Jour 5 : Une flamme pour Noël, par Ramius
Résumer la vie de Nathan en quelques mots était facile : il travaillait le vingt-quatre Décembre pour ne pas avoir à subir un repas de famille.
Ce Noël-là, en rentrant chez lui vers vingt heures, il était particulièrement fatigué. Son équipe avait dû faire une soudure entière en une seule journée, à cause d’une faiblesse structurelle. Laisser reposer la poutrelle d’acier sur ses supports pendant plus de quinze heures aurait brisé ces derniers avec certitude. D’où la nécessité de faire en douze heures une soudure en méritant trente-six ; et en s’appliquant tout autant !
Huit heures passées suspendu dans le vide, accroché par un harnais au réseau d’échafaudages construit autour des poutrelles à souder ; huit heures de vérification minutieuses de la précision de quelques traits de métal fondu sur une satanée poutrelle de trente tonnes. Nathan ne savait pas s’il devait se sentir fatigué ou satisfait de son travail.
Ingénieur métallurgique spécialisé dans la haute précision en travail à froid ; et il en avait bavé pour l’avoir. Il était sur le chantier de la prochaine génération de condensateurs énergétiques à batteries de Voltorbes ; un chantier tellement en retard que le contremaître avait demandé des volontaires pour bosser les jours fériés, en contrepartie de congés et de salaires avantageux. Nathan avait accepté dès que ses deux parents avaient insisté pour qu’il passe un Noël à la maison. Chacun soutenant évidemment sa partie de la maison.
Résultat, il rentrait épuisé pour passer Noël seul avec Charby. Mais Nathan avait un moyen de survivre à ce genre de situations. Un moyen, ou une capacité. Il savait cuisiner relativement bien.
Certes, il n’avait pas forcément le courage d’y passer du temps. Mais avec ses ingrédients préparés à l’avance et des recettes pas trop compliquées (ce qui avait valu à l’excellent gâteau aux noix de sa première année de ne jamais être refait), il arrivait généralement à s’en sortir. Et surtout, il misait tout sur le dessert. Pas besoin d’un repas excellent, quand un bon repas très bien conclu faisait l’affaire.
Alors à peine rentré, Nathan s’activait déjà à nouveau malgré la fatigue ; il enlevait son manteau, ses chaussures, et filait en cuisine.
Il n’y avait pas beaucoup à faire : nourrir Charby, mettre la table, vider une ou deux boîtes de conserve dans des casseroles, puis préparer le dessert ; cette année-ci, il allait s’essayer à la crème brûlée. Le Pokémon s’occuperait de cuire le tout à feu doux ; et un peu plus tard, ce serait lui aussi qui s’occuperait de la partie « brûlée » de la crème brûlée.
Finalement, c’était Charby qui travaillait le plus dans l’affaire. Mais le petit Pokémon Feu adorait servir de cuisinière ; c’était largement plus facile qu’une journée de travail sur un chantier.
"On fait bien la paire tous les deux, hein ?" lui lança Nathan.
Charby répondit en baillant, mais avec enthousiasme.
"Tu vas me dire que je dis ça un soir sur quatre, commenta l’humain tandis que son Pokémon sortait la tête de son sac pour vérifier qu’ils étaient à la maison. Enfin, ça vaut encore mieux que tous les soirs !"
Il déposa son sac sur le plan de travail, puis alla fouiller dans les placards pendant que Charby en sortait. Quelques secondes plus tard, le Pokémon plongeait goulument la tête dans sa gamelle de croquettes aux épices, tandis que son Dresseur désolidarisait les deux pièces d’une soudure légère de type boîte de conserve.
Le temps que Charby finisse son repas, Nathan avait fini de préparer le sien. Le petit type Feu vint se poster à côté de la casserole de pâtes à la crème et du bain-marie, et attendit les instructions de son Dresseur.
"Pas de piège particulier pour cette fois-ci. Les pâtes à réchauffer lentement, sur une douzaine de minutes, et pareil pour le bain-marie."
Charby acquiesça et se tourna vers le plan de cuisson ignifugé. Il était temps pour les deux plats de se faire passer à la flamme. Pas une flamme très puissante, mais tout de même une attaque Feu. Le soudeur alla mettre le couvert, et se laissa aller à ses pensées.
C’était comme ça chaque Noël, chez Nathan. Le seul foyer de chaleur dans sa maison était son Charby ; bien loin des passions incendiaires qui agitaient sa famille. Son rythme de vie fatiguant était en fait lent et confortable, par rapport à la guerre ouverte qui faisait rage depuis des années entre ses parents. Et tout ça à cause d’une seule personne.
Entre l’exilé de Port-Tempères et sa famille restée à Auffrac-les-Congères, il y avait plus d’une incompréhension. Lui ne comprenait pas comment ils supportaient de se réchauffer sur leurs brasiers de haine. Eux critiquaient son obstination à ne pas prendre parti.
En même temps, ils ne voyaient pas ce que lui trouvait évident. La famille toute entière n’était pas pourrie : seule sa grand-mère l’était. Elle-même qui servait d’arbitre entre les deux partis… Au point de continuer de l’appeler régulièrement pour essayer de le convaincre de rejoindre la famille. De venir l’aider. De faire son devoir.
Il y avait bien longtemps que Nathan ne se sentait plus de devoirs qu’envers Charby.
Encore un achoppement, tiens. La famille avait violemment critiqué ce choix de nom quand elle avait appris quel Pokémon il adopterait pour entrer dans ses études de soudeur.
Enfin, Noël n’était pas le temps pour penser à la famille. Il y pensait chaque année mais ça ne résolvait rien, alors autant essayer de les oublier et apprécier un bon repas après une journée de travail.
Charby lança un petit cri depuis la cuisine, signalant que les pâtes étaient cuites.
"J’arrive mon vieux !"
Au moins, la première moitié du repas fut satisfaisante. Charby côtoyait son dresseur depuis bien assez longtemps pour savoir qu’il appréciait de se faire distraire. En conséquence de quoi le Pokémon avait-il développé tout un répertoire de mimiques pour rappeler lui rappeler toutes les bêtises qu’ils avaient pu faire quand ils étaient ensemble sur les bancs de l’école, à apprendre tous les secrets de la soudure du métal.
Puis Nathan alla s’occuper du dessert. Il transvasa la crème dans un ramequin qu’il déposa dans le coin cuisson de Charby. Il le saupoudra d’une couche de sucre plutôt épaisse, puis donna ses instructions au Pokémon.
"Alors, ça, ça va être comme de relier deux barres de fer par leurs bouts. Il faut une flamme moyennement chaude, plus jaune que blanche ; et tu la maintiens, en la promenant sur toute la couche. Le sucre va se mettre à fondre, puis à bouillir : tu arrêtes quand il forme une couche brun sombre sur toute la surface. Pigé ?"
Charby hocha joyeusement la tête, et son bec ne tarda pas à lancer un mince trait de feu.
C’est alors que l’enfer s’invita dans l’appartement de Nathan. Le téléphone sonna.
"Eh flûte ! jura-t-il. Je parie que c’est l’autre vieille peau… Écoute Charby, tu sais ce que c’est. Si je la fais poireauter, elle va rameuter tous ses gamins ici avec leur cortège d’huissiers… Je te fais confiance pour la crème !"
Le Pokémon répondit d’un clin d’œil. Des années de vie commune, entre le métal et la cuisine, ça formait la confiance. Pour un peu, Nathan se serait presque dirigé vers l’échafaud qui lui servait de téléphone d’un air tranquille.
"Bonjour, Nathan Massé à l’appareil.
— Nathan ! Ça fait plaisir d’entendre ta voix ! Ah, je l’aurai presque oubliée, depuis tout ce temps…"
Gagné, c’était l’avocate du Diable. Encore une heure de vouée à être perdue en faisant les cent pas un téléphone à la main…
"Salut, Anne-Marie, annonça Nathan en feignant à peine l’enthousiasme.
— Alors alors, laisse-moi donc te raconter ce qui s’est passé dans le coin depuis ton dernier appel… Ah, non, j’oubliais. Tu n’aime pas beaucoup les potins, c’est vrai. Je me demande comment tu fais pour vivre si loin de tout ?
— Enfin, n’exagère pas ! Je suis à peine à une heure d’Illumis !
— Oui, en train. Et tu sais que tu ne devrais pas prendre le train, c’est une invention regrettable qui va t’attirer des accidents un jour.
— Tu parles à un homme qui a soudé des rails de chemin de fer.
— Et tu es allé t’enterrer à Port-Tempères pour ça ? Alala, c’est vraiment toi le plus atypique de mes petits-enfants ! Et pourtant j’ai parfois l’impression que tu es le seul à être resté sensé. Ton père a embauché rien de moins qu’un Champion d’Arène pour protéger sa maison ! Si tu avais vu le ramdam que ça a fichu chez ta mère… Elle lui a collé un procès pour diffamation !
— J’ai arrêté de tenir le compte des procès entre ces deux-là.
— Oui, toi au moins tu gardes la tête froide. Tu es comme moi, tu n’as pas besoin de rejoindre un camp et de renoncer à une partie de ta famille. D’ailleurs, ça ne t’intéresse toujours pas de venir m’aider à calmer le jeu ici ? Ton sang-froid a déjà résolu plusieurs disputes, tu pourrais beaucoup m’aider !
— Grand-mère Anne-Marie, je—
— Bîîîî !"
Le cri de Charby prit Nathan totalement par surprise. Il se rua vers la cuisine, pour découvrir le petit Pokémon en train d’essayer d’ouvrir le placard de l’extincteur. De la fumée noire et une féroce odeur de brûlé s’échappait des prises électriques à proximité du coin cuisson.
"Nathan ? demanda la femme qu’il avait cessé d’appeler Grand-mère depuis des années. C’était quoi, ça ? Et pourquoi ne finis-tu pas ta phrase ?
— Je… Bon, y’a le feu à mon appart, j’te laisse !
— Ah, j’étais bien certaine qu’un jour ce Pok—"
Anne-Marie finit sa phrase dans un combiné vide. Nathan se rua vers le placard, et ouvrit une autre porte. Charby lui lança un regard interloqué.
"C’est le circuit électrique qui brûle, il faut retirer les plaques de protection ! Viens plutôt par là, tu vas m’aider à les manipuler."
Le type Feu acquiesça et se fit porter sur le plan de travail par son dresseur quand celui-ci eut trouvé la boîte à outils qu’il cherchait. Il sortit un tournevis et un couteau, et commença à attaquer les fixations des plaques ignifugées.
Les minutes passèrent ; rapidement, Nathan dut ouvrir la fenêtre. Il finit par arriver à desceller une plaque, avec l’aide de Charby qui la posa sur le côté ; mais uniquement pour atteindre un boîtier en plastique qui abritait quelques pontages de fils.
"Purée… jura-t-il. Si j’avais su, j’aurais posé des plaques plus grandes !"
Charby hésita pendant un instant, puis décida de faire le mime correspondant à la fois où ils avaient écrit Si j’avais su, j’aurais pas venu ! au tableau du prof le plus sévère de la fac.
Ils avaient failli abandonner la formation après la correction qu’ils avaient reçu.
"T’as raison, on n’abandonne rien !"
Et d’autres plaques tombèrent, et les événements s’enchaînèrent dans un cauchemar de fatigue confuse. Quand il remarqua que le feu avait atteint les fils situés sous le plafond, Nathan appela les pompiers de la ville. Quand les pompiers détectèrent de la fumée jusque dans le hall, ils firent évacuer l’immeuble. Quand ils ouvrirent la porte des combles en bois pour vérifier qu’elles ne contenaient personne, ils se rendirent compte qu’ils auraient besoin des Tortank de la Brigade anti-incendies. Quand ces derniers arrivèrent, ils ne purent que contenir le feu à un seul immeuble.
Tard dans la nuit, vers quatre heures trente, Nathan fut reçu au commissariat de la ville, dans un bureau à l’éclairage violent. L’agente chargée de le cuisiner avait l’air malcommode de quelqu’un qui a été réveillée la nuit de Noël, et qui aimerait bien cuver ses deux verres de vin réglementaires ailleurs que devant un écran au boulot. Sur son épaule, un Élekid à l’air farouche fusillait Charby du regard.
"Bon, commença-t-elle avec une fureur rentrée. Je veux bien être magnanime et supposer que vous n’avez pas plus envie que moi d’être ici. Alors soyez gentil, et répondez avec vitesse, concision et précision.
— Oui, ok.
— État-civil complet et profession."
Ce n’était pas une question.
"Nathan Massé, 27 ans, né à Auffrac-les Congères, résidant à Port-Tempères, au 62 rue Hugo le Grand, dans l’appartement d’où est parti l’incendie. Soudeur au chantier de la centrale, avec l’aide de mon Magby.
— Vous reconnaissez être à l’origine du sinistre, enchaîna-t-elle immédiatement.
— Oui.
— Il a débuté dans votre installation électrique.
— Oui.
— Savez-vous ce qui l’a causé ? demanda-t-elle d’un ton péremptoire, en jetant à son tour un coup d’œil à Charby.
— Oui. J’ai demandé à mon Magby de faire cuire une crème brûlée, à la flamme. Ma cuisine était aménagée pour un Pokémon de compagnie. Mais les fils électriques derrière les plaques de protection ont pris feu."
Il prit une grande inspiration, puis se lança. Il coupa presque l’agente au passage.
"L’incendie est de ma faute.
— Pardon ? Non, on y va dans l’ordre. Je reviendrais là-dessus ; vous faîtes votre cuisine avec un Magby soudeur de chantiers.
— Oui. Je l’ai entraîné en suivant l’option cuisine à la fac.
— Bon. Précisez ce que vous vouliez dire, maintenant.
— J’ai reçu un appel téléphonique juste après avoir donné ses instructions à mon Magby pour faire une crème brûlée.
— Votre correspondant ?
— Ma grand-mère. Anne-Marie Massé, résidant à Auffrac-les-Congères, citée à comparaître au tribunal le… 3 Décembre dernier, dans l’affaire du divorce de mes parents.
— Merci pour la précision, on devrait pouvoir la retrouver."
Malgré son état de fatigue abêtissante, Nathan remarqua que l’agente avait adopté un ton moins froid. Sans doute un genre de compromis entre le soutenir pour l’affaire en question, et la volonté de rester efficace ; ou de ne pas paraître trop intrusive. Sans doute son travail ne lui aurait-il rien permis de plus direct.
"Vous m’avez entendue ?
— Euh, pardon. Non."
Ah. Elle avait encore enchaîné directement sur la question suivante.
"Poursuivez.
— Euh… Je travaille avec mon Magby depuis des années, et je lui ai fait confiance pour la cuisson. J’aurais dû lui demander d’attendre que je puisse le surveiller. J’avoue que la perspective de pouvoir manger cette crème brûlée a adouci l’idée d’une soirée au téléphone.
— Avouer ? Vous n’êtes pas encore au tribunal."
Elle avait lancé cette réplique avec brusquerie, mais aussi un léger sourire qui indiquait qu’elle plaisantait. Peut-être.
"Comment avez-vous remarqué l’incendie ?
— Mon Magby m’a averti. Je suis revenu dans la cuisine ; j’ai senti une odeur de brûlé, j’ai vu de la fumée sortir des prises électriques. J’ai mis fin à l’appel et je me suis attaqué à l’incendie.
— Hm. Légalement à ce stade, c’est juste un feu. Poursuivez.
— Je pensais pouvoir le maîtriser, et je n’ai donc appelé les pompiers que plusieurs minutes plus tard.
— Irresponsable, grogna-t-elle ; mais elle ne le relança pas.
— Euh, y a-t-il autre chose ?"
La réponse n’arriva pas tout de suite. La policière pianota sur son clavier quelques instants, puis reprit la parole.
"Nope, ça devrait être tout. Par contre on devra vous garder ici le temps d’expédier la paperasse. On n’a pas le droit de vous prévenir de ce qui sera fait avant... D’ici là, vous êtes en garde-à-vue ; et j’ai peur que toutes nos cellules soient déjà remplies de types bourrés. Donc vous allez me suivre à la machine à café."
Nathan éclata de rire, surpris par la remarque. Il essaya de se calmer rapidement, craignant d’avoir offensé l’agente ; puis il remarqua qu’elle souriait largement.
Les procédures prirent plusieurs heures, et plus d’un café furent engloutis cette nuit-là au commissariat. Près de la machine à café, notamment, deux personnes fatiguées patientèrent jusqu’au matin.
La policière s’appelait Éloïse, et elle avait horreur des nuits au boulot. Elle s’intéressa à Nathan, intriguée par ses maigres allusions à sa famille ; et avant l’aube, elle avait réussi à apprendre presque tout ce qu’il y avait à savoir sur le bourbier dont il s’agissait.
Les heures se mirent à passer comme dans un rêve. Nathan apprit que personne n’était mort dans l’incendie. Qu’il aurait droit à une lourde amende. Qu’il pouvait la commuer en travaux d’intérêt général.
Même après une bonne journée de sommeil, le temps continuait de filer, et Nathan comprit lentement que quelque chose avait changé cette nuit-là. Qu’il avait quelque chose de plus.
Il purgea ses six mois de travaux, sous une surveillance policière qu’il soupçonna Éloïse d’avoir légèrement accentuée. Juste un peu, pas grand-chose. Tout comme c’était un hasard complet si c’était elle qui s’était retrouvée en charge de lui.
À vrai dire, Éloïse semblait avoir un don pour comprendre rapidement ce que les gens voulaient lui cacher. Elle réussit notamment à le deviner avec deux jours d’avance quand Nathan décida de lui déclarer sa flamme.
Quand il apprit qu’il était grillé, elle lui affirma qu’il restait quand même une crème.