Chapitre 10 - Au revoir
Le choc fut si violent qu'un éclair blanc aveugla Maximilien et il perdit connaissance. Un bloc gros comme un parpaing était tombé sur sa jambe fragilisée et l'os avait immédiatement cédé. Il n'avait même pas eu le temps de crier.
Lorsque ses sens lui revinrent, il était couvert de gravillons et frigorifié. Les secousses avaient cessé ; l'éruption du Mont Chimnée avait été brutale mais courte, la pierre en profondeur s'était à peine réchauffée.
L’adolescent grimaça et prit une grande inspiration, secoué. Il ne faisait pas encore assez froid pour endormir la douleur et chaque centimètre carré de son corps le lançait atrocement. Autour de lui, tout avait été noyé sous de la poussière grise et des gravats sombres. Des roches poreuses plus ou moins grosses étaient répandues sur le sol, et des blocs beaucoup plus denses s'étaient effondrés à quelques pas de là. Maximilien déglutit difficilement, la gorge asséchée par le goût âcre de la cendre. L'air était difficilement respirable et ne permettait pas d'effort inutile.
Bon, il devait commencer par vérifier l’étendue des dégâts. Il bougea sa jambe valide avec précaution, puis ses deux bras et passa sa main à l’arrière de sa tête. Si le contact ne provoqua aucune douleur particulière, le liquide poisseux qui collait ses cheveux entre eux ne trompait pas et il gémit. Aucun doute, il était ouvert.
Max tourna lentement la tête de droite à gauche et nota avec une pointe de soulagement qu’il n’était, pour le moment, pas pris de vertige, et baissa les deux vers ses doigts écarlates. Certes, la blessure était impressionnante, mais pas grave pour autant. Sa jambe le préoccupait bien plus.
Il n’avait aucune envie de repasser des mois entiers le pied dans le plâtre.
À mesure qu’il détaillait ses blessures, un sentiment de malaise de plus en plus grand se faisait une place au creux de son estomac. Pas en raison de la douleur, ni de l’air poussiéreux et difficilement respirable. C’était plutôt comme s’il avait oublié quelque chose, quelque chose d’important.
Un long frisson secoua son échine et son crâne endolori lorsqu’il posa ses yeux sur le plus imposant des blocs de lave, trônant majestueusement au milieu des gravats.
Maximilien aurait pourtant juré que Claire se tenait à cet endroit précis juste avant que Chamalot ne prenne la fuite.
Après l'appréhension, ce fut une bouffée de panique qui l’envahit. Son cœur battait jusque dans ses oreilles et ses mains poisseuses, terreuses et engourdies par le froid furent prises d'incontrôlables tremblements.
« Oh non… oh non… »
Il se pencha aussi loin que sa jambe brisée put le lui permettre et à l'instant précis où il entreprit de dégager frénétiquement les blocs de pierre ponce, une inspiration sifflante s’en échappa.
« Claire ?! »
Il crut entendre quelqu'un cracher et vit avec soulagement le visage de la scientifique apparaître à mesure qu'il dégageait les gravats de roche poreuse. Ils n'étaient pas très lourds et la blonde avait à peine le nez en sang, mais elle semblait particulièrement mal en point et l'adolescent continua de repousser les pierres qui la recouvraient.
« Ne t’en fais pas Claire, respire un bon coup, ça va aller… Chamallot doit déjà être allé chercher les secours. »
Un faible sourire passa sur son visage mais elle n'ouvrit même pas les yeux, et quelques bulles de sang perlèrent au coin de ses lèvres.
« Max… »
Elle put à peine bouger les doigts de sa main droite, et aussitôt Maximilien les prit dans les siennes. Il souffla dessus pour essayer de la réchauffer, mais ses lèvres étaient déjà violettes et elle grelottait faiblement.
« Attends, ne bouge pas, je vais te passer ma veste ! » s'écria-t-il presque en retirant son imperméable. Il dézippa ensuite rapidement son sweat-shirt à capuche et entreprit de l'étendre sur l'épaule dégagée de la scientifique.
« C'est gentil… merci.
- Doucement, je vais te dégager…
- Non, laisse. Ce bloc-là, tu ne pourras pas le bouger. »
Claire avait tenté de paraître ferme mais un trémolo dans sa voix trahit son inquiétude. Max se tourna vers le reste de son corps et c’est comme si une pierre avait chuté dans son estomac.
La quasi-totalité de la jeune femme avait disparu sous l'immense bloc noir.
Il ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois sans trouver quoi dire, sa gorge se nouant petit à petit alors qu'il cherchait une solution. Son cerveau tournait à toute vitesse, imaginant des solutions impossibles, retournant le problème dans tous les sens.
Pourtant, pour la première fois de sa vie, rien ne lui vint en tête.
Il sentit la main déjà glacée de Claire retomber doucement sur son genou et s'empressa de la serrer contre lui, se penchant du mieux qu'il le pouvait vers son visage. Ses lèvres violettes perdaient peu à peu leur couleur et chacune de ses inspirations lui demandait un effort surhumain. Un filet de sang coulait paisiblement le long de sa joue et elle renversa la tête vers l'adolescent, les yeux toujours fermés.
« Tu veux bien… je veux dire, ça a l'air si terrible ? Je n'ai pas le courage d'ouvrir les yeux.
- C'est... »
La voix du garçon s'étrangla dans sa gorge et la scientifique étouffa un sanglot. Les deux inspirèrent longuement et une larme salée roula sur le visage de la blonde.
« Max, je suis désolée de t'avoir fait rester là-dedans. C'est de ma faute, je n'ai pas été prudente.
- Non, ça va, j'aurais pu insister aussi, je… je… hoqueta-t-il, secoué de tremblements qu'il peinait à réprimer.
- Ne t'en fais pas, c'est entièrement de ma faute. On aurait dû te sortir directement de là. »
Elle expira longuement et quelques bulles de sang s'échappèrent de la commissure de ses lèvres. Une faible moue déforma son visage et elle fronça les sourcils, ouvrant finalement les yeux et cherchant quelque chose aux pieds du garçon. Ses iris verts, allumés d’un feu nouveau, tombèrent sur le sac à moitié écrasé par des blocs. Le matériel semblait en avoir souffert au vu des éclats rocheux qui avaient déchiré le tissu, mais la poche qui contenait son carnet de notes ne semblait pas avoir été touchée. La pierre lumineuse était elle-aussi miraculeusement intacte et Claire ne put retenir un soupir de soulagement. Elle sentait l'adolescent se briser petit à petit sous ses doigts et afficha à nouveau un masque de force et d'assurance.
Si elle se sentait terriblement coupable de l'avoir mis dans une telle situation, elle repensa néanmoins au mal qu'elle s'était donné pour faire toutes ses recherches et planta ses yeux émeraude dans ceux du garçon.
« Max, dans quel état tu es ?
- J'ai un peu froid et ma jambe s'est cassée, mais… ça va.
- Parfait. Tu peux atteindre mon sac ?
- Je crois que oui, attends. »
Maximilien tendit l'une de ses mains vers le sac de randonnée déchiqueté et l'attira un peu à lui.
« Voilà. Mais je crois que ton matériel est dans un sale état… fit-il, n'osant toujours pas se tourner vers le reste du corps de la jeune femme.
- Très bien. Tu vois la poche sur le côté ? Il y a mon carnet de notes dedans, et la pierre n'est pas loin de ta jambe. Il faudrait que tu les sortes d'ici. »
L'adolescent acquiesça en silence, s'appliquant à l'extrême pour se concentrer sur autre chose. Claire toussa à nouveau et un gargouillis inquiétant émana de sa poitrine. La douleur lui déforma le visage et le roux laissa le sac de côté pour se réinstaller à son chevet, toujours en prenant soin de ne pas trop bouger sa jambe cassée. Il ne put que la traîner sur quelques centimètres avant que la douleur ne devienne trop importante, et il serra les dents.
« Claire, je peux faire quelque chose ? fit-il faiblement.
- Il y a le nom… le nom d'un professeur… sur la première page de mon… carnet. »
La scientifique dût se taire le temps de reprendre son souffle. Respirer devenait un véritable calvaire et une seconde larme roula sur sa joue pâle, traçant un sillon dans la poussière qui la recouvrait. Après un soupir d’une lenteur agonisante, elle reprit.
« Il faudrait que tu lui donnes mon carnet et la pierre. Je ne peux pas... laisser mes recherches tomber dans l'oubli… tu comprends ? »
Max acquiesça vivement, serrant ses paupières rougies et incapable d'articuler le moindre mot. La main blafarde trembla dans les siennes.
« Écoute, Max… je n'ai… je n'ai aucune chance de m'en sortir. J'ai juste besoin que tu serres ma main… s'il te plaît... »
Il obtempéra et rouvrit les yeux, sentant la détresse de la chercheuse dans sa voix brisée. C'est vrai, il n'avait qu'une jambe cassée… c'était à lui de la soutenir, pas à elle de le rassurer. Il rassembla ses forces et, la gorge serrée, caressa tendrement ses cheveux grisés par la poussière comme sa tante le faisait pour le rassurer, chaque fois qu'il avait des cauchemars. Son geste sembla la détendre un peu et elle éclata soudain en sanglots, le peu d'énergie qu'il lui restait la secouant incontrôlablement alors que le sang teintait maintenant ses dents blanches.
« Je ne sens plus du tout le reste de mon corps, Max… serre ma main, s'il te plaît… serre-la fort… » gémit-elle, trop faible pour bouger elle-même ses doigts.
« Claire, ça va aller… Chamallot ne va pas tarder… tu veux que je déplace la veste ? Tu as encore trop froid ? mentit-il aussi calmement qu'il le put, accablé et terrifié, augmentant la pression de sa main dans ses cheveux et serrant les doigts vernis trop pâles de l'autre.
- Merci, mais ça va… ça fait un peu… comme à la montagne… Dis, tu sais ce qui… me ferait plaisir ? sourit-elle faiblement.
- Non, quoi ?
- Un chocolat chaud. C'est vraiment… ma boisson préférée…
- La mienne aussi. Je l'aime bien avec des cookies.
- Je préfère des… tartines beurrées… souffla-t-elle, de plus en plus faible. Les volcans… le chocolat chaud… on a pas mal de points… communs... »
La fin de sa phrase mourut dans sa gorge et Max se raidit.
« Claire ? Claire ?! »
Son affolement ne semblait plus atteindre la jeune femme qui fixait son visage d’un air absent, maintenant incapable d’aligner deux pensées cohérentes. Il lui sembla qu’elle hésitait au sujet de quelque chose, plongée dans sa réflexion, et revint un court instant à la réalité.
« La pierre, elle est pour toi…
- Mais… les chercheurs en auront besoin, non ? »
Elle ne réagit même pas à sa remarque, et ferma les yeux. Elle n’était maintenant plus qu'un fantôme, effondré sur le sol de pierre et pourtant si léger dans ses bras. Ses lèvres remuèrent dans une vaine tentative pour ajouter quelque chose, mais elle n’en eut jamais la force. Il sentit chacun de ses muscles se détendre jusqu’à devenir complètement atonique, insensible à toute autre chose que ses propres pensées, et il la serra un peu plus fort contre lui. Son cœur tambourinait douloureusement contre ses côtes et il se mordit la lèvre pour ne pas hurler.
« Claire… Claire, accroche-toi encore un peu. Je suis là. Qu’est-ce que je dois faire de la pierre ? » Il renifla bruyamment, réalisant qu’elle ne l’avait sans doute pas entendu. « Je t’en prie. »
La fin de sa supplique s’étrangla lorsque la main dans la sienne se mit à pendre mollement. C’était à peine si la poitrine de Claire se soulevait, maintenant. Il crut entendre un mot s’échapper d’entre ses lèvres et se pencha si près pour l’écouter qu’une de ses mèches de cheveux alla frôler son visage. Sa poigne se crispa autour d’elle, dans un effort désespéré pour la maintenir ici, avec lui, dans cette mer de roches noires, de poussière et de cendres, incapable de réaliser ce qu’il se passait.
Un sourire, si faible que Maximilien le vit à peine à travers ses yeux embués, éclaira une dernière fois le visage de Claire.
« Tu es… brillant, Max. Merci. »
Sa voix n’avait été qu’un souffle, presque inaudible. Et, avec un soupir, elle s'éteignit.
Ses dernières paroles étaient si décousues que Maximilien essayait encore de mettre de l'ordre dans sa tête, impuissant, refusant d’accepter la scène qui venait de se jouer sous ses yeux.
Les larmes qu’il laissa finalement échapper découpèrent des sillons ses joues et il en toucha une du bout du doigt, d’un air absent, comme pour réaliser qu’elles étaient vraiment les siennes. Elles allèrent finir leur course sur le visage pétrifié de Claire, ouvrant dans la cendre de petites fenêtres sur sa peau livide.
D'ici, elle ressemblait à une statue de pierre.
Un marbre antique, oublié ici, rendu à la poussière.
Ce visage figé dans les cendres flotta devant les yeux de Max pendant ce qui lui sembla être une éternité. Il l’observa ainsi, lui-même figé dans cette scène hors du temps.
Il lui sembla avoir attendu une heure, peut-être deux, dans le silence le plus total. Puis il y avait eu des éclats de voix, des sirènes. Il avait senti la truffe de Chamallot contre son visage, une pierre trop lourde tomber au fond de sa poche, et un carnet de notes se glisser sous son manteau. On lui avait posé des questions, il avait été allongé sur un lit blanc.
Tout se confondait en sirènes, lumières, pleurs puis à nouveau un silence lourd, tantôt terrifiant, tantôt reposant.
Il ne sentit même pas quand le sommeil l'avait emporté.