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Pas de soleil dans l'Abîme de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 17/07/2020 à 16:26
» Dernière mise à jour le 18/08/2020 à 17:46

» Mots-clés :   Action   Fantastique   Organisation criminelle   Présence de personnages du jeu vidéo   Suspense

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Chapitre 2 : Solitaire
Des plateformes flottant dans le vide. De larges blocs de roches, peu épais, avec une face plane, ocre, et une autre bardée de stalactites bleutées. Parfois, quelques rochers, des lacs aux contours géométriques. Des plantes verticales, sortes d’algues rigides comme l’acier. C’était tout ce qu’il y avait dans ce monde.

Ça n’aurait pas dû être si compliqué d’y retrouver quelqu’un. Pourtant Mars et Jupiter devaient se rendre à l’évidence : elles étaient perdues.

Elles avaient changé de direction deux ou trois fois, suspendues à leurs Nostenfer, pour se cacher des FPI en profitant de la visibilité limitée à une centaine de mètres. Et puis elles avaient atterri sur un îlot, au hasard. Il leur présentait son plancher alors que la plupart des autres étaient mal orientés : c’était l’unique raison.

La gravité n’avait aucun sens, dans ce lieu. Les Nostenfer s’étaient assez retournés en vol, avec à chaque fois un court instant de chute libre, pour dissuader leurs Dresseuses d’essayer une seule fois de plus pour atterrir. Ou aborder. Est-ce qu’on pouvait dire qu’elles avaient volé ?

Sans importance… Mars avait l’impression qu’elles tournaient en rond. Depuis qu’elles étaient entrées, depuis la Grotte Retour, depuis la fin de la Team Galaxie.

« Alors, attaqua Jupiter. Pourquoi tu voulais qu’on se pose ?

— Pour causer sans gueuler… Écoute, ce coin est trop grand. Nous n’avons aucune chance de trouver Hélio si—

— Pourquoi t’es encore ici, alors ?

— La gamine n’avait jamais mentionné que ce serait aussi immense ! s’énerva la Commandante aux cheveux rouges.

— Naaaan, bien sûr. Elle a juste appelé ça le Monde Distorsion.

— Mieux vaudrait suivre les FPI.

— Non mais t’es tarée ! »

Mars prit un instant de silence pour juguler sa colère avant de répondre. Elle inspira, profondément.

Jupiter connaissait ça. Elles s’étaient assez engueulées, au cours de leurs trois ans de cavale, pour deviner quand l’orage grondait et quand l’autre essayait d’être conciliante. Et elles avaient assez galéré, pendant les quelques mois où elles avaient essayé de survivre en solo, pour toujours se réconcilier.

Mars ne hurla pas sur son ancienne collègue comme elle en avait envie. Elle se contenta d’imaginer les insultes qui lui iraient le mieux. Une histoire de Moufflair — ça marchait toujours.

« Nous n’avons aucun moyen de savoir quelle zone fouiller ; aucun moyen de repérer Hélio ; et, c’est plus grave, aucun moyen de nous repérer pour revenir à l’entrée.

— Mouais. Mais si on se met à portée de vue des flics, ils nous repéreront au radar. Arf, si ça se trouve, la gamine est déjà en train de nous foncer dessus au dos de son dragon flippant ! »

Elles échangèrent un regard ; puis fouillèrent frénétiquement l’horizon du regard. Partout, c’était le même paysage de blocs de roche en suspension, le même tourbillon bleuté à l’horizon qui présentait toujours son centre exact, où qu’on regarde. Un monde ne ressemblant à aucun autre.

« Il est pas là, affirma Jupiter en tentant de s’en persuader. Purée, rien que de penser à ce truc…

— Ouais… lâcha Mars. Je me rappelle son arrivée au sommet du Mont Couronné. Aux Colonnes Lances. »

C’était un de ces souvenirs qu’elle se savait incapable d’oublier. L’air qui devenait soudainement lourd comme de la mélasse, difficile à respirer ; l’oppression, l’étouffement. Et cette ombre qui se répandait au sol comme une nécrose, qui prenait une forme vaguement humanoïde, ces deux yeux rouges brillant comme de petites étoiles qui scrutaient Hélio d’un air sinistre…

La bête avait emporté le chef de la Team Galaxie avec elle, dans ce monde, libérant les deux Pokémon légendaires censés créer un nouveau monde, meilleur... La gamine et l’ancienne Maître de l’île avaient suivi, à travers le portail. Les deux Commandantes avaient fui ; plus tard, au Mont Abrupt, quand Pluton avait tenté son idée folle pour provoquer une éruption, Mars et Jupiter avaient coincé Aurore et lui avaient demandé où était passé Hélio.

Ici, avait-elle répondu. Dans le Monde Distorsion. Puis elle les avait laminées en combat, avant d’aller chercher Pluton dans le cœur du volcan et de l’emmener en prison. Une fois de plus, les deux Commandantes avaient filé sans demander leur reste.

Trois ans. Trois ans passés à préparer l’évasion de Pluton, à le convaincre de retrouver Hélio, à se servir de contacts presque morts dans la Ligue pour guetter une expédition officielle qui ouvrirait le chemin. Trois ans de complots, de machinations et de corruption. Et au bout de ces trois ans, elles en étaient là. Perdues dans un monde que personne ne connaissait. Comme leur chef.

« Bon, résuma Mars. D’accord, peut-être que c’est impossible de suivre les FPI. Dans ce cas, il nous reste quoi de faisable ?

— Bah, grogna Jupiter. Pas de vivres, pas de plan, de l’eau dont on ne sait pas trop si on peut la boire… On a trop compté sur le génie de Pluton.

— Ce crétin, maugréa Mars. Tu avais raison de ne pas le croire quand il prétendait qu’il n’y aurait que deux ou trois gardes à nous attendre.

— Donc on est perdues comme Hélio… répéta la Commandante aux cheveux mauves avec une trace de désespoir. J’imagine qu’on n’a pas trop le choix ? On peut seulement errer sans but, comme ça ? Prendre une direction au hasard ?

— Si nous faisons ça, avertit Mars d’un ton sinistre. Nous ne retrouverons jamais la sortie.

— La gamine peut en ouvrir une, et elle veut trouver Hélio. Si on atteint Hélio les premières, par chance… Tu te rappelles comment il était fort en combat.

— Imbattable, dit Mars avec un sourire. J’étais là quand il t’a fait passer ton entretien d’embauche.

— Je sais, oui. Le seul type qui m’ait jamais écrasé en combat… Avec lui, on a peut-être une chance de battre les FPI et la môme, et de les forcer à nous ramener sur Terre. Et tant pis pour les vivres.

— Pour résumer, cita Mars. Une mort certaine, de faibles chances de succès… Mais qu’attendons-nous ! »

Le rire de Jupiter lui réchauffa le cœur. Elle le partagea volontiers. C’était si rare, de rire…

« Une idée de direction ? suggéra Jupiter une fois calmée.

— Par là ?

— Comme ça, au feeling ?

— À vrai dire… hésita Mars, gênée. Oui. Je sais pas comment l’expliquer. Je le sens, c’est tout ; je... J’ai confiance dans cette direction. »

Elles sourirent. Quelques instants plus tard, les battements d’ailes de leurs Nostenfer troublèrent le silence étouffant du Monde Distorsion. Elles étaient en route.

***
Un jour, Aurore se demanda depuis combien de temps elle n’avait pas mangé.

Difficile de mesurer le temps, dans ce gouffre bleuté rempli d’îlots flottants. Elle vérifia sa Pokémontre, en espérant qu’elle ne s’était pas arrêtée. Onze heures du soir, même jour que leur entrée dans le domaine de Giratina.

Et puis un doute la saisit. Elle se retourna vers Beladonis, qui scrutait son radar avec un talkie-walkie dans la poche de poitrine de son éternel blazer marron. Il n’avait pas grand-chose à faire pour coordonner les recherches : elles progressaient très bien toutes seules.

« Vous avez quelle heure, Inspecteur ?

— Euh… réagit-il en remontant sa manche. Et tu peux me tutoyer.

— Ah oui. J’ai encore oublié.

— Ça viendra… Donc, j’ai sept heures du matin. On est là-dedans depuis trois jours ? »

Aurore ne lui renvoya qu’un regard consterné.

« J’ai dit quelque chose qu’il fallait pas ?

— Non, je… »

Elle s’était fait avoir. Elle avait eu beau avertir les policiers, elle avait cru qu’elle pouvait mesurer le temps normalement. Il fallait le signaler à Beladonis ; mais ce dernier lui épargna d’avoir à y réfléchir. Il se rendit compte lui-même de ce qu’il avait dit.

« Une minute— quoi ! Mais comment je peux ne rien avoir bu depuis trois jours sans m’en être rendu compte ! »

Aurore garda le silence. Elle était dépassée ; une fois de plus, ce satané Monde Distorsion la prenait complètement au dépourvu. La dernière fois, elle avait mis un temps fou à comprendre qu’elle pouvait marcher au plafond à certains endroits…

Le Monde Distorsion était silencieux. Giratina, volait en silence (sans même battre des ailes). Aurore et Beladonis se taisaient. Ils n’entendaient que les battements du sang à leurs oreilles. Et puis un ricanement sinistre combla le silence oppressant ; le ricanement guttural d’un vieillard, porté par des poumons sans souffle.

« Reeh, he, he, ha, ha… Vous avez déjà visité ce monde, et vous êtes aussi démunie que vos troupes. Pas brillant, Maître Aurore, pas brillant…

— Ça va, Pluton ! s’énerva Beladonis. On va finir par le savoir, que t’es un génie ; maintenant si tu as quelque chose d’intéressant à dire, crache le morceau !

— Je m’étonne d’en savoir plus que vous, voilà tout. Voyons voir… Un monde hors du nôtre, aux règles physiques tordues, où le temps tourne en rond… Et vous vous étonnez de ne ressentir ni la soif, ni la faim, ni la fatigue ? »

Il ne fallut qu’un instant à Aurore pour répondre ; et un de plus pour douter de ce qu’elle disait.

« Oui ? Je veux dire ; si le Monde Distorsion nous permet de survivre, s’il y a de l’air à respirer… Alors pourquoi n’aurait-on pas besoin de boire ?

— Une fois de plus, le génial Pluton est-il le seul à avoir compris l’affaire ? ironisa-t-il. Beladonis ? »

L’inspecteur ne dit rien. Il avait l’air troublé, comme s’il réfléchissait intensément à un sujet, en s’interdisant de penser à autre chose jusqu’à en avoir exploré tous les aspects. Jusqu’à déterminer ceux qui étaient réalistes, ceux qui étaient envisageables… Ceux auxquels il ne voulait pas penser, peut-être. Et Aurore devinait qu’il y en aurait. Que s’il décidait que c’était mieux pour elle de ne pas tout comprendre, Beladonis ne lui dirait pas tout.

Toujours ce chef qui protégeait ses troupes et auquel elle voulait souvent ressembler, juste un peu plus. Eh bien elle aussi, elle pouvait prendre l’initiative. Elle n’avait pas besoin qu’on la protège. Que ce soit Beladonis ou Cynthia, tous les adultes qu’elle tentait de prendre pour modèle la traitaient comme une gamine…

« Dîtes-m’en plus, Pluton.

— Non. »

Elle se retourna complètement sur le dos de Giratina, et dévisagea l’ancien chef scientifique de la Team Galaxie avec insistance. Ça ne valait pas une méthode de police éprouvée, mais s’il se lassait de soutenir son regard, il parlerait peut-être.

Cela lui donna l’idée de ne pas cligner des yeux. Pas du tout. De simplement maintenir son regard, sans pause. Si les règles du Monde Distorsion était changées, c’était peut-être possible ?

Il fallut se rendre à l’évidence au bout d’un quart d’heure. C’était possible.

***
Le temps n’avait aucun sens. Certains, quand Beladonis les interrogea, estimèrent qu’ils avaient passé un jour dans le Monde Distorsion. D’autres, une heure. S’il avait pu avoir l’avis de Mars et Jupiter, Beladonis se serait fait d’autant plus de nœuds au cerveau. Leurs montres s’étaient arrêtées sur la même heure, cinq jours plus tard, mais toutes deux auraient juré ne pas avoir passé un jour depuis leur arrivée par le portail.

Elles suivaient les intuitions de Mars. Jupiter s’en moqua plusieurs fois ; mais commença à les respecter quand, après avoir décidé de rebrousser chemin sur un bon kilomètre, la Commandante parvint à retrouver un îlot reconnaissable, recouvert de verdure.

Mars ne se l’expliquait pas. Elle avait confiance, tout simplement. Et elle ne fut pas surprise, au bout de ce qui sembla n’être que quelques heures, quand elles touchèrent au but.

Elles passèrent à proximité d’une large cascade, qui reliait deux îlots se faisant face. Elle coulait vers le haut, en ligne parfaitement droite et de biais par rapport à elles. Cela ne les surprenait plus depuis longtemps ; elles avaient croisé deux ou trois telles cascades, et avaient abandonné l’idée d’attribuer un haut et un bas à ce monde.

Lorsqu’elles passèrent dans la zone de gravité de la cascade, et que leurs Nostenfers la firent passer à l’horizontale en se retournant en vol, Mars fut assez intriguée pour décider de remonter ce flot. Puis, pourquoi pas, d’atterrir sur l’îlot d’où il partait.

« Tu penses qu’il est ici ? lança aussitôt Jupiter.

— Aucune idée. Je te l’ai dit, je ne sais absolument pas où je vais.

— Mouais. Je répète que c’est bizarre. »

Mars ne prit pas la peine de répondre.

Le plan d’eau d’où s’élevait la cascade était relativement allongé ; à l’autre bout, une passerelle étroite rejoignait un ensemble de plateformes trouées en leur centre. Les deux Commandantes l’empruntèrent ; en jetant des regards nerveux sous ses pieds pour Jupiter. Elle ne s’était pas plainte de son vertige une seule fois depuis la fuite à dos de Nostenfer ; mais Mars devinait qu’elle était horriblement mal à l’aise. Elle-même refoulait une envie de vomir à chaque fois que sa monture se retournait en plein vol pour s’adapter à une nouvelle gravité.

Il y avait des rochers, sur leur chemin. Elles s’approchèrent tout de même ; ils disparurent dans un léger claquement.

« Alors ça, commenta Jupiter. C’est bizarre.

— Tu parles… Si ça se trouve, les plantes bizarres peuvent aussi rentrer dans le sol pour laisser le passage.

— Ça m’étonnerait même pas. »

Elles avancèrent. Derrière elles, les rochers reprirent leur place, comme s’ils n’avaient jamais bougé. Elles jetèrent un regard en arrière en entendant le claquant, avant de reprendre leur chemin sur un commentaire laconique de Jupiter :

« Ce monde donne la gerbe. »

Le chemin menait à un embranchement ; deux voies, dont une occupée par une rangée de plantes. Ça avait de bonnes chances de ne pas être des plantes ; mais elles étaient alignées comme des Sbires Galaxie pour un discours d’Hélio. Mars haussa les épaules, et prit l’autre chemin.

Trois pas plus tard, les plantes disparaissaient vers le sol dans un grincement de porte mal huilée. Mars ne ressentit même pas de surprise à voir sa prédiction se vérifier. Elle continua sur le chemin, laissant Jupiter essayer de passer à travers la forêt (qui reprit sa place dès qu’elle eut fait un pas). Bah, se dit la Commandante. Quand sa collègue se lasserait de ne pas pouvoir franchir ces arbres, elle la suivrait.

Le chemin décrivait une petite boucle, contournait la forêt et… s’arrêtait de l’autre côté. Mars lâcha un grommellement d’indignation ; voilà où ça menait d’apporter sa confiance à un coin aussi tordu.

De l’autre côté des arbres, Jupiter cria. De surprise ? D’effroi ? Difficile à dire, avec ce monde qui plongeait les pensées dans une sorte de brouillard. C’était peut-être l’effet du froid polaire.

Mais enfin ! se reprit-elle. Elle devait bouger, aller voir ce qui n’allait pas ! Elle tenta sa chance vers les arbres ; ceux-ci se rétractèrent devant elle, la laissant retourner directement vers Jupiter. Il n’y avait qu’une poignée de foulée à franchir, au pas de course.

La Commandante aux cheveux violets était accoudée à un rocher, comme si elle avait reculé dessus. Devant elle se tenait un homme qu’elles auraient reconnu entre tous.

Un pantalon raide, élargi, au tissu noir. Une veste grise, avec des bandelettes horizontales noires ; des manches du même tissu que le pantalon ; un insigne, sur le cœur, un G jaune légèrement incliné. Des cheveux bleu pâle. Un visage marqué, vieilli ; un regard perçant comme l’acier même vu de profil. En trois ans, il n’avait pas bougé d’un cheveu.

« Hélio ! »

Sans réfléchir, Mars se précipita vers le Chef, sans parvenir à croire qu’elles l’avaient trouvé. Et avant les FPI, en plus !

« Et Mars, commenta Hélio en se retournant d’une façon impossible. Je me disais que Jupiter ne serait pas venue seule. Où est Pluton ? »

La Commandante se figea en pleine course, glissa. Rattrapa de justesse son équilibre avant de tomber. Elle s’était arrêtée à quelques mètres du Chef, comme Jupiter — et elle comprenait mieux l’expression nauséeuse de cette dernière.

Hélio se tenait debout, les jambes droites et légèrement écartées comme à son habitude. Les mains dans le dos, aussi ; il entretenait soigneusement son charisme naturel. Ce qui était anormal, c’était qu’il n’avait qu’une jambe. La droite disparaissait juste sous la hanche, coupée net.

Pourtant le Chef s’appuyait sur ses deux jambes. Comme si l’absente était encore là.

« Sans importance, prononça-t-il, balayant sa dernière question. Vous êtes ici.

— Oui, Chef, osa finalement Jupiter. Nous sommes venues.

— Dans mon monde. »

Ça n’avait pas vraiment l’air d’un compliment. Mais aucune des deux femmes ne s’en souciait ; elles avaient retrouvé le Chef. Ensemble, ils pourraient revenir à la poursuite de leur rêve, comme au temps de la Team Galaxie. Elles sentaient déjà son magnétisme, qui jouait malgré son apparence mutilée. Cet homme avait polarisé leurs pensées pendant des années ; Jupiter se laissait attirer comme un papillon par une flamme.

Mars se rappellerait cette métaphore. Mais elle ne le sut pas au moment où elle en eut l’idée.

« On a profité d’une mission des Forces de Police Internationales, raconta Jupiter. Elles sont en train de vous traquer ; Aurore est à leur tête.

— Ce joli cœur fragile ? cracha presque Hélio. Que fait-elle encore là ? Elle n’en a pas eu assez de m’humilier ? »

Il avait froncé visiblement les sourcils ; une colère perceptible déformait ses traits. C’était d’autant plus inquiétant qu’il avait toujours prétendu avoir tourné le dos aux émotions et aux sentiments.

« Elle est devenue Maître, expliqua Mars. Et maintenant, elle veut vous faire passer un procès.

— Un procès ? Me ramener sur Terre, dans une de ses prisons ? Moi ! »

Les deux Commandantes se jetèrent un regard nerveux. Le Chef avait blêmi ; sa paupière gauche clignait spasmodiquement. Il n’était pas dans son état normal. Il n’avait que les apparences du roc impassible qui avait guidé la Team Galaxie au travers des pires récifs, et qui n’avait ployé le genou que devant un Pokémon à la puissance divine.

Le souvenir étouffant plana un moment à la lisière de la conscience de Mars. Le puits d’ombre qui s’était ouvert au sommet des Colonnes Lances. La créature sans nom qui l’avait investi ; l’être dont la seule présence avait entravé les pouvoirs de Palkia et Dialga, les maîtres du Temps et de l’Espace. Une horreur d’outre-monde qui avait emporté de force Hélio dans sa dimension privée. Mars frissonna, dans le froid du Monde Distorsion.

Le temps qu’elle se ressaisisse, Jupiter avait posé la question qui leur démangeait les lèvres.

« Chef Hélio… Vous allez bien ? »

Il se retourna, brutalement ; fit quelques pas vers le vide, s’éloignant des deux Commandantes. En marchant normalement, comme s’il y avait une jambe sous sa hanche droite. En posant le pied au sol, en entrant un instant en lévitation aux yeux du monde extérieur. Il n’avait pas l’air d’aller bien. Il n’avait pas l’air d’être humain.

Il murmura quelque chose ; ni Mars ni Jupiter ne purent lire sur ses lèvres, comme il leur tournait le dos. Il semblait… désappointé.

« Chef ? hésita encore Jupiter. Vous… Vous avez dit quelque chose ? »

Il baissa la tête. Mars crut voir un air résolu sur son visage ; et à son tour, elle le supplia.

« Nous avons besoin de vous ! rappela-t-elle. Nous sommes perdues, sans vous ! S’il vous plaît, laissez-nous partager votre sagesse !

« J’ai dit, articula Hélio en relevant la tête. Que je le croyais. J’ai cru aller bien. Je me trompais. »

Il se retourna, pivotant sur son pied inexistant. Et soudain, en voyant son regard acéré, Mars se rappela qu’elle avait eu confiance en ce monde. Elle ne sentait plus la moindre parcelle de cette confiance. Elle voulait fuir.

Ça n’avait aucun sens, voyons ! Un peu de bon sens, Mars, se morigéna-t-elle. Hélio est la clef. Il trouvera la solution à tous nos problèmes.

« J’ai un problème. », énonça-t-il.

Il était la solution, pensa Mars, et elle lut la même pensée sur le visage de Jupiter.

« C’est l’humain. », expliqua-t-il.

Voilà ! comprit Mars. Il était plus qu’humain, telle était la solution.

« C’est l’esprit. », précisa-t-il.

Ses trois ans d’isolement avaient porté leurs fruits, devina Jupiter. Il avait élevé sa pensée au-delà de ce dont la masse était capable ; il reviendrait sur Terre avec l’illumination qui changerait le monde et les humains. Ils pourraient créer, sur la Terre elle-même, le monde parfait dont la Team Galaxie rêvait.

Hélio était la clef.

« C’est vous ! » accusa-t-il.

Le vide remplit l’esprit de Mars. Elle ne comprenait pas ; ces deux mots chassèrent toute pensée, balayèrent toute certitude. Avait-elle fauté ?

« Pardon ? sursauta Jupiter.

— Regardez autour de vous… ordonna Hélio. Voyez ce monde. Il est vide, sans esprit. Il est parfait. Je n’ai pas créé le monde parfait que je cherchais : je l’ai simplement trouvé. »

Trois ans en vain, plus encore d’années de mensonges, ne se balayaient pas d’un seul geste. Avant que la compréhension ne saisisse l’esprit de ses Commandantes, Hélio poussa son offensive. Elles comprendraient, il le savait. Elles ne pouvaient pas rester, mais elles pouvaient comprendre.

« Vous avez dénaturé ce monde, vous et vos FPI. Vous y avez amené l’esprit. Et maintenant je ne suis plus seul. Je sens vos présences, je sens l’air que vous respirez. Vous êtes ici. Vous êtes de trop. »

Chaque mot était un clou enfoncé dans un cercueil ; Mars se sentait complètement désorientée. Elle ne faisait que commencer à comprendre. Mais elle était pragmatique, plus que Jupiter la révoltée. Elle commençait à comprendre ce qu’était son chef, à mettre un mot sur ce qu’avait été la Team ; et cela voulait dire fuir. Cela, elle ne le pouvait pas encore.

« Pendant vingt-sept ans, j’ai dû m’accommoder de mes semblables. »

Il n’y avait plus aucun ton dans la voix d’Hélio ; chaque mot n’était qu’un fait, chaque pas qu’il faisait lentement vers ses Commandantes n’était qu’une action.

« Pendant vingt-sept ans, j’ai lutté chaque jour pour tolérer leurs esprits vaniteux et encombrés de ces illusions doucereuses appelées émotions. »

Elles reculèrent, jusqu’au bords de l’îlot, terrifiées par ces mots.

« Et quand je peux enfin être moi-même, dans un monde débarrassé de l’impureté humaine… Il faut que vous veniez me retrouver. Mais je ne le permettrai pas ! »

Il bougea ; à une vitesse stupéfiante qu’aucune des deux Commandantes ne put suivre. Mars sentit un coup au plexus ; elle chuta en arrière, dans un cri surpris de Jupiter.

Et la Commandante aux cheveux rouges ressentit à nouveau une pointe de confiance étrange et déplacée, car même passée au-delà des bords de la plate-forme rocheuse, elle ne tombait pas dans le vide.

En revanche, elle ne pouvait pas nager. Elle était piégée, flottant dans le vide face à Hélio.

Ce dernier sourit, puis s’approcha de Jupiter — moins vite, mais si vite tout de même. Cette dernière pâlit ; elle n’osait pas se dérober devant son Chef, mais son vertige se révoltait rien qu’à voir Mars suspendue dans le vide.

« Je m’occuperai des FPI en temps et en heure, annonça Hélio en fouillant dans sa manche gauche avec sa main droite. Pour l’instant, c’est votre tour. »

Mars posa la main sur une des Poké Ball à sa ceinture, mais ne put s’empêcher de regarder. Elle avait perdu ses illusions, pourtant. Elle savait ce qui allait se passer.

Hélio tira une large pointe de sa manche. Un croc ; sans doute perdu par son Léviator. Leurs larges crocs blancs tombaient parfois, mais repoussaient toujours.

Mars sut, à cet instant, qu’elle serait incapable d’oublier ce qu’elle allait voir. Mais elle ne pouvait pas détourner les yeux ; une fascination macabre les maintenait braqués sur la scène qui se jouait dans un bord de l’îlot.

Hélio pivota d’une étrange façon sur sa jambe visible ; toute la moitié droite de son corps suivit le mouvement, disparaissant dans l’air. Cela ne l’empêcha pas de s’approcher à moins d’un mètre de Jupiter.

Celle-ci attendait, clouée au rocher par le regard foudroyant d’Hélio. Soudain, un spasme la secoua ; elle porta les mains à sa tête, le visage tordu par la souffrance. Et tomba au sol, comme un pantin aux fils coupés.

« Il y a un esprit de moins dans le Monde Distorsion. »

L’annonce macabre brisa enfin l’immobilité de Mars. Elle agrippa fermement sa Poké Ball, appuyant de toutes ses forces sur le bouton central.

Son Nostenfer apparut dans un flash, accompagné du drôle de glougloutement d’une Poké Ball qui s’ouvrait. Il eut l’air un peu déconcerté en voyant sa Dresseuse en l’air ; mais il réagit tout de suite quand elle s’accrocha à lui, et commença à voler loin de l’îlot.

Mars fuyait, enfin. Elle fuyait Hélio. Et ce dernier la regarda s’échapper avec un sourire en demi-lune.

Après tout, elle le conduirait peut-être vers ces FPI qui envahissaient son domaine.