Jour 1 : De l'eau dans son café, par Ramius
Fred déposa un brin de romarin sur la pièce montée, avec un respect presque religieux. D’ici quelques instants, le dessert serait découpé, mâché, avalé et métabolisé. En attendant, il était très élégant et le cuisinier était satisfait de son œuvre. Peu importait l’espérance de vie de la nourriture : la cuisine était un art, et l’art se vivait dans l’instant.
Il leva la tête vers l’horloge accrochée au mur de la cuisine. Le voyant faire, un serveur vint attraper la pièce montée, et la déposa sur son plateau d’un geste fluide avant de filer vers la salle.
Treize heures trente. Il était temps de s’occuper des Mepo de terre. Le cuisinier s’approcha du four principal, qui ne contenait plus qu’un seul plat.
"Alors, Fred ? lança le chef de service. C’est déjà l’heure ?
— Eh oui, répondit-il un peu piteusement. Tu sais très bien que mes patates n’attendent pas plus que tes clients !
— Fais attention, ils sont juste derrière la porte ! plaisanta un cuisinier en train de se battre avec ses blancs en neige. Ils pourraient t’entendre, tu vas nuire à notre réputation !
— Mais non, voyons ! grommela le patron avec enthousiasme, depuis son plan de travail jonché de bols de salade. Vous savez bien que Fred est notre réputation !"
Le concerné était toujours un peu mal à l’aise avec le sujet, alors il se réfugia dans la préparation de ses Mepo de terre. Ce n’était, à vrai dire, pas très compliqué : une fois cuites à point par le four du restaurant, il n’avait plus qu’à les passer au presse-purée en ajoutant la sauce, puis à stocker le tout dans un sac isotherme.
Cette année-là, le premier Décembre tombait un dimanche. L’affluence était encore basse : à la fin du mois, le service de midi se terminerait bien après quatorze heures. Pourtant, Fred avait toujours un pincement au cœur quand il abandonnait son équipe un dimanche soir.
Non seulement le patron approuvait la combine depuis de nombreuses années, mais en plus il ne manquait jamais de réconforter discrètement le responsable de l’une de ses étoiles.
"D’ailleurs, Fred. Tu leur fais quoi, ce soir ?
— Ben, tu vois bien. De la purée !"
Même le Charmilly qui servait de mascotte au restaurant prit un air outré en entendant cette évidence.
"Nan, mais tu sais très bien ce que je veux dire. Cette fois-ci, tu n’as pas utilisé la moindre noix, tu as juste fait cette purée et t’as demandé à Sourboul de te remplir un vase d’azote. Donc ma question, c’est : quel dessert ?
— Pour une fois, j’essaie un truc nouveau…
— Tu nous dira si ça marche ! lança le stagiaire.
— Compte sur moi pour vous passer la recette, même !"
Fred jeta un nouveau coup d’œil à l’horloge. Il avait le temps de préparer une dernière pièce montée pour le restaurant avant de rentrer.
La perspective de cuisiner tout l’après-midi, en mettant tout son cœur à l’ouvrage, le réjouissait presque autant que celle de l’anniversaire de sa fille.
***
Quand c’était dimanche, Alice aimait bien aller se promener en début d’après-midi. Elle vagabondait dans les parcs de la ville, sans but précis. L’idée était simplement de passer un bon moment au calme, avec Sharon sur la tête. Ça ne faisait de mal ni à elle ni à la Tylton.
Le but caché était surtout de ne pas revenir à la maison avant que l’après-midi n’ait avancé. Bien sûr, c’était un peu artificiel, comme reproduction d’un emploi du temps en semaine… Mais ça faisait joliment l’affaire.
En poussant la porte d’entrée, vers quinze heures, Alice savait très bien à quoi s’attendre. Un délicieux fumet de cuisine. Apparemment, son père avait encore profité du restaurant pour faire la sauce. Elle accrocha son manteau dans l’entrée, puis traversa le séjour en louvoyant entre la table basse, la table longue, les sièges de la première et les chaises de la seconde.
Le temps d’atteindre la cuisine, elle n’avait senti aucune odeur de noix. Il était trop tôt, sans doute. Debout devant le plan de travail, de dos, son père s’acharnait au couteau sur une pièce de viande qui n’avait pas l’air de vouloir se laisser faire.
Alice prit soin de ne pas approcher silencieusement. S’il se blessait avec son propre couteau, il était capable de se plaindre seulement des dégâts qu’il aurait infligés à la lame.
"Coucou P’pa !
— Salut ! Il fait pas trop froid, dehors ?
— Non, ça allait. Tu as besoin d’un coup de main ?
— En fait, je ne préfèrerais pas. Ce Canarticho s’accroche à sa couenne plus solidement qu’un Palarticho à sa lance, mais je l’aurais !"
Presque au moment où il prononça ces mots, le couteau à viande dérapa, arrachant un morceau de gras.
"Tu vois, reprit Fred sans se laisser décontenancer. C’est pas du travail propre et j’aimerais autant ne risquer que mes propres mains.
— Je suis à peu près certaine d’avoir plus de cicatrices que toi sur les mains…
— Justement."
Alice était prête à croire que son père avait fait exprès de déraper : il était assez doué pour ça. Mais justement, lui était à peu près certain de ne pas se blesser. Alors, comme à chaque fois qu’elle lui proposait de l’aider, elle abandonna, et retourna dans sa chambre.
Il restait encore près de quatre heures à patienter avant le début de l’apéro. Autant en profiter pour faire un peu de musique avec Sharon.
***
En rentrant du boulot, à dix-huit heures, Lindsay eut férocement envie de claquer la porte. Elle se retint ; ça ne servirait à rien. Mieux valait encore essayer d’identifier ce que Fred avait préparé cette année-ci.
Bizarrement, elle ne put identifier aucun parfum de noix. Le temps de passer des murs peints en vert pomme du séjour aux murs carrelés de toutes les couleurs, qui délimitaient le domaine de son époux, Lindsay sentit une odeur prononcée de Mepo de terre, un peu de friture, et un vague goût de sang. Mais pas de noix.
Dans la cuisine, Fred avait ouvert la fenêtre en grand, laissant la place au soleil couchant et aux jardins des voisins. Bien entendu. Évidemment. Elle aurait dû se douter qu’il allait encore faire ça. Et il allait encore faire froid dans sa maison.
"Comment, encore !
— Eh oui, chérie. J’arrive à faire des trucs formidables avec ça, je n’allais pas m’en priver !
— Je suis sûre que ton truc est à moitié illégal.
— Autrement dit, corrigea-t-il avec un sourire. J’ai une licence pour faire ça."
Sur le plan de travail trônait un bidon d’acier monumental, d’où s’échappait une brume blanche, opaque. Fred y plongea une louche, puis versa un liquide bleuté et translucide dans le saladier qu’il touillait avec application de son autre main. De larges volutes de fumée s’échappèrent du saladier, alors que l’azote liquide s’évaporait en masse. Quoi qu’il y ait dedans, c’était désormais plus froid que la mort elle-même.
Satisfait de la texture de sa mixture, Fred referma le bidon, et se retourna vers sa femme. Et il faillit lâcher son saladier.
"Tu as un bandage au poignet.
— Bien vu, oui. Et ? demanda-t-elle d’un ton agressif
— Que s’est-il passé ? répondit-il plus doucement.
— Bah, encore une sale bête pas conciliante. Laisse tomber, tu sais très bien que j’ai de quoi me soigner au boulot.
— Comme tu dis… Tu as tes instruments, j’ai les miens.
— J’ai dit ça un jour ? Ça fait brutal, quand même. Enfin laisse tomber. Explique-moi plutôt ce qu’il y a de si satisfaisant à employer une méthode de cuisine qui congèle toute la maison et qui risque de te tuer par asphyxie ?
— La surgélation d’une crème à l’azote liquide est le moyen le plus efficace de la faire cristalliser, et il n’y a aucun corps étranger dedans à la fin du processus.
— Humpf."
Lindsay pouvait prétendre ce qu’elle voulait, Fred voyait bien qu’elle avait un problème. Depuis des années qu’ils vivaient ensemble, il avait appris à interpréter chaque nuance de sa voix suave. Il rangea son saladier dans le frigo, ferma la fenêtre, puis s’approcha d’elle.
"C’était quoi, cette fois-ci ?
— Tu ne lâcheras pas l’affaire, hein ?
— Tu me connais.
— Pft. On m’a amené un Démolosse. Bizarrement, les gens qui essaient de dresser ces bestioles finissent toujours par s’en remettre à des professionnels."
Elle tenta d’enterrer le sujet là, mais Fred savait également lui faire comprendre d’un regard qu’elle ne s’en tirerait pas comme ça.
"Bon, très bien. Une étincelle m’a brûlée, si tu veux les détails."
Le cuisinier ne trouva rien à répondre. Il savait aussi bien que sa femme ce que cela signifiait. C’était la blessure la plus grave qu’elle ait endurée en des années de dressage professionnel. Les flammes de Démolosse, en effet, avaient la propriété de ne jamais cesser de faire mal.
Un silence gênant plana dans la cuisine. Puis Fred se hasarda à une question qu’il savait inutile.
"Ça ira ?
— Oui ! C’est pas un risque que je découvre aujourd’hui !"
Le ton de Lindsay était cassant, comme souvent. Mais son époux savait qu’au fond, elle ne cherchait pas le conflit. Elle avait juste un boulot éprouvant, aux horaires indécents. Et une douleur persistante au poignet, maintenant.
"Et du coup, il y quoi dans cette crème miraculeuse ? demanda-t-elle en forçant légèrement son enthousiasme.
— J’essaie une nouvelle recette. Un truc appelé tiramisu : en Italien, ça veut dire remonte-moi le moral . C’est à base de mascarpone, de biscuits et de café.
— De café ? Tu crois qu’Alice aimera ?
— On verra. Le café est amer, les endives sont amères, et Alice mange les endives de bon cœur ; alors pour un dessert au café qui a l’air bon, j’ai bon espoir de lui faire aussi plaisir qu’avec son cher gâteau aux noix.
— Eh bien, je te fais confiance… On met la table ?
— C’est parti !"
***
Les ingrédients pour faire un bon apéritif étaient simples, se dit Fred en apportant sa carafe de cocktail dans le séjour. Il fallait une table basse en verre croulant sous les verres assoiffés, le fameux vase de fleurs qui prenait déjà la moitié de la place, et deux ou trois assiettes d’amuse-gueule. Le tout servi à une assemblée disparate, composée d’un cuisinier étoilé, d’une dresseuse de Pokémon, et d’une ado un peu rebelle sur les bords qui avait appris à chanter à son Tylton pour embêter sa mère.
Sans compter bien sûr mémé Geneviève, la belle-mère la plus conciliante du monde qui ne s’intéressait quasiment plus qu’à son Chacripan. Lequel ne répondait qu’au nom de Minou et dormait le reste du temps, ce qui résumait assez bien sa situation.
Après réflexion, il y avait peut-être moyen d’avoir des convives moins disparates. Enfin, inutile de vouloir choisir sa famille. Les anniversaires étaient toujours joyeux, c’était déjà ça.
"Cette année, j’expérimente ! annonça-t-il en attrapant le verre de Lindsay. C’est un mélange à base de Fraive, de Mepo, et de traces d’épices diverses."
Le gros avantage des classiques comme le magret de Canarticho, c’était que puisqu’ils plairaient forcément, on pouvait faire des essais avec le reste du repas. Habituées aux frasques culinaires du cuisinier, les trois femmes se firent servir de bon cœur. Et un tintement de verre plus tard, le premier commentaire fusait.
"Je suis à peu près sûre qu’il y a de la Mepo dedans !"
Bizarrement, la voix chevrotante de Geneviève donnait un aspect très sérieux à toutes ses affirmations.
"Tu disais déjà ça l’année dernière, Maman.
— Il y en avait déjà l’année dernière ! Ton mari nous fait de la Mepo chaque année."
Alice leva les yeux au ciel, sous les yeux amusés de son père. Puis elle prit sur elle d’alimenter la conversation, bien que sa voix cristalline ne soit guère habituée à la relancer.
"Ça se marie bien, la Mepo et la Fraive. Y’aurait pas une trace de vanille dedans ?
— Exactement ! annonça un Fred ravi qu’on comprenne ses recettes.
— C’est vrai, c’est bon."
Bien qu’elle tentât de faire bonne figure, on sentait que Lindsay était fatiguée. Par sa journée, par la douleur lancinante à son poignet… Ce n’était pas la première fois. Souvent, un bon repas et une nuit de sommeil suffisaient à la remettre d’aplomb.
Avant cela, il y avait encore un plat de résistance et un dessert à expédier. Rien de très inquiétant.
Fred maîtrisait son sujet : le magret de Canarticho et sa purée de Mepo de terre sauce madère ne pouvait pas décemment attirer un reproche. Chaque année où il les faisait, il les réussissait un peu mieux.
Vint le moment d’amener le dessert. Alice haussa un sourcil en voyant son père aller fouiller dans le frigo. Pas de gâteau à la noix cette année. Un demi-sourire se dessina sur ses lèvres à l’idée de servir de goûteuse pour la dernière expérience du chef étoilé.
Si Geneviève et son Minou étaient déjà plus qu’à moitié endormis par le plat de résistance, Lindsay, elle, ne perdit pas une miette des expressions de sa fille. Elle-même se retint de se renfrogner. Elle ne savait que trop à quel point Alice pouvait se montrer imprévisible. Quoique. Pas autant que Sharon.
Fred passa près d’une minute en cuisine à préparer son gâteau, pendant laquelle pas un mot ne vola au-dessus de la table à manger où Alice et Lindsay mettaient les petites assiettes. Quand il arriva enfin, le plat dans les mains, les réactions furent à la hauteur de l’attente.
"Oooh, s’intéressa Alice. C’est quoi ?
— Un tiramisu ! Donc si je me suis pas planté dans la recette, une espèce de crème au café à moitié consistante, et qui a bon goût. Y’a quand même des biscuits Ju dedans, ça veut tout dire !"
Le dessert ne tarda pas à être servi, confirmant la présentation de Fred : si la crème avait une certaine consistance, elle s’affalait rapidement dès qu’elle n’était plus dans son saladier. Alice ne se fit pas prier pour y goûter dès que tout le monde fut servi.
Ça avait un goût vraiment bizarre, difficile à définir. Un peu comme toutes les expériences du cuisinier, en fait. La tendance dominante était la douceur de la crème, mais il était difficile de la relier nettement à quoi que ce soit. Finalement, la seule saveur qui se détachait, c’était celle du café. Son amertume, bien que limitée, restait très présente.
"Ce n’est pas mauvais", décida l’adolescente.
Ce qui lui valut un regard agacé de sa mère. Lindsay avait tendance à préférer les avis tranchés. Et Alice interpréta mal sa réaction.
"Enfin, c’est même plutôt bon, reprit-elle. Mais je n’aime pas le goût du café.
— Et voilà, se mit à râler Lindsay. Je l’avais bien dit, qu’elle préfèrerait le gâteau à la noix.
— Mais… Je n’ai pas dit ça !"
Profitant du temps que sa fille mettait à choisir ses mots, Fred tenta de calmer le jeu au plus vite.
"Ha, c’est le risque avec une expérience. C’est bien pour ça que je vous ai fait un plat habituel !
— Oui, et il était très bon ! Et oui à toi aussi, M’man. J’aime assez ce, euh, tiramissou, mais je continue de préférer le gâteau à la noix.
— J’aime mieux ça, répliqua la dresseuse avec une ironie mordante. Là, on ne dirait pas que tu essaie de faire passer que tu n’aimes pas.
— Mais c’est pas ça !
— Ah bon ? Tu avais décidé de ne pas aimer en entendant "café" , alors ?
— Mais ! Mais non !
— Laisse tomber…
— Moi je veux bien, c’est toi qui ne m’écoute pas !"
Un silence plana. Lindsay préparait sa répartie. Fred tenta à nouveau de limiter la casse.
"Bon, j’ai peut-être mis trop de—
— Tu vois, le coupa Lindsay. Maintenant, tu comprends ce que je ressens quand tu n’écoutes pas."
Alice jeta à sa mère un regard qui signifiait clairement qu’elle avait l’intention de rendre coup pour coup. Ce fut le moment que choisit Sharon pour intervenir, répondant à la colère de l’adolescente.
La Tylton sauta de la tête où elle était perchée, et voleta un peu plus près de Lindsay. Puis elle poussa son Rugissement le plus strident.
"Cette sale bête ! hurla la dresseuse en achevant de réveiller Minou et Geneviève. Un de ces jours, elle va provoquer une crise cardiaque ! Je n’aurais jamais dû accepter de te laisser lui faire apprendre son Brouhaha !
— On ne parlait pas de Sharon !
— Tu esquive la conversation !
— Maman…"
Alice avait commencé sa phrase avec fureur, et Fred la sentit sur le point d’exploser. Il se décida à employer les grands moyens.
"VIENS ME DIRE QUE C’EST DE MA FAUTE SI ON N’ARRIVE JAMAIS À DISCUTER !
— Non, vraiment ? Alice, si tu mettais parfois un peu d’eau dans ton vin, je crois qu’on arriverait à discuter, justement !"
Fred lança un coup de pied à sa fille par-dessous la table. Pas très fort, juste assez pour attirer son attention. Pour capter son regard. Pour lui dire de prendre sur elle et de ne pas surenchérir, de le laisser gérer Lindsay. De le laisser risquer son couple plutôt que la relation mère-fille déjà houleuse.
Alice, elle, vit seulement un reproche dans ce regard. Mais elle ne répondit pas à sa mère.
Elle se leva de table, en silence, et partit sans un mot. Elle ne fit pas un bruit avant d’être arrivée à sa chambre, dont elle claqua violemment la porte.
Fred s’affaissa sur sa chaise. Il ne verrait plus sa fille avant le lendemain matin, et ne pourrait pas essayer de rattraper le coup. En revanche, il avait bien l’intention d’apaiser sa femme.
Les mots s’échappèrent de ses lèvres comme s’ils voulaient se libérer, comme s’ils cherchaient un exutoire.
"Finalement, il est plutôt amer, ce tiramisu."