Θ Pas trop froid, là-haut ?
Une bouffée d’énergie monte à moi. L’Essence bouillonne entre moi et la terre. Sans attendre, je lui impose de prendre les attributs du
, et j’en alimente mes ailes insatiables. Pour un instant au moins, ce n’est plus moi qu’elles brûlent.
Pas encore trop froid, en bas ?
Il est difficile de répondre à tous ces gens ; je peine à les entendre tous. Mais je dois admettre que j’aime bien cette Crête-Couronnée, et je guette son appel. Peut-être parce qu’il est riche en énergie. Comme moi, c’est une vétérane de la vie.
Le monde court sous mes yeux. Dire qu’autrefois, en faire le tour était une aventure… Désormais, c’est simplement ma tâche. Sauver le monde.
Je n’y serais jamais arrivé seul. Je serais déjà mort si je n’avais pas eu toutes ces prières pour me soutenir. Elles sont peut-être faibles, mais elles sont nombreuses. Ce sont littéralement elles qui me portent. Et pourtant, elles ne suffisent pas.
Combien de stratagèmes emploie-je pour rester en vie, rester brillant ? Bientôt un de plus, bientôt un de trop. Mes forces déclinent. Je me brûle moi-même sans compter ; malgré les offrandes des gens que j’éclaire, je manque d’énergie. J’arrive à peine à les garder en vie avec tous mes efforts…
Enfin, il y a aussi du bon. Du très bon. Voler ainsi au-dessus du monde est une expérience encore plus inoubliable que mes tours autour de lui.
Combien de fois ne suis-je pas passé au zénith d’une forêt d’oliviers et ne me suis-je pas dit que Dédale aurait apprécié d’être ici ! Vus du ciel, ces arbres sont encore plus magnifiques. Ils colorent les paysages verts d’une tache d’argent, comme les reflets de l’Astre sur la mer.
Le monde entier change, vu du ciel. Les rivières tumultueuses et tueuses encore deviennent des coups de burin laissant voir l’azur de la toile du monde ; les montagnes fières et éternelles abandonnent leur grandeur écrasante pour des jeux d’ombres surnaturels ; les grands déserts délaissent complètement le sable derrière eux et se font flaques d’or, scintillants dans un clair-obscur que je dois admettre splendide.
Ça, on peut dire que j’ai gagné une fibre artistique. On dirait bien que Dédale m’a contaminé ! Quand je survole un paysage depuis mon altitude inatteignable, je le vois comme lui pourrait le faire. Un relief aux mille détails minuscules, veiné de nuances sans fin de chaque couleur. En volant là où je vole, Dédale aurait trouvé une inspiration sans fin.
Il ne le sait pas, mais c’est le plus beau cadeau qu’il m’ait fait. La capacité à m’extasier. Et j’entends bien m’extasier sans vergogne, surtout maintenant que je quitte la terre pour la mer. La mer sombre, aux bleus ternis par l’ombre. La mer froide et noire qui loue si brutalement ma présence. La mer que j’empêche de geler, tout simplement.
J’ai survolé la grande étendue gelée au Sud du monde. Il faut dire que sa beauté est grande… C’est un authentique continent de glaces, avec ses plaines, ses montagnes, ses vallées ; et même, ses fleuves et ses lacs incapables de geler, et surtout, sa vie. Elle qui habite la désolation blanche et miroitante semblerait pouvoir se passer de moi. Mais les Nageur-Volant ont un cœur en or, et me soutiennent avec chaleur.
Un bel endroit. Mais la mer ne peut pas, ne doit pas devenir semblable. Certains de ses rivages se couvrent d’ores et déjà de l’étreinte hivernale… En haute mer, ce serait une catastrophe particulièrement horrible. Les Bouche-Bleue ont besoin de respirer à la surface !
Certes, leurs cousins les Grand-Cogneur m’assurent qu’ils pourraient briser une gangue de glace fragilisée par ma flamme. Mais je ne peux m’empêcher de m’inquiéter pour ces habitants des eaux. Et je pense qu’eux aussi sont inquiets, car ils ne lésinent pas sur la force qu’ils me transmettent.
Dire qu’il y a quelques jours, j’ignorais jusqu’à leur existence ! Ils sont discrets, c’est le moins qu’on puisse dire. Ils aiment les grandes profondeurs, ils ne restent jamais longtemps à la surface… Je n’en avais jamais vu. Maintenant, avec mes yeux Évolués, je remarque immanquablement les sillons d’écume qu’ils laissent dans l’eau derrière eux. Tant que la blancheur est celle de l’écume, il y a de l’espoir.
Que de rencontres en si peu de temps ! Les Grand-Cogneur n’en sont qu’une parmi d’autres. J’ai gagné de nombreux noms, ainsi. Je suis l’Étoile qui vole, je suis le Bienfaiteur, je suis la Flamme de la Nuit… Là où avant je m’en remettais à la chance et au Hasard pour me pousser vers l’inconnu, c’est maintenant lui qui vient à moi.
Combien d’amitiés n’ai-je pas nouées ! Un véritable réseau qui couvre le monde. Et la force de ces liens permet à leurs tisseurs de mieux renvoyer vers moi les prières qui me sont adressées en mon absence. Ce n’est pas ce que je veux retenir en premier : je préfère, d'abord, le fait d’être partout chez moi. Il me semble que le monde entier veut apprendre à me connaître, ou m’apprendre ce que je ne connais pas… Mais je préfère surtout retenir que tous ces gens m'ont un peu guéri de mon lourd orgueil.
C’est une étrange solitude que la mienne. Je suis porté aux nues par des gens que je ne connais ni dans l’Espace ni dans le Temps, et dont je ne sais rien. J’ai l’impression que tout le monde veut me porter, et pourtant je chute.
C’est étrange aussi, d’avoir toujours été un solitaire et d’avoir maintenant besoin des autres autant qu’ils ont besoin de moi. Je ne sais pas si je pourrais jamais m’y faire… Mais je n’ai guère le choix. Et tout sentiment d’étrangeté reste utile. En fait, je crois qu’il est préférable que je croule sous l’étrangeté. À sa façon, elle vaut mieux que le bonheur.
Il est vrai que le bonheur, c’est un autre invité inattendu de ce vol solitaire. Ainsi lié à des gens innombrables, même avec des nombres, je suis heureux. Ma complicité avec Dédale avait déjà contribué à me faire découvrir cette émotion, plutôt nouvelle pour moi. Mais maintenant, je suis véritablement heureux. Et peu importe la souffrance.
Ça, je ne peux pas nier que je souffre. Difficile de l’éviter, alors que je brûle pour éclairer le monde ! Mais tant pis. D’un certain point de vue, même, tant mieux. Si je souffre, c’est que je vis. Si je souffre, c’est que le monde survit. Si je souffre, c’est qu’il y a encore de l’espoir.
Mais la souffrance n’est pas seule, heureusement ! Et je ne regrette vraiment rien. Ce vol m’enrichit plus que quoi que ce soit d’autre au monde ne l’a jamais fait. Même Dédale.
Je le revois, de temps en temps. J’essaie de survoler le monde entier à intervalles plus ou moins réguliers, mais il est vrai que la Crète est un des endroits que j’ai l’impression de voir passer le plus souvent. Ce qui n’est pas plus mal : j’admire la façon dont Dédale arrive à gérer la situation.
J’ai assisté à la fin de sa prise de pouvoir à Cnossos, toujours grâce à ces yeux miraculeux. Apparemment il ne m’avait pas tout dit sur Minos, hein ? J’ai été surpris de la dextérité avec laquelle il a manipulé les soldats. Cet Humain a plus de ressources cachées qu’on ne pourrait le penser…
J’essaie de prendre exemple sur lui. Chercher toujours plus profond, des miettes de puissances consumables. Et ce que j’ai fait m’effraie.
Le monde ne survivra pas. Il me survivra, et peut-être pas pour longtemps.
***L’astre s’est peut-être éteint, mais dans l’Essence, il brille encore. Et je continue de regarder vers lui ; pas pour le contempler, mais pour le surveiller. Les ondes qui s’en dégagent semblent indiquer que le combat qui l’a éteint n’est pas encore terminé. C’est un véritable bouillonnement qui y a lieu silencieusement !
L’
flamboie comme un brasier. À ses côtés, les ombres de l’Essence-
déchaînent leur noirceur. Et dans l’Essence du
, c’est un véritable Maëlstrom qui tourbillonne. Et tout cela ne semble servir à rien face à la destruction, qui garde l’Astre obstinément noir.
Le ciel également m’apparaît noir. Le même noir que celui d’une nuit sans la Blanche. Un noir qui invite les prédateurs à se mettre en chasse. Un ciel qui ne comporte plus aucun danger pour moi. J’emporte le jour avec moi, et nul ne pourrait passer outre ma vigilance et m’attaquer.
Alors puisque j’occupe la place du prédateur indétrônable, je peux passer mes jours à contempler les étoiles. Avant, je les voyais simplement come des motifs lumineux dans le ciel, mystérieux et difficiles à appréhender ; je m’étais imaginé qu’elles provenaient de la lumière de l’Astre, puisqu’elles avaient la même apparence dans l’Essence.
Mais non ! C’est l’Astre qui est issu des étoiles, car il en est une ! Je l’ai compris en observant de jour un ciel nocturne. Il y a des étoiles partout, innombrables. Et aussi, j’en ai vu une s’éteindre. Ça m’a fait un sacré choc. Chaque étoile est un Astre, qui éclaire quelqu’un. Mais alentour, les Astres ont été supprimés. Éteints, défaits.
Les étoiles sont belles, mais il n’y a pas qu’elles. Il y a le monde sur lequel je veille, aussi. Il est tout autant fascinant, et encore plus varié. Alors, je le contemple.
J’ai compris bien des choses, à force de survoler ce monde. J’ai pu, par exemple, observer sereinement une mer dont je ne me serais jamais approché sereinement. Ceux qui vivent autour d’elle l’appellent le Maëlstrom. C’est un chenal entre deux mers plus grandes, où des courants contradictoires créent une résonance circulaire, qui transforme l’eau en
. Je n’ai trouvé de violence comparable que dans le ciel.
Mais j’ai aussi observé les vivants que je veille. Humains, comme Habitants. J’ai vu des hordes de Boueux-
établir leur contrôle sur des plaines vertes sans herbe. J’ai vu des empires construire des villes de papier. J’ai vu, parfois, des Humains qui osaient s’approcher des Habitants, qui osaient affronter la terreur qu’ils éprouvaient devant leur force.
J’ai vu, en un mot, la barrière immuable qui sépare les espèces se fendiller et s’ouvrir à la compréhension de l’autre. La situation extraordinaire dans laquelle le monde est plongé provoque des événements extraordinaires.
Et moi-même, du haut de mon vol au-dessus du monde, j’ai été changé par ce que j’ai vu. J’ai compris, tout simplement. J’ai compris ce qui séparait les Humains des Habitants. Ce qui, dans le futur, mènera à un autre rapport de force que la conscience du prédateur qu’a la proie. Je pense qu’un jour, les Humains surmonteront l’angoisse qu’ils ont d’approcher les Habitants qui peuvent être si dangereux pour eux. Le lendemain, ils inverseront ce rapport de force.
La différence ? Elle est si simple. Les Habitants s’éveillent à la vie, au monde, en étant déjà attentifs à l’Essence. Les Humains ont besoin de plus d’une année pour acquérir à leur tour cette sensibilité. Et en conséquence, ils ne la développent jamais, ou presque.
Un problème à résoudre, pour un Habitant, c’est une question de rapports de force. Le problème est plus fort que soi, et on doit trouver un moyen de le contourner. Invariablement, on ruse avec les capacités qu’on a déjà. On les réinvente sans cesse : là réside la sagesse des Habitants.
Pour un Humain, le problème est complètement insurmontable. On ne connait rien qui puisse le contourner. Alors on invente quelque chose de nouveau. Qu’il s’agisse de surmonter, de contourner ou de retourner le problème contre lui-même, on utilise toujours pour cela quelque chose de neuf. Quelque chose qu’on n’a jamais vu, dont on n’a jamais eu l’idée au préalable. Une invention, un outil. On invente sans cesse : là réside la sagesse des Humains.
De parole en acte, une divergence minuscule conduit à deux pensées complètement différentes. Même une petite cause peut avoir de grandes conséquences. Cela aussi, je dois l’admettre, est assez fascinant.
Dédale adorerait savoir tout cela, comme j’adorerais converser à nouveau avec lui ou le sage. Plus prosaïquement, pas mal d’Humains seraient sans doute prêts à s’entre-tuer pour obtenir les connaissances que j’ai rassemblées en survolant le monde. Mais elles ne seront jamais transmises, ainsi que le font les Habitants. Personne n’apprendra de moi ce que j’ai appris du monde.
Car les forces me manquent. Le monde entier me soutient, mais ce n’est pas suffisant. Si je veux maintenir le rythme, je dois aller plus loin. Faire un pas de plus vers la mort.
Je ne regrette rien.
***J’ai froid. Tous les Habitants qui vivent avec l’Essence de
ont toujours froid, car ils sont plus chauds que ce qu’il y a autour d’eux et cela leur donne froid. Je devrais avoir l’habitude du froid. Mais j’ai froid.
C’est un froid insidieux et puissant, qui s’insère lentement dans chaque partie de mon être pour la paralyser. Le froid de la mort. Un froid contre lequel on n’a pas envie de lutter. Mais je sais encore que tant que j’ai froid, je dois lutter. Il n’y a que quand l’étreinte du froid faiblira enfin que je pourrais me laisser aller au repos. Non sans avoir trouvé un abri d’abord.
Je ne peux pas m’empêcher d’envier ceux qui sont en bas. Eux aussi ont froid, mais moins horriblement que moi. Alors je les jalouse, même si je sais que je ne devrais pas. La jalousie est une émotion puissante. Ça a ses avantages.
Tant que mon esprit bout, je vis. Et peu importe ce qui le fait bouillir. Alors je reste ouvert à toutes les émotions, je les accueille comme elles viennent. Au seuil de la mort, elles me maintiennent en vie. Mais la vie me quitte, et il faut y remédier.
J’aperçois un lac de montagne. Il fera l’affaire, pour le moment. Je ne sais plus trop où je suis, mais ce lac, lui, avec son grand œil qui regarde le ciel et y lit les constellations d’étoiles, doit savoir où il est. Il peut projeter sur la sphère du monde la sphère du ciel, et voyant les étoiles, voir où lui-même est. C’est un cadeau plus précieux qu’il ne le pense sans doute. Ceux qui possèdent ne savent pas la valeur de ce qu’ils possèdent, et la chance qu’ils ont.
C’est un beau lac. Il s’étend sous ma route, avec la forme d’un œil. Sur ses bords, le liseré blanc de la glace fait comme un écrin de nacre, et l’eau noire au centre semble se repaître de cette blancheur. Ce lac, fragment de ciel posé au milieu des terres, est l’inverse de ce qu’il semble être, et l’inverse de ce qui le surplombe.
D’où je suis, les montagnes ne sont qu’un dégradé de blancs, de gris, de noirs. Mais j’imagine sans peine leurs fiers sommets couronnés de neige, scintillant doucement alors qu’ils renvoient mon éclat au lac. Elles dentellent l’horizon, emprisonnant ma maigre lumière et la conservant uniquement pour le lac. Ainsi, elle se reflète de la neige à l’eau, puis jusqu’au ciel et jusqu’à moi.
C’est une autre question à laquelle j’ai trouvé la réponse. L’art et la beauté ont leur utilité : ils étendent l’esprit, ouvrent de nouvelles perspectives. Elle intrigue et il émerveille.
La souffrance ne m’affecte pas. Elle coule sur moi sans s’arrêter. Je reconnais à sa juste valeur celle qui me rappelle que je suis vivant, mais celle-ci, qui me crie que je meurs, je la crains.
Émerveillement, souffrance, crainte ; sans distinction, ils brûlent.
L’Essence du
se nourrit de cette offrande inhabituellement grande. Et avant même qu’elle n’ait fini de l’assimiler, j’en reprends le contrôle et je lui impose les attributs du
.
Comme à chaque fois, l’horreur me saisit. Suis-je vraiment en train de brûler ce que je suis, pour que survive un monde ? Mais l’horreur, je la garde. Elle, elle me rappelle quelque chose de bien plus précieux. Que je ne suis pas fou, pas encore. Elle me rappelle que le monde a bel et bien besoin de moi. Elle me rappelle la colère que j’éprouve envers les dieux. Et la colère, elle, brûle bien.
J’ai froid.
***Vide. Sans force. Épuisé. Des mots qui brûlent. Des mots qui ont été connaissances, qui ont été sagesses. Ces choses-là ont brûlé depuis longtemps. Elles ont bien brûlé.
Le vol a été long. Depuis quand il dure n’est plus mesurable. Le temps est une puissance, et toute puissance est nécessaire.
Bien des choses ont brûlé. La douleur, elle reste. La douleur brûle très bien, mais si la douleur brûle, il n’y a plus rien à brûler. La douleur ne brûlera que quand il ne restera plus rien d’autre, car la vie est souffrance.
Cette découverte est agréable. Elle ne cesse de se faire, et de brûler, encore et encore. Bientôt, le souvenir de l’avoir faite sera assez consistant pour brûler, à son tour.
Tout doit brûler. Tout brûlera, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à brûler. Tout brûlera pour réchauffer le monde. Tout brûlera jusqu’au moment où le monde aura à nouveau été réchauffé. Tout brûlera jusqu’au retour de la chaleur.
Aussi longtemps que les pensées seront formulables, elles pourront brûler. Et quand rien ne brûlera plus, le froid pourra revenir.
Il n’y a plus guère de choses qui n’ont pas brûlé. Des mots, des sensations. Et quelque chose de cher, aussi, dont l’utilité a brûlé.
Un nom.
Fin