Prologue
Un pas.
Il suffisait d’un pas, et on n’était plus à Sinnoh. L’air paisible de la Source Adieu, en un pas, laissait la place à une brume froide, opaque. Un pas qu’Aurore fit sans hésitation, et le suivant après lui. Elle savait qu’il ferait bien plus froid, là où ils allaient.
Derrière elle, l’équipe lâcha quelques frissons en entrant. L’accès à la Source Adieu était déjà assez tortueux ; un chemin mal dégagé dans une forêt aux airs de jungle, et conclu par un talus abrupt que la plupart des policiers avaient dû escalader à la main, le tout en emportant six sacs de matériel et autant de vivres. Ils avaient tous trop chaud après cet effort ; et la Source chauffée par le soleil d’été ne les avait pas soulagés. Maintenant qu’ils entraient dans la Grotte Retour, son froid surnaturel les affectait bien plus durement qu’ils ne s’y attendaient. L’écart de températures était rude.
« Ah ouais, commenta Beladonis. Tu avais parlé de brume, moi j’appelle ça un smog.
— On se croirait presque dans un sauna ! plaisanta un des policiers, qui devait être Damien.
— C’est un sauna, affirma la jeune fille avec un sourire que personne ne vit. Là, on est dans la partie chauffée à la vapeur. Tout à l’heure, on y verra mieux, mais on gèlera littéralement sur pied.
— À ce point ? s’étonna une autre des agents présents, probablement Elliane. Vous êtes sûre qu’on le trouvera au bout, Maître ? »
Par réflexe, Aurore chercha Cynthia du regard, malgré la brume. En trois ans, elle ne s’était toujours pas habituée à ce que l’ancienne Maître ne soit plus qu’une archéologue de talent dont elle avait pris la place au sommet de la Ligue.
« Hélio ? reprit-elle. Il ne peut pas être sorti du Monde Distorsion, puisque Giratina n’y est plus. Donc oui, il y est encore.
— Je pense qu’elle suggérait qu’il soit mort, précisa Beladonis. Ce qui serait assez frustrant, puisqu’on ne pourrait pas avancer dans son procès.
— Ah, oui. Pour ça ne vous inquiétez pas, il y a de l’eau et des genres de plantes. Il ne sera pas mort de faim. »
Aucun des membres de FPI ne répondit. Ils étaient maintenant tous entrés dans la première grotte, celle qui était presque totalement occupée par un monticule gravé ; il ne restait que peu de place avec quatorze personnes — Aurore, Beladonis et douze agents — s’étalant tout autour en essayant de ne pas trop s’élever sur les escaliers qui partaient de trois directions. En haut se trouvait une corniche qui faisait le tour de la grotte, où s’ouvraient quatre portes.
« J’aimerais attirer votre attention sur la nature de ce lieu, affirma Aurore en jouant des coudes pour retourner devant la face du promontoire faisant face à l’entrée. Vous voyez les portes, sur la corniche ? »
Quelques murmures répondirent. On les discernait vaguement, plutôt.
« Remarquez celle qui est au-dessus de l’entrée. »
La façade de la Source Adieu était plate, sans renfoncement. Les murmures se turent en voyant cette porte noyée dans les ténèbres, qui aurait dû mener au grand jour…
« Vous n’êtes plus à Sinnoh. Vous êtes dans un endroit où on peut se perdre sans faire un seul pas. Et quand nous serons en bas, ça pourrait être encore pire. Pour ça on avisera une fois sur place ; je ne suis pas plus avancée que vous quant au Monde Distorsion, je n’y ai pas passé plus d’une heure. Mais dans la Grotte Retour, je vais vous demander de rester en groupe compact et de ne jamais me perdre de vue.
— On pourrait essayer de dissiper le brouillard, non ? demanda quelqu’un.
— Selon Cynthia, ce serait une mauvaise idée, indiqua Aurore. Dans tous les textes sur cet endroit, il faut se perdre pour trouver son chemin. L’idéal serait de se perdre ensemble, bien sûr… Si cela peut vous rassurer, je pense pouvoir jouer selon les règles. Et gagner. »
C’était au moins ça, durent se dire la plupart des agents présents.
En temps normal, dans une telle situation, un chef de groupe aurait proposé à ses subordonnés de se retirer s’ils ne pensaient pas pouvoir continuer. Beladonis hésita ; tous ces gens s’étaient portés volontaires, et ils connaissaient les risques dès le départ. C’était autre chose de les sentir vous souffler dans la nuque, mais tout de même.
Avant qu’il ne se décide à le faire tout de même, Aurore était arrivée devant le panneau gravé. Elle prit une large inspiration, comme pour plonger, et commença à déclamer l’inscription antique. Ou plutôt la traduction de ce qu’il en restait.
« Passer trois. Offrir au… Avant de passer trente. »
Le brouillard réagit visiblement ; il s’éclaircit, pas beaucoup, mais tout de même assez pour être perçu. Le message était clair : pas de retour en arrière possible.
« Voilà… souffla Aurore. Je prends la tête. »
Elle se dirigea résolument vers l’escalier ouest — celui de gauche. Est et ouest n’avaient plus de sens. Sur son passage, elle ne vit que des visages graves, mais confiants. Elle ne faisait pas partie des Forces de Police Internationales, mais ces agents lui faisaient quand même confiance sur le seuil d’une mission difficile. Cela lui réchauffa le cœur ; et rassura Beladonis, le chef officiel de la mission resté en retrait.
La foule ne tarda pas à s’engouffrer par la porte au-dessus de l’entrée, disparaissant dans les ombres. Un mot, prononcé par la voix d’une jeune fille de quinze ans, résonna un moment ; un mot antique, correspondant à un glyphe de rochers au sol de la salle, un mot dont les sons troublèrent légèrement le brouillard qui noyait le lieu. Puis ce dernier regagna son épaisseur, et l’autel qui marquait l’entrée de la Grotte Retour fut de nouveau plongé dans son linceul blanc.
Quelques minutes passèrent. Une goutte d’eau dans l’océan des siècles.
Puis trois personnes entrèrent à leur tour. Un vieillard courbaturé, qui déformait le dos de sa veste en tweed ; et deux jeunes femmes aux tenues plus contemporaines. L’une avait les cheveux rouge sang ; l’autre, violet pâle.
« Passer trois ; offrir au ; avant de passer trente. » chevrota le vieillard d’un ton assuré.
Docilement, le brouillard perdit de sa consistance.
« Tu es sûr de ce que tu fais, Pluton ? demanda l’une d’un ton rogue.
— Ça fait un an qu’on est en cavale ensemble, Jupiter, et tu me pose encore cette question ? la nargua-t-il. Je suis le génie scientifique de la Team Galaxie. Évidemment, que je sais ce que je fais !
— C’est ce qu’on dit, soupira Mars. Le génie scientifique, pas archéologique.
— Pfft. Je vous dis que la gamine va nous ouvrir la voie avec son Pokémon de l’Ombre, là. Nous n’aurons qu’à les suivre pour trouver votre Monde Distorsion.
— Hum.
— Et si vous voulez une preuve que je connais un minimum le sujet… Il y a trois colonnes, qu’on peut trouver en passant n’importe où. La première après une salle ; la seconde après onze ; la troisième après vingt-et-une. Ce qui, soit dit en passant, sont les trois premiers termes de la suite audioactive.
— Ça va, on a compris que t’es un génie. Allez, on met les uniformes et on se bouge. »
Pluton, qui restait en civil, afficha un sourire narquois et reçut deux regards meurtriers en retour.
« On ne m’ôtera tout de même pas de l’idée que c’est un peu ridicule, se moqua-t-il. Deux combinaisons spatiales, l’une avec une jupe et l’autre exposant une bande de cuisse au vide… Vous êtes sûres que vous tenez à porter ça ?
— T’aurais pris une baffe si c’était pas un délit de frapper les handicapés. »
Peu après, la première salle fut vide à nouveau. La brume blanche se réinstalla confortablement.