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Projet Triple 3 de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 18/04/2020 à 10:01
» Dernière mise à jour le 19/09/2020 à 16:45

» Mots-clés :   Organisation criminelle   Présence d'armes   Présence de personnages du jeu vidéo   Présence de Pokémon inventés   Terreur

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Chapitre 5 : La chimère dont nous avions rêvé
Le plein air !

Et une Arcanin qui courait partout, aussi. Ça n’avait l’air de rien, mais ça aidait vraiment à rendre relaxantes ces promenades en forêt. D’ailleurs, c’était presque plus pour Adèle que pour lui-même qu’Auguste les faisait. Lui n’était pas hyperactif. Ceci dit, apparemment, ça amoindrissait les rhumatismes, un argument de poids pour un vieil homme.

Bref. Le plein air ! Plus il travaillait pour Giovanni, plus il s’investissait dans la Team, et plus Auguste se sentait à l’étroit dans ses locaux. Certes, les diverses bases avaient droit à divers niveaux de décorations. Parfois, les redoutables tapis roulants affichaient deux flèches plutôt qu’une ; parfois on planquait des caméras de surveillance dans des statues de Persian — d’ailleurs la plupart des bases gardaient dans une armoire quelconque une litière et un arbre à chat, au cas où le Boss ferait un tour avec sa chère peluche, et il arrivait que ce matériel soit abandonné n’importe où pour ajouter une touche de piment aux sols d’acier.

Tout ça n’était que des pis-aller. Il y avait des points communs obligatoires : couloirs dangereux et murs d’acier contre les intrusions, alarmes, et surtout : pas de fenêtres.

La Team avait des choses à cacher. Trafic de drogues, de Pokémon, parfois d’humains ; sans aller jusque-là, trafic de tout ce qui pouvait se trafiquer, à commencer par les sous eux-mêmes et les amitiés politiques. Hors de question de risquer qu’un importun vienne coller son museau à une bête vitre et découvre ce qu’il n’aurait pas dû voir. Le Boss voulait aussi peu de meurtres que possible : c’était long et complexe à dissimuler. Et puis les pots-de-vin pouvaient être mieux investis.

Donc, pas de lumière naturelle dans les locaux de la Team. Comment s’étonner, alors, qu’Auguste y étouffe ? Lui qui avait passé une bonne partie de son enfance à crapahuter sur les pentes du vieux volcan assoupi de Cramois’Île, autrement dit toutes les journées où ses parents avaient une leçon à lui donner.

Ce n’était pas vraiment une affaire de claustrophobie, plutôt d’aération. Quand il était gamin, Auguste avait toujours eu l’impression de pouvoir sentir, dans l’air, des traces, des odeurs bizarres, laissées par le passage dans les poumons de quelqu’un d’autre. Comme si les muqueuses dégorgeaient les molécules olfactives du mal-être, et que ces dernières venaient ensuite lui griller le cerveau. Et plus longtemps il restait dans la même pièce que quelqu’un d’autre, plus ça s’aggravait.

En grandissant, il s’était rendu compte que cela tenait plus à la nature houleuse des relations qu’il entretenait avec la plupart des gens qu’il connaissait. Et il avait étudié les deux mécanismes permettant aux poumons de laisser des traces d’eux-mêmes dans l’atmosphère : le cancer et l’hémorragie.

Même ces réalités biologiques crues n’avaient jamais totalement effacé son malaise vis-à-vis des aérations. Il arrivait largement à passer la journée dans son Arène de Cramois’Île quand il y avait une affluence de candidats à un test de culture générale, mais ne manquait jamais une occasion d’aller promener Adèle. Sans hésiter à s’éloigner au point de devoir se servir de son bracelet-téléporteur ; ce privilège des Champions était bien pratique.

Et de même avec la Team Rocket. L’éclosion du blob à triple-type était imminente, et les scientifiques excités comme des puces avaient contaminé les Sbires avec leur impatience ; cela n’empêcherait pas Auguste d’aller se perdre en forêt.

Cette montagne-ci n’était pas sans lui rappeler celle de Cramois’Île. Certes, elles n’avaient géologiquement rien à voir ; mais dans ce ciel immensément bleu, dans ces reliefs escarpés et parsemés de cailloux et de chaos, il y avait quelque chose de volcanique. À Cramois’Île, l’ascension était déconseillée aux personnes âgées (Auguste devrait bientôt demander une dispense spéciale), tant les sols pouvaient se révéler traîtres.

Ici aussi, au moins dans l’idée. Le versant de la montagne ne se contentait pas d’être simplement escarpé : il était torturé, rempli de rochers et de crevasses. Et dans la pénombre des bois, tous ces affleurements rocheux prenaient la teinte du basalte.

Bois qui minimisaient un peu ce sentiment étrange de déjà-vu. Ici, Adèle avait moins d’espace libre ou piquer des sprints pour inciter son maître à la rejoindre, pensant avoir trouvé quelque

sssschsssschssssschsssssssssschchsshchsss

Auguste frissonna, comme pour se débarrasser d’un coup de froid. Des acouphènes lui perçaient de plus en plus souvent les oreilles, il faudrait qu’il consulte un médecin à ce propos.

Le sifflement ne s’interrompit pas — bientôt, des grésillements convainquirent Auguste que ce n’était pas un acouphène.

krzssszrsrrsÎÎÎÎÎÎÎÎÎ —

Un instant de silence. Puis :

Auguste ? Tu m’entends ?

David ? demanda le Champion, surpris. C’est ton Alakazam qui fait ce vacarme ?

Îl est encore jeune, y’a plein de trucs qu’îl ne maîtrîse pas. Bref. L’Œuf remue.

La surprise empêcha Auguste de réagir immédiatement. David devait s’en douter, car il n’ajouta rien. Finalement, le Champion ne posa pas la moindre question — si lui ne comprenait pas comment c’était possible, aucune chance que son jeune acolyte le sache. Il se contenta de deux mots.

J’arrive.

Adèle leva la tête, surprise : le maître ne courait pas, d’habitude. Enfin si, ça lui arrivait, mais jamais en promenade. Pourquoi courait-il ? Avait-il enfin compris que la course était quelque chose d’absolument génial ? Bah ! Impossible de comprendre tout ce qui passait par la tête de ce drôle de Pokémon. Elle se lança à sa poursuite avec un jappement enthousiaste.

Il ne fallut pas bien longtemps à Auguste pour choisir : entre son envie de rester à peu près en forme pour pouvoir continuer de promener Adèle et son devoir d’assister à l’éclosion, il y avait des priorités très nettes. Il sauta sur le dos d’Adèle quand elle le rattrapa, et lui demanda de mettre la gomme — ce qu’elle fit apparemment avec un grand plaisir.

***
L’Alakazam de David s’éclipsa rapidement après avoir rempli sa tâche. Il considérait cela comme un salaire : en échange de sa surveillance dévouée de l’Œuf ces dernières heures, il méritait bien un peu de repos loin de ces neuf têtes bouillonnantes d’excitation.

Dès que les mouvements de l’Œuf avaient été annoncés, les trois scientifiques restés à la base avaient laissé en plan la partie de Mario Kart et s’étaient rués au labo comme s’ils avaient l’enfer aux trousses. Ils furent rapidement suivis par les Sbires, férocement intrigués par ce remue-ménage. Et le laboratoire biologique aseptisé était donc bondé d’humains gesticulant — il faudrait le décontaminer, mais tant pis.

Décidant que l’éclosion était imminente, le logiciel de contrôle d’incubation de l’unité de soins trafiquée avait libéré l’Œuf à l’air libre la veille. Pour la première fois, celui-ci baignait dans un air ayant touché d’autres êtres vivants. Et il était exposé au brouhaha de leur discussion.

C’est impossible ! disait-on du côté des scientifiques. C’est un blob !

— Je me demande à quoi il va ressembler… répondait-on du côté des Sbires.

— Pensez-vous qu’il puisse avoir développé une capacité de métamorphisme ?

— À tes pires cauchemars ! persifla Claire.

— Comment ?

— Le génome, peut-être. Nous devons avoir recopié des parts importantes…

— Tu ne sais même pas à quoi ils ressemblent !

— Tout de même ! La probabilité d’aboutir à quelque chose de viable avec des erreurs de manipulation est infime !

— Non mais je peux te les décrire…

— Est-ce que tu suggères qu’il y ait pu y avoir une influence extérieure ? C’est impossible !

Sur ces mots, la porte du laboratoire s’ouvrit en bourdonnant, et un Auguste surexcité fit irruption dans le laboratoire.

Qu’est-ce que j’ai raté ! demanda-t-il, avec le ton d’un ordre.

— Rien, indiqua David. Juste quelques sursauts, mais rien d’intéressant.

— Une place ! Laissez-moi une place, par tous les dieux !

Son absence totale de maîtrise de soi lui permit d’arriver au premier rang. Il put alors voir pourquoi tout le monde s’agitait autant : l’Œuf était agité de léger sursauts, à intervalles réguliers. Il était indubitablement en train d’éclore.

C’était un Œuf plutôt commun ; blanchâtre, piqueté de minuscules taches rouges, qui donnaient l’étrange impression d’être carrées. Et il bougeait. On mettait toujours les Œuf prêts à éclore sur une surface plane, pour qu’ils ne s’abîment pas en tombant sur une irrégularité. Ce ne serait pas bien grave, mais on n’était jamais trop prudent avec un Œuf.

Celui-ci ne se souciait absolument pas de tomber. Il restait en équilibre sur sa partie la plus arrondie, malgré les petits chocs qui l’agitaient. Chaque coup le faisait s’incliner de quelques degrés, toujours dans la même direction ; puis il reprenait sa place, presque sans osciller. Comme s’il était maintenu en équilibre.

Le temps s’écoula insensiblement. Des craquelures apparurent à la surface. Elles ne tardèrent pas à s’élargir, la coquille se déformant vers l’extérieur sous les coups du petit être qu’elle abritait.

Et c’était impossible. C’était censé être un blob. Qu'ils soient Limagma, Métamorph ou encore Fantominus, les blobs éclosaient tous en relâchant un agent corrosif sur leur coquille et en la dissolvant de l’intérieur. Ils ne faisaient pas bouger leur Œuf ; un blob non adulte n’était pas capable de se comporter comme un muscle. Et ils infligeaient encore moins des craquelures à leur coquille !

Ça ne sera pas un blob, énonça Auguste, comme pour se convaincre de l’évidence.

— Non, confirma David. C’est impossible.

— Mais alors comment je vais l’appeler, moi, notre chimère ?

Les autres lui jetèrent un regard confus — avant de reporter leur attention sur l’Œuf, dont la coquille s’était fragmentée. Il y avait maintenant un espace vide entre quelques morceaux aux contours irréguliers ; mais une membrane interne rosâtre, rendue luisante par la lumière du laboratoire, empêchait de discerner quoi que ce soit en-dessous.

Ben oui, reprit Auguste sans prêter attention au désintérêt général. Comme ça devait être un blob, j’avais pensé lui donner le nom du Métamorph du peintre qui a peint le Métamorph Ose, histoire de caser une petite référence rigolote… Mais ça ne va pas passer, du coup.

— Pourquoi voudrais-tu lui donner un nom ? demanda David, dubitatif. C’est un sujet de laboratoire.

— Précisément parce que c’est un sujet de laboratoire. On s’attache plus facilement à un bidule qui a un nom, et quand on est attaché à lui, on a moins envie de lui faire du mal.

— Est-ce que ce n’est pas contre-productif, pour la recherche ? hésita un des aides de labo.

— Bien sûr, rétorqua Auguste. Mais ça aide à se rendre compte quand on va trop loin.

— Ça aide ? releva David. Ce serait mieux de s’en rendre compte soi-même…

Auguste ne répondit rien : la chimère avait passé son premier membre à l’extérieur de sa coquille.

Une mandibule.

Plus précisément, une chélicère, à ne pas confondre avec le pédipalpe. La chélicère est un membre buccal, formé d’un segment de base articulé sur le céphalothorax et d’un crochet relié à une glande à venin. Elle sert à des usages multiples, allant de la morsure (avec ou sans injection de venin, grâce au réseau nerveux développé permettant une préhension totale) à la traction d’une proie morte, en passant par le transport des Œufs chez certaines espèces.

Autrement dit, les saloperies de dents d’une saloperie de Pokémon Araignée.

À cet instant, Auguste avait l’impression étrange que cette chélicère était là pour lui. Qu’il n’y avait plus personne dans cette saloperie de laboratoire. Rien que lui et l’Œuf en train d’éclore, l’Œuf créé par lui, l’Œuf créé pour lui.

Au cours de ses vingt ans de carrière dans la Ligue, en tant que Champion, il avait été affronté par exactement trois cent vingt-huit personnes au courant de son arachnophobie. Parmi elles, trois cent vingt-et-une étaient des connards qui avaient amené un Pokémon Araignée, dont quatre avaient eu le culot de composer une équipe entière avec des saloperies d’Araignées. Ces quatre-là, plus encore que les trois cent dix-sept autres, avaient été écrasés sans merci, et humiliés aussi durement que possible.

Défier un arachnophobe avec des araignées ? Parfois un coup gagnant. S’il se paralysait, s’il ne pouvait pas surmonter la terreur primale qui remontait de ses entrailles et venait titiller cette zone précise, en bas du crâne, venait lui donner l’impression d’un picotement, d’une présence, l’impression qu’il y avait quelque chose d’étranger à cet endroit du cerveau. Et quoi ? Ben voyons. Quoi, alors qu’on avait une Araignée sous les yeux…

Auguste ne restait paralysé qu’un instant. Le temps de voir. Voir tout. Examiner. Il avait appris, et à la dure, qu’il ne pouvait pas rester immobile — alors il se jetait à corps perdu dans la révulsion, il se laissait fasciner, il recensait tous les détails de la chose.

Et il gagnait, parce qu’il savait exactement l’état dans lequel était son adversaire.

Une fois de plus, il entra dans un état second en voyant la chélicère s’agiter sur la coquille blanche. Cette légère rotation sur l’extérieur — un second appendice était visible, maintenant, la chimère s’employant apparemment à dévorer sa coquille — ce mouvement dénotait une articulation en biais, caractéristique du genre Abdicoleopteros. Mais la pointe de la chélicère était droite, et non incurvée comme elle l’aurait été pour ce genre. Ce Pokémon méritait bien d’être qualifié de chimère.

Une fois une première ouverture percée dans sa protection de calcium-magnésium, la chimère accéléra. En quelques minutes, elle avait terminé son repas. Pendant ce temps, Auguste récolta et estima plus d’informations sur elle que ne l’aurait fait toute une semaine de mesures.

D’abord apparut une tête triangulaire, aveugle, sur laquelle une paire de chélicères n’avait rien à faire. Peut-être la forme générale de la chose ne serait-elle pas celle d’une araignée, finalement ; mais Auguste ne s’en souciait plus. La fascination ne s’interromprait pas simplement parce que cette tête et ces chélicères rappelaient un serpent humant l’atmosphère à l’aide de sa langue bifide.

Tête aveugle. Pas d’yeux sur le crâne. Un soulagement qui fut de courte durée. On commença à se résigner à ce que cette chimère soit royalement mal fichue quand elle dévoila son cou orné d’un collier de petits yeux rouges, ronds comme des billes — mais pas aussi désespérément vides que ceux d’un Insecte : ces yeux avaient chacun une pupille noire. On en voyait une demi-dizaine ; il devait y en avoir huit.

Auguste pouvait déjà estimer que le système nerveux de la chimère, si elle en avait un — mais les mouvements secs, précis des chélicères le confirmaient — serait peu centralisé, semblable à celui des Pokémon aquatiques dotés d’un mécanisme de conversion graisse/eau. Cela générait apparemment des interférences ; ou peut-être que la chimère ne contrôlait pas son corps à la naissance, c’était possible aussi ; en tout cas, ses membres visibles étaient parcourus de légers frissons, et ne mouvaient pas en harmonie. Toutes les actions s’effectuaient en même temps, mais elles commençaient avec un décalage constant d’environ un quart de seconde.

Après avoir mangé la moitié de sa coquille, la chimère commença à déplier ses pattes. Ses neuf saloperies de pattes, cinq à gauche et quatre à droite. Comme pour le genre Abdicoleopteros, elles étaient longues (par rapport à son corps), plutôt fines, mais irrégulières, et sans articulation visible : ces dernières étaient en fait des sections flexibles, dotées d’une souplesse équivalente à celle des tentacules d’un Octillery — cent vingt degrés de rotation possible environ entre la jonction au… corps, et le bout de la patte.

Auguste ?

Bout de la patte constitué d’un minuscule bouquet de griffes rouges — les couleurs dominantes sur la créature semblaient être le rouge, le gris sombre pour le corps, et un noir profond pour les pattes — capables d’agripper les irrégularités de n’importe quelle surface sous un certain angle, mais pouvant les relâcher à condition d’une torsion correcte ; Auguste crut pouvoir compter cinq de ces griffes par patte. Des pattes adaptées par des millions d’années d’évolutions, capables de grimper aux murs. Ce blob présentait une bonne cinquantaine d’éléments aberrants pour une création de laboratoire. La probabilité que cela arrive par hasard était d’environ une chance sur dix, puissance trois mille sept cent vingt.

Auguste.

La chimère était totalement visible, maintenant. Elle avait un corps bizarre, présentant bien moins de détails que le reste de son anatomie. On aurait dit un genre de ver ; peut-être un héritage de son génome de blob. Quoi qu’il en soit, Auguste pouvait maintenant estimer sa taille (une bonne vingtaine de centimètres de la queue (atrophiée) à la tête, une envergure des pattes d’environ trente centimètres : elle avait dû se sentir à l’étroit dans son Œuf d’à peine quinze centimètres de diamètre), sa masse (quelques deux kilogrammes et demi, à une centaine de grammes près), son volume (un tout petit peu moins de trois litres).

Auguste !

Son aspect général laissait encore penser à une araignée — la faute à ces neuf saloperies de pattes — mais se rapprochait plus des Arthropodes ou des Scolocendres, puisque les neuf saloperies de pattes n’étaient pas organisées en bouquet autour de la tête (non soudée au thorax) mais également réparties le long du corps.

Auguste ! hurla l’aide de labo, Raymond.

— Hum, grogna celui-ci en s’arrachant à son étude de la chimère. Je crois que… Je sais comment nous allons l’appeler. Que diriez-vous de Canaima ?

— Si ça te fait plaisir, admit David sans se rendre compte qu’Auguste était déjà en train de regretter ce choix. En attendant : qu’est-ce qu’on fait ?

— Ce qu’on fait ? Voyons, ce qu’on est payés pour faire. On la bloque dans une Poké Ball, et on l’étudie.

— Mais… Ce n’est pas un blob !

— Et alors ! railla le Champion. C’est encore mieux ! Nous avons là une aberration de la nature, quelque chose qui n'est jamais apparu dans tout le règne aramitique, et nous allons tout faire pour la comprendre.

— Je… commença un Sbire sans enthousiasme.

— Quel est son type ? le coupa Auguste. La question primordiale : a-t-on bien le triplet Fée-Spectre-Ténèbres, ou bien cela aussi a-t-il dérapé ? Puisqu'on parle du type Spectre, à quel point est-elle matérielle ? Autant qu'un Tutankafer, aussi peu qu'un Magirêve ? On séquencera aussi son génome, il s’annonce plein d’enseignements.

— Mais c’est nous qui l’avons codé ! protesta David.

— Non, riposta Auguste. Tout ce que nous avons créé de Canaima n’existe peut-être plus ; mais ce qui l’a remplacé sera fascinant à disséquer ! Avez-vous remarqué sa légère épilepsie ? Son système nerveux doit être à peine fonctionnel. Comprendre comment il tient en un morceau, c’est faire faire un pas de géant à la science !

— J’admets que ça ressemble un peu au syndrome de Creutzfeld-Jakob, nota la doyenne des scientifiques.

— En fait, conclut Auguste. Je ne compte même pas attendre.

Il s’approcha de l’unité de soins trafiquée, attirant l’attention de la chimère qui darda ses chélicères vers lui ; puis il pianota rapidement sur le panneau de commande, et un instant plus tard, Canaima retournait dans les entrailles de la machine pour un scanner intégral.

Je suis étonné de te voir aussi enthousiaste pour une putain d’Araignée, nota l’ancien balayeur.

— À vrai dire, répondit Auguste, c’est une excellente idée de sa part d’avoir développé neuf pattes. Celle du milieu à gauche ne lui manquera pas trop quand j’examinerai ses réactions aux courants électriques.

— Vous voulez dire… bafouilla David, retournant à un vouvoiement spontané dans sa confusion. L’amputer ? Mais — mais enfin ! Pourquoi lui avoir donné un nom si c’est pour la traiter comme une chose ?

— C’est l’inverse, rétorqua froidement Auguste. Je lui donne un nom parce que je suis moralement prêt à la sacrifier pour faire progresser la science. Je sais très pertinemment et depuis des années que l’éthique, ou d’ailleurs la moindre forme de raison, est totalement insuffisante à m’empêcher de maltraiter les animaux de laboratoires, pour la science. Alors je les nomme ; ainsi l’affection me rappelle-t-elle ce que je fais quand je pousse mes expériences.

— Vous vous bercez d’illusions, siffla David. Le bien commun ne mérite pas qu’on inflige certaines tortures à ces êtres conscients.

— Je ne prétends pas travailler pour le bien commun, releva Auguste. Seulement pour la compréhension, qui est nécessaire à toute forme de bien commun.

— Vous me dégoûtez !

— Ah oui, je te dégoûte ? Alors écoute une petite histoire, et après cela, tu te dégoûteras toi-même. Je me suis un peu renseigné sur ton compte, David, j’aime bien savoir qui travaille sous mes ordres. Tu sais sans doute ce qu’est une anesthésie osmotique ?

— Oui, je… commença David. Comment osez-vous !

Son rugissement fit reculer les deux aides de labo, par réflexe. Mais Auguste resta imperturbable.

Exactement, confirma-t-il comme s’il ne s’était rien passé. La technique qui a évité la mort de ta mère à ta naissance. Beau progrès social, n’est-ce pas ? Eh bien elle a été développée grâce aux travaux d’un chercheur nipponais, pendant la Deuxième. Il faisait sur des humains ce que nous allons faire sur un Pokémon, par pure curiosité. Alors ne viens pas me parler du bien commun. Le bien commun, c’est bon pour prendre trente ans de retard dans la médecine et perdre des milliers de vies.

La machine bipa, et le Champion se retourna vers elle en concluant la discussion.

Pour comprendre comment tourne un moteur, on le démonte, puis on le reconstruit. Et nous avons là un moteur défectueux : une formidable opportunité d’apprendre le fonctionnement d’un tas de mécanismes biologiques. Qui sait ce à quoi nos recherches aboutiront ? Je veux bien faire souffrir un unique Pokémon de laboratoire, si je peux sauver la vie ne serait-ce que d’un seul autre !

Il ne vit pas l’air répugné de David, ni celui, résigné, de son ancien balayeur, ni ceux, indifférents, des aides de labo, ni ceux, variés dans la surprise et l’avidité, de ses Sbires. Il ne contemplait que les graphiques qui s’affichaient sur l’écran, et la chimère qui ressortait de la machine.

Auguste plongea une main dans la poche droite de sa blouse, y trouva une Poké Ball. Et sans une seule hésitation, il captura le premier Pokémon Araignée de sa vie. Ce serait aussi le dernier.