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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 14/06/2020 à 09:45
» Dernière mise à jour le 09/07/2022 à 17:15

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 1 : Yspèri
Le roulis furieux s’atténuait, car le Démon des Sables ralentissait en atteignant le sommet de la dune ; et en même temps il se faisait plus sournois, plus violent encore. Il y eut un dernier effort, brutal, et puis le mouvement saccadé du monstre prit la grâce d’un vol. La grâce et l’immobilité.

Cela ne durerait pas, le désert rappelait déjà son enfant à lui ; mais pendant un court instant, le vieil homme cramponné sur le dos du monstre apprécia cette inertie soudaine. Il avait beau avoir une longue habitude de cette course, il continuait de se laisser surprendre par la délicatesse qui s’invitait au sommet de chaque dune. C’était l’instant qui nécessitait le moins d’effort.

Cela ne dura pas ; les bras puissants de la monture se plantèrent à nouveau dans le sable, y déchargèrent une fraction de la foudre qui les parcourait, et purent ainsi trouver un appui solide. Appui qu’ils lacérèrent aussitôt en s’élançant vers l’avant. Tout était violence, dans cette course. De la secousse sismique qui agitait le passager aux appuis féroces de la monture ; en passant par les vols eux-mêmes, ces brefs instants de calme ne servant qu’à gagner en vitesse et donc en puissance.

Le Démon dévala le versant de la dune à une allure folle, s’enivrant de cette chute contrôlée. Ceux de son espèce ne connaissaient pas le vol, contrairement à la plupart de leurs cousins ; ils n’en avaient cure, ils pouvaient courir plus vite que n’importe quelle créature du ciel.

Les six fois douze et huit encore kètres à l’heure auxquels le passager se référait pour calculer la longueur des voyages ne signifiaient plus rien dès qu’une pente se présentait, tout comme ils auraient semblé surestimés un instant plus tôt, en haut de la dune. Cette vitesse n’était qu’une moyenne, qui profitait du fait que dans le désert, tout était soit pente d’une dune, soit pente d’une autre. Quand il montait, le Démon était retenu ; quand il descendait, il se déchaînait. Ménager son passager ne lui serait jamais venu à l’esprit.

Le vieil homme ne s’en souciait guère. Son dos protestait, ses doigts perdaient toute sensation à force de s’agripper aux épaules de sa monture, ses jambes menaçaient de se remplir de crampes à force de rester accroupi toute la journée ; mais son esprit restait vide de ces préoccupations inutiles. À force de parcourir le désert sur le dos de son dragon, il avait fini par trouver cela confortable.

Le monstre incurva tant bien que mal sa trajectoire en arrivant au pied de la dune, pour se lancer immédiatement dans l’escalade de la face suivante. Il n’était pas moins brusque en montée, mais il allait moins vite, ce qui signifiait moins d’efforts pour l’humain sur son dos. Et puisque la vitesse baissait, on passait toujours plus de temps à grimper qu’à dévaler. Le contraire n’aurait pas incommodé l’humain pour autant.

Cette nouvelle dune ressemblait à l’autre, à toutes les autres, mais en un peu plus haut. En arrivant sur sa crête, le vieil homme put apercevoir la fin du voyage ; une débauche de verdure, éblouissante sous le soleil de plomb, qui laissait entrevoir sa cime à l’horizon.

Puis le Démon plongea, dévalant joyeusement le versant de sable en laissant derrière lui un sillon béant. Une simple égratignure dans la vastitude du désert.

L’humain se détendit légèrement. Ils arriveraient bientôt — un quart d’heure ? — et il pourrait descendre du dos de ce satané dragon bondissant. Et surtout, le poids de son épée cesserait de lui tirailler le dos. Elle ne pesait pas particulièrement lourd, elle pouvait supporter elle-même sa masse : c’était un poids négligeable pour qui pouvait passer la journée accroupi sur le dos d’un Démon des Sables en pleine course. Mais le mouvement la faisait brinquebaler dans tous les sens, ce qui était bien plus fatiguant que de simplement la supporter.

Les dunes et les nutes passèrent, laissant l’arbre prendre de plus en plus de place au-dessus de l’horizon à chaque fois que le Démon franchissait une crête. Et en descendant dans les creux entre les dunes, il fut bientôt assez près pour voir la couronne de feuilles même pendant qu’il descendait.

Quand la cime fut visible jusqu’au fond de l’intervalle entre deux dunes, le vieil homme sut qu’il ne restait qu’un seul obstacle de sable à escalader avant d’atteindre le village. Il raffermit sa prise, sachant ce qui arriverait.

Le Démon aussi avait senti que la fin de la course était proche. Cela valait certainement un petit sprint, pour la forme. Il se réjouit d’avance à cette idée, et lança toute la force de ses bras noueux dans cette dernière escalade ; en quelques foulées, il prit un rythme de charge nerveux, confus, bien loin de la tranquillité de la course.

Une fois de plus, la crête d’une dune fut aplatie par le passage en trombe du Démon, qui ne tarda pas à flotter à plusieurs mètres au-dessus du sable. Il ne planait pas, il tombait ; mais sa vitesse lui donnait la sensation du vol.

Devant eux, les larges branches de l’arbre offraient leur ombre à un village de près d’une centaine de tentes, la plupart pourtant trop lourdes pour être aisément déplacées. Il restait une petite distance à parcourir avant de l’atteindre, une dune à dévaler ; mais on arrivait tout de même à voir les silhouettes qui déambulaient çà et là, s’affairant à maintenir en vie la petite oasis nommée Yspèri. Quelques-unes regardèrent vers le Carchacrok qui se donnait en spectacle ; la plupart, habituée à ses frasques, n’y prêta pas attention. Elles savaient qu’il arrivait ; depuis plusieurs nutes, les guetteurs postés dans les branches hautes avaient signalé le voyageur, et leur avertissement avait été relayé tout le long de l’énorme tronc, jusqu’au village lui-même.

Pour une fois, le Démon ne chercha pas à accélérer en descendant la pente ; au contraire, il savait devoir ralentir. Tout autour du village courait une petite clôture, évidemment insuffisante pour l’arrêter ou même pour qu’il remarque l’avoir brisée en passant, mais que son passager ne voulait justement pas qu’il touche.

Alors il dompta son allure, au point de s’arrêter totalement à quelques mètres de la mince barrière. Pas pour longtemps : le vieil homme lâcha rapidement sa monture, et une fois au sol, avança sans montrer le moins du monde si le voyage l’avait ankylosé et enjamba sans difficulté la clôture qui lui arrivait à peine au genou.

Cela faisait toujours étrange de revenir à la marche, après une journée de course. Sans doute était-ce aussi le cas pour le Démon qui le suivit en bondissant souplement par-dessus la clôture ; en tout cas l’humain ne s’était jamais accoutumé à cet effet d’inadéquation totale du monde qui le prenait quand il sortait de son immobilité pour se déplacer à une vitesse trop basse pour sentir le vent sur son visage, ou le roulis de sa monture dans son dos. Il marchait, de ses propres jambes, mais n’avançait presque pas.

Un habitant vint à sa rencontre, aisément reconnaissable à son habit. Le même que celui du voyageur pour la forme de base, un enroulement de tissusprotégeant du soleil la moindre parcelle de peau, assez lâche pour être traversé par le vent. Le sien était plus ample et plus coloré, moins approprié à une course dans le désert, et une petite pièce teinte en vert, imitant une feuille de l’arbre, ornait le turban qui lui couvrait la tête. Le chef du village.

« Gorbak ! lança-t-il chaleureusement au voyageur. Alors, avez-vous trouvé ce Drascore ?

— Non, grogna le vieil homme d’une voix poncée par ses longues journées de course dans l’air sec. Le Scorpion de la Terre s’est échappé.

— Bah. Espérons qu’il retiendra la leçon, hein ! »

Le voyageur ne répondit rien — il trouvait que le chef parlait parfois beaucoup. L’esprit du désert ferait comme il voudrait, et lui le traquerait s’il le fallait. Rares étaient ceux qui avaient réussi à apprendre le respect à un Drascore — à un Scorpion de la Terre. Gorbak n’aimait pas ces noms dépouillés censés désigner précisément une créature et la rendre reconnaissable à tous les habitants du désert ; lui préférait le charme poétique des appellations locales et de leurs mille petites pépites de jeux de mots.

Le chef s’éclipsa, sans un mot de plus. Il savait bien à quel point le Guerrier des Sables qui gardait son village pouvait être taciturne, surtout après une journée entière de course, et avait très certainement autre chose à faire qui soit plus intéressant que de lui tourner autour inutilement.

De son côté, le vieil homme se dirigea vers la tente qu’il avait abandonnée le matin même, avec l’intention d’y faire une bonne sieste. Du haut de sa cinquantaine d’années, il commençait à accuser le coup quand il passait une journée à traquer une proie. Et encore, une journée, il fallait le dire vite ; il aurait largement le temps de dormir avant que le soir ne tombe.

Jusqu’à arriver sous l’ombre de la ramure, à quelques tentes de là, il ne croisa aucun autre habitant ; rien que de petits Rocs-Oreille, qui titubaient aveuglément dans le sable et allaient parfois se cogner à la clôture qui les maintenait dans l’enceinte du village. Son Démon en attrapa un au passage et le goba, d’un mouvement bien plus leste que ce qu’il fallait pour une créature aussi malhabile.

« Vieux gourmand, va. »

Ils avaient chassé, dans le désert. Le dragon n’avait pas besoin de se montrer aussi vorace. Mais l’humain avait tout de même pris un ton affectueux. Ça lui arrivait plus souvent qu’on aurait cru au premier regard.

Quelques humains les croisèrent une fois sous l’ombre, et saluèrent le Guerrier de retour auprès d’eux ; pas grand-monde. Gorbak ne tarda pas à arriver à sa tente de voyage, reconnaissable à sa taille étriquée et au crâne de Chien des Enfers accroché au-dessus de l’entrée — il avait sacrément peiné à l’y faire tenir, se rappelait-il à chaque fois qu’il le voyait.

Avant d’entrer, il flatta un peu l’encolure de son Démon, avant d’ôter les fontes qui s’accrochaient tant bien que mal à son dos. Le monstre n’aimait pas beaucoup leur système de lanières qui passait derrière son aileron dorsal et autour de sa queue pour faire reposer ces fontes sur ses pattes arrière. Mais les enlever, ça voulait dire une double liberté.

« Allez, commenta Gorbak. Quartier libre. »

Le Démon frotta sa tête contre sa main avec un ronflement de satisfaction, puis fila dans la rue soudain totalement déserte. Son maître eut un sourire, puis rentra dans son humble abri. Les lieux étaient aussi modestes que leur propriétaire : un tas de rebuts de tissus posés à même le sable servait de lit, avec un espace libre à côté. C’était tout, et cela lui semblait déjà beaucoup. Les Guerriers des Sables passaient pour des ascètes confirmés, habitués à se contenter de ce que le désert leur offrait — ou plutôt offrait à leur Démon, ce qui pouvait s’avérer assez plantureux.

Gorbak passa une main dans son dos, et posa la lourde épée sur le sable. Elle avait beau, par un de ces artifices étranges dont elle était capable, lui épargner une bonne partie de sa cinquantaine de krammes — une masse qu’il se savait incapable de soulever plusieurs heures —, elle restait lourde. Et la course saccadée du Démon la rendait plus désagréable encore que les sacs de sable que transportaient les hommes du village pour en assurer la subsistance, et dont il irait sans doute s’occuper lui-même plus tard dans l’après-midi.

Il s’allongea sur son humble lit, et se laissa aller à une immobilité totale.

***
D’un geste assuré, Margar bloqua la fine aiguille en os contre le pieux de bois, et lui imprima une rotation régulière. Rapidement, les premières fibres cédèrent ; bientôt, elle faisait passer l’extrémité d’un fil dans le logement de l’aiguille, pour l’amener de l’autre côté du pieux. Une fois cela fait, elle examina une fois de plus la base du morceau de bois ; décidément, ce renflement ne lui plaisait pas. Elle attrapa le couteau en os posé à douze cètres d’elle et tailla rapidement le bois, faisant voler quelques copeaux.

Une fois satisfaite, elle reposa le couteau et fit glisser le pieux le long des cinq fils qui le traversaient. Pas bien loin, une dizaine de cètres suffisait largement. Plus loin, de l’autre côté d’une trentaine de ces pieux, les fileuses fabriquaient l’autre bout du fil.

C’était un processus fascinant, selon Margar. Les fils étaient fabriqués à partir de fourrure d’excavarenne, trempés dans une solution de glucose, de potassium et de composés plus subtils dont on ne connaissait pas les noms. Un mélange d’électricité statique, de condensation et de cristallisation permettait à cette fourrure de former des polymères cohérents, et donc en les entortillant, des fils. Ils avaient d’abord une couleur sombre, proche de celle de la peau humaine, mais viraient rapidement au beige clair quand exposés au soleil, et pouvaient ensuite être teintés.

Que de forces de la Nature mobilisées, et toutes ignorées des fileuses ! Un gâchis, en un certain sens. Margar, si elle filait la fourrure, serait plus à même d’apprécier cette action que n’importe qui — on entendait toujours des plaintes sur la rudesse de la fourrure, sur l’odeur acide, piquante, de la solution extraite de l’Arbre à contes. (Certes, arracher des plaintes à des gorges habituées à ménager leur salive, dans l’air sec du désert, indiquait assez bien son agressivité chimique.) Mais c’était bien pourquoi Margar ne filait pas. Elle serait trop visiblement adaptée à ce travail, trop contente de le faire. Pas assez discrète.

Alors, elle perçait. Elle se saisit d’un autre branchage mal dégrossi, et de son couteau, et commença à tailler un nouveau pieux. Cela ne lui prit pas longtemps : inutile de créer une œuvre d’art, un bon pieux était un pieux que la taille n’avait pas fissuré. Il fallait donc des entailles rapides, nerveuses et tangentes au bois.

Margar aimait à penser que si elle était unanimement reconnue comme la plus rapide à tailler un pieux, c’était grâce à sa connaissance de la structure du bois et à sa capacité à déceler la symétrie mathématique de ce pieux qu’elle taillait, la perfection dans la brutalité en quelque sorte.

Bien entendu, on ne l’aurait jamais laissée tailler quoi que ce soit si on avait su qu’elle le faisait avec de la géométrie en tête.

Elle trouvait vraiment le comportement des gens absurde. Aimer tailler un truc droit, c’était bien, mais appeler ça géométrie, c’était mal. Et ne autant en pas penser à la nature terriblement profane d’appeler un fil « assemblage linéaire de polymères déformables ». Mais c’était les gens, on ne pouvait pas leur en vouloir pour ce en quoi ils croyaient. Elle-même ne devait son savoir qu’à ses parents : s’ils avaient décidé de lui transmettre l’ignorance et le mysticisme, elle aurait été ignorante et mystifiée.

Elle reposa le pieux devant elle, le couteau sur sa gauche, et attrapa l’aiguille. Il était temps de percer cinq trous parfaitement circulaires dans ce bâton et d’y faire passer cinq fils de clôture. Ce serait le dernier de la journée, le stock de fourrure des fileuses s’était épuisé tout à l’heure.

Le piquet ne tarda pas à être enfilé sur sa clôture, rejoignant la ribambelle d’autres. Margar se redressa ; elle s’était avachie machinalement à force de travailler en tailleur. Mauvais pour les rhumatismes qu’elle aurait dans vingt ans, ça.

Elle écouta d’une oreille distraite les chants de travail des fileuses, qui lui sortait d’habitude de la tête, pour patienter en attendant qu’elles aient terminé leur fil. À vrai dire, elle préférait parler aux gens, plutôt que les entendre chanter.

Le chant était composé sur une structure très simple, visant à automatiser le rythme du travail des fileuses. Mais pour tenir l’ennui à distance, il comptait aussi une large gamme de variations sur son thème de base. Les innovations s’enchaînaient en une histoire incompréhensible, toute d’une pièce, indivisible malgré ses multiples versions d’elle-même. Parfois le chœur reprenait les paroles, parfois seule la chanteuse la plus talentueuse pouvait tenir la note. Des fois elle chantait faux, mais de sa part, c’était rare. Elle n’était pas sans expérience.

De son côté, l’esprit logique de Margar s’intéressait surtout aux structures, aux constructions. Enchaîner les vers avec une prévisibilité non répétitive avait naturellement conduit le compositeur (s’il y en avait un) à chercher des nombres premiers ou leurs puissances. Il y avait des structures en cinq ou en sept, mais aucune en six ; deux, trois, onze, treize… Il sembla aussi à la perceuse remarquer un schéma très long, peut-être quatre-vingt-sept. Plutôt quatre-vingt-un : neuf fois neuf, plus facile à exprimer en ne comptant que jusqu’à vingt-quatre.

Ce n’était pas important. La soliste, Ylda, se débrouillait très bien, mais plusieurs membres du chœur étaient moins que passables, et pour une Margar qui n’avait pas trop la tête à étudier ce chant, c’était une excuse suffisante. Elle se contenta de se fier au rythme pour décompter le temps qui passait.

On finit par lui signaler que les fils étaient terminés. Elle eut un sourire en remerciement, et les enroula autour de sa brassée de pieux. Ainsi encombrée, elle sortit de la grande tente des fileuses pour aller porter tout cet attirail à la clôture.

Les nodulithes n’avaient pas grand-chose pour eux, sauf leur détermination. De vraies têtes de pioches : la clôture les empêchait de sortir du village, mais ils continuaient d’essayer, et ils arrivaient souvent à la fragiliser. Il fallait alors filer, percer, bricoler et réparer ; et c’était Margar qui s’en occupait. Techniquement, la perceuse n’avait pas plus de raison que les autres d’aller installer les fils, mais c’était une besogne qui se faisait seule et que Margar faisait bien. La première raison comptant évidemment pour deux.

C’était une n-ième tâche facile. Il n’y avait qu’à retirer l’ancienne portion de clôture, ce qui se faisait rapidement avec un bon couteau (malgré la résistance des fils composés par les fileuses), puis à installer la nouvelle. D’abord planter les pieux du centre, puis remonter vers les extrémités. Vaguement dissuader les nodulithes de venir fourrer leur oreille dans ses affaires. Quand elle arrivait à une extrémité, elle la retirait des fils avant de la planter juste à côté du dernier pieux de la portion de clôture voisine. Puis entortiller les fils sur les deux pieux, afin que la clôture soit ininterrompue, et les nouer sur leur pieux d’origine. Margar préférait les faire d’abord passer dans le bois avec l’aiguille ; pour elle, la plupart des défaillances venaient de fils noués à la surface de leurs pieux.

Une fois la réparation terminée, Margar retourna à sa tente, de l’autre côté du village. On ne lui prêtait pas attention en la croisant, et ça lui allait très bien comme ça. Elle n’aimait pas être remarquée, c’était une réaction aussi viscérale que de chercher à comprendre. On avait inscrit la prudence au plus profond de ses nerfs.

La chaleur de l’après-midi ne tarderait pas à devenir torride, malgré l’ombre protectrice de l’arbre. La plupart des gens se retirerait sous leur tente pour faire la sieste ; quelques-uns, qui résistaient mieux à la chaleur, se rassembleraient non loin de l’arbre pour des activités aussi diverses que parler, écouter, danser pour les plus courageux, jouer de la musique pour les rares à avoir un instrument avec eux… (Le plus souvent des flûtes en bois : Margar avait la réputation de ne jamais les rater, aussi la plupart des gens qui demandaient une brindille à l’Arbre pour lui jouer de la musique la lui apportaient-ils. Ce n’était pourtant pas difficile quand on connaissait les équations impliquées). En un mot comme en cent, tuer le temps.

Il lui arrivait de se joindre à eux : c’était bien de garder un lien amical avec les gens. Mais le plus souvent, Margar restait sous sa tente. Pas pour dormir. Elle ne ferait certainement pas la sieste à un moment aussi intéressant. Elle avait planté sa tente un peu en périphérie du village, donc loin de tout rassemblement potentiel. Loin, quelques dizaines de mètres, mais cela suffisait à l’assurer de ne recevoir aucune visite importune.

Elle n’en avait jamais reçue, on demandait toujours si on pouvait entrer avant de le faire ; mais la prudence… Ce qu’elle ferait de ces quelques heures de calme était simple : s’entraîner.

Matrices, opérateurs hamiltoniens, peut-être une transformée si elle n’en avait pas la flemme. Difficile d’être motivée pour effectuer ces travaux complexes sur un matériau aussi versatile et grossier que le sable. Mais il était indispensable de préserver ses facultés de calcul. Qui le ferait, sinon elle ?

Au passage, elle en profiterait sans doute pour terminer les calculs concernant l’orbite de Vénus. La planète de soufre (et surtout de dioxyde de carbone) allait peut-être passer devant l’étoile Bételgeuse d’ici quelques nuits ; une éclipse très mineure et inintéressante, mais qui avait son importance à ses yeux. Il y avait des calculs à faire.

Margar referma le rabat de sa tente, comptant pour l’éclairer dans ses opérations sur la transparence d’un cuir bien incapable d’arrêter complètement le Soleil.