Chapitre 4 : La faim justifie les moyens
Le temps que mit Pikachu à regagner le centre-ville aurait eu de quoi faire rougir le plus vif des Elecsprint. Après avoir tourné quelques minutes dans les dédales de rues dominées par les hautes bâtisses de briques rouges, il retrouva enfin son chemin et se dirigea vers le grand bâtiment à l’est de la ville. Tout en haut, au-dessus de leur tête, disparaissant parfois derrière les épaisses fumées des usines, la grande tour au toit pointu les dominait.
Alors qu’il pénétrait dans la station, il ne put que remarquer l’endroit quasi désert. Peu de passagers, certes, mais ce qui l’embêtait le plus, c’était le peu d’employés… Il se dirigea vers le comptoir derrière lequel une ravissante Pashmilla était occupée à lire le journal.
– Excusez-moi, madame, je cherche quelqu’un qui travaille ici, peut-être pourriez-vous m’aider ?
– Je vous écoute ? lui répondit l’hôtesse avec un sourire.
– La responsable du personnel, Mysdibule ? Est-ce qu’elle est là ?
– Ah non, je suis désolée, monsieur, vous tombez mal. Le service a pris fin il y a quelques minutes. Vous n’étiez à vraiment pas grand-chose de tomber dessus, si je puis dire…
– C’est vraiment urgent, protesta Pikachu en posant sa carte de détective sur le comptoir. C’est à propos d’un meurtre. De plusieurs en fait, mais je présume que vous savez de quoi je parle, fit-il en désignant du museau le journal qu’elle tenait en main.
– Mon Dieu… Mysdibule a des ennuis ? s’inquiéta la Pashmilla.
– Non, madame, mais elle possède peut-être des informations qui me seraient utiles. Dites-moi où je peux la trouver, s’il-vous-plaît.
Pashmilla reposa son journal et vérifia que la station était bien vide, ou du moins qu’aucune oreille indiscrète ne les épiait.
– Je sais que beaucoup de membres du personnel aiment se retrouver à la taverne, un peu plus bas. Le patron connait bien les employés, ils ont des prix très raisonnables sur le repas du soir, après le boulot. Tout le monde y gagne, en somme. Vous la trouverez peut-être là-bas. Je sais qu’elle aime y aller aussi, de temps en temps…
– Super, je vous remercie ! Bon courage pour la fin de journée !
– Faites attention à vous…
Mais Pikachu était déjà parti au pas de course, oubliant même sa carte de détective sur le comptoir. Il filait comme l’éclair, aussi vite qu’il avait traversé les Terres Sauvages…
*
Pandarbare était en train de mettre de l’ordre dans sa grotte après le départ de Pikachu. Il venait de nettoyer les tasses, de les ranger, et avait remis du bambou noir de Maillié à infuser. Alors que la casserole émettait le doux sifflement du breuvage en préparation, le grand ours aperçut une silhouette à l’entrée de sa grotte.
– Faut pas se gêner, cracha-t-il, bougon. T’as qu’à entrer sans t’annoncer.
– Toutes mes excuses, fit l’intrus, sarcastique. Puis-je entrer ?
– On se connaît ? demanda Pandarbare.
Il étudia brièvement son invité surprise, mais ce dernier se tenait terré dans l’ombre. Il avait un pelage sombre, des dents luisantes, et seuls ses yeux rouges ressortaient dans la pénombre.
– Tu veux pas t’avancer ? demanda-t-il. Que je voie ta tête. J’aime bien savoir à qui je parle.
Mais l’intrus l’ignora. Il s’avança un peu plus dans la grotte, tout en restant dans l’obscurité, comme s’il faisait exprès de cacher qui il était. Je le connais, se dit Pandarbare. Et ça doit pas être un ami. Pourquoi il se cacherait, sinon ?
– Il y a un rat qui est passé chez toi tout à l’heure, il me semble.
Pandarbare se redressa, tendu. Comment savait-il que le petit détective était venu chez lui ? Il avait été très vigilant, il avait fait ça discrètement. C’est pour ça qu’il avait fait venir Pikachu chez lui, pour parler tranquillement, à l’abri des oreilles et des regards indiscrets !
– Peut-être bien, et alors ? provoqua-t-il, veillant à ne pas montrer son inquiétude qui grandissait.
– Tu lui as parlé de moi ?
L’intrus s’avança alors à la lueur du feu de bois qui brûlait dans le coin, et Pandarbare le reconnut enfin. Il écarquilla les yeux et sa mâchoire se décrocha sans qu’il ne puisse rien y faire. Son inquiétude se transformait maintenant en peur.
*
Pikachu descendit quelques rues en regardant les enseignes des différentes boutiques qu’il croisait. Il ne voulait pas que son enthousiasme le presse de trop et lui fasse louper la taverne évoquée par Pashmilla.
Il passa devant un petit restaurant deux étoiles nommé Au Carnarticho, une joaillerie tenue par un Ténéfix à l’aspect peu avenant, un antiquaire qui portait le nom amusant de Balbut’aux Petits prix – il apprécia le jeu de mot –, ainsi un des points de ralliement des Taxis Galar d’où allaient et venaient des nuées de Corvaillus avant d’enfin trouver la petite auberge. Exca’Taverne, disait l’enseigne. Encore un jeu de mot. Décidément, les petits commerçants du coin s’étaient rassemblés sous le signe de la bonne humeur, sans trop se prendre au sérieux. C’est cette attitude qui manquait aux commerçants de Safrania, toujours très rigides dans leurs affaires. Ça allait sûrement de paire avec le passé de la ville.
De l’intérieur s’échappaient de la musique et le brouhaha des discussions. En effet, malgré l’heure, la taverne était remplie, comme il put le constater en rentrant. Les ouvriers venaient en masse se détendre ici après leur dure journée. Il espérait que celle qu’il cherchait serait de la partie…
Il se faufila tant bien que mal jusqu’au bar, esquivant de peu un Lombre qui portait sur son nénuphar des gobelets et des chopes remplie à ras bord. Il joua des épaules pour se glisser entre un Ouvrifer et un Crapustule et se hissa sur un tabouret au comptoir, comme un vieux pilier de bar.
– S’il vous plaît ? appela-t-il en direction de l’énorme lapin qui se tenait derrière le bar.
Ce dernier l’ignora royalement, servant une énorme chope de bière – dans laquelle Pikachu aurait pu aisément tenir – à un Bétochef à l’air patibulaire.
– Excusez-moi, recommença Pikachu tandis que le barman passait près de lui.
– J’te sers un verre, p’tit ? demanda Excavarenne sans même le regarder.
– Non, merci, en fait je…
– Alors bouge, j’ai des clients. Ah ! Voilà mes seigneurs ! Ben c’est pas dommage !
Excavarenne planta à nouveau Pikachu pour se diriger vers une table où venait de s’installer deux Pokémons, visiblement des habitués. Du moins c’est ce que le détective présumait, car ils n’avaient rien de « seigneurs ».
– Comment vont le père Theral et Caratroc ?
– On a soif ! répondit le premier.
– On revient d’une mission ! fit le second.
– Une mission déterministérante ! reprit le premier.
Pikachu fronça les sourcils, comme Excavarenne.
– Déterminante, corrigea Caratroc.
– Ouais, c’est pas faux.
– Alors ça y est, lança Excavarenne, enthousiaste. Ça veut dire que votre carrière décolle enfin ! J’vous paye un godet pour fêter ça !
– Ouais, reprit Caratroc. On commence enfin à nous considérer en tant que tel !
– En tant que tel quoi ? demanda le barman.
– Comment ça ? fit Caratroc, le regard vide.
Les yeux d’Excavarenne passèrent de Caratroc à Theral, puis de Theral à Caratroc. Il annonça qu’il allait leur chercher à boire et s’éclipsa, secouant la tête. Il savait que ses deux meilleurs clients n’étaient pas des prix Nobel, mais quand même…
Alors que le gros lapin passait de nouveau à côté de Pikachu, celui-ci tenta en vain d’attirer une nouvelle fois son attention, mais les discussions, les rires, les cris et les bruits de verres qui s’entrechoquaient autour de lui le rendait presque invisible et inaudible.
– Je suis ici pour des informations concernant les meurtres qui ont été…
Soudain, le silence se fit dans la taverne. Un silence qui pesait lourd sur les épaules de Pikachu, vers qui tous les regards venaient de converger.
– … commis, termina-t-il. Puis, se ressaisissant : Bien. Maintenant que j’ai votre attention, j’aimerais parler à Mysdibule, qui travaille aux ressources humaines de la gare, s’il vous plaît.
Personne ne moufta, et le silence de mort qui régnait dans la pièce s’alourdit encore plus. On aurait pu entendre un Ramoloss penser. Excavarenne le fixait d’un œil mauvais, et lui indiqua d’un coup de menton une table, au fond du bar. Il se retourna et y vit en effet une Mysdibule qui le regardait avec défiance, et le Gringolem et le Débugant qui étaient avec elle à table finirent d’un trait leur chope avant de s’en aller précipitamment.
Pikachu se retourna vers le comptoir et remercia avec une longue révérence sarcastique l’Excavarenne. Puis il se dirigea vers la table du fond tandis que le bar commençait à se vider petit à petit. Visiblement, parler du « Monstre de Galar » avait de quoi vous flinguer un commerce, par ici.
– Je suis le détective Pikachu, commença-t-il en s’asseyant. J’aimerais vous poser quelques questions à propos de…
– J’ai entendu, le coupa Mysdibule. Qui vous a parlé de moi ?
Pikachu lui fit savoir que son informateur préférait garder son anonymat, pour sa propre sécurité, et il n’avait aucune raison de ne pas respecter ce choix. Il s’excusa ensuite de ne pas pouvoir lui apporter la preuve de son identité : il avait dû oublier sa carte d’enquêteur à la gare, après voir questionné Pashmilla.
– C’est pas grave. Je vous crois. J’ai suivi vos enquêtes, vous savez. Pas jojo l’histoire avec Persian, lâcha-t-elle avec un demi-sourire.
Elle était au courant ! Génial, maugréa Pikachu pour lui-même. Il commanda un café noir au Lombre qui assurait le service et commença son interrogatoire :
– Ça fait longtemps que vous travaillez au service des ressources humaines de la station ferroviaire ?
– Neuf ans.
– Vous avez dû en voir passer du monde…
– Vous cherchez qui ?
Très bien…, pensa-t-il, cynique. Pourquoi faire simple quand on peut tourner autour du pot ? Au moins, elle va me faire gagner du temps. Pas besoin de la cuisiner. C’était ce qu’il avait craint, en venant ici. Il savait que les gens du coin n’étaient pas très enclins à s’aventurer sur un terrain qui les effrayait à ce point, et ses précédentes investigations n’avaient fait que lui confirmer que ce ne serait pas simple de tirer les vers du nez des gens. Le bar quasiment vide confirma encore plus cette impression. Ne restaient que lui, Mysdibule, Excavarenne, le colosse Betochef et les deux idiots de tout à l’heure.
– On m’a parlé d’un certain Morpeko. Vous pouvez m’en dire deux mots ?
– Seulement deux ? OK : taré dégénéré.
– Il va m’en falloir un peu plus, l’encouragea-t-il avec un sourire.
– Ce gars-là avait deux visages. Il pouvait se montrer vraiment adorable quand il le voulait, et d’un coup sans prévenir, il voyait rouge. Littéralement. Ses yeux s’injectaient de sang, son pelage passait en mode « côté obscur » et il pétait littéralement les plombs.
Pikachu sentit son cœur s’emballer. C’était une description qui pouvait coller avec ce qu’il avait déjà entendu. Le pelage sombre, les yeux rouges… Mais pas de précipitation. Il ne referait pas les mêmes erreurs que par le passé.
– Qu’est-ce que vous entendez par « pétait les plombs » ?
– Tournez-vous, discrètement. Regardez Bétochef.
Pikachu obéit, profitant de la venue de Lombre pour se retourner sans éveiller les soupçons. Il inspecta rapidement le Bétochef accoudé au comptoir, et aperçut une vilaine balafre qui lui barrait le visage.
– Voyez la marque ? Ben c’est Morpeko qui lui a fait ça, sans prévenir, bim ! Il lui saute à la tronche et lui arrache un bout de chair avec les dents. Parce que, je cite : il avait faim.
Pikachu se retourna vers Mysdibule, l’inquiétude s’insinuant dans son esprit. Il voulut boire une gorgée de café, mais s’arrêta à temps : le point blanchâtre qui flottait dans son verre, ce n’était ni du lait, ni du sucre. Il jeta un regard de haine à l’Excavarenne. Ce lourdaud avait ajouté un supplément « mollard » à sa commande.
C’est d’ailleurs en voyant ce lapin obèse et le colosse à côté de lui que le doute lui vint :
– Pourtant, je crois savoir que les Morpeko sont…
– Petits ? le coupa-t-elle. Pour ne pas dire minuscules. Et pourtant, vous voyez comme moi. M’étonne pas que ce soit lui que vous cherchiez.
– Comment ça ?
– Réfléchissez. Il fait nuit, vous voyez rien, OK ? Puis vous entendez le « monstre » arriver. Et là, vous voyez un minuscule hamster. Vous êtes une brute comme Bétochef. Comment voulez-vous soupçonner qu’un minus comme lui puisse vous faire la peau ?
*
Le corps massif de Pandarbare atterrit lourdement sur la table basse, brisant les maigres pieds en bois qui la maintenaient. Son adversaire se tenait toujours entre lui et la sortie de la grotte, il n’avait aucune échappatoire. Mais il n’en avait pas besoin : fuir n’était pas dans ses habitudes.
Il se redressa péniblement et toisa l’intrus. Sous ses épais sourcils, ses yeux brillaient d’une lueur menaçante, même si la peur commençait à le dominer : le bougre était sacrément coriace.
– Il va falloir faire mieux, lui cracha-t-il. Un p’tit gars comme toi ne devrait pas jouer au plus fort avec les grandes personnes.
Une attaque Provoc. Pari risqué. Il ne savait pas vraiment si c’était une bonne idée. Malgré sa raillerie, il n’en pensait pas un mot : son ennemi l’avait déjà mis à terre à deux reprises. Petit par la taille, certes, mais pas par la force, et encore moins par la hargne de vaincre.
L’intrus fondit à toute vitesse sur lui, d’un bond puissant, les poings serrés en une attaque Damoclès qui risquait de le faire grincer des dents. Il tenta une esquive maladroite, mais la douleur qui irradiait ses côtes après son mauvais atterrissage sur la table le ralentissait. Il parvint néanmoins à éviter le coup de son adversaire en le surprenant avec une discrète Balayette.
Le Monstre roula jusqu’au foyer de la cheminée, se renversant la casserole d’eau bouillante sur la main. Il poussa un hurlement qui vous secouait les entrailles et, les yeux rouges de haine, il se jeta une nouvelle fois sur Pandarbare.
Le vieil ours eut le temps de le voir venir, et il avait anticipé le retour de son ennemi en chargeant entre ses doigts un violent Stratopercut qui heurta de plein fouet l’estomac du monstre, l’envoyant s’écraser contre la paroi de la grotte compter les étoiles qui dansaient devant ses yeux.
– T’en as assez, petit ? railla Pandarbare, ragaillardit par le retournement de situation.
Son adversaire ne répondit pas. Il restait là, couché au sol, petite masse de poils sombres roulée en boule. Puis le Monstre releva la tête. Pandarbare eut un mouvement de recul. Il comprit au regard qu’il lui jetait que le combat était loin d’être gagné.
La créature se releva, grognant et sifflant. Il puisait une force nouvelle qui décuplait sa rage. Le goût qu’il avait dans la bouche l’excitait. Un goût qu’il adorait. Un goût qui le rendait fou. Le goût du sang. Son sang.
Il se lécha la lèvre ouverte, qu’il avait dû se mordre avec le choc de l’uppercut, et déglutit avec plaisir, laissant le parfum et le fumet ferreux de l’hémoglobine se distiller dans son organisme. Sa faim grandissait, encouragée par cet apéritif imprévu.
Alors, dans un terrible hurlement qui fit frissonner les pierres elles-mêmes, il se jeta la gueule grande ouverte sur le vieil ours qui vit se refermer sur lui les mâchoires de la nuit.