Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Calendrier de l'Avent 2019 de Comité de lecture



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Comité de lecture - Voir le profil
» Créé le 12/12/2019 à 19:43
» Dernière mise à jour le 12/12/2019 à 19:43

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Jour 12 : La complainte d'un affamé, par Flageolaid
Je n'ai pas de bouche.

Cela n'a rien de choquant pour une grosse bille cyclope vissée d'un chapeau plat, flottant dans les airs grâce à deux appendices latéraux magnétisés. A-t-on déjà vu un Magnéti ouvrir sa bouche ?

Les gens ignorent que ceux de mon espèce possèdent des sens extrêmement aiguisés. En raison de la surface occupée par mon unique œil rond, je dispose d'un champ de vision très large, avec une image nette aussi bien de près que de loin, et de jour comme de nuit. En outre, je perçois distinctement toutes les nuances, même les plus subtiles, s'étalant entre l'ultraviolet et l'infrarouge.

Bien que dépourvu d'oreille, je perçois également une gamme étendue de sons avec l'intégralité de mon anatomie. Peu de murs m'empêchent d'écouter ce qu'il se dit derrière, j'entends aussi bien les bruits de sous-sol que ceux des organes internes des créatures qui m'entourent.

Grâce à ma maîtrise des champs électro-magnétiques, mon toucher ne se limite pas à ma simple surface extérieure. En effet, je peux scanner les objets proches avec autant de précision que si je les effleurais. Je ressens le chaud, le froid, le vide, le mou, le dur, le lisse, le rugueux, les flux, les chocs... hélas, ce n'est pas suffisant pour moi.

Je n'ai pas de bouche, je ne saurais donc jamais ce que cela fait de manger. Et cela me ronge.

Si toute l'année durant, je me contente d'observer avec jalousie ces mécréants qui s'empiffrent par méprisable habitude, ignorant tout de mes tourments, la rage manque de me consumer lorsque viennent les banquets de fin d'année.

Tous les Pokémon sont alors conviés autour de grandes tablées garnies de victuailles et de boissons, en nombre et variété, autant de délices qui attisent chez chacun l'impatience de voir le calendrier approcher de son terme. Aucune espèce ne manquerait ces festins, même celles qui souffrent de la même carence buccale que les Magnéti. C'est la tradition, répète-t-on, nul ne peut se dispenser d'y participer.

Alors, résolu et digne dans mon écœurement, je fais silencieusement face à cette injuste humiliation de devoir regarder les autres déguster leur repas. Je m'assieds toujours à la même place, légèrement en retrait, là où les nappes n'ont pas encore disparu sous les plats et les bouteilles. Voltorbe, mon vieil ami se tient toujours à mes côtés, jugeant de son regard sévère mes passions délirantes, mon envie dévorante, ma faim.

Voilà bien une décennie qu'il ne raille plus avec agacement cette curiosité morbide qui me pousse à me languir de ce que la nature ne peut m'offrir. Il doit sentir au fond de lui qu'un beau jour la magie de l'évolution l'ornera d'un sourire narquois capable d'avaler nectar et ambroisie. Certes, bien d'autres espèces de Pokémon n'ont pas été gratifiées de bouche, pourtant nul Kicklee, Séléroc, Nodulithe ou Sinistrail ne se plaint de son sort ! Même parmi les miens, je suis le seul à maudire Arceus de m'avoir créé ainsi.

Je le maudis également de m'avoir doté de ses sens si développés, car je perçois tout ce que ces idiots qui se goinfrent ne décèlent pas. Le lustre des mets aux mille variations de couleurs, dont je devine l'alchimie qui les a généré, sublime leurs courbes exquises. Émulsions, sucs et sauces se mélangent en teintes, en textures et sans doute en saveurs. Sous les dents des ignares se distingue le croquant du craquant. Tout mon être vibre au son des fibres qui se déchirent à chaque bouchée dans d'excitantes effusions de jus, de l'onctuosité qui claque sous la langue, et lorsque la machinerie animale finit de transformer le beau et le bon en une bouillie nourrissante, la symphonie ruisselante des liqueurs qui rincent les gosiers manque de m'arracher un cri de douleur.

L'appétence alimentaire va me rendre fou. Quelle torture pour celui qui n'a pas de bouche !

Bientôt les conversations se dépouillent de mondanités pour se concentrer sur la pitance. J'entends de toutes parts s'élever les éloges de tel ou tel plat, l'apologie de la cuvée servie, les compliments aux cuisiniers. J'en meurs.

« Cette compotée de baies Framby est exquise et se marie à merveille avec les Poffins ! »
« Le Curry ? Quelle tuerie ! »
« Ce vin est rond en bouche avec de petites notes fruitées, je t'en sers ? »
« Si vous aimez le sucré-salé, goûtez donc le ragoût à la sauce Selro ! »
« Faites passer les pâtisseries par ici, siouplaît ! »

Tout un vocabulaire ésotérique résonne dans la pièce, myriade de concepts qui me sont inconnus. Salé, sucré, acide, acidulé, amer, aigre-doux, épicé, poivré, âpre, relevé, doux, astringent, pimenté, mentholé, tant de mots sans signification pour le non-initié que je suis, pauvre Magnéti bouillant de rage sur sa chaise, soumis à la plus odieuse des tentations dans l'indifférence générale.

C'est alors que je le vois, cet abject personnage. Mon œil unique se fige sur sa corpulente et difforme silhouette qui se découpe plus loin. Il s'est installé seul à une table, car son appétit vorace ne tolère aucune compagnie qui lui ôterait le pain de la bouche. Existe-t-il en ce monde une bouche plus vaste que celle des Engloutyran ?

Le monstre ne mange pas : il bouffe, il dévore, il avale, il ingurgite, il absorbe ! Pour moi qui rêve de déguster ces éventails sans fin de saveurs que la nature me refuse, observer cette chose indigne me révulse. La gueule encore pleine, il se saisit d'une assiette de gratin fumant d'un bras fébrile et laisse tomber son contenu dans la gouffre béant qui lui sert de bouche. La nourriture choit entre ses dents jaunes et aiguisées. Emportée par la gravité, une partie du gratin s'affaisse en direction du sol, tout juste retenue par le fromage fondu qui s'étire en de longs fils beiges, à la fois vulgaires et sensuels.

Je reste comme paralysé par ce spectacle de nourriture gâchée, jusqu'à ce que le goinfre rattrape cette miette perdue d'une main grasse et collante de salive pour mieux l'enfoncer dans les abysses de son caverneux gosier. C'est avec moult gesticulations que le colosse avale d'un trait la montagne de plats qui remplit sa panse. Sa déglutition se ponctue d'un rot sonore, égayé d'un sourire béat. Les témoignages d'un plaisir orgastique se lisent dans ses petits yeux sordides. Puis son appétit insatiable commande à la bête de reprendre sa ripaille.

Misérable Pokémon à l'anatomie déficiente rêvant de douces dégustations, je ne peux me nourrir que du spectacle d'observer le festin des autres. À défaut de manger avec envie, c'est l'envie qui me mange.

Je n'ai pas de bouche. Qu'Arceus s'étouffe un jour de m'avoir créé ainsi !