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Entre Chien et Loup T.1 - Le Royaume du Soleil de Goldenheart



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Informations

» Auteur : Goldenheart - Voir le profil
» Créé le 26/12/2019 à 17:58
» Dernière mise à jour le 26/12/2019 à 17:58

» Mots-clés :   Alola   Conte

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Chapitre VIII
Quibli ramassa le morceau d’écorce et le porta à ses narines. Aucun doute, il s’agissait des restes d’une cosse de lémurien des cocotiers. Ce qui signifiait qu’un individu, si ce n’était un groupe, était passé par ici.

Le solitaire se dressa sur ses pattes de derrière, les yeux rivés aux branches des arbres qui le surplombaient. Hormis le vent, rien ne faisait se mouvoir les feuilles. Lorsque Quibli perçut enfin un mouvement, il déchanta vite en reconnaissant une araignée verte, qui évoluait aussi discrètement que possible sur les fils invisibles qu’elle avait tissés entre chaque tronc.

Bien que ce ne fusse pas l’espèce qu’il aurait souhaité croiser, Quibli fut tout de même un peu soulagé de voir que toutes les créatures de la forêt n’avaient pas disparu. La plupart se cachaient sûrement aux creux de terriers inaccessibles ou usaient de leur petite taille pour passer inaperçues.

Le singe décida de suivre le début de piste qu’il avait déniché. Ce n’était pas comme s’il pouvait faire quoi que ce soit d’autre…

Au fur et à mesure qu’il avançait, les arbres alentour se faisaient plus espacés, et l’herbe recouvrait de plus en plus le sol caillouteux de la forêt. L’orée ne devait pas être très loin. Et au-delà, se situait la plaine. Quibli n’était jamais allé de ce côté-ci de la forêt. Il l’avait rarement quittée, à vrai dire ; les seules exceptions remontaient à de petites expéditions du côté du village des faiseurs de feu – les locaux, pas les envahisseurs – histoire de leur dérober quelques fruits par pure facétie. Ah, qu’il semblait loin, ce temps d’insouciance…

Soudain, le lémurien se figea. Non, son imagination ne lui jouait pas des tours : c’était des cris de lémuriens qu’il entendait, provenant de derrière cet arbre couché. Il y avait donc des survivants ! Sans se laisser aller à la précipitation – on n’était jamais trop prudent – Quibli pressa néanmoins le pas.

L’arbre avait été abattu par un orage datant de plusieurs lunes, et la mousse l’avait presque entièrement recouvert. Avec les récentes pluies, celle-ci était gorgée d’eau, et ruisselait en miroitant faiblement à la faveur des timides rayons du soleil. En escaladant le tronc, Quibli en profita pour en arracher quelques morceaux, qu’il pressa dans sa main afin de laisser l’eau couler dans sa gueule. Se désaltérer un peu lui fit un bien fou.

Une fois au sommet du tronc horizontal, le primate repéra – à son grand soulagement – deux de ses semblables. Hélas, à en juger par les symboles formés par les feuilles collées à leur fourrure, ils n’appartenaient pas à son groupe. Eux-mêmes ne faisaient pas partie de la même colonie : l’un arborait un symbole composé de trois feuilles disposées verticalement les unes à la suite des autres tout le long du bras, tandis que l’autre en portait seulement deux, disposées en T renversé.

Les deux lémuriens se faisaient face, le poil gonflé au maximum et les babines retroussées. Tout occupés qu’ils étaient à se cracher à la figure – sans toutefois oser lancer l’offensive – aucun d’eux ne repéra l’arrivée de Quibli. Ce dernier leva les yeux au ciel. Comme si la situation se prêtait à des chamailleries entre bandes rivales…

Les belligérants portaient quelques cicatrices et autres marques de coups récentes, mais en dehors de cela, ils restaient indemnes. Sous-entendu qu’eux, au moins, n’avaient pas reçu de plomb dans la cuisse… La blessure de Quibli était certes devenue plus diffuse, mais le tiraillait encore par moments, le rappelant à sa mauvaise expérience.

Le lémurien situé à la gauche de Quibli gonfla les muscles, plus pour intimider son adversaire que pour chercher à l’attaquer. Peu impressionné, l’autre fit de même. Quibli s’impatienta ; cette petite compétition ne mènerait nulle part. Il poussa un cri strident, qui força une nuée de petits oiseaux à s’envoler des branches alentour, surpris.

Les deux lémuriens, quant à eux, sursautèrent de concert. En apercevant Quibli, ils se mirent à grogner et cracher avec plus de véhémence. Le solitaire comprit pourquoi en avisant leurs cosses fermement maintenues entre leurs queues enroulées : lui avait perdu la sienne, et en cela, il passait pour un faible. Le plus gros des primates furieux contracta de nouveau ses muscles, et cette fois, ce n’était pas que de l’esbrouffe. Il fit ensuite onduler sa queue afin de libérer son arme, et la lança en direction de Quibli.

Celui-ci n’eut même pas à sauter de son perchoir. Il lui suffit de légèrement se pencher sur le côté et d’intercepter le projectile d’une seule main. En juge impartial, il était extrêmement déçu. Avec un lancer aussi faible, ce primate n’avait aucune chance d’être chef de colonie. Ce n’était guère plus qu’un remplaçant un peu zélé. Quibli lui renvoya sa cosse avec précision sur le casque du piètre lanceur, avec suffisamment de force pour l’assommer alors même que ledit casque était supposé être résistant. L’agresseur s’effondra, sonné.

Quibli choisit ce moment pour descendre du tronc. D’un regard, il vérifia l’envie de se battre du deuxième singe. Heureusement, celui-ci semblait avoir un peu plus de jugeote que leur semblable : il déposa sa cosse à ses pieds en signe d’apaisement. Quibli arracha une autre poignée de mousse du tronc et aspergea le singe zélé d’eau. Le primate humilié poussa un cri d’indignation, avant de s’ébrouer. Il jeta un regard assassin à Quibli, avant de lui tourner le dos, d’un air presque boudeur. Au moins, il avait compris la leçon.

Par des cris et gestes, Quibli s’enquit de la situation de ses congénères. Les nouvelles n’étaient pas très bonnes. Les deux lémuriens avaient chacun perdu leur groupe de vue au moment de fuir les faiseurs de feu et leurs créatures magiques asservies. Aucun d’entre eux n’évoqua les monstres de métal ; sans doute le territoire du clan de Quibli, le plus occidental de la forêt, avait-il été le seul touché. Pour le moment, tout du moins. Mais même sur les territoires non envahis par les monstres tueurs d’arbres, les faiseurs de feu avaient fait le ménage, capturant des créatures magiques grâce à leurs baies étranges, poussant celles qui restaient à fuir.

Quibli battit l’air de la queue, à la fois furieux et préoccupé. Si ces deux-là étaient les seuls lémuriens des cocotiers à s’en être sortis, cela voulait-il dire que tous les autres avaient été capturés par les faiseurs de feu ? Quibli resongea à son chef, mort des suites d’une attaque de créatures magique asservie. Il était possible que certains primates aient succombé de la même manière…

Mais il était également possible que d’autres aient survécu, et se soient enfuis dans une autre direction. Quibli tenta de faire passer ce message aux deux autres qui le regardèrent d’un air circonspect. Manifestement, ils n’avaient pas trop d’espoir. Leur fatalisme déçut Quibli tout autant qu’il l’énerva. Pourquoi refusaient-ils de penser que leurs camarades étaient peut-être encore en vie, quelque part ?

Et lui, pourquoi s’inquiétait-il autant, lui qui s’était toujours proclamé solitaire jusque dans son propre groupe ?

Tout à coup, des fourrés non loin de là s’agitèrent furieusement. Quibli banda les muscles, prêt à réagir à tout et n’importe quoi. Une créature magique les attaquait-elle ?

Quelle ne fut pas sa surprise de voir surgir – non, débouler – des fourrés le petit louveteau qu’il avait secouru un peu plus tôt ! La fourrure en bataille, les yeux exorbités, il semblait comme possédé. Sa truffe sondait le sol frénétiquement, à tel point que Quibli crut qu’il allait l’enterrer pour de bon. Puis le louveteau se raidit, releva brusquement la tête, s’ébroua pour en chasser la terre et, en le voyant, jappa à qui voulait l’entendre.

Ne sachant trop s’ils devaient être surpris ou effrayés par ce jeune prédateur surexcité, les deux autres lémuriens restèrent en retrait, laissant Quibli se débrouiller. Ce n’était pas la bravoure qui les étouffait, c’était certain…

Le louveteau s’arrêta à moins d’une longueur de queue de Quibli et jappa en sautillant dans tous les sens. Quibli ne comprenait rien à ces cris hystériques tant le cabot était agité. Excédé, il finit par donner un coup sur le crâne du louveteau avec le tranchant de la main, comme une mère qui donne un coup de patte à son enfant pour le rabrouer. Le louveteau tituba, puis s’assit, subitement calmé. D’un mouvement de la queue, Quibli l’invita à reprendre, la menace d’une nouvelle tape clairement perceptible dans son regard, si toutefois le louveteau se remettait à s’agiter en faisant à un bruit de tous les diables.

Les gémissements et jappements du prédateur n’étaient pas parfaitement clairs pour Quibli, mais il parvint à en saisir le sens global. Créature… combat… maladie, poison… toi, baie, soigner !

Le lémurien ouvrit des yeux ronds comme des cosses. Ce cabot avait tout fait pour le retrouver juste pour qu’il lui donne une baie de pêche ? Pour sauver une créature qu’il ne connaissait même pas ?

Les jappements du louveteau se firent pressants. Il n’y avait pas de temps à perdre, comprit Quibli. Avec la candeur qui transpirait par tous les pores de cette créature de roche, il était impossible de ne pas accorder de crédit à son histoire…

Le lémurien finit par céder. Qu’est-ce que cela coûterait, de toute façon ? Du reste, il y avait beaucoup d’arbres fruitiers aux alentours, dont des pêchers. Quibli alla donc escalader l’un d’entre eux, suivi par trois paires d’yeux : deux suspicieuses, une pleine d’espoir.

Quibli arriva rapidement sous une branche où poussaient de nombreux fruits, tous plus ou moins mûrs en fonction de leur exposition au soleil. Il tendit sa main noire pour en saisir un tout proche, quand un frisson lui fit suspendre son geste. Il avait l’horrible sensation d’être épié.

Du haut de son perchoir, Quibli ne voyait rien d’autre que ses deux semblables et le louveteau, lequel semblait l’attendre patiemment, bien que sa queue battant l’air trahît son empressement. Aucune autre âme visible dans la forêt. À moins que…

Quibli attrapa la baie de pêche et la décrocha sans difficulté. Ce faisant, il scruta les feuillages denses qui l’entouraient. Et il crut bien voir, camouflé au milieu des ombres, la silhouette d’une créature, dont les yeux perçants le fixaient sans ciller. Les poils du primate se dressèrent sur son échine. Il s’apprêtait à aller vérifier quand les aboiements du louveteau retentirent de nouveau en contrebas. Posté au pied du tronc, il invectivait le lémurien pour qu’il se dépêche.

L’intéressé tressaillit et reporta son attention sur les feuillages épais. Les yeux avaient disparu, la silhouette s’était évaporée. Confus, le lémurien descendit de l’arbre, et rejoignit les trois autres.
Le louveteau débordait de gratitude. Quibli lui confia la baie, qu’il s’empressa de saisir avec une délicatesse insoupçonnée entre ses mâchoires, garnies de crocs certes encore loin de leur développement maximal, mais déjà très acérés. La créature de roche salua Quibli d’un mouvement de la queue, et repartit d’où il était venu.

Les trois lémuriens le regardèrent s’éclipser, interdits. Enfin, le plus jeune de ceux qu’avait rencontré Quibli interpella celui-ci, et lui demanda ce qu’ils devaient faire, à présent. L’autre évitait de croiser le regard du solitaire, mais on sentait qu’il attendait de voir ce qu’il allait faire. Quibli retint un grognement. Allons bon. Voilà que les autres lémuriens se reposaient sur lui, maintenant. Ils ne devaient pas être placés très haut dans la hiérarchie de leur groupe, pour manquer à ce point d’initiative.

Malgré tout, Quibli fit peu cas de sa position de chef temporaire. Il avait d’autres soucis en tête. Sans trop réfléchir, il indiqua à ses deux compères qu’ils allaient suivre le louveteau, sans plus de commentaires. Les deux autres ne s’opposèrent pas à sa volonté, et lui emboîtèrent le pas lorsqu’il s’enfonça dans les fourrés.

Tout le long du trajet jusqu’à la plaine, la sensation d’être observé ne quitta pas Quibli.


*~*~*

Koa avait mal aux pattes à force de courir. D’autant plus que depuis l’attaque du serpent, il n’avait pas eu l’occasion de récupérer pleinement. Depuis combien de temps n’avait-il pas dormi ?

Mais peu importait pour le moment. À présent qu’il avait la baie anti-poison, il lui fallait retrouver les lionceaux des plaines. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard...

La pêche dégageait un parfum sucré et capiteux, ce qui troublait son odorat. Le louveteau dut retracer son parcours en grande partie de mémoire. Quand il s’aperçut qu’il ne savait plus où il était, il se résolut à lâcher la baie pour renifler l’air. Enfin, après quelques tentatives infructueuses, la pestilence de la maladie frappa ses narines. La piste était encore fraîche, et se dirigeait vers le nord. Koa ramassa sa baie et repartit sans plus attendre.

Ses pas le conduisirent jusqu’à une étendue d’eau très large, alimentée par un petit ruisseau s’échappant de la forêt. Plusieurs créatures magiques étaient rassemblées autour du point d’eau. Koa accéléra l’allure en reconnaissant les deux félins couchés sur la rive droite.

L’odeur de la maladie infestait l’air, repoussant toutes les autres créatures magiques. Seul l’aîné de la fratrie des lionceaux restait aux côtés de sa sœur – car c’était une femelle, constata Koa malgré les effluves de mort. Impuissant, il ne pouvait que l’encourager à boire, en lui donnant de petits coups de langue râpeux de temps en temps. La femelle respirait faiblement, les muscles parfois secoués de convulsions.

Lorsque le lionceau mâle repéra Koa, son premier réflexe fut de se poster entre lui et sa sœur, la fourrure en bataille et les crocs à découvert. Défense d’approcher, donc.
D’abord intimidé, Koa se rappela la baie qu’il tenait entre ses crocs. Délicatement, il la déposa devant lui, avant de la pousser du museau, de sorte à ce qu’elle roule en direction du lionceau. Ce dernier regarda la pêche, puis Koa, puis encre la pêche. Le louveteau recula d’un pas et s’assit, désignant du museau la baie puis la lionne mourante.

Le félin mâle hésita le temps d’un battement de cœur, puis, à pas mesurés, s’approcha de la baie. Il le renifla puis, manifestement convaincu par sa bonne odeur, la saisit entre ses crocs et alla l’apporter à sa sœur. Par miracle, la petite femelle parvint à croquer dans le fruit, et à laisser son jus sucré se déverser dans sa gorge.

Se sentant observé, Koa porta son regard sur les autres rives du point d’eau. Il y avait en tout moins d’une dizaine de créatures, dont certaines étaient originaires de la forêt. Koa compta ainsi deux lémuriens comme celui qui l’avait aidé, trois créatures de plante – une mante fend-le-soleil et ses trois petits lutins feuillus – trois belettes à dents tranchantes, ainsi que d’autres créatures qu’il n’avait jamais vues, sûrement natives de la plaine. En observant bien, il se rendit compte que l’arbre qui bordait le point d’eau abritait aux creux de ses branches plusieurs oiseaux, entre autres des corbeaux sombres et une famille de pics-verts mitrailleurs. Et là-bas, sur la rive opposée… qu’était-ce donc que cette forme sombre et immobile ? Et ce bruit, qui provenait également de là… Qu’était-ce ?

Un râle étouffé tira Koa de ses réflexions. La petite lionne avait repris conscience et, encouragée par son frère, tentait de laper un peu d’eau de l’étang. Son odeur s’améliorait en même temps que sa santé, même si la chaleur de sa fièvre était encore très perceptible. À moins que les créatures de feu ne dégageassent toujours une chaleur comme celle-ci ? N’en ayant jamais rencontré jusqu’alors, Koa ne pouvait le dire.

Le lionceau mâle croisa le regard du louveteau. Pendant un moment, l’un comme l’autre se fixèrent sans mot dire, puis le félin hocha la tête. Ses yeux gris exprimaient un mélange de gratitude et de respect. Koa se dandina d’une patte sur l’autre, à la fois gêné et ravi d’avoir pu aider.

Des exclamations venues de derrière Koa les firent se retourner, le lionceau et lui. Le lémurien qui avait aidé Koa ainsi que les deux autres qui l’accompagnaient dans la forêt les avaient suivis, et rejoignaient leurs semblables. Étrangement, seul un des trois primates venus de la forêt paraissait ravi de retrouver ses congénères, les deux autres restant à distance suffisante. L’un d’entre eux était celui qui avait sauvé Koa ; lorsqu’il le remarqua, les deux échangèrent un bref regard. Le louveteau fut surpris de la mélancolie qui se lisait dans celui de son compagnon singe.

Laissant la fratrie des lionceaux se remettre de leurs émotions, Koa alla rejoindre le primate casqué. Quibli le laissa approcher sans rien dire, ses yeux cuivrés étudiant le louveteau comme s’il cherchait dans sa fourrure une réponse à une quelconque question.

Par de brefs gémissements, le louveteau s’enquit de l’état de son bienfaiteur. Celui-ci l’ignora, préférant aller se désaltérer au point d’eau. Vexé, Koa l’y suivit, et l’imita. Le singe lui jetait des coups d’œil indéchiffrables ; si la présence du louveteau à ses côtés l’agaçait, il n’en montrait rien.

Tout à coup, Quibli se raidit. L’odeur de son appréhension interpella le canidé, qui suivit son regard porté en l’air. Ombre noire sillonnant les cieux bleu zébré de blanc, un oiseau tournoyait autour du point d’eau. De temps à autres, il perdait de l’altitude : on pouvait alors apercevoir plus nettement ses serres puissantes, son ventre gris constellé de pois rouge orangé, ainsi que sa queue en forme d’empennage de flèche. Puis un courant ascendant l’emportait, et ses couleurs se fondaient de nouveau avec la distance.

Quibli n’était pas serein. Si l’oiseau avait pu se désintégrer sous la simple force de son regard, le ciel serait vide depuis longtemps. Koa s’étonna de cette tension. Avec quelques marmonnements, le singe lui fit comprendre qu’il considérait le rapace comme dangereux. Les raisons demeuraient obscures pour le louveteau, tant parce que le sens des mimiques de Quibli lui échappait par moments que parce que le primate ne semblait pas sûr lui-même de ce qu’il avançait. Néanmoins, un élément dans ses arguments glaça Koa : pour Quibli, cet oiseau appartenait à un museau plat, et il les suivait à la trace.

Un espion allié aux museaux-plats… Comme celui qui avait emporté Aku. Le petit loup frissonna en songeant à toutes ces créatures magiques rassemblées au même endroit : qu’adviendrait-il si des museaux-plats débarquaient avec leurs créatures magiques et leurs baies qui faisaient disparaître ?

Soudain, une plainte déchirante fit se dresser toutes les créatures rassemblées autour du point d’eau. Ceux qui étaient là depuis plus longtemps que les autres détournèrent aussitôt le regard, l’air las. Les récents arrivants, quant à eux, étaient intrigués par cette étrange forme sombre qui gisait, seule, de l’autre côté de l’étang, et d’où s’échappaient les cris. Poussé par la curiosité, Koa s’approcha. Quibli lui emboîta le pas, également désireux d’en savoir plus. Les lionceaux de feu ainsi que les autres lémuriens ne suivirent pas le mouvement, mais observèrent la scène avec intérêt.

Une odeur rance, bien qu’éventée, parvint aux narines de Koa lorsqu’il atteignit la rive opposée. Le souvenir de Hae, ainsi que celui de sa mère Imala, flottèrent un temps dans son esprit.

En face de lui, l’énorme carcasse d’une créature magique était étendue, à la merci des éléments qui avaient malmené ce corps refroidi depuis longtemps déjà. La moitié du cadavre n’était plus qu’un tas d’os, où pourrissaient par endroits des morceaux d’entrailles oubliés des charognards, et désormais immangeables. L’autre partie laissait apparaître ce qui devait être une peau brune, dure et épaisse comme une carapace.

Lové au creux des bras osseux de la créature décédée, un petit être – approximativement la taille de Koa – laissait éclater ses sanglots. Malgré son apparence de mammifère, il possédait quelques attributs d’un reptile, dont une peau écailleuse couleur lavande et une excroissance noire recouvrant le sommet de son crâne, entre ses deux oreilles triangulaires.

En entendant Koa et Quibli approcher, il releva la tête avec une lenteur extrême. Les deux curieux se figèrent sur place, comme pétrifiés par ce à quoi ils assistaient. Le jeune monstre les regarda un instant aux travers de ses yeux noirs et humides, d’où coulait un flot ininterrompu de larmes qui n’avaient pas fini de ravager son visage.

Si l’on examinait la carcasse et le petit, on retrouvait des similitudes anatomiques, laissant croire que la créature morte était le parent du malheureux. La vision d’Imala mourante se précisa dans l’esprit de Koa, qui dut s’ébrouer pour reprendre contenance.

Le petit monstre baissa la tête. Un étrange silence enveloppa les trois créatures rassemblées autour du défunt, seulement troublé par les pleurs ténus de l’orphelin comme des rides troublent la surface tranquille d’un lac.

Dans la tête de Koa, tout s’enchaînait. Les souvenirs se mêlaient au présent ; d’un seul coup, il prit conscience de la présence de toutes les créatures qui étaient ici, avec lui, rassemblées autour de ce même point d’eau. Pour certains, il avait été un point de repère. Pour d’autres, l’espoir d’un répit qui hélas ne saurait durer.

Koa regarda les deux lionceaux. La femelle avait visiblement repris quelques forces : elle parvenait à s’asseoir et faisait la toilette de son frère. Ce fut seulement maintenant que Koa se posa la question à propos de la famille de ces félins. Où était-elle ? Même si le mâle commençait à arborer une carrure imposante ainsi qu’un début de crinière flamboyante autour du cou, les frère et sœur paraissaient bien trop jeunes pour s’aventurer seuls dans la nature.

Le louveteau se tourna vers Quibli. Le lémurien s’était désintéressé du petit pleurant son parent mort depuis longtemps, distrait par les mouvements de l’oiseau dans le ciel. Koa resongea à la mélancolie qui avait fait briller ses iris cuivrés l’espace de quelques battements de cœur. De l’autre côté du point d’eau, trois lémuriens bavassaient, irradiant de soulagement à présent qu’ils étaient réunis. Le quatrième restait à l’écart, aussi seul que Quibli, et les regardait avec envie.

Le regard azur du cabot passa d’une créature à une autre, et ce fut comme s’il les voyait sous un nouveau jour. La mante frottait ses bras en forme de lames l’un contre l’autre, visiblement nerveuse. A ses pieds, les lutins feuillus refusaient de se lever, épuisés et assaillis par la faim. Plus loin sur la droite, un rhinocéros perceur – Koa n’en avait encore jamais vu – se tortillait dans le sol sablonneux du bord de l’étang, dérangé par une blessure récente qui cicatrisait mal. Non loin de lui, un toucan hurleur se tenait sur une patte, les yeux plissés et le dos droit. Koa comprit alors que cette position n’était pas due à la fatigue d’un de ses membres antérieurs : il avait tout bonnement perdu sa patte gauche. Les belettes à dents tranchantes étaient agitées, prêtes à mordre jusqu’au sang la première créature qui s’approcherait trop près, y compris leurs propres congénères. L’une d’entre elles avait déjà perdu un œil, et marchait sur trois pattes.

Tous venaient d’horizons différents, et pourtant tous partageaient un point commun. Le point d’eau, où les espèces se rassemblaient en dépit de leurs différences pour partager un bien commun – l’eau, boisson de vie – avait révélé au grand jour le lien qui unissait à présent toutes ces créatures, et sans doute encore beaucoup d’autres sur Poni.

Tous ceux qui s’étaient rassemblés ici avaient perdu quelque chose après l’arrivée des museaux-plats. Un parent, un membre… Le malheur les avait tous frappés, sans faire d’exception. Famille décimée par le manque de proies ; blessures et maladies provoquées par un affrontement avec des créatures jamais vues sur Poni ; amis, frères, sœurs et parents enlevés par les museaux-plats. Chacun avait subi un préjudice plus ou moins différent de son voisin, et leurs malheurs respectifs les avaient conduits au même endroit.

Koa le voyait parfaitement, désormais. Comme si une lumière s’était allumée dans son esprit, et avait révélé un chemin qu’il ne soupçonnait pas jusque-là, la situation – sa situation, ainsi que celles de toutes les créatures originaires de Poni – lui apparaissait clairement. Comme si le soleil avait pénétré son être, chassant la brume de ses yeux et de ses pensées, et faisant s’évaporer tant ses doutes que ses peurs.

Le louveteau se leva, et marcha jusqu’au bord de l’étang. Intrigué, Quibli le suivit des yeux. Koa s’arrêta quand ses pattes effleurèrent la frontière entre la terre mouillée et l’eau calme, si paisible en comparaison à la tourmente qui sévissait dans leurs cœurs telle la plus terrible des tempêtes. Un coup d’œil vers le ciel lui confirma la présence du rapace, qui planait au-dessus de leurs têtes de la même façon que la menace de ces museaux-plats destructeurs planait sur Poni.

Koa rejeta la tête en arrière, et poussa un long hurlement.

Une fois de plus, toutes les créatures magiques se redressèrent ; mais cette fois, aucune fatigue, aucune lassitude n’aurait pu les faire se détourner de ce spectacle. Même l'orphelin cessa un instant de pleurer pour l'écouter.

Le hurlement de Koa s’éleva dans les airs, et c’était comme s’il gagnait en intensité et en grâce à chaque note. Dans ce cri venu du plus profond de ses entrailles, il exprimait son propre chagrin, mais également celui des autres. Il chantait les vies perdues, élogiait les âmes disparues… mais au cœur de toute cette tristesse et toute cette mélancolie, des notes plus brèves, empreintes de détermination, résonnaient.

Ce chant était celui des âmes blessées de Poni : il rassemblait leurs malheurs et leur chagrin, avant de rehausser le tout avec cette rage, cette bravoure qui les faisait se dresser, eux, les survivants, autour de ce point d’eau. Ce chant était un hymne à la vie, la vie qui poursuivait son cours malgré la douleur et le deuil.

Hasard météorologique ou influence magique du chanteur canin ? Toujours est-il que les nuages s’écartèrent pour laisser passer le soleil, qui déversa sa lumière sur le lac et – était-ce un effet d’optique ? – sur Koa. Les autres créatures magiques, subjuguées, n’osaient plus bouger ni respirer, comme si elles craignaient de profaner l’harmonie de cet instant.

Lentement, le chant s’éteignit. Tous crurent sortir d’un long rêve – un rêve étonnamment agréable. Koa savoura la quiétude du silence qui s’étirait autour de lui, puis ouvrit les yeux. Ses iris brûlaient d’un feu plus bleu et plus vif que jamais tandis qu’il les braquait sur l’oiseau de proie, lequel faisait du sur-place en battant des ailes à plus grande allure. Avait-il entendu le hurlement de Koa ? Quel effet cela lui avait-il fait ? Lui qui ne pouvait comprendre la douleur des habitants de Poni, malmenés par les actions de ses maîtres depuis plusieurs lunes, qu’avait-il ressenti en écoutant ce chant ?

Avec une pensée pour son frère emporté par les envahisseurs, Koa rassembla son énergie magique, et matérialisa une pierre de la taille de son museau, tout comme Aku l’avait fait lors de leur première et dernière partie de chasse. La pierre tomba sur le sol mouillé du bord de l’étang avec un petit « plop ». Koa la ramassa, et alla la déposer devant Quibli. Ce dernier cligna des paupières, encore troublé par le chant étrange du louveteau.

Koa n’eut pas à prononcer le moindre son. Il se contenta de jeter un œil au-dessus de sa tête, en direction de l’oiseau, avant de revenir à Quibli. Le lémurien comprit alors ce qu’il avait à faire. Une ébauche de sourire se peignit sur son museau noir. Son geste allait les engager tous les deux sur un chemin aussi périlleux qu’ardu ; mais cela ne pouvait que lui convenir.

Quibli ramassa la pierre, qu’il découvrit bien plus rugueuse et tranchante que toutes celles que le cabot avait produites jusque-là. Les muscles tendus, il arma le projectile. Et tira.

L’oiseau avait beau être vif et posséder d’excellents réflexes, il ne pouvait rien contre les talents de lanceur de Quibli. La pierre le toucha à l’articulation de l’aile gauche. Un cri perçant résonna dans les cieux tandis que le rapace chutait vers le sol. Au dernier moment, il réussit à redresser son cap et, à la faveur d’une rafale, parvint à s’éclipser en direction de la forêt. Néanmoins, cela suffisait amplement : seul le geste et le message qu’il portait comptaient.

La guerre était déclarée.