4 : Baptême de Feu
Heureusement pour eux, ils ne se firent pas attaquer durant la nuit. Gvidon put dormir suffisamment, jusqu'à ce qu'Andrey le tire du sommeil d'un petit coup de pied dans les côtes. Ça ne lui avait pas fait mal ; mais il avait connu mieux comme réveil.
Le pokémon Ténèbres poussa un soupir exaspéré et se leva de mauvaise grâce.
La pression était tangible. On se hâtait de toute part, on se rassemblait en ligne. Les supérieurs hurlaient quelques fois. Les avions commençaient à vrombir. Les pokémons oiseaux suivaient les aviateurs - principalement des étouraptors et quelques airmures remarqua-t-il - et s'envolaient peu de temps après que les machines aient quitté la terre. Quand il n'eut plus d'avions, un premier corps se détacha, puis un deuxième, un troisième…
Il les voyait s'éloigner un-à-un, alors que le ronronnement des avions continuaient au loin, bientôt rejoint par d'autres, légèrement différents. Plus il y avait de divisions qui disparaissaient, plus un fond sonore s'imposait. Gvidon distinguait un pêle-mêle de hurlements, d'explosions, de bruits d'avions et de coups de feu, créant une cacophonie insupportable.
Vint alors le moment où ils furent appelés, Andrey, quelques autres, et lui. Alors qu'ils courraient vers le champ de bataille, Gvidon sentit son cœur battre de plus en plus vite. Il arriva néanmoins à garder les idées claires, jusqu'à ce qu'ils arrivent face à cette plaine où ils allaient se jeter à corps perdus.
C'était effroyable. Il ne restait pas un carré d'herbe ou de fleur : absolument tout n'était que terre battue, grisâtre et vermeille. Le pokémon distinguait, au loin, des cadavres dispersés ci et là. Le bruit des mitraillettes, des avions qui tournoyaient encore dans le ciel, lui brisaient les tympans. Le vent soufflait terriblement fort - un courant d'air glacé le pénétra jusqu'à l’os.
La peur lui prenait le ventre. Il chercha Andrey. Où était-il ? Même s'il ne l'appréciait pas, il était le seul être qu'il connaissait vraiment. Il n'était tout de même pas parti devant sans l’attendre ? Pas vrai ? Non, il était là, en train d'armer son revolver.
Gvidon inspira profondément. Il s'approcha de son dresseur. Ils entendirent une explosion : quelque chose (quelqu’un ?) s'écrasa pas très loin de leur espèce de petite tranchée. Une frêle secousse leur parvint.
Andrey lui adressa un regard. Son visage crispé indiqua au pokémon Coupant qu'il n'était pas à l'aise non plus. Il ne sut pas si cela le rassurait ou au contraire le fit paniquer davantage. Les lèvres de l'humain s’ouvrirent :
— On y va, fut la phrase qui s'y échappa.
Il le saisit par la taille et avant que le pokémon Ténèbres puissent faire quoique ce soit, il était sur la scène de tous les regards.
Là, il n'y avait personne, si ce n'était que des cadavres entrelacés. Humains, pokémons, ou simplement membre, cela n'avait pas d'importance. Plus loin, d'autres s'affrontaient avec acharnement et violence. Les coups de feu étaient de là-bas. Soudain, un éclair gigantesque frappa de plein fouet le camp adverse. De la fumée commença à s'échapper de leur repaire. Ce n'était qu'une question de temps avant que l'odeur du brûlé ne leur parvienne…
— Gvidon !
L'intéressé leva la tête vers le jeune homme.
— Ne te laisse pas distraire. On n'est plus en entraînement.
Il fit une pause. L'humain balaya l'horizon du regard.
— Allons-y.
Sa lèvre inférieure avait tremblé alors qu'il parlait. Mais il avait lâché ces mots avec convictions. Le pokémon inspira une nouvelle fois. Et ils se lancèrent dans la bataille.
Leur rôle était de rester discret, afin de pouvoir profiter de la faiblesse de leur assaillant. Andrey observait rapidement les alentours, trouvait une cible et Gvidon faisait le reste. En général, il arrivait par derrière et tranchait la carotide avant de revenir vers le dresseur le plus vite possible. Ce dernier, en contre-partie, le couvrait avec son arme à feu et le prévenait si on tentait de l'attaquer à revers. Lorsqu’il n’avait plus de munition dans son arme à feu, ils se mettaient à couvert comme ils le pouvaient et Andrey se servait dans le sac de Gvidon.
Sa première victime avait été un charmillon. C'était, par nature, une créature délicate, mais diablement problématique par toutes les poudres nocives qu'elle sécrétait. Déjà blessée par quelques projectiles diverses, il avait suffit qu'elle baisse sa garde dans le but de se régénérer, se posant doucement à terre, pour que Gvidon se rue sur le papillon. Le temps qu'il l'atteigne, leurs regards se croisèrent. Ses deux grands yeux cyans se plongèrent dans les siens.
Ereintement. Douleur. Surprise. Terreur. Regret.
Cela n'aura duré qu'une fraction de seconde. L'instant d'après, la Griffe Acier avait fait son travail. Il n'y avait plus qu'un corps, à quelques pas de lui, qui ne tarderai pas à tiédir. Gvidon eut un regard pour ses deux lames, souillées par un liquide verdâtre.
Que ressentit-il, à ce moment ? Du dégoût ? De la colère ? De la satisfaction ? De l’excitation ?
Non. Il n'éprouvait rien de tout ça. Juste, du vide. Cela ne lui avait pas fait plaisir. Cela ne lui procura aucun remord. Il avait fallu le faire, c'est tout. Le papillon avait été faible et du mauvais côté ; lui avait été fort et du bon. Le résultat ne faisait que découler de cette logique implacable.
Et c'était avec cette froideur d'esprit qu'il achevait, un-à-un, ceux qui croisaient leur chemin. À quelques reprises, il avait tué en équipe - pas nécessairement avec d'autres nettoyeurs - plus ou moins auréolé de succès. Les pokémons adverses connaissants Téléport sabotaient régulièrement leur mission en sauvant de justesse leur compagnon.
Cependant, ils restaient toujours à distance des chars d'assauts, surtout lorsqu'ils étaient en groupe. C'était facile de se faire exploser par un missile. Gvidon avait eu un exemple explicite, à moins de quelques mètres de lui. De ceux qui se tenaient là, il ne restait plus rien, si ce n'était qu'un énorme cratère noirci. Cette violence le paralysa un instant et il fallut que son dresseur lui gueula de se bouger pour le sortir de sa torpeur.
Il faillit, lui aussi, durant cette première bataille, y laisser la vie. D'une manière vraiment stupide en plus de ça.
Il s'était jeté sur un hippodocus aux portes de la mort, mais, au lieu de viser le cou, il s'était précipité sur le flanc de son opposant. Il fit un plat contre sa peau et ses lames ventrales plongèrent dans la chair du pokémon Sol. Il l'entendit vaguement poussé un dernier râle et le pokémon Acier le sentit tituber.
Gvidon prit alors conscience avec horreur que, s'il ne se dégageait pas à temps, il allait se faire écraser par la masse titanesque du quadrupède. Ce court instant de lucidité laissa place à la plus grande panique. Il se débattit de toutes ses forces, mais il ne parvint pas à s'extraire du mourant. Le corps du pokémon bascula vers lui. Il crut voir le jour pour la dernière fois. Puis il se sentit projeter et il s'extirpa enfin de son adversaire alors que celui-ci s'écrasait sur la terre rougie.
Il leva la tête et il aperçut Curto qui s'en retournait vers son dresseur. Il n'avait même pas pu le remercier. Mais, de toute façon, il n'avait pas les mots pour lui signifier sa gratitude.
Le pokémon Acier ne sut comment, mais leur armée gagna cet affrontement. Ils arrivèrent à pénétrer dans le camps adverse et à mettre en déroute les derniers résistants.
Le chaos prit fin. Plus aucun hurlement, plus de bruit de coup de feu, plus de corps qui ne s’écroulait.
Pendant un temps.
On récupéra les prisonniers, et on les sépara en fonction de s'ils étaient humains ou pokémons - mais uniquement les valides. Le dernier groupe fut emmené en périphérie et Gvidon ne sut pas ce que les individus advinrent.
L'autre, en contre-partie, fut emmené dans une des tentes. Le supérieur de celui qui les avait accueillit la veille y entra avec une escouade de ses semblables, mais aussi de deux pokémons Spectres.
Il ne savait pas ce qu'ils faisaient là-dedans (il n'avait pas le droit d'y entrer) mais on entendait des hurlements. De colère, d'impatience. De rage, de haine. Ou, de douleur, de supplication. Et parfois, du silence, rien que du silence.
Puis, ça reprenait.
Cela lui fit peur et il s'en éloigna bien vite.
Gvidon vit aussi des humains, armés de couteaux, qui se glissaient dans la tente de l'infirmerie ennemie. Il y entendit des glapissements de douleur, mais rien de plus.
Il se doutait de ce qu'il se passait. Tout le monde savait ce qui se tramait, à l'intérieur. Mais personne ne dit rien. Personne ne les arrêta.
Le pokémon ne savait pas comment il devait réagir. Était-ce à lui d’intervenir ? Ou cet acte était-il simplement normal ? Certes, ces blessés-là étaient du mauvais côté… Mais ne se rendaient-ils pas semblables à eux en leur imposant une telle mort ? Ou était-ce pour l’exemple ? Ces pensées le troublèrent profondément.
Dans sa réflexion, il chercha Andrey, qu'il avait perdu de vue depuis leur victoire. Il devait avouer qu'il s'était mépris sur son compte. Il était peut-être âpre, mais il avait fait preuve de bravoure et Gvidon ne pouvait que l'admirer pour cela. Par contre il craignait, qu'à présent le combat terminé, leur relation retomba dans cette espèce d'indifférence à peine polie.
Alors qu'il déambulait à l'aveugle, des hommes vinrent vers lui. Ils lui lancèrent :
— Hey, toi-là ! Qu'est-ce que tu fais sans ton dresseur ?
C'était une question rhétorique ; le pokémon ne pouvait pas leur répondre. L'un d'entre eux regarda aux alentours, puis ne voyant personne, reprit à voix plus basse :
— Bah, il fera bien l'affaire. Personne n'en saura rien de toute façon. Scalpion, s'exclama-t-il, suis-nous.
Gvidon était récalcitrant. Il ne leur faisait pas confiance. Mais ils étaient ses supérieurs : il devait leur obéir.
Ils le menèrent un peu à l'écart, presque à l'extérieur du campement.
Là, ils trouvèrent un homme, poings et pieds liés. Il releva sa tête brune vers eux. La chose qui le frappa en premier fut l'ecchymose au niveau de sa joue. La seconde fut son regard clair, chargé de colère et de haine, qu'il pointa droit vers eux. La troisième fut le sang qui était à ses pieds - d'ailleurs, ils étaient nus et Gvidon savait que ce n'était pas commun.
Il n'était pas vraiment surpris des sentiments amers qui habitaient l'humain. Après tout, il portait le brassard des ennemis. Il devait sûrement être en rogne d'avoir été battu. Mais s'il n'avait pas voulu subir un tel affront, il aurait dû se ranger du bon côté, estima le pokémon.
— Tu ne t'es pas enfui ? T'as raison ceci-dit, les autres t'auraient descendu avant. Ce qui aurait été beaucoup moins amusant… marmonna celui qui avait gardé le silence jusque-là.
L'autre les regarda avec mépris. Puis, ses yeux se fixèrent sur Gvidon. De la curiosité méfiante fut ce qu'il décrypta.
À leur grande surprise, les deux hommes détachèrent le prisonnier.
— Allez, dégage, cracha l'un des deux sans Gvidon ne put savoir lequel.
L'affranchi les dévisagea longuement. Comme il ne réagissait pas, on jugea bon de le stimuler à coup de pied.
Le vaincu se releva péniblement. Il eut un coup d'œil vers le pokémon Ténèbres et s'éloigna lentement. Il semblait boitiller ; l'un de ses premiers pas faillir finir dans la fange. Il jeta un dernier regard au campement avant de continuer définitivement sa route.
Gvidon commençait à se demander pourquoi on l'avait convoqué avant que l'un des hommes se baisse vers lui pour lui ordonner :
— Tue-le.
Le scalpion fut troublé. Ils le libéraient, et maintenant ils lui demandaient de le tuer ? Peut-être avaient-ils changer d'avis, mais le petit pokémon eut du mal à y croire.
Mais les ordres étaient les ordres ; on ne pouvait y désobéir. Ses lames s’allongèrent.
Il courut vers l'ancien prisonnier et taillada une de ses jambe avant de le dépasser. L'homme poussa un cri de douleur et son membre blessé le lâcha. Profitant que sa cible était à sa hauteur, Gvidon tenta de lui asséner le coup final ; mais elle anticipa, protégeant son cou par ses bras qui encaissèrent l'attaque. Un peu de sang gicla.
Décontenancé, le pokémon Coupant ne vit pas venir le poing de son ennemi qui s'écrasa en plein milieu de son visage. L'impact le propulsa à terre mais il fit jurer aussi son assaillant de douleur . Alors que le pokémon se relevait, il entendit des rires mais ne s'en préoccupa pas. Ce qui concentrait son attention était l'humain qui s'était redressé et essayait de s’enfuir.
Il eut du mal à l’approcher : à chaque fois qu'il prenait une initiative, l'autre anticipait et le repoussait. Cela commençait à l'agacer. Au moins, il arrivait à l'empêcher de s'enfuir. Mais il ne pourrait pas tenir encore très longtemps ce manège ridicule ; il lui fallait un plan. Provoquer la surprise.
La surprise…
Le pokémon se recula, et concentra sa force dans son avant-bras. Il s'imagina comme tout plein de petites particules s'agglutiner contre cette partie antérieure alors que celle-ci prenait une couleur violacée. Il sut pas si son adversaire devina ce qu'il préparait mais il parut d'autant plus paniqué, et après une contemplation sidérée, tenta une nouvelle fuite.
Mais c'était trop tard. Gvidon relâcha son attaque qui fusa sur vers son dos. Elle le toucha de plein fouet. L'humain s'écrasa par terre comme une poupée de chiffon. Confiant, le pokémon Ténèbres s'approcha de sa victime, qui était comme pris par des petits spasmes. Son visage, ensanglanté, était juste suffisamment tourné vers le ciel pour qu'il puisse observer son expression. Il avait l'œil fermé, des larmes s'étaient mêlées à son sang. Il vit…
De la douleur. De la peur. De l’accablement.
Un doux pleur, comme une demande de clémence, s'éleva.
Gvidon y consentit.
Sa lame se durcit et trancha net la gorge de l'humain.
Gauche, droite.
Il espéra que le coup de grâce avait été le plus indolore possible.
Au moment où il finit sa besogne, les deux soldats l'applaudirent avec emphase.
— Ça c'était du grand spectacle ! s'exclama l'un des deux.
Mais Gvidon reçut leur ovation avec une grande froideur. On n'applaudissait pas pour ce genre de chose. On pouvait être fier d'avoir vaincu un ennemi ; mais les conditions de cette exécution le révulsait. Ce n'était même pas pour manger. Ce n'était même pas pour se défendre. Pas même à but préventif. C'était juste, un amusement, une distraction malsaine. C’était… méprisable.
Il s'interrogea vaguement d'où il tirait ces idées, avant d'oublier cette réflexion presque immédiatement.
Gvidon partit le plus loin possible de ces deux sadiques répugnants. Il abandonna l'idée de retrouver Andrey - il se demandait sérieusement s'il ne s'était pas envolé dans un de ces maudits avions vers des contrées lointaines. À la place, il rechercha Curto. Il ne l'avait pas vu depuis son sauvetage. Et là, il avait vraiment besoin de se changer les idées.
Le scalpion entra dans la tente et se dirigea vers le groupe de pokémons. Certains avaient des bandages sur eux, mais ils ne paraissaient pas trop mal en point. Il y avait aussi quelques humains, mais il n'y fit pas attention.
Alors qu'il s'approchait, l'élekable leva la tête en sa direction et le salua. Il le lui rendit. En baissant les yeux, il lui demanda humblement s'il n'avait pas vu Curto. Le grand pokémon prit un air désolé et les autres évitèrent son regard.
L'insécateur s'était pris plusieurs balles d'une mitrailleuse et avait succombé à ses blessures, peu de temps avant la victoire.
— Mes plus sincères condoléances, conclut le pokémon Électrik.
Puis il regarda sur le côté. Gvidon crut d'abord à un geste de pudeur, mais il vit ensuite qu'il désignait un humain par son regard.
C'était Feliks. Il était assis sur une chaise, les yeux rougis fixant le vide. Il tenait dans ses mains un bout de tissu orange, que le scalpion reconnut comme étant un brassard.
D'abord, il n'osa pas trop bouger. Puis, empiétant sur sa réserve, il alla à sa rencontre et s'installa à côté de lui. Le dresseur ne le remarqua pas tout de suite. Quand enfin il le fit, il eut un petit rire amer.
— Je fais tant pitié que ça ?
Le pokémon Acier ne lui répondit rien.
— Qu'est-ce que je vais leur dire… ? continua l'autre plus à lui-même qu'à son interlocuteur.
Des autres soldats discutaient bruyamment à l’extérieur.
— Tu n'as pas quelqu'un d'autre à voir ?
Gvidon secoua la tête pour dire « non ». L'homme poussa un soupir.
— Tu essaies de me consoler ?
Il fit oui . Feliks eut de nouveau un rire nerveux. Il se pencha pour attraper son sac et fouilla à l’intérieur.
Il en sortit un petit biscuit rectangulaire qu'il lui tendit.
— C'est pour toi.
Gvidon renifla le gâteau avant de le prendre gentiment entre ses dents. L'instant d'après, il goba le biscuit qu'il croqua avidement. Ce n'était pas trop mal ; un peu dur mais comme c'était sucré, ça passait.
Cela décocha un faible sourire à Feliks.
Ils restèrent silencieux pendant un long moment, chacun assis de son côté, emplis d'un sentiment affligeant.