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Projet Triple 3 de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 02/05/2020 à 09:55
» Dernière mise à jour le 19/09/2020 à 16:46

» Mots-clés :   Organisation criminelle   Présence d'armes   Présence de personnages du jeu vidéo   Présence de Pokémon inventés   Terreur

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Chapitre 7 : Ouvrez la cage
La chaussure d’Ike dérapa ; mais le bruit du tapis roulant qui réagissait au quart de tour fut couvert par le juron du Sbire. Il fit un drôle d’entrechat pour conserver son équilibre, et se retrouva en train de glisser sur les sols lisses en étant dangereusement incliné vers l’avant. Un jeu de chevilles adroit lui permit de maintenir la position quelques secondes ; puis il passa sur un autre tapis, vit sa jambe droite projetée sur l’extérieur et s’affala sur le ventre.

Il glissait toujours, mais en étoile de mer, c’était plus facile de s’arrêter. Le vrai problème était qu’il avait lâché sa cargaison en tombant ; résultat, un nuage d’objets s’agrandissait autour de lui. Des Poké Ball, des Potions, divers outils, et surtout des armes et une caisse de munitions.

Abruti ! vociféra Claire. Cinq fusils et une caisse à toi tout seul, évidemment que ça allait se finir comme ça ! T’as de la chance qu’ils n’aient pas été chargés, bordel de Mew !

Ike aurait bien voulu riposter, mais il n’en eut pas vraiment l’occasion parce qu’il devait éviter de s’écraser contre un mur. Quand le danger fut passé, un tapis roulant lui agrippa la main droite et le projeta dans la mare d’objets qui glissaient dans tous les sens et se percutaient joyeusement. Ce serait une sacrée corvée de tout rattraper, mais sur le coup, Ike se souciait uniquement de garder sa tête en l’air, loin des tapis roulants. Quand il finit par se relever, il avait un torticolis monstre.

La situation était presque comique. Un Sbire zigzaguait après la caisse de munitions, en essayant tant bien que mal de l’immobiliser ; un autre s’était lancé à la poursuite d’un groupe d’objets qui se faisaient la malle par un autre couloir ; et Claire, habituée à ce genre de foutoir, s’efforçait de créer une zone stable en ramassant tout ce qui fonçait vers elle. Pour se motiver, elle lâchait des bordées de jurons sur Ike.

Il fallut près d’un quart d’heure pour nettoyer l’incident ; et encore, on ne retrouva pas tout. Sur les trois jours suivants, cinq membres de la Team au total rapportèrent avoir croisé, au détour d’un couloir ou d’un autre, un pistolet ou une Poké Ball qui glissait silencieusement vers eux.

Puis le déménagement se poursuivit. Le local 101’ était un entrepôt d’armes conçu pour servir de refuge en cas d’attaque sur la base. Cela faisait douze ans qu’aucune mafia n’avait plus osé pénétrer dans un entrepôt de la Team, quatre ans que la Team avait éliminé toutes les mafias rivales sur Kanto, et deux ans qu’on n’avait plus vu une descente de police mal tourner ; mais le monastère avait tout de même été aménagé selon les normes de prudence agressive qui avaient permis à la Team Rocket de devenir ce qu’elle était.

C’était donc un entrepôt ; mais avec quelques améliorations qui auraient ravi un paranoïaque. Il n’apparaissait pas sur les plans ; sa porte blindée était camouflée dans un mur d’acier ; derrière elle, se présentait un simple placard à balais (quoique spacieux), qui cachait une seconde porte ; laquelle donnait accès à une salle blindée et équipée de réserves d’air. On y stockait un peu n’importe quoi, l’objectif étant de pouvoir y tenir un siège si l’entrepôt était repéré. Y compris de la part de Pokémon Spectre, que les murs ne laissaient pas passer.

On pouvait aussi raisonner à l’envers. Auguste avait demandé à ce que le local 101’ soit aménagé en cage à monstre dotée d’un sas. Et pour cela, il y avait toute une pelletée de machins divers à déménager ; dont Ike venait de renverser la moitié dans un couloir.

Mais Auguste aurait ce qu’il demandait. Avant la fin de la journée, on pourrait laisser sa créature en liberté dans le local 101’, où elle arrêterait de briser Poké Ball sur Poké Ball. Elle ne manquerait même pas tellement d’espace, le local faisant une trentaine de mètres carrés.

***
David s’était enfermé dans son bureau. Il avait besoin d’air, besoin d’être seul, besoin de réfléchir — la base l’oppressait, il se sentait englué dans un marécage bourbeux d’idées mal formulées, de notions incompréhensibles, de sentiments contradictoires ; il se croyait revenu au temps pas si lointain où il pouvait se casser la tête sur un problème hors de sa portée, et aussi essayer de casser les murs avec, ou de la casser, peut-être, n’importe quoi pour laisser sortir cette bourbe qui encombrait son cerveau. Une fracture pour fluidifier ses pensées, laisser sortir les déchets, n’importe quoi… Mais trouver la solution. L’action à faire, qui rendrait tout plus facile, qui lui rendrait le contrôle de sa vie.

Il avait essayé pas mal de trucs contre cette espèce de dépression colérique, d’apathie furieuse. Tout énumérer, vérifier chacune de ses actions et se convaincre qu’elle était juste ; ça marchait bien quand il avait raison. En l’occurrence, sans doute pas, sans doute était-il trop rude envers Auguste — alors il refusait inconsciemment l’idée.

Il avait essayé de travailler malgré tout, obtenant certains de ses échecs les plus lamentables. Il avait essayé l’alcool ; mais ce n’était qu’un peu d’abrutissement emprunté au lendemain. Les problèmes étaient encore pires avec une gueule de bois. D’ailleurs, il devait bien admettre qu’il était un peu trop facilement stressé pour rechercher la paix dans la fête… Que ce soit un bon moment au bar avec des étudiants qui donnaient l’impression de mieux s’en sortir, ou n’importe quoi d’autre, ça ne marchait pas.

Restait un moyen détourné, bizarroïde mais qui marchait. Dessiner. Le doctorant s’en sortait décemment en dessin ; cela faisait quatorze ans qu’il s’acharnait sur des croquis d’observation de dissections, des dessins d’observation au microscope et — pire que tout — des schémas de roches.

À force, il avait acquis la précision du trait qui manquait à la plupart des gens qui dessinaient mal . Il lui manquait pas mal des compétences d’un artiste (les couleurs, la composition, la composition de fonds en couleur, l’imagination et surtout cette satanée mégère d’inspiration), mais de temps en temps, il prenait un crayon et laissait couler ce qu’il pensait de sa vie. Le plus souvent, il tentait de représenter le sujet de son énervement. Parfois, il s’en sortait même assez bien pour ne pas déchirer le croquis sitôt terminé.

Ce jour-là, il pensa d’abord s’attaquer à Auguste. Le vieillard (si bien conservés ses soixante ans soient-ils, il était moins responsable que quelqu’un de sénile), après tout, était responsable de tout, d’une façon ou d’une autre.

C’était lui qui avait créé l’Abomination qui avait tué Sam ; et Arceus seul savait comment, ou ce qu’elle avait pu s’amuser à faire au préalable. C’était lui qui avait justifié ce regrettable accident — mais comment pourrait-il regretter quoi que ce soit avec sa mentalité de Moufflair ? — et c’était lui qui avait ordonné de traiter l’Abomination comme un objet. Cela, David ne l’admettait pas. Et il y avait aussi, il y avait encore, ces allusions monstrueuses après l’éclosion — le doctorant avait encaissé bon nombre d’insultes au cours de ses recherches in vivo, mais celle-là les ridiculisait toutes sans peine. C’était une bonne chose que le choc l’ait paralysé, car il ne savait pas ce qu’il aurait infligé au Champion sinon.

Ou tenté d’infliger ; non seulement les Sbires l’auraient retenu, mais en plus l’Arcanin se serait fait une joie de le refroidir à grands coups de dents. David n’aimait pas beaucoup les Pokémon Chiens.

Mais finalement, il n’arriva pas au moindre résultat satisfaisant sur son patron. Ce dernier n’était pas si difficile à croquer ; presque caricatural, avec sa blouse, son crâne d’Œuf, ses lunettes de soleil rondes… Caricatural, justement : David n’avait pas pu s’empêcher d’exagérer, énormément. Une caricature réussie l’aurait bien fait rire, il en aurait été satisfait et se serait arrêté là ; mais voilà, son aversion pour le Champion le poussait à lui infliger une anatomie qui même pour une caricature, n’était pas acceptable.

Alors il se laissa finalement tenter par un croquis de l’Abomination. Elle était assez fascinante, avec son corps qui envoyait paître l’anatomie ; mais aussi avec tout ce contexte autour d’elle. Elle avait tué Sam ; et certainement pas proprement — à cette pensée, David s’empêcha de se rappeler les repas de la créature, constitués de bruits de mastication intense mais pas très longs… En même temps, elle était peut-être la plus à plaindre, dans cette histoire de fous.

Auguste avait eu l’œil en remarquant ses troubles nerveux. Il pensait que cela empêchait l’Abomination d’avoir une conscience trop développée. David n’en était pas convaincu ; il pensait qu’elle pouvait quand même avoir une forme d’intelligence, vu son système nerveux complexe.

Mais cela voulait dire que le moindre instant devait être un calvaire pour elle. Souffrait-elle de sa difformité, de son corps aberrant ? David pensait que oui. Et cela allait à l’encontre de ses convictions, mais il pensait que l’euthanasie était la meilleure chose possible pour Canaima. Elle n’aurait jamais dû être créée ; même si, d’accord, on ne l’avait pas prévue ainsi. Un peu comme un enfant, il aurait fallu avorter — mais on ne savait pas. On essayait d’apprendre sur le tas, mais en attendant la situation n’était pas éthique, pas morale, pas bien !

Si futile cette formulation soit-elle. Il y avait un Bien et un Mal ; leurs frontières étaient floues, et devoir travailler pour la Team Rocket n’arrangeait rien ; mais il y avait une frontière, une limite à ne pas dépasser, et David craignait de l’avoir franchie, craignait que ce soit l’Abomination.

Enfin… La chimère. Elle n’avait rien fait pour mériter ce nom. Cela, le doctorant savait déjà qu’il allait se le reprocher longtemps.

Tandis qu’il divaguait, qu’il laissait ses pensées aller où bon leur semblait, sa feuille de papier s’était remplie machinalement. Il en serait presque surpris. Elle affichait maintenant la chimère, dans une position un peu étrange. David n’avait pas pensé à cet aspect-là ; elle était bizarrement ramassée sur elle-même, tordue. C’était déroutant ; de loin, le croquis ressemblait à un nœud de pattes et d’appendices, sans queue ni tête.

Mais ce n’était pas trop mal. David était même assez étonné d’avoir reconstitué tous ces détails de mémoire. Le croquis sans couleurs avait presque l’air aussi vivant que le modèle. Le dessinateur décida qu’il le stockerait à l’abri — non seulement ce serait mal qu’Auguste le voie, mais en plus, le Champion pourrait se demander ce qui l’avait motivé — puis, quand toute cette affaire serait terminée, quand il serait à nouveau au calme, dans cette base ou ailleurs, il tenterait peut-être de le mettre en couleurs. Non sans en faire une copie au préalable ; il aimait bien ce croquis.

La simple idée de dessiner cette chimère incroyablement compliquée avait suffi à lui faire faire un dessin convenable… Décidément, cette Canaima était vraiment fascinante.

***
Je sais pas… Un chili ?

— Bonne idée, ça ! Ça fait combien de temps que tu n’en as pas fait ?

— Euh… hésita Ike. L’arrivée d’Auguste, non ?

— Ça fait quoi, trois mois ? J’ai l’impression que c’était…

Un court moment de silence s’ensuivit ; puis Claire reprit au moment précis où Ike tentait :

Hier ?

— Il y a trois ans— Haha, pas tout-à-fait !

— Un peu aussi, oui ! C’est bizarre…

— En même temps on a passé presque deux mois dans un canapé à jouer à Mario Kart en attendant que les grosses têtes avancent, et d’un coup, la semaine dernière et hier…

— Tout ça.

— Tout ça, oui. Je… Puutain, lâcha-t-elle dans un souffle. Il va me manquer, ce con de Sam…

— Ça, c’est pas gentil de ta part. C’était le seul qui était assez teigneux pour continuer à te tenir tête !

— Ouaip, pas faux ça ! Enfin… Bon. On n’est pas là pour s’apitoyer sur les morts, même s’ils viennent de loin et sont parti foutrement trop tôt. J’exige que tu m’apprennes à me servir de cette cuisinière !

— Whahaaa, s’esclaffa Ike en essayant d’acquiescer. D’ailleurs tu m’as toujours pas dit pourquoi tu voulais apprendre à cuisiner !

— Tout un tas de raisons affirma Claire comme si c’était quelque chose de merveilleux. D’une, une femme qui ne sait pas cuisiner, ce n’est pas acceptable.

Ike leva un sourcil interrogateur. Ce simple geste suffit à exprimer un tombereau d’objections féministes et de sarcasmes mêlés.

Eh oh, un peu de respect envers ton supérieur hiérarchique ! le tança Claire. Sérieux, je me sens mal vue à cause de ça, presque discriminée.

— J’ai parfois l’impression que tu annonces plaisanter en disant sérieux .

— Ta gueule, merci. De deux, je commence à manquer de moyens d’assurer mon emprise sur la base. Il faut que les gens soient conscients que sans moi ils crèveraient de faim, tout comme ils sont conscients que sans moi ils n’auraient pas de salaire.

Tout en hurlant de rire, Ike tenta (vainement) d’objecter qu’au contraire, sans elle les salaires seraient trois fois plus haut.

Ha nan, t’aura rien à redire à ça ! Admire un peu mon stratagème vicieux pour me permettre de taper encore plus dans le salaire des autres gens.

— S-si… ha ha hrml, y’a bien un truc quand même… Pfff. Tu ne peux pas avoir la moindre emprise sur les gens aussi longtemps... pfff…

— J’écoute. Arrête de t’étouffer, tu aggraves ton cas.

— Aussi longtemps que je suis là pour cuisiner ! lâcha Ike avant d’éclater de rire.

— Certes, concéda Claire en se retenant de pouffer à son tour. Mais tu oublies quelque chose : d’ici quelques jours, l’Abomination aura bouffé la moitié de la base !

Elle dut presque s’étouffer pour garder son sérieux devant l’air médusé d’Ike, et poursuivre.

J’ai des chances confortables que tu fasses partie de nos chers disparus, et à ce moment-là, à moi les salaires triples !

Une pause. Longue, gênante, une pause angoissante dont la place n’était pas une conversation amicale et détendue.

Je crois que… dit finalement Ike, gêné. Je n’ai, euh. Pas du tout aimé cette blague.

— Ouais, c’est bon, j’avais compris. Pas de blagues sur les cadavres, merci… Ça va, je la boucle. Vas-y, je te laisse cuisiner et je vais juste t’observer en silence.

— Je, euh, bafouilla le Sbire cuistot. Ce… Ce n’est pas ce que je voulais dire, enfin je veux dire— c’est comme tu le sens ? Ne prends pas la mouche pour ça, hein, mais si c’est comme ça que tu décompresses tout ce… toute… tout ça… Vas-y ? Fais-le ; toi au moins tu iras à peu près bien et ça fera une personne de moins pour rendre la base morose.

— Merci ? Je suppose…

La responsable de la base d’habitude si agressive hésitait. Elle avait sauté à pieds joints dans le plat avant même qu’il ne soit cuit, et sentait bien que ça ne se faisait pas. Elle n’ajouta rien. Ce fut Ike qui brisa le silence, après une bonne minute consacrée aux ingrédients répandus sur le plan de travail de la cuisine souterraine.

En fait, je préférais quand tu parlais. Là, tu ne dis rien, c’est un peu lugubre…

— Pfff… Bon, je veux bien dire des conneries—

— Ne te gênes surtout pas !

— … mais pas d’analyse de mon comportement, merci.

— Je comprends, les psychotiques apprécient rarement ça.

Ils éclatèrent à nouveau de rire.

***
Cela me… déplaît.

La précision froide avec laquelle il avait articulé ces paroles ne faisaient que renforcer son irritation ; très palpable, pour quelqu'un qui le connaissait depuis deux décennies. Tout le monde savait qu'il avait horreur du gâchis.

Tu n’es pas le seul, que je sache.

— Certes, certes, mais je suis celui qui en répond.

— Stop. Tu as promis.

— C’était il y a longtemps…

— Je m’en fous. Tu ne réponds de rien à personne, et ça ne commencera pas aujourd’hui. Et moi je ne t’ai jamais laissé tomber, et ça ne commencera pas aujourd’hui !

— Tu es invivable.

— Je m’en fous.

— Soit ! Au diable les doléances des Sbires, alors, je mettrai tout sur ton dos !

— Très bien. Continue.

— La ferme.

— C’est pas trop tôt ! Arrête d’oublier que tu es mon supérieur hiérarchique !

— Par mes sept bordels clandestins, mais tu vas pas filer droit à la fin ?

— Je—

— Silence !

Une pause. Longue, gênante, une pause angoissante dont la place n’était pas une conversation entre deux vieux amis.

Je préfère ça, mon vieil ami. Je reconnais que je te laisse un peu trop la bride sur le cou… Reprenons. Cela me déplaît… et je dirais même plus, cela n’est pas acceptable.

— Je fais ce que je peux avec ce que j’ai.

— Ce que je te donne, tu veux dire… Curieux que ce soit précisément le petit nouveau, issu de quartiers pauvres, nul en Dressage, Sbire à peine acceptable, qui soit mort… Chercherais-tu à insister sur la qualité de tes ressources humaines ?

— Là, tu en fais trop, Giovanni.

— Auguste, tu es l’un de mes hommes de confiance les plus douteux. Je ne suis pas là pour recevoir tes conseils, bon sang !

Le Champion de Cramois’Île nota tout de même que son homologue et supérieur ne lui reprochait pas de lui en donner. C’était plutôt positif.

Ce n’était pas la première fois que le Boss des Rocket passait un savon à son vieil ami. Ce dernier ne s’était jamais accoutumé à cet équilibre étrange entre l’élève aux commandes et le mentor concédant la direction. Mais il continuait de jouer le jeu — c’était assez amusant, en un sens.

Il réfréna son amusement. La situation ne prêtait pas à rire.

Tu as perdu un de mes Sbires. Encore.

— C’est tragique, j’en suis bien conscient.

— Laisse-moi rire. Tu n’as plus aucune conscience, et peu importe que cela te rende précieux, ce n’est pas toi qui rédigeras le billet de condoléances. Je t’en demanderai peut-être une version, ça ne te fera pas de mal. Mais ça ne réparera ni la vie brisée, ni ta conscience prostituée.

Auguste ne répondit rien. Giovanni savait appuyer là où ça faisait mal.

Ce qui est le plus décevant, c’est que tu t’arranges toujours pour le faire pendant un cycle de recherche. Et concernant tes punitions, j’ai donc les mains liées.

— Oh, tu peux me virer, tu sais ? David— pardon, Adeneuer a largement les compétences nécessaires pour reprendre le boulot ; en fait, comme ses compétences datent moins que les miennes, il est plus qualifié.

— Le jeunot ? Oh, non, je pourrais le refuser pendant des heures. Rapidement, il ne sait pas tenir ses hommes et il n’ira pas moitié aussi loin que toi. Non. Sur un projet aussi important, il faut une pincée de folie impitoyable. Tu respectes des délais indécents.

— Je le prends comme un compliment.

— Mais je ne veux pas un second accident sur ce projet. Ce serait… déplorable. Aussi, je vais devoir t’envoyer mes propres chiens de garde.

— Nous y voilà. M’humilier devant mes hommes. C’est… mérité, je pense.

— Dommage, ce n’était pas mon idée. J’aurai pu envoyer un Commandant, oui, ou même désigner n’importe quel classe trois pour te donner des ordres, mais je ne le ferai pas. Cela recréerait le même problème. Non, je vais me contenter de t’envoyer un contingent supplémentaire de gardes.

— Combien ?

— Autant qu’il faudra… Mais pour commencer, une vingtaine devrait faire l’affaire.

— Le monastère ne pourra pas en accueillir beaucoup plus.

— Les laboratoires réguliers ont la place d’abriter deux rangées de quatre paillasses, vous arriverez bien à en trouver pour des lits…

— S’il le faut.

— Je suis ravi de te voir si coopératif… Ils arriveront avant mardi prochain, au plus tard.

— Bien.

— Ce sera tout.

La ligne coupa.

Auguste ravala un juron contre cette habitude déplorable de couper les communications aussi brusquement. Enfin, il avait été congédié au préalable, c’était déjà ça. Et puis il était celui qui avait vivement suggéré sa ligne de conduite en matière de relations sociales au Boss quand ce dernier théorisait sa Team en se concentrant sur la géopolitique et les rapports de force basés sur la terreur et la désillusion. C’était donc de sa faute ; sujet clos.

Plus de Sbires, probablement tous des classes trois… Le Champion se laissa aller un instant à imaginer ce que donnerait une Bataille Royale dans ces conditions, puis en revint à l’instant présent.

Les paroles de Giovanni le blessaient. Bien plus que l’attitude provocante de David, alors qu’elles avaient la même source. La peur d’être un jour à la place de quelqu’un d’autre, en l’occurrence Sam. Mais c’était absurde, songea Auguste. Il n’avait pas voulu juger Canaima sur son apparence difforme, et cela l’avait conduit à adopter des mesures de sécurité insuffisantes. Cela ne se reproduirait pas ; chaque larme versée était une leçon. Et Auguste ne craignait pas de tomber et de s’écorcher le genou, pour apprendre à rouler à vélo.

Il retiendrait les leçons de cet accident tragique, et il ne permettrait pas que cela se reproduise. La peur n’avait pas lieu d’être — mais aucune peur n’était rationnelle, cela il ne le savait que trop bien.

À la limite, s’ils devaient craindre de se retrouver à la place de quelqu’un d’autre, pensa Auguste avec un sourire : c’était Canaima. Le Champion ne savait pas trop où s’arrêtaient les limites de son absence de morale ; ceci dit, il se sentait mal à chaque fois qu’il devait s’acharner sur un de ses sujets d’expériences. Non, finalement, il n’y avait aucune chance pour qu’il travaille un jour sur des humains. Tout était déjà fait.

Ces pensées le rappelèrent à son devoir. La chimère semblait capable d’absorber à peu près n’importe quoi comme de la nourriture, et de presque tout métaboliser, pour grandir le plus vite possiblre ; elle l’avait prouvé le matin-même. Avec Sam.

Bref… Auguste avait du travail. Ce serait sans doute constructif de mesurer la capacité de Canaima à assimiler n’importe quoi avec une bonne efficacité ; cela ressemblait d’ores et déjà à une percée médicale. Le Champion allait donc tester les limites de cette aptitude. Il savait déjà que la chimère supportait assez mal les attaques d’Adèle ; mais entre ça et une indigestion, il y avait tout un gouffre à explorer.