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Errance du Souvenir [One-Shot] de Misa Patata



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Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 27/10/2019 à 19:26
» Dernière mise à jour le 27/10/2019 à 19:26

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Fantastique   One-shot   Sinnoh

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Errance du Souvenir
Je me souviens, c’était hier.

À présent, le passé n’est pour moi qu’un événement unique, comme une très longue journée paresseusement allongée sur des heures innombrables. Des heures qui s’écoulent aujourd’hui avec la même lenteur, la même langueur, lorsque je m’autorise à me les rappeler. Il y a quelque chose de plus, peut-être ; l’impression étrange de voir sa propre mémoire d’un œil extérieur.

C’est à cela que j’emploie tout mon temps désormais. Je revis mes jeunes années, ou plutôt je les revois, encore et encore, comme un spectacle auquel on m’invite sans relâche. La vérité est que je m’y invite assez bien moi-même. L’envie –le besoin peut-être– de toucher à nouveau du doigt ce qui n’est plus, cela apporte une sorte de paix au peu de vie qui me reste.

Je me souviens, c’était hier. Hier, il y a des années, quelque part sur la ligne fuyante du temps qui passe. Hier, derrière moi et toujours à mon côté.


J’avais un peu plus de vingt ans, je crois.

À quelques dizaines de kilomètres de chez moi, il y avait un château. Un édifice remarquable, qui en plus de son architecture somptueuse possédait quelque chose, un charme, une « aura » ; le terme peut sembler ridicule pour qualifier un bâtiment, et c’est pourtant cela qui m’avait fasciné quand j’avais mis les pieds dans le jardin, étant enfant.

Dès lors, je me promis d’y revenir souvent. On ne me laissa pas la chance d’exaucer ce souhait. Père trouvait cela bête, et Mère m’assurait que j’avais tout le temps du monde. Du reste, les propriétaires n’ouvraient le parc au public que quelques jours par an, et ne permettaient pas à tout le monde d’entrer dans la merveilleuse demeure.

« Tant pis », me disais-je. Je le reverrais bien un jour.

Cela finit par arriver, alors que j’avais presque mis de côté cet espoir, trop absorbé par les réalités de l’existence. La perspective de domestiquer un Malosse –projet qui m’occupait alors– me paraissait plus stimulante au moment où une lettre singulière arriva.

Par un heureux hasard, on me convia au château pour y passer une semaine en septembre aux côtés d’autres individus de la « bonne société ». Les journées étaient encore belles et je me voyais déjà partager de longues conversations paresseuses dans un grand salon, entouré de gens remarquables, et nous aurions les yeux rivés sur les fenêtres donnant sur l’extérieur...

Pour quelle raison j’avais l’honneur de figurer parmi les invités en cette saison, je l’ignorais. Feu mes parents y auraient eu quelque mérite, mais moi, triste personnage oisif et distrait… C’était peut-être une erreur. Malgré tout, je pris la chose avec philosophie et décidai de profiter du séjour.

Mon arrivée ne fit pas grand bruit –on connaissait mon nom plus que moi-même– mais je sus m’intégrer assez aisément au cercle de bavards qui raffolaient des discussions autour d’un bon café. Cependant, les premiers jours, je passais le plus clair de mon temps dehors.

Ma nature solitaire m’encourageait à chercher la compagnie du silence dans l’immensité du parc. J’y amenais souvent un livre, et je marchais à pas lents le long des allées désertes. Parfois cinq minutes, parfois trente, et lorsque mes jambes venaient à fatiguer, je m’asseyais sur un banc, à l’ombre d’un arbre ou d’une statue.

Alors que le soleil me caressait pensivement le dos, je m’absorbais dans des pages de poésie auxquelles je ne comprenais rien –sinon le fait que j’aurais voulu savoir écrire des vers comme ceux-là, pour que dans cent ans, des gens parcourent mes lignes étalées sur du papier jauni. Des inconnus me liraient, alors que depuis longtemps effacé de l’existence, je ne serais plus là pour goûter au plaisir de la reconnaissance.

Cela me semblait une perspective si réjouissante... La torpeur dans laquelle me plongeaient toujours les poètes y était peut-être pour quelque chose. Ils me faisaient rêver ; pas d’amour ni de paradis, mais de l’après-vie, si une telle chose existait. La quiétude environnante s’y avérait propice.


De temps en temps, nous avions droit à des duels plutôt spectaculaires. Plusieurs des invités se débrouillaient pas mal dans le dressage. Pour ma part, j’élevais davantage mon Malosse comme une bonne compagnie et un camarade de jeu ; les frissons du combat me faisaient un peu peur.

Il me semble que c’était le mardi, mais ce pouvait aussi bien être le mercredi. Les deux meilleurs dresseurs nous firent l’honneur d’un match, et pourtant la plupart d’entre nous étaient restés à l’intérieur car le temps menaçait de tourner à l’orage. Je me tenais debout, marmonnant des commentaires, et une jeune femme peu bavarde observait à mes côtés.

— Dommage, grommelai-je lorsque l’Étourvol manqua de peu son adversaire, un Mustébouée vif qui riposta aussitôt. C’est un duel serré, mais je suis sûr que l’oiseau est meilleur.

La demoiselle esquissa un sourire poli. Elle croisait les bras sur sa poitrine et cela lui donnait l’air sérieux. Son regard ne quitta pas un instant l’affrontement.

— Nous verrons quand ce sera fini, dit-elle.
— Parfaitement d’accord ! renchérit une voix enjouée quelque part sur notre droite.

Nous nous retournâmes de concert. Il y avait avec nous un militaire de vieille noblesse, ni tout à fait jeune ni vieux, portant uniforme d’apparat et monocle cerclé d’argent. À travers les volutes bleutés d’une pipe en acajou, il se délectait du spectacle, aussi immobile et immuable qu’une statue de marbre aux cheveux de charbon.

Un sourire satisfait se dessinait sur ses lèvres maigres.

— Des combats, j’en ai vu un certain nombre, et des plus imprévisibles que celui-là. On ne peut jamais prédire le résultat. Le plus faible peut être pris d’un élan de vitalité et terrasser le plus fort…

Il nous adressa un signe de tête bienveillant et reporta son regard sur l’action.

— Pour savoir, ajouta-t-il doucement, il faudrait faire dix duels, et alors on déduirait qui est le meilleur.

Puisqu’il était si content de lui, aucun de nous n’objecta. À vrai dire, cela ne m’intéressait plus tellement, et je ne prêtai qu’une oreille bienséante à ce qu’il racontait.

La demoiselle, en revanche, me parut des plus fascinantes. Il me fallut la regarder vraiment pour la voir, et je lui trouvai un air presque mystérieux ; elle avait, à tout le moins, quelque chose de plus que les gens avec qui nous discutions à longueur de temps ici.

Comme le château, elle était entourée d’une « aura »…


Le matin, je me réveillais à l’aube. De cette façon je pouvais admirer le lever du soleil depuis la fenêtre de ma chambre, et ce spectacle me semblait toujours irréel, inexplicable comme le sont les rêves.

Ce fut à cette occasion que je la rencontrai vraiment.

Vers les huit heures, je flânais dans les couloirs, un peu au hasard, admirant la hauteur du plafond, les tapis orientaux, les tableaux gigantesques comme des fenêtres ouvertes sur des paysages lointains… Il n’y avait que le bruit de mes pas pour me suivre, claquement régulier résonnant dans mon sillage et se répercutant contre les murs.

Je traçais ainsi un chemin qui changeait toujours. Sans but, j’errais, et lorsque le jeu me fatiguait je poussais une porte choisie arbitrairement. La plupart étaient fermées à clef. Quelquefois j’avais plus de chance, et je débarquais sur un petit salon coquet ou une salle de jeu.

Ce jour-là –je crois bien que c’était le mercredi, c’est presque certain– ce fut la bibliothèque.

Un silence de plomb cohabitait avec les centaines de livres alignés sur les belles étagères en bois. Je ne vis personne au début, alors je fis le tour, déchiffrant les titres, fouillant dans ma mémoire pour situer les noms d’auteurs vaguement familiers.

Quelques fauteuils de vieux cuir m’invitaient à un instant de paix parmi des pages inconnues. Je faillis céder, et puis je la vis. Assez grande, je crois, et d’une élégance discrète. Elle me faisait songer à une fleur ; non, à une Roserade au meilleur de sa forme.

Elle me vit elle aussi. Ses yeux s’arrêtèrent longuement sur moi. Je me rappelle en avoir été presque gêné, et je me sentis obligé de rompre la quiétude qui nous enveloppait.

— Belle matinée, parvins-je à dire. Je croyais être seul à me lever si tôt…

La jeune femme ne me répondit pas ; c’est à peine si ses lèvres se tordirent en une ébauche de sourire. Son regard continuait de me transpercer. Fallait-il en être flatté ou effrayé ? J’oscillai ainsi longtemps, peut-être même très longtemps, attendant un signe extérieur. Elle dirait bien quelque chose.

En effet, elle parla :

— Je me souviens de vous.

Naturellement, ce n’est pas ce à quoi j’aurais pu m’attendre. Le propos me désarçonna, et je ne sus pas mieux faire que de ricaner bêtement. Les fauteuils me semblaient alors si attrayants… Mais je n’avais pas la force de me traîner jusqu’à l’un d’eux pour m’asseoir et effacer ce drôle de trouble qui me serrait l’estomac.

— En êtes-vous bien sûre ? Vous pourriez vous tromper… soufflai-je pour me rassurer.
— Tout à fait sûre.

Elle détourna les yeux, gênée ou peut-être troublée par quelque chose. Cela me fit grande impression. J’allais présenter des excuses pour effacer cet air abattu qui habitait son visage, mais elle me devança.

— C’est-à-dire, ajouta-t-elle après un instant, je pourrais me tromper… Mais je ne le crois pas. C’est clair : je me souviens de vous.
— Pardonnez-moi, car en ce qui me concerne, je ne vous ai jamais vue avant cette semaine !
— C’est possible…

Tristement, elle baissa la tête, évitant soigneusement mon regard. Sans raison valable, je me sentais coupable –de quoi, je l’ignorais. Je parvins à murmurer quelque chose de confus, sans savoir si elle m’écoutait ou non.

Plus rien ne semblait avoir d’importance.

Elle s’éloigna d’un pas sûr, sa robe flottant derrière elle. Je la regardais partir. Lorsqu’elle disparut à l’angle du couloir, j’eus l’impression furtive qu’une ombre la suivait.


C’était aux environs de sept heures du soir –peut-être bien huit– que nous nous retrouvions tous pour le dîner.

La salle était gigantesque. Chacun des convives, dans ce décor aux proportions surréalistes, ressemblait à une poupée de cire que l’on aurait modelée avec le plus grand soin. Les animaux de compagnie, eux, paraissaient trop vivants et brisaient le charme par la force de leur naturel. Je me rappelle assez nettement qu’un Goupix, qui suivait partout le fils d’une dame dont le nom m’échappe, ne cessait de pousser des glapissements enjoués en voyant son museau se refléter sur le dallage.

À table, nous occupions toujours les mêmes places, mais nous avions souvent du mal à les retrouver de mémoire. Le meuble, tout à fait longiligne, donnait l’impression de ne jamais se terminer. Un lustre incroyable pendait au-dessus, diffusant une lumière agréable qui se reflétait à outrance sur l’argenterie. Et tout autour, une pléthore de chaises, taillées dans un bois sombre et anguleux, tenaient conseil dans le plus religieux des silences.

Les repas avaient un caractère singulier. Nous mangions de bon appétit, car à table il y avait tout ce dont on pouvait rêver ; et cependant, les conversations me mettaient mal à l’aise. J’y participais à peine en général.

Ce soir-là, ce fut comme d’habitude.

Il y avait une dame qui racontait une histoire –il y en avait toujours, des histoires, et c’étaient souvent des récits insipides qui passaient pour intéressants quelques minutes. Elle n’avait pas d’âge, ou plutôt elle semblait osciller entre vingt-cinq et quarante ans. Son visage trahissait une certaine expérience que démentaient ses yeux juvéniles.

— À dire vrai, ça doit faire assez longtemps –quelques années déjà. C’était à Kalos, de cela je me souviens, du côté de Fort-Vanitas, et c’était au beau milieu du printemps. Nous étions allés chasser le Couaneton…

Ses paroles me donnaient l’impression de flotter dans l’air, au-dessus de chacun d’entre nous ; elles venaient ensuite se noyer dans nos assiettes de soupe et nous n’avions plus qu’à remuer avec nos cuillères.

Plutôt que de tout écouter avec application, ce qu’aurait exigé de moi la politesse, je m’amusais à observer le reste des auditeurs. Certains s’évertuaient à garder le masque de l’intérêt, et offraient un sourire sympathique, quelques hochements de tête, parfois des exclamations forcées. Les autres ne dissimulaient qu’à grand-peine leur embarras. Je notai malgré moi le degré de crispation d’une paire de mains, l’inclinaison lasse de sourcils minces…

— Nous avions avec nous des Medhyèna… À la réflexion, c’étaient peut-être des Malosse. Ce qui est certain, c’est qu’ils ne manquaient pas de flair ni d’entrain…
— La chasse au Couaneton a cela d’excitant, n’est-ce pas…
— Oui… Et alors comme je disais, il y avait…

Il y eut un moment où la dame interrompit son récit pour demander quelque chose à ce militaire qui aimait regarder les duels.

— Ah, chère madame, moi, la chasse au Couaneton… Ce n’est pas aussi drôle que d’aller explorer le territoire des Ursaring…

La conteuse parut vexée et, le rouge aux joues, elle se tourna vers quelqu’un d’autre.

L’officier esquissa un rictus moqueur avant de rajuster son monocle du bout des doigts. Un reflet se dessinait sur le verre, qui renvoyait la lumière de l’énorme lustre suspendu au-dessus de la table. Cela, si le personnage n’était pas aussi sympathique et prompt à la plaisanterie, me l’aurait fait paraître inquiétant. Je fis bonne figure et lui rendis son sourire lorsqu’il posa ses yeux sur moi.

Après le dessert, les chaises raclaient le sol et nous passions dans le grand salon. Un feu de cheminée y brûlait, remplissant la pièce d’une chaleur agréable. Les plus téméraires d’entre nous prenaient un petit verre de quelque chose qui avait l’air fort et les plaisanteries allaient bon train.

Pour ma part, j’avais bien choisi ma place, près de la fenêtre. Mon Malosse de compagnie somnolait à mes pieds. Debout à proximité, la demoiselle contemplait l’extérieur. Il faisait déjà nuit et je me demandais ce qu’elle voyait au juste.

— Vous aimez le parc, vous aussi ?

Elle tourna son visage vers moi et j’y lus une sorte de surprise. Cela s’effaça presque immédiatement et elle me sourit. Plus de froideur sur ces traits indéchiffrables.

— Oui… L’air du dehors me fait du bien.
— N’est-ce pas ! Et le décor est exceptionnel. J’aimerais pouvoir me vanter d’avoir un jardin pareil.
— C’est beaucoup de travail...

Nous discutions avec aisance ce soir-là, si bien que j’en oubliai presque notre rencontre dans la bibliothèque et la maladresse de nos paroles. Tout était si différent. Peut-être réalisait-elle qu’elle se trompait quand elle disait me reconnaître.

Du reste, je n’y songeais plus. Une fatigue douce me faisait à moitié somnoler, et je ne me rendis pas tout de suite compte qu’elle avait cessé de parler, et même qu’elle avait quitté le salon. Il n’y avait que le crépitement du feu, la respiration de mon animal contre mes jambes, et la rumeur brouillonne des autres conversations.

Il me vint, un moment où l’inactivité rendait mon esprit particulièrement distrait, la pensée que je l’aimais. Pas de façon nette et précise, mais d’un amour qui savait aussi se bien se passer de mots et de gestes ; un amour, peut-être, contenté par sa présence à mon côté lorsque nous marchions dans le parc et qu’elle s’efforçait de se rappeler à mon souvenir.

La seule chose que je n’avais pas su oublier sous les assauts du temps, c’était sa voix. Il m’arrive de pouvoir l’entendre encore me dire qu’elle se souvenait de moi ; et moi qui ne peux plus lui répondre que oui, je me souvenais d’elle alors même que ce n’était pas vrai, juste pour faire naître un sourire dans le fond de ses yeux.

En guise de consolation, je me dis qu’elle n’aurait pas été dupe.


Le vendredi, il se passa quelque chose d’étrange. Pas seulement inhabituel, mais tout à fait bizarre, si bien qu’au début je crus avoir rêvé.

Je l’aperçus qui marchait devant moi dans un couloir. Intrigué, je suivais ses déplacements qui ne paraissaient avoir ni queue ni tête, comme ceux auxquels je me livrais chaque matin. Elle tournait parfois à gauche, parfois à droite, et j’en venais à me questionner sur la cohérence même du château labyrinthique.

Cela dura peut-être dix minutes, peut-être dix heures. Toute notion du temps m’échappait. Elle s’immobilisa quelque part, je me souviens qu’il y avait un tableau sur le mur, qui figurait une montagne ou peut-être une plage… Je ne sais plus.

Elle s’arrêta et se retourna pour me regarder. Il n’y eut pas un mot pour quitter ses lèvres. J’avançais toujours, et lorsque je la rejoignis, je vis une porte. Petite, discrète et fondue dans le mur ; probablement un passage de service utilisé par les domestiques auxquels elle ressemblait.

Alors la demoiselle s’éclipsa pour me laisser seul ici, au beau milieu d’un couloir que je ne savais pas situer, devant une porte qui conduisait partout et nulle part.

« Il faut la pousser », me disais-je. Un élan de courage me permit de le faire. Il faisait sombre dans le passage étroit mais je parvins à me diriger tout de même. Pas de poussière ni de toiles de Migalos, juste le silence brisé par le bruit de mes pas.

Combien de temps cela dura-t-il ?

Lorsque je m’arrêtai, je ne savais ni où j’étais ni s’il faisait encore jour. D’ailleurs, plus rien de tout cela ne me préoccupait. Car il y avait cette bizarrerie… Cette apparition… Comme un spectre, mais il fallait bien se rendre à l’évidence, les spectres n’existaient pas !

La chose me paraissait extrêmement singulière. Je n’avais jamais vu de créature semblable –si cela pouvait même être appelé une créature !

On eût dit une forme noire inconsistante, vaguement pourvue de deux bras vaporeux, d’un nez courbé et d’une crête au sommet de ce qui lui tenait lieu de tête. Ses yeux d’un rouge terne semblaient constamment larmoyants. Et, plus étrange encore, l’être tenait un masque doré au bout de sa queue –supposai-je.

Mon premier réflexe, naturellement, fut de mettre en doute ce que je voyais. Je passais, j’aimais à le croire, pour un esprit équilibré et rationnel : aussi l’apparition spectrale me laissa-t-elle dubitatif. Tout cela devait être un rêve, et cette longue marche dans le château aussi. Rien qu’un mauvais rêve ! Je n’aurais qu’à fermer les yeux… Et je finirais bien par me réveiller… Mais chaque fois que je les ouvrais, mon cœur se remettait à tambouriner contre ma poitrine.

La chose refusait de se dérober à l’existence.

— Es-tu réel ? me surpris-je à lui demander, sachant qu’aucune réponse ne me parviendrait.

Bien entendu, elle resta muette. Aucune émotion, aucun signe de compréhension n’habitait ces gros yeux rouges suintant de larmes sanglantes. Peut-être ne voyaient-ils rien.

Cependant, il me sembla que le masque porté par la créature avait changé d’aspect, d’expression. Tout à fait discrètement, mais le sentiment demeura un long moment ancré dans mon esprit.

J’étudiai plus longuement cet objet doré, qui me faisait alors penser à quelque artefact sacré, abandonné et oublié depuis des siècles dans les ruines d’un tombeau royal. Le peu de lumière qui pénétrait dans cet obscur recoin du château épousait les reliefs méticuleusement taillés dans la matière lisse –ce fut encore une fois une supposition, car je ne me risquai pas à y toucher.

Durant mon examen, une sensation de malaise indescriptible se mit à tordre mon estomac. J’attribuai cela à ma nervosité, bien naturelle dans de telles circonstances. Cependant, plus je laissais mes yeux courir sur la surface du masque, plus l’évidence s’imposait à mon esprit.

« Diable ! »

Saisi de terreur tout autant que de fascination, je reculai de quelques pas. L’apparition ne bougea pas.

Ce qui m’avait mis dans un tel état d’excitation horrifiée… C’était ridicule, sans doute, mais les traits de ce masque-visage avaient quelque chose de familier. Et plus je les regardais, plus je me persuadais que je les avais déjà vus auparavant.

Où cela ? La réponse s’entêtait à me fuir.

Mais la certitude m’étreignait le corps et le cœur. Cette rencontre était bien réelle –mon instinct me le hurlait au creux de l’oreille– et elle me fit entrevoir des possibilités auxquelles, jusqu’alors, je n’avais jamais osé songer.


Ce fut notre dernière rencontre, ce soir-là. Nos mains posées sur la balustrade en haut de l’escalier, nous regardions les lueurs vives du crépuscule qui céderaient bientôt leur place à la nuit.

Elle m’avait fait appeler ici, devant ce parc que nous aimions, car elle souhaitait me parler de quelque chose. La teneur de son discours m’échappait encore, mais pas le sujet de celui-ci. Il faudrait bien qu’elle m’explique cette absurde marche dans les couloirs, ce passage secret, et puis l’apparition…

Aucun de nous ne souhaitait briser la paix qui nous entourait. Cependant, n’y tenant plus, je me décidai. Je brûlais de savoir.

— Autant que vous soyez honnête avec moi : c’est un spectre, que j’ai vu, n’est-ce pas ?

À mon grand étonnement, elle se contenta d’acquiescer. Fort bien. Si elle voulait me laisser deviner les choses, je pouvais jouer son jeu.

— Vous avez une sorte de don, enfin, vous pouvez sentir, j’imagine, leur présence… Vous savez, je n’ai jamais cru aux fantômes et tous ces contes pour enfants. Mais si ce n’est pas un rêve, c’est qu’ils existent.

Elle hocha de nouveau la tête.

— Vous dites que vous vous souvenez de moi, mais c’est étrange. Est-ce que vous m’auriez croisé… Excusez-moi d’être ridicule… Dans une « vie antérieure » ?
— Ce n’est pas cela, souffla-t-elle timidement. Ce n’est pas vraiment moi, enfin… Ce ne sont pas exactement mes souvenirs…

À présent, je ne cherchais plus à rationaliser. Il me fallait abandonner tout de suite, ou bien m’engager sur un terrain qui venait de naître dans ma conscience à peine éveillée. Je frissonnai un peu devant l’idée qui me traversa l’esprit.

— Alors ce sont les souvenirs du spectre ! Et je ne sais comment, ils vous sont parvenus !

Un silence s’abattit sur nous et sur tout le parc. Derrière, la silhouette écrasante du château... Nous devions ressembler à deux statues, immobiles et muettes.

Finalement, d’un signe de tête, elle confirma.

Abasourdi, je ricanai nerveusement. Tout cela n’avait aucun sens, mais parce que c’était elle, un être si criant de vérité, je ne pouvais qu’y croire.

— Ainsi c’est cela que vous vouliez me dire… Je comprends.

Je croyais comprendre, en effet, mais tant de détails m’étaient encore inconnus. Je la priai de répondre à mes questions alors que j’avais le sentiment qu’elle s’y déroberait, qu’elle tournerait les talons pour s’en aller et ne plus revenir.

Elle ne le fit pas, pas tout de suite.

Au lieu de cela, elle évita longuement mon regard, qui semblait glisser sur elle à la manière d’une brise légère. Ses yeux se perdaient loin, très loin, et peut-être voyait-elle des choses inaccessibles, des royaumes en ruine ou les confins mystérieux d’un au-delà peuplé de spectres.

Moi aussi, j’avais vu un fantôme, et le fantôme se souvenait de moi !

La douceur de sa voix me surprit quand elle ouvrit la bouche. Il y avait une froideur hivernale, ou bien était-ce seulement l’air de l’extérieur, mais ses mots tranchaient dans la chair à vif de mon incompréhension.

— Les morts, dit-elle, ne trouvent pas toujours le chemin de la paix. Il y en a qui ne parviennent pas à quitter la Terre. Leurs corps sont enfouis quelque part sous nos pieds, et leurs âmes…

Je crus entendre sa gorge se serrer. Elle n’aimait pas ce dont elle parlait ; elle n’aimait pas être la porte-parole de la Mort, l’avoir sans cesse dans son sillage, l’entendre murmurer à ses oreilles.

Ma main se posa sur la sienne, qui était froide, mais je savais que le geste ne lui apporterait aucun réconfort. Elle sourit timidement en manière d’excuse, et jeta un coup d’œil quelque part sur sa droite. Je ne voyais rien, mais je me rendais compte… Ce devait être mon spectre, celui qui se rappelait de moi… Peut-être qu’il était là et qu’il me regardait...

— La science n’a pas d’explication, continua-t-elle. Mais cela arrive tout de même, et les gens comme moi sont bien embêtés… Soit nous sommes des fous, soit nous sommes des prophètes modernes, détenteurs d’une vérité supérieure. Je ne sais pas ce qui est le plus enviable.
— L’ignorance, soupirai-je, me semble préférable.

Sa main se crispa, et aussitôt je lui présentai des excuses. Il ne fallait pas dire cela, bien sûr. La maladresse guidait mes pas dans le noir, et devant elle je me sentais comme un enfant sur le point de faire mille bêtises.

L’air autour de nous paraissait de plus en plus frais. Le ciel, lui, s’assombrissait, et le parc commençait à perdre ses belles couleurs.

Je me plongeais dans une étrange torpeur, entre un bien-être brumeux et un malaise intérieur grandissant en même temps que mon émerveillement. L’ignorance, oui : je savais si peu du monde, et tout ce qui me restait à découvrir se présentait avec la saveur exotique d’une aventure… Une aventure spirituelle, mais qui exhalait tout de même un doucereux parfum de mystère…

Aussitôt, je me ressaisis. Bien entendu, je divaguais, rendu ivre par la perspective –j’ose à peine le mot– d’une éternité défiant les lois du monde réel avec un sourire moqueur. La Mort faisait partie de la Nature. Même par la ruse, on ne pouvait défier la Nature, car alors il faudrait en souffrir.

Je comprenais, à présent. Les âmes dont elle parlait… Elles devaient souffrir, incapables de rejoindre l’autre rive, coincées à jamais dans des avatars de pacotille. Quel poison ce devait être, d’entendre ces plaintes lugubres à longueur de journée.

Je comprenais. Lui prenant à nouveau la main avec plus de douceur, je lui parlai au creux de l’oreille, craignant peut-être qu’elle ne m’entende pas.

— S’il y a quelque chose à faire… pour apaiser cette âme, je veux dire… Surtout, n’ayez pas peur de me le dire, parce que je crois que je dois l’aider. Une âme qui se souvient de moi, ça doit bien avoir un sens. Qui se souviendrait d’un être aussi banal, aussi insignifiant, sans raison ?

Elle ne répondit pas immédiatement. Elle m’écoutait, cela se voyait, mais semblait craindre le poids de ses paroles à venir. Finalement, elle me regarda.

Ses yeux n’étaient pas baignés de larmes, mais elle pleurait en quelque sorte. Un éclat brillant rendait ses prunelles sombres si lumineuses à présent, si vivantes. Comme si les âmes de milliers de spectres se rassemblaient ici même pour la remercier de l’attention qu’elle leur portait.

— Je me demande, continuai-je, pourquoi j’ai été capable de voir ce spectre, si ce n’est pas pour l’aider à…

Ma voix s’étranglait un peu. Je comprenais, je voulais comprendre, mais tout cela était nouveau…

— Enfin, dites quelque chose ! C’est tellement étrange, tellement loin des principes rationnels qui font tourner le monde. Qu’est-ce donc, ce que j’ai vu ?
— Ce que vous avez vu, dit-elle doucement, c’est la manifestation physique d’une de ces âmes incapables d’accepter la Mort. On leur donne un nom, dans une autre langue, je l’ai lu quelque part… Il y a des personnes comme moi, très sensibles. Nous pouvons toutes les voir. En temps normal, c’est…

Elle s’interrompit. Je me doutais, évidemment, que ce qu’elle s’apprêtait à dire revêtait un caractère délicat. Au fond de moi-même, peut-être en avais-je déjà une idée précise.

— En temps normal, c’est un « privilège » accordé –par Arceus, sans doute– à la seule famille. Vous comprenez… Je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas ?

Un poids éreintant parut d’un seul coup se lever de mes épaules, allégeant mon corps et mon esprit. Toutes les pièces s’assemblaient logiquement. Cet étrange masque doré, je l’avais reconnu, et à présent je comprenais tout : c’était un visage, celui de…

Accablé, je dus m’agripper à la balustrade pour garder un pied dans la réalité. La pierre froide glaçait ma paume et mes doigts se crispaient de leur propre chef, comme cinq pattes de Migalos.

Elle dégagea les siens de mon autre main et me tourna le dos. Sa silhouette mince allait s’éloigner, je le savais, mais je ne fis rien pour la retenir. Tout effort serait vain. Elle baissa la tête vers le sol. Pas un regard à mon attention.

Rien qu’une parole…

— Vous savez ce qui vous reste à faire, je crois. Ne craignez rien. C’est dans l’ordre des choses, et vous y arriverez naturellement.

Je la crus, car elle avait dit cela sur un ton qui ne souffrait aucune réplique. Cela suffisait à me donner confiance, quand bien même ma tâche me conduirait à regarder la Mort en face une seconde fois. Parce qu’elle me le demandait, je m’en acquitterais. Un peu par égard pour une âme perdue, peut-être...

Lorsqu’elle me quitta pour la dernière fois, la lune brillait de son plus bel éclat, perchée dans le ciel d’encre. J’avais froid.


Ma mission fut accomplie, comme prévu, assez aisément. En dépit de l’incongruité de l’expérience, je n’en gardai aucun véritable souvenir par la suite. Un brouillard noirâtre obstruait mes facultés de réflexion, ne laissant entrevoir que la réminiscence étrange d’un éclat doré.

Tout cela aurait pu s’achever simplement, si un désir trop vif ne retenait pas une partie de moi à la Vie. Cette conversation me poussa à la prudence, mais signa en même temps, par le fait d’une ironie douloureuse, mon curieux destin pour les décennies à venir.

Ce soir-là, en la regardant s’éloigner, je m’étais promis de la revoir un jour...


Aujourd’hui, le château pour lequel je garde une affection aussi vive qu’au premier jour n’est plus ce qu’il était.

Chaque semaine un peu plus, la forêt de Vestigion et son appétit insatiable l’engloutissent sous un tapis de verdure et de mousse épaisse. Le parc à l’abandon n’en a plus que le nom : c’est une véritable jungle qui se développe sur les ruines des allées, des bancs et des marbres. Un lierre abondant ronge les façades jusqu’aux fenêtres, dont les carreaux brisés font songer à des dents irrégulières.

Aujourd’hui, il n’y reste plus guère que des spectres –des spectres et des souvenirs.