autre Pokémon volcanique chelou, et que le combat a secoué le Mont Abrupt au passage ? »
Elliane était capable de faire le tri entre les paroles rieuses de ses deux coéquipiers et le silence qui les entourait. Elle fut donc la première à l’entendre.
« C’est ça ! »
Il y avait quelque chose, en arrière-plan, pas bien fort.
C’était comme… Difficile à dire ; ça se rapprochait un peu du silence du vent dans les arbres ; mais avec une intonation pas tout à fait continue, pas tout à fait fluide ; une saccade légère qui trahissait un mouvement vivant, quelque chose qui cherchait à se faire passer pour inerte. Peut-être ; sur un bruit aussi ténu, Elliane n’était sûre de rien.
Mais il lui semblait qu’il y avait quelque chose. Alors elle fouilla l’horizon du regard, méthodiquement ; d’abord devant, en examinant scrupuleusement chaque surface d’îlot flottant qu’elle pouvait voir, puis sur les côtés, de plus en plus largement. Elle ne trouvait rien.
« Elliane ? s’inquiéta Stanley. Qu’y a-t-il ?
— Pas grand-chose, assura-t-elle en se retournant pour scruter la moitié d’horizon qu’ils laissaient derrière eux. Enfin, je crois. J’ai cru entendre quelque chose. »
Quand elle parlait, elle ne pouvait pas écouter. Le temps qu’elle réponde, le temps que Stanley réponde, demande quoi, elle l’avait perdu ; elle pesta et se fia à ses yeux. Rien vers l’arrière. En-dessous de l’îlot, peut-être ?
Le sac de Stan atterrit sur l’îlot, peut-être un peu violemment ; un instant plus tard il pianotait frénétiquement sur le cadran, grommelant dans sa barde de trois jours.
« Devant ! cria-t-il en relevant la tête. C’est devant nous, un peu en-dessous de l’îlot ! »
Elliane se retourna en jurant. Oui ; elle l’entendait, le bruit des ailes d’un Nostenfer. L’un des Pokémon de l’homme qu’ils traquaient ; elle porta la main à sa ceinture, cherchant la ball de son Caninos — si tant est que ça puisse servir…
***
Quand le talkie-walkie fixé à sa hanche grésilla, puis émit le signal de début d’appel, Beladonis sursauta presque assez fort pour tomber du dos de Giratina. Il s’empressa de le passer en réception ; d’un seul doigt, dénotant une certaine habitude. Il ignora complètement le coup d'œil surpris d’Aurore et le ricanement de Pluton qu’elle venait d’abandonner du regard.
« Groupe central, ici équipe deux. Recevez-vous ? Terminé.
— Équipe deux, ici groupe central, répondit Beladonis après avoir passé l’appareil en émission. Reçu, qu’est-ce qui vous arrive ? Terminé.
— On a croisé le Commandant Mars et elle demande la protection des FPI, contre Hélio. Terminé. »
L’inspecteur et le Maître s’entre-regardèrent, stupéfaits.
« Grillé, commenta Pluton d’un air dépité. Vous êtes sûrs que vous voulez rester dans le coin ?
— Toi, va narguer ailleurs, rétorqua un Beladonis énervé.
— Je ne peux pas, avec les menottes. Mais vous savez, c’est dans votre intérêt que je dis ça.
— Vraiment ? »
Ce qu’il fallait entendre dans le ton dubitatif d’Aurore, c’était qu’après tous les coups fourrés de la Team Galaxie et en prime les manigances de Pluton au Mont Abrupt, elle doutait de sa capacité à agir dans un intérêt autre que celui de son portefeuille.
« Bon, trancha Beladonis, la main sur le talkie-walkie. Groupe central à équipe deux, on arrive. Confirmez.
— Bien reçu, terminé ! »
Il manipula quelques boutons sur le talkie-walkie, puis le retourna dans tous les sens jusqu’à entendre un bip.
« Par là. »
Sans même tourner la tête, Giratina fit presque demi-tour en plein vol, et fila dans la direction qu’indiquait Beladonis. Aurore ne savait pas si elle devait se satisfaire de ce comportement bien plus obéissant qu’à son habitude, ou bien s’inquiéter de son attitude lunatique.
***
« Bon, déclara Stanley. Ils arrivent. »
Mars poussa un soupir de soulagement, sans paraître remarquer les regards déconcertés des trois agents. Autrefois, elle aurait sauté au plafond en notant l’air moqueur de Stanley, qui avait du mal à voir une Commandante de la Team Galaxie dans ce qu’il aurait certainement appelé « cette greluche éplorée ». Elle l’imaginait tout à fait sortir une pique dans ce genre, oui… Mais elle ne s’en souciait pas. L’image qu’elle renvoyait était assez proche de la dernière de ses préoccupations, en ce moment.
Les agents n’avaient pas osé lui proposer les menottes, ceci dit. Aurait-elle gardé un soupçon de sa prestance de Commandante, malgré la perte totale de repères qu’elle subissait dans ce satané Monde Distorsion ? Et derrière cette question qui refusait de quitter le coin de crâne où elle s’était établie, il y en avait une autre, toujours la même, depuis qu’elle était entrée en cavale.
Serait-elle enfin devenue quelqu’un ? Une personnalité fixe, suivant un but précis quoi qu’on mette sur sa route ? Longtemps cette question l’avait taraudée. Pendant trois ans, elle était parvenue à l’ignorer. Maintenant, elle ne la percevait plus que de mémoire, derrière ses questionnements plus pressants.
À savoir que faire. À savoir, comment sortir de cette nasse dans laquelle elle s’était fourrée, sur les bons conseils de Pluton ? Voilà qui la changeait des interrogations sur le sens de la vie ; même le comportement aberrant d’Hélio ne l’affectait presque pas. Elle ne parvenait pas à croire qu’il ait pu devenir aussi distant, quasiment fou, lui qui adorait tant donner des discours aux troupes et recevoir leurs acclamations ! Et pourtant elle remettait tout ça à plus tard. Pour l’instant, il fallait survivre.
Un sourire lui déforma les joues. Après vingt-sept ans d’errance, la Commandante Mars serait-elle devenue pragmatique ? Pas trop tôt.
Les agents, eux, s’agitaient et jetaient des regards nerveux alentour. Hélio aussi avait un Nostenfer ; et il était un peu plus âgé, donc probablement plus fort et plus rapide que ceux des deux Commandantes. Il aurait pu être ici. Il aurait pu émerger de l’horizon brumeux, à n’importe quel moment.
Alors ils étaient nerveux. Elliane écoutait attentivement ; Ophélia scrutait patiemment l’ensemble du paysage, recommençant sans fin ; et Stanley concentrait toute son attention sur l’écran de son radar, aussi implacable qu’une machine.
Ils attendaient, et le calme de l’environnement ne faisait qu’ajouter à leur tension. Ils ne savaient pas s’ils attendaient le début de la tempête, ou bien l’aube réconfortante. Dans les deux cas, leurs nerfs s’usaient contre l’éclairage crépusculaire, bleuté, contre le silence sépulcral que ne troublaient que quelques pas d’Ophélia de temps à autres, contre le froid qui plantait ses mâchoires de glace dans leurs os.
Ils attendaient.
« Parasites à neuf cents mètres, annonça Stanley avec le calme menaçant d’un glacier. Ils ne s’éloignent pas. »
Ils ne s’approchaient pas ? Mais à grande distance, le radar prenait son temps pour délivrer ses informations, et il le faisait au compte-gouttes.
« En approche ; sept cents mètres, bonne vitesse. »
Il semblait nerveux. Il clignait des paupières plus fréquemment, comme si affûter sa vision pouvait guider celle du radar.
« Le signal est large. Cinq cents mètres. »
Signal large… Giratina ? Mais le monstre impassible qui accompagnait le Maître apparaissait-il à l’écran du radar ? Cela aurait aussi bien pu être le Léviator d’Hélio ; ces monstres serpentins aussi approchaient des sept mètres.
« Trois cents mètres, en vue dans une dizaine de secondes, articula-t-il avec la vitesse d’une machine, avant de sembler se rappeler un oubli. Par là. »
Les trois femmes suivirent du regard la direction qu’il indiquait ; lui resta obstinément fixé à son écran. Qui serait-ce ? Hélio ? Beladonis et Aurore ?
« Cent cinquante ; contact visuel imminent. »
Il leva enfin la tête. Il voulait savoir. Il voulait voir.
Dans le lointain, la brume uniforme qui avalait les îlots et remplaçait leurs formes par celle du vortex bleuté sembla se troubler. Elle devint vaguement visible ; il y avait quelque chose, pas simplement une absence soudaine de roches. Et le Pokémon de l’Ombre jaillit au centre de ces vagues aériennes.
Il fusait vers l’avant, sans un seul mouvement de ses six ailes décharnées ; il devait bien parcourir trois fois sa propre longueur à chaque seconde, peut-être quatre. Et sur son dos, presque à l’étroit malgré la place, le Maître Aurore et l’Inspecteur Beladonis. Et ce drôle de terroriste de Pluton, recalé vers l’arrière.
Ce fut lui qui parla le premier quand le dragon s’arrêta devant l’îlot, la tête un peu au-dessus du sol pour que ses passagers soient au niveau des agents et de Mars.
« Quelle galanterie ! gouailla le vieillard. Chez les Forces de Police Internationale, les femmes n’ont pas le droit aux menottes ? En voilà un bel exemple d’égalité.
— Toi, la ferme ! lança un Beladonis qui arborait sa tête des mauvais jours.
— Je croyais, surenchérit Aurore avec un calme de Floramantis. Que tu voulais nous aider à coffrer Hélio ? Tu as changé d’avis ?
— Il faudrait vous mettre d’accord, les enfants. Je dois la fermer, ou je dois répondre à un sarcasme ? »
Beladonis ne répondit pas, puisqu’il avait contourné Aurore, grimpé sur la tête de Giratina et bondi souplement sur l’îlot. Pluton considéra donc qu’il pouvait continuer d’asticoter Aurore d’un ton condescendant.
« Tu sais, gamine, je crois que je préfère sa tentative d’intimidation à la tienne. Mais c’est normal, il a eu des années d’entraînement.
— Très bien : la ferme. »
Le vieillard accorda un ricanement à cette prestation. Il était bien conscient que le Maître était déjà assez minée par ses doutes et risquait de s’effondrer s’il insistait trop, mais il craignait de ne pas avoir le choix. S’il voulait survivre, il devait réveiller ces fous qui restaient en plein dans le domaine de chasse d’Hélio.
Sur l’îlot, les quatre policiers, la terroriste en cavale et l’adolescente à la tête de la Région ne savaient pas trop par quels mots briser le silence. Ce fut Beladonis qui finit par trouver, en décidant d’assumer la partie désagréable de son métier ; poser une fois de trop des questions aux réponses évidentes.
« Bon, se lança-t-il. Pardonnez-moi d’être aussi brusque, Mars, mais j’aimerai une confirmation de la présence d’Hélio.
— Une ? hésita-t-elle. Eh bien, si vous recevez les témoignages, je l’ai vu. Mais ne comptez pas sur moi pour vous mener à lui, je n’ai aucune idée de la façon dont je suis arrivée ici.
— Il s’occupera de ça lui-même ! lança Pluton depuis le dos de Giratina où il tentait de se mettre debout sans se écarter les bras.
— Dis-moi, commença Beladonis, avant de marquer une légère hésitation. Ophélia ; y’aurait pas un bâillon, dans ton sac de matériel ?
— Pas sûre, Inspecteur. Des menottes, sans doute, mais si vous voulez faire taire ce type, je vous recommanderais plutôt une épine électrifiée du Voltali de Maître Aurore.
— Et encore, osa plaisanter Stanley depuis le radar qu’il gardait à l’œil. Il y a le risque d’infarctus. »
Ils échangèrent quelques sourires gênés — rire à ça ? mauvaise idée —, puis reprirent, un peu moins tendus.
« Dommage, conclut Beladonis avant de reprendre son interrogatoire. Pourquoi demandez-vous la protection des FPI, Mars ? »
Pourquoi ne vous débrouillez-vous pas vous-même ? Beladonis rattrapa immédiatement sa formulation malheureuse — mais les formulations heureuses étaient si rares, quand il s’agissait de poser des questions pour prendre une déposition.
« Ce n’est pas contre vous, hein ; je vous demande juste le motif, pas une raison.
— Euh, hésita Mars. Comment dire… »
Elle était visiblement encore sous le choc. Pluton, qui avait réussi à se lever, décida de prendre les choses en main.
« Parce qu’il a tué Jupiter. »
Ces mots firent l’effet d’une bombe. D’un coup le centre de l’attention se reporta sur le vieillard qui les avait prononcés, délaissant une Mars médusée — comment pouvait-il savoir ça ? Comment pouvait-il…
Pouvait-il l’avoir prévu ?
Avoir trahi. Les avoir amenées dans le Monde Distorsion en en connaissant les dangers. Les avoir manipulées par leur foi en Hélio, pour servir ses propres desseins — encore ! Elle explosa de rage.
« Comment est-ce que tu sais ça, maudit vieillard croulant !
— Eh, du calme ! riposta-t-il. Je ne le sais pas, je le devine.
— On se calme ! intervint Beladonis. Mars ; dit-il vrai ? Est-ce qu’Hélio a, je veux dire—
— Oui, il a ! aboya Mars. Nous l’avons retrouvé, je ne sais pas trop comment, probablement par miracle et quand nous lui avons annoncé que nous étions revenues pour lui il a—
— Mars ! beugla Pluton. Ralentis, tête de linotte !
— Oups… eh, de quel droit tu m’insultes !
— Continuez de vous chamailler comme des gamins et je vous bâillonne avec une paire de menottes ! »
Le coup de gueule de Beladonis tirait sa fureur dans des années passées à endiguer ce genre d’épanchements. Il suffit à calmer Mars ; il en fallait plus pour impressionner Pluton.
« Vous êtes tous aveugles ! accusa l’ex-chef scientifique. Mars, est-ce que— non, Beladonis, laissez-moi finir ! Hélio s’est rendu invisible ! »
La voix usée de Pluton n’aurait pas pu rivaliser avec celle de Beladonis ; si l’inspecteur avait insisté, cette nouvelle bombe serait peut-être passée inaperçue. Mais elle avait été dite, entendue, et maintenant le silence polaire du Monde Distorsion était à nouveau la seule chose qu’il y avait à entendre. Plus de cris, plus d’injures, rien que le souffle court de ceux qui avaient crié, et l’inspiration horrifiée de Mars.
« Comment ? demanda-t-elle, supplia-t-elle presque.
— C’est bon, vous allez m’écouter ? Il faudrait que tu confirmes, Mars.
— Que je… Ah. Oui, inutile de poser la question, inspecteur : il a deviné juste. Ce que je veux savoir, c’est comment.
— En effet, la soutint Beladonis. Tu m’as l’air curieusement renseigné, mon vieux Pluton. »
Ce dernier ne put s’empêcher de râler à s’entendre qualifier ainsi.
« Ben voyons. Vous êtes beaucoup plus doucereux, maintenant, hein ? Ça ne vous va pas, inspecteur Beladonis. N’allez pas vous rendre écœurant parce que vous avez besoin du grand, du génial Pluton ! »
Il avait le culot de les tenir en haleine. Aurore remarqua que Mars serrait convulsivement le poing ; non sans se rappeler que la Commandante n’avait jamais sacqué le scientifique. À vrai dire, ce genre de tournures de phrase n’arrangeait pas la situation.
Aurore, elle, était dépassée. Les mots volaient trop vite pour elle — tout le monde s’énervait tellement, et elle qui parvenait à ses objectifs à force de patiente calme et réservée se sentait mise sur le côté. Un peu comme les trois agents, qui s’étaient sagement mis à l’écart du conflit ; une fois de plus, Stanley surveillait son radar.
Beladonis finit par décider de continuer à brusquer Pluton. Ça avait l’air d’être la seule chose qui marchait — et l’inspecteur s’admettait qu’il aurait bien aimé que ce scientifique cultivé et retors se montre un peu moins frustre qu’une petite frappe de bas quartier.
Ce sentiment peu orthodoxe le rendit particulièrement menaçant, alors qu’il essayait de garder son calme.
« Tu es un nerd rabougri, pas un grand génie, cracha-t-il. Maintenant crache le morceau.
— Certes. »
Et voilà. Il avalait le Séviper… Ce genre de comportement agaçait prodigieusement Beladonis. Trop de gens ignoraient toute forme d'argumentation, et n'acceptaient d'écouter qu'après une démonstration de force brute forçant les policiers comme lui à étaler leurs matraques — conduisant tout droit à la bavure.
Il n’y pouvait rien. Il ne pouvait que rentrer dans le rang et faire comme les autres, appliquer la seule méthode donnant des résultats.
« Maintenant, vous avez l’air plus réveillés, constata Pluton. Je récapitule donc. Vous cherchez à coincer Hélio, il peut se rendre invisible et vous avez laissé ouvert le portail d’entrée derrière vous. Il n’y a que moi que ça choque ? »
Il aurait pu leur annoncer être le messager d’Arceus en personne, ils ne l’auraient pas fixé avec des airs aussi scandalisés. Hélio, après tout, était une calamité aussi terrible que tous les cataclysmes religieux, à la différence près que lui avait bien failli réussir à détruire l’univers.
L’esprit affûté de Beladonis chercha une échappatoire — il n’y en avait qu’une, mais aucune piste ne devait être écartée.
« Cet endroit est immense, il a peu de chances de retrouver le portail et—
— Pas s’il remonte les chemins que vous avez balisés pour vos talkies-walkies, affirma Pluton.
— Alors il faudrait retourner au portail au plus vite, pendant que…
— Soit il décide de rester, et dans ce cas-là laisser vos agents en circulation le conduira tout droit au portail ; soit il veut partir, et—
— Et il pourra les suivre jusqu’au portail, compléta un Beladonis livide. Nom de Chen, il gagne sur tous les fronts ! »
Il aurait pu tenter d’examiner les motifs d’Hélio, à partir de ce qu’il savait de lui, essayer de deviner ce qu’aurait préféré faire le chef de la Team Galaxie, essayer de deviner comment son jugement serait altéré après des années d’errance dans le Monde Distorsion — il était doué pour ça, c’était pour ça qu’il était inspecteur. Mais ça aurait pris trop longtemps.
C’était une course contre la montre. Dans ce genre de cas, il fallait se fier à son instinct. Celui de Beladonis s’était fait les dents sur des dizaines de cas. Il prit sa décision — son hésitation n’avait duré qu’une ou deux secondes.
« Je joue la montre, annonça-t-il en saisissant le talkie-walkie et en le basculant sur la fréquence générale. Groupe central à toutes équipes, tout le monde au portail. Je répète, tout le monde au portail, et vous vous grouillez parce que vous avez le diable aux trousses ! Confirmez. »
Il changea le mode du talkie-walkie sans même cesser de parler.
« Oui Pluton, je sais que c’est risqué…
— Équipe une, tous au portail rapidos, confirmé.
— … mais on n’a pas le choix, je veux bien tenter un engagement…
— Équipe trois, on file au portail, confirmé.
— … contre Hélio, surtout avec Aurore de notre côté…
— Équipe de garde, on attend des renforts, confirmé.
— … alors on file. Groupe central à équipe de garde, vous êtes assiégés, c’est clair ?
— Oui, chef ! »
Il n’avait pas repris son souffle une seule fois en récitant ces paroles fatidiques ; il dut prendre une grande inspiration, pour compenser. Il était passé de blême à rouge d’essoufflement en un instant.
En se marchant à moitié les uns sur les autres, les trois agents, le Maître, l’inspecteur et les deux Commandants parvinrent à tenir tous les sept sur le dos de Giratina. Une fois de plus, ce dernier s'élança sans attendre d'ordre d'Aurore, qu'il aurait aussi bien pu ne pas écouter ; et même cette vitesse de réaction serait trop peu, car le dragon ne pouvait pas rattraper un Nostenfer à la course.
Si Hélio voulait franchir le portail, il avait des chances de réussite écrasantes.