Gvidon n'avait pas toujours vécu aux côtés de Cathie et de Babouchka malgré ce que semblait penser le village. Il était né dans la
nature
, dans un groupe de scalpions comme des centaines, peut-être même des milliers d'autres avant lui.
Ce qui le différenciait un tant soi peu des autres était son bannissement relativement précoce. La cause, le pourquoi, le comment, cela n'avait pas d'importance. C'était arrivé, et c'était tout. Pour être franc, il en avait oublié la raison depuis longtemps.
Quoiqu'il en soit, un scalpion inexpérimenté et isolé sur les routes, ça ne fait pas long feu. Il n'avait pas fallu attendre très longtemps avant qu'il ne tombe dans un piège humain.
Il se rappelle encore de ces ombres gigantesques de figures humanoïdes à dos de galopas, accompagnés de grahyènas qui lui aboyaient dessus sans vergogne. Terrifié, il montrait les lames ; en tentant, vainement, de retirer sa patte prisonnière d'un fin fil métallique.
Les humains discutèrent entre eux de son sort - à l'époque, il ne comprenait rien de leur langage - avant que l'un d'entre eux décida de descendre de son destrier. Il lui parla d'un ton doux, et comprit vaguement qu'il ne lui voulait pas de mal. Alors, lorsqu'il sortit son canif et qu'il s'approcha de sa jambe, il ne bougea pas.
L'homme le délivra.
Et puis, comme si ce geste n'avait aucune importance, il remonta sur le pokémon Feu, et le groupe disparut.
Gvidon (il ne s'appelait pas encore comme ça, mais qu'importe) resta longtemps perplexe devant cet acte étrangement généreux. Il ne l'apprit que bien plus tard, mais ce geste était plus par souci de sécurité qu'autre chose. Ils pensaient que ce jeune scalpion avait un groupe d'appartenance, et ils ne voulaient pas se risquer à obtenir la colère de pokémons tel scalproie et ses subordonnés. C'était loin d'être le cas mais ils ne pouvaient pas le savoir.
Gvidon, de son côté, décida de les retrouver. Bien qu'il se rappelait les enseignements de sa prime jeunesse, peut-être que ces humains étaient différents. S'ils l'avaient laissé en vie, c'est qu'ils étaient capable de clémence et qu'ils ne haïssaient pas tous ses semblables Coupant.
Par chance, le village ne se trouvait pas très loin et il le retrouva le soir-même. Au début, les habitants, à sa vue, furent pris de panique ; ils pensaient à une attaque et il fut accueilli avec des fourches. Heureusement pour Gvidon, l'homme qui l'avait sauvé intervint. Il s'adressa à lui, mais ne comprenant pas, il resta silencieux. Les villageois vocalisèrent entre eux un long moment. Si long, que le pokémon Acier avait finit par s'endormir sur la paille de la grange où ils s'étaient réunis. Le lendemain, il se réveilla dans la maisonnée de celui qui allait devenir son Maître.
Il fit connaissance de la compagne du Maître, de leur fille, Catherine, et de la matriarche, Babouchka.
Ils étaient fermiers. Catherine, âgée alors de six ans, allait pour l'instant à l'école afin d'apprendre l'écriture ; mais il ne faisait aucun doute qu'elle reprendrait dès que possible le même travail que ses parents. Babouchka, trop âgée pour supporter le labeur quotidien à l'extérieur, s'occupait des travaux ménagers.
On trouva rapidement des occupations au pokémon. Gvidon alterna ainsi la garde de la maison, la chasse aux indésirables et, bien sûr, la fauche lors des moissons. Quelque fois, en général l'hiver, il accompagnait Cathie sur le chemin du retour après
l'école
.
Tu comprends, avec un pokémon comme celui-là, ça fait fuir tous les mauvais genres !
avait dit une fois le père de Catherine en riant à moitié.
Gvidon ne comprit pas très bien ce qu'il voulait dire, mais qu'importait puisqu'après tout, il appréciait être en compagnie de la petite fille.
Catherine (ou plus simplement Cathie) était devenue, en effet, très rapidement proche de lui. Ce fut elle qui le baptisa
Gvidon
.
Oh, combien de courses avaient-ils pu faire ensemble ? Combien de temps avaient-ils pu passer à se cacher de Babouchka lorsque l'un des deux faisait une bêtise ? Combien de fois s'étaient-ils endormis ensemble dans le foin - à distance respectable afin qu'il ne la blesse pas ?
Elle était celle qui allait le chercher pour lui dire qu'il n'était plus puni. Elle était celle qui venait l'embrasser pour lui dire bonne nuit. Il était tellement attaché à elle qu'il la suivait partout dans la maison - parfois au plus grand bonheur ou agacement de la petite.
Il ne fallait cependant pas croire que les autres membres de la famille ne s'occupait pas de lui. Le Maître, par exemple, s'occupait d'aiguiser ses lames comme il se doit. Babouchka lui préparait ses gamelles quotidienne rien que pour lui. Maman le félicitait toujours après qu'il ait fait du bon travail.
Mais, à leurs yeux, il savait qu'il était d'abord
un pokémon
avant d'être l'un des leur. Cela ne le dérangeait pas. Il savait se rendre utile. Il
aimait être utile. Le pokémon Ténèbres se trouvait déjà très chanceux d'avoir un toit (
son toit) et une famille (
sa famille).
C'était une époque qui lui paraissait si lointaine… Et en même temps, encore si vivace et nette dans son esprit…
Mais elle avait été aussi si courte. On ne s'en rend pas vraiment compte que ça ne durera pas ; on croit que le bonheur existera toujours. On ne prend pas conscience que l'on a plus d'influence sur sa destinée même. Pourtant, quand ces hommes étaient venus et avaient emmené tous les pokémons, excepté lui parce qu'on l'avait caché dans le placard de la petite, il aurait dû se douter que les choses allaient bientôt se gâter. Il avait eu de la chance que sa famille avait dû apprendre, d'une manière ou d'une autre, le dessein de ces hommes-là.
En plus de leur enlever leurs amis et moyens de locomotion, voire de survie pour les éleveurs, ils prélevèrent aussi les hommes. Il ne put jamais dire au revoir à son Maître, qui partit en laissant son épouse enceinte et le reste de sa famille.
Tout appartient à l'État, et vous devriez être heureux d'avoir le privilège de défendre votre nation
se souvient-il avoir entendu. Il n'avait aucune idée de qui pouvait bien être cet
État
(et il l'ignorait toujours) mais Gvidon n'estimait n'avoir aucun compte à lui rendre. Et il était en colère de ne plus entendre, de ne plus sentir la main chaude sur sa tête, la simple présence de son Maître bien-aimé.
Mais il restait Catherine, Maman et Babouchka. Il était de son devoir, maintenant le Maître parti, de les aider comme il le pouvait. Il fallait travailler plus dur encore, faucher encore plus vite (
droite-gauche, gauche-droite) s'assoir à côté d'elles lorsqu'elles regardaient, tour-à-tour, silencieusement, la vitre où la pluie tombait. C'était… Sa manière à lui de les consoler.
Il fallut aussi, le jour où Maman eut très mal au ventre, courir le plus vite possible chez la sage-femme du village.
Mais, malgré tous ses efforts, il n'avait pas pu empêcher sa mort et celle de son bébé.
Perdre le Maître avait déjà été très difficile, mais la disparition de Maman fut plus terrible encore. Les yeux verts, si pétillants de Cathie, s'étaient comme opacifiés par un voile gris. Et elle pleurait. Souvent. Très souvent.
Et, pour être honnête, il avait dû pleurer aussi.
Babouchka, elle, il ne la vit pas pleurer tout de suite. Peut-être l'avait-elle fait, mais par pudeur elle s'était retenue devant lui. Mais il se souvient, alors que le village était en fête car
la guerre venait de se terminer
, il l'avait trouvé en sanglots, devant la petite table de la cuisine. Elle tenait un minuscule carton brun dans sa main. Quand elle se rendit compte de sa présence, elle lui dit:
— C'est finit. Il ne reviendra plus. Ils ont juste retrouvé sa plaque. Nous ne pourrons même pas l'enterrer…
Elle s'essuya les yeux et jeta rageusement le papier au feu, avant de se remettre à tricoter un vêtement pour Cathie.
Des jours bien sombres s'étaient écoulé depuis.
Pourtant, malgré leurs absences, il fallait continuer à vivre.
°-°-°-°Cathie restait certainement la plus déterminée.
Elle avait treize ans. Elle avait terminé ses études ; elle ne travaillait plus que dans les champs avec Gvidon. Ils gagnaient juste de quoi se nourrir tous les trois. Mais ils n'étaient pas malheureux pour autant.
Cathie était devenue aussi plus indépendante du pokémon Acier. Elle sortait toute seule, parfois tard le soir. Ça l'inquiétait, et Babouchka aussi.
— Tu vas tomber sur des mauvais gars si tu continues !
— Quels
mauvais gars
? Tout le monde se connait ici ! rétorquait la plus jeune.
En soi, peut-être bien qu'elle avait raison. En tout cas, s'il lui arriva quelconques aventures, la jeune fille ne se confia pas à Gvidon.
En revanche, elle lui parlait longuement de son envie de partir, d'avoir un peu de changement dans cette vie qu'elle trouvait monotone. Elle voulait aller voir la ville, "se promener sur du béton" et manger des plats d'exception. Peut-être, en rêvant un peu plus encore, qu'elle trouverait quelqu'un pour elle.
Gvidon ne savait trop quoi penser. Il imagina que, si cela faisait plaisir à Cathie, il la suivrait. La ville ne paraissait pas être un lieu déplaisant, après tout. Mais pouvaient-ils laisser Babouchka derrière eux ? Cette pensée lui parut cruelle. Il ne doutait pas que les villageois prendraient soin d'elle… Mais ils étaient les derniers membres de sa famille. Pouvaient-ils vraiment partir tête baissée alors que la matriarche faisait tout son possible pour se sentir utile ?
La jeune fille ne semblait pas se poser ce genre de questions, perdue dans sa rêverie.
— …Il paraît qu'il y aussi beaucoup de dresseurs. La plus part, tu t'en doutes, ils travaillent pour l'Aurore. Il parait que c'est bien payé aussi.
Elle fit une pause, se releva en s'appuyant sur sa faux. Elle essuya d'un revers de main la sueur qui perlait de son visage et reprit le travail.
— Dis-moi Gvidon… Ça te dirais de devenir pokémon de combat ?
Le pokémon Coupant lui jeta un regard avant de retourner à sa besogne. Il ne savait pas trop. Cela lui paraissait… Abstrait.
— Si j'ai bien compris, poursuivit-elle, le but c'est de jouer les gardes du corps. Tu te bats que quand c'est nécessaire, et c'est tout. Tu ne trouves pas ça intéressant ?
Il rangea ses lames et se mit devant Cathie. Cette dernière s'arrêta, et remit à terre le bas de sa faux. Le pokémon évita d'abord son regard, embarrassé. Et puis, il finit par faire
non
de la tête. Cela ne lui disait rien, de se battre. Surtout qu'il n'avait aucune idée de l'étendue de ses capacités - qui pouvaient se révéler très mauvaises. Or, que feront-ils s'ils découvraient ce fait qu'en cours de route ? Pourraient-ils rentrer à la maison comme si de rien n'était ? Cette perspective d'avenir si incertain l’effrayait.
Il avait craint que la jeune fille, dans son impétuosité, lui en veuille. Les excès de colère étaient de plus en plus fréquents chez cette dernière, notamment envers Babouchka.
Mais elle se contenta de pousser un soupir, attristée.
— C'est pas grave, mon grand. Si ça ne t'intéresses pas, on trouvera autre chose.
Elle caressa son
casque
avec affection. Il profita de ce contact, pas si rare mais toujours aussi appréciable, jusqu'à la fin. Quand il releva la tête vers elle, le soleil faisait comme une auréole à son amie. Mais ce qui l'éblouit le plus, c'était son sourire sincère qui lui mit du baume au cœur.
— Allez, on a encore beaucoup de boulot à faire ! s'exclama-t-elle en ressaisissant son outil.
Et ils reprirent leur travail, fauchant le blé aussi vite qu'ils le pouvaient.
Droite-gauche. Gauche-droite.Le soleil se coucha et ils rentrèrent bien vite avec leur chariot remplit de blé.
Illustration de Faestorian°-°-°-°-°Un jour, des hommes habillés comme ceux qui avaient emmené le Maître, arrivèrent au village. Ils apportaient avec eux une construction de pierre, qu'ils placèrent au centre de leur territoire. Puis, ils disparurent aussi vite qu'ils étaient apparus.
Il s'agissait d'une sculpture en mémoire à ceux qui étaient morts pour
l'État
. Il ne fallut pas attendre très longtemps pour le voir se faire encercler par les fleurs et les cierges. Parfois, lorsque Gvidon se promenait sur la place, il vit des femmes, parfois avec des enfants, qui venaient sangloter silencieusement sur cet objet obtus.
Il avait dû y aller avec sa propre famille, mais il ne se remémora rien de plus qu'un long dialogue muet autour du monument. Ils avaient déjà suffisamment pleuré. Et puis, Gvidon trouvait que… Ce n'était pas sain de rester, pendant autant de temps, à se souvenir de ceux qui n'étaient plus.
Les mœurs humaines lui échappaient encore un peu, imagina-t-il.
Et puis, ils avaient (
encore et toujours) énormément de travail qui les attendait. L'opération du fauchage des épis emplissait déjà pleinement son esprit ; le pokémon réservait ses pensées pour la nuit.
En attendant…
Droite-gauche, gauche-droite.Après l'installation des hommes en uniformes bleus, les disputes entre Babouchka et Cathie reprirent de plus belle.
Il ne saurait pas exactement expliquer ce dont il était question. Il savait que cela concernait le Maître et l'État, que Cathie était visiblement en faveur de l'État mais cela s'arrêtait là. Comme elles ne parvenaient plus à discuter sans aborder irrémédiablement le sujet, elle finirent par moins se parler. Puis ne plus se parler du tout, sauf pour des choses utilitaires.
Cela rendit Gvidon très malheureux. Mais elles l'étaient sûrement plus que lui, car aucunes des deux ne remarqua son attitude maussade…
Cathie continuait de rêver des grandes villes.
Babouchka restait à filer et tricoter.
Gvidon passait ses journées dans les champs dorés…
(
Droite-gauche, gauche-droite.)
Car malgré leur mésentente de plus en plus marquée, il fallait continuer à vivre. Si possible, ensemble.
Mais ce ne fut pas le cas…