Point de non-retour
Tête levée vers le ciel encore embrumé de nuages pluvieux, je les observai sans bouger. Les Rapasdepic me surplombaient, battant leurs ailes, claquant leurs becs, ébrouant nerveusement leurs cous comme des chiens tenteraient de se libérer d’une chaine. Ils suintaient la frustration et l’envie irrépressible de se battre, pourtant leurs maîtres ne semblaient pas décidés à passer à l’attaque en premiers. Ma réputation était-elle si féroce ? Ou peut-être avaient-ils une idée en tête. Qu’importe la réponse, ils ne me la livreraient pas de bon cœur.
Je décrochai une pokéball de ma ceinture pour la jeter en l’air. L’éclat argenté qu’elle cracha en s’ouvrant éblouit mes ennemis un bref instant puis, gueule ouverte, ailes déployées, les formes d’un imposant Dracaufeu apparurent dans un long rugissement d’intimidation. Les Rapasdepic s’agitèrent de plus belle sous leurs maîtres lorsque le dragon vira à quelques mètres à peine d’eux avant de piquer vers moi. Je n’eus qu’à sauter sur son dos pour déclencher le début des hostilités.
« Monte. » ordonnai-je.
Dracaufeu s’élança vers les hauteurs, dans la direction opposée à nos adversaires. Pour espérer les vaincre, je devais les séparer, et pour les séparer je devais les pousser à prendre des initiatives individuelles, semer la pagaille dans leurs rangs dont je doutais déjà fort de la capacité d’organisation. Comme je m’y attendais, les Rapasdepic nous prirent en chasse.
« Retourne toi ; Lance-Flamme. »
Dracaufeu rabattit une de ses ailes tout en déployant l’autre d’un coup sec afin d’effectuer un rapide volte-face. Une boule de feu se forma entre ses mâchoires écartées qu’il laissa échapper en une intense langue de flammes. Surpris, les Rapasdepic vrillèrent dans diverses directions pour éviter l’attaque, mais cela n’empêcha pas les flammes d’atteindre plusieurs cibles. Le combat tourna court pour deux d’entre elles qui vinrent s’écraser sur les arbres à flanc de montagne, dans un désagréable mélange de craquements de branches et d’os.
C’était un début mais les autres sbires n’avaient pas dit leur dernier mot. Profitant de notre perte de vitesse, ils fondirent à nouveau sur nous. Je sentis Dracaufeu déployer ses ailes de toutes leur amplitude afin d’éviter l’assaut, mais je le stoppai :
« Pas le temps. Cru’aile ! »
Dans l’instant, Dracaufeu entrechoqua brutalement ses ailes l’une contre l’autre à plusieurs reprises, créant ainsi de puissantes ondes de choc. Si celles-ci parvinrent à freiner nos ennemis, elles ne les arrêtèrent pas pour autant. Ils arrivaient sur nous.
« Tranche ! » ordonnai-je dans la précipitation, mes mains de plus en plus crispées autour de la base du cou du pokémon.
Alors que le bec d’un Rapadespic était sur le point de frapper Dracaufeu en pleine poitrine, le volatile fut violemment repoussé par un puissant coup de griffes qui lui arracha peaux et plumes du visage dans un strident cri de douleur. Un deuxième pokémon put être mis hors d’état de nuire de cette manière, puis un troisième, puis un quatrième. Dracaufeu balayait courageusement tout adversaire à portée d’un violent coup de griffes acérées, mais l’ennemi était en nombre et la fatigue alourdissait des plus en plus les bras du pokémon harcelé. Après plusieurs minutes d’une lutte acharnée, des Rapasdepic en furie parvinrent à percer notre défense.
Dracaufeu fut atteint. Les « Bec Vrille » le frappèrent de plein fouet, tailladant sa poitrine, lacérant ses ailes, lui arrachant de longues plaintes sourdes insupportables à mes oreilles. Alors que je sentais une colère froide monter en moi, le choc brutal d’une aile percutée à vive allure me fis lâcher prise. L’impact me projeta alors en arrière et, alors que je pensais ma chute inévitable, Dracaufeu trouva le sang-froid de déployer une de ses ailes pourtant meurtries afin que je puisse m’en saisir. Je me hissai péniblement sur son dos tandis que l’ennemi virait déjà pour effectuer une nouvelle attaque.
« Attaque Dance F… »
Mais il me fut impossible de terminer ma phrase. Le premier Rapasdepic était déjà sur nous. Dracaufeu fut atteint une fois de plus en plein corps et au cou. Incapable de répliquer tant il se voyait criblé de furieux coups de bec. C’est alors que je vis un des chevaucheurs de pokémon dégainer ce qui ressemblait fort à une arme à feu.
« Non… » soufflai-je.
Si. Alors qu’il s’était approché de nous au point que nos regards purent se croiser, l’homme pointa son bras armé dans ma direction avant de presser la détente dans un claquement aigu. Jaillirent alors des arcs électriques crachant deux pointes qui vinrent mordre ma chair. La charge libérée contracta si intensément chaque muscle de mon corps que je ne parvins même pas à crier de douleur. Par conduction, Dracaufeu subissait le même sort.
Après quelques interminables secondes, lorsque la batterie du taser fut vidée, nos corps dépouillés de toute force chutèrent comme des feuilles prises au vent, secoués de toute part dans ce ciel qui paraissait à présent insupportablement vide.
Sonné, vidé, KO. Je ne pouvais que tomber.
Le vent sur mon visage, les ondulations de mes membres, les claquements de mon manteau, la vue de nos ennemis qui semblaient s’éloigner chaque seconde un peu plus, les étoiles si loin derrière eux. Tout ceci me parut étrangement apaisant, presque réconfortant. L’idée d’essayer d’échapper à cette situation m’apparut comme absurde, jusqu’à ce que mes yeux se posent sur mon ami : Dracaufeu ne luttait plus. Seul son œil mi-clos se maintenait péniblement dans ma direction, comme dans un aveu d’impuissance, presque des excuses. Il souffrait. Il avait peur. Il avait outrepassé ses limites là-haut, peut-être par ma faute. Il fallait le sauver.
Ma main tâtonna mollement ma ceinture le temps de trouver le refuge sphérique de mon ami. Je tendis faiblement mon bras vers lui.
« Reviens. » lâchai-je finalement.
L’œil de Dracaufeu s’était soudain écarquillé, comme pris de panique à l’idée de me laisser m’écraser seul sur le sinistre sol d’Argenta. Il n’eut pas le temps de pousser un cri avant que son corps ne soit rougi par le laser de la pokéball dans laquelle je voulais le protéger. Puis, dans un dernier effort, mon pouce vint buter contre une autre pokéball accrochée à ma ceinture pour l’expédier vers le sol.
Je fermai les yeux et priai pour que la prochaine surface que je toucherais ne soit pas la dernière.
Ronflex était apparu assez rapidement pour me rattraper de ses immenses bras robustes. Je pus ouvrir les yeux pour regarder sa tête ronde qui, une demi-seconde plus tôt, devait encore être argentée. L’imposant pokémon avait réussi à amortir suffisamment ma chute, mais le choc avait néanmoins été extrêmement brutal. Je me laissai tomber à quatre pattes dans la boue pour expulser des nausées.
J’étais à bout de forces, exténué, prêt à m’effondrer sur moi-même au moindre relâchement, mais nos ennemis certainement déçus de ne pas avoir pu me voir m’écraser comme un insecte piquaient déjà sur nous. Je ne les voyais pas, je ne les entendais pas non plus, mais je le savais. Je savais également, et surtout, quel ordre donner. Je connaissais les mots qui pourraient nous tirer de ce mauvais pas. Je pouvais en finir.
Je levai mes yeux sur Ronflex, avant de prononcer ces mots, presque chuchotés :
« Attaque Ultralaser… »
Le pokémon posa sur moi un regard sombre que je ne lui connaissais pas. Ses yeux déjà si fins se plissèrent pour ne devenir que deux minuscules fentes. Mais dans les circonstances actuelles j’étais son maître, qu’il approuve ou non ma décision, il devait m’obéir. Le choix ne lui appartenait pas.
S’éloignant d’un pas, Ronflex leva lentement la tête vers nos ennemis ailés avant de gonfler ses poumons en écartant ses bras dans une profonde inspiration. Il bloqua un instant, et alors qu’un des Rapasdepic ne se trouvait plus guère qu’à quelques mètres de lui, il laissa échapper son attaque.
Un souffle doré d’une puissance incommensurable vint pulvériser nos adversaires dans une tempête d’énergie qui m’obligea à enfouir mon visage dans le creux de mon coude pour me protéger des projections de terre, de bois et de pierres provoquées par l’attaque. Une dizaine de secondes s’écoula avant que les poumons de Ronflex ne soient vidés de toute énergie. Le faisceau doré s’estompa peu à peu jusqu’à n’être plus qu’un fin trait de lumière, puis disparut complètement, laissant place à une fumée blanche et une odeur de mort.
Je rappelai immédiatement mon pokémon, il en avait assez fait et vu. Je l’avais forcé à commettre un geste qu’il n’approuvait pas, je voulus donc le soustraire à la vision macabre qui en avait résulté. Les corps brûlés jusqu’à l’os des hommes de mains, ainsi que ceux de leurs montures s’étaient échoués un peu plus loin, là où d’autres de leurs semblables gisaient déjà.
Je m’effondrai sur le dos, perdant mes yeux dans le gris du ciel duquel la pluie tombait toujours, plus timidement. Mon cœur et la colère qui s’était emparée de lui se calmaient également, même le contact de la boue fraiche me semblait agréable sur mes mains et ma nuque. « Ils sont mort », me répétai-je longuement, comme pour m’en convaincre. « Dracaufeu est en vie, je suis en vie, eux sont mort. Ils sont morts ».
Encore bien sonné, je parvins à me redresser, malgré les vertiges. C’est alors qu’un bruissement attira mon attention. De légers craquements de branches se faisaient entendre à la lisière de la forêt. J’hésitai d’abord à bouger puis, prudent, je commençai à m’approcher lentement de l’origine de ses bruits.
Je marchai entre les morts tel l’un d’entre eux, le cœur autant soulevé par l’odeur qui par les horribles postures figées des corps brûlés. Imbécile que j’étais, comment ne m’en étais-je pas douté ? J’aurais dû savoir qu’en ôtant la vie à cette femme, quelques mois plus tôt à Carmin-sur-Mer, j’allais rouvrir une porte qui m’avait pris des années à fermer. Avec le temps, et la précieuse aide de Kahlagan, j’avais appris à comprendre le principe d’échelle de valeur, le contrôle de la pulsion ou la conscience de l’autre…
Tout ce travail, acharné, qui avait littéralement forgé ma personne. Les actes commis ce soir, et bien d’autres soirs encore constituaient une insulte envers tout ça. Je n’avais pas le droit de laisser ces fantômes me manipuler à nouveau.
Mes réflexions furent interrompues par un nouveau bruissement, bien plus proche cette fois, juste derrière un entremêlement de buissons. Je portai une main à ma ceinture afin de pouvoir appeler un allié pour me défendre en cas de besoin, mais ce que je trouvai ne se révéla pas en état d’agresser qui que ce soit.
Un des premiers sbires abattus… ceux atteints par l’attaque de Dracaufeu. Il s’était écrasé avec son pokémon au travers des branches d’arbres qui n’avaient vraisemblablement pas été tendres avec lui. Son corps mutilé et la trainée de sang laissée derrière lui m’amenaient à penser qu’il avait rampé jusqu’ici dans l’espoir de rejoindre la ville. Il s’agrippa faiblement à une de mes chaussures.
« Vous souffrez ? » demandai-je, à défaut d’autre chose.
Il leva péniblement son visage lacéré et taché de sang sur moi, mais sa tête retomba lourdement contre le sol trempé, pour la dernière fois. Il avait finalement succombé à ses blessures.
Je m’accroupis pour fouiller le défunt. Il ne possédait pas de papiers, ni même de portefeuille, je trouvai cependant quelques billets dans une de ses poches que j’eus un peu honte de glisser dans une des miennes. Je continuai alors la fouille un peu plus loin. Des vieux emballages de barres énergisantes, des petits papiers illisibles car trop froissés et usés, des capsules de bières… rien de bien intéressant. Rien jusqu’à ce que je mette la main sur un masque. Pas un de ceux que les enfants plaçaient sur leur figure pour effrayer ou amuser leurs amis, mais un de ceux que les médecins et autres scientifiques portaient pour couvrir leur bouche et leur nez. J’orientai l’objet vers la lumière de la lune afin de l’observer de plus près. Il y avait un symbole à la jointure du tissu et des cordons d’attache. Un triangle fendu d’un éclair. Il ne m’était pas inconnu.
« La centrale… »
C’était là-bas que j’avais aperçu ce symbole, gravé au dessus de la porte principale. Il me sembla probable que cet homme n’avait fait que le ramasser dans une poubelle ou sur le corps d’une de ses victimes, mais je ne pus approfondir davantage cette réflexion. Un vertige manqua de me faire perdre l’équilibre. Trop empressé de comprendre, j’en avais oublié que quelques minutes plus tôt à peine, j’étais victime d’un intense choc électrique qui m’avait emporté dans une longue chute à l’atterrissage tout aussi éprouvant.
Ma tête vibrait, mon corps tremblait, ma vision se troublait par intermittences, sans compter les pokémons qui réclamaient eux aussi des soins. Je finis par m’assoir par terre, dos contre une pierre. Le masque toujours dans ma main, je passais machinalement mon pouce sur les reliefs du logo triangulaire.
Il me fallait de toute façon commencer quelque part… la centrale ne constituait pas un moins bon endroit qu’un autre. À ceci près que, même du temps où Kanto ne toussait pas à gros poumons, ce bâtiment était déjà farouchement protégé et gardé. Aujourd’hui tombé entre les énormes mains de la pègre, la sécurité ne pouvait être que renforcée.
Seulement… ma situation non plus n’était plus la même. L’unique racine qui me raccrochait à un semblant d’entourage s’était rompue, et les meurtres commis dans la soirée n’allaient pas rester secrets longtemps. La traque dont j’étais à présent l’objet n’allait pas tarder à se renforcer drastiquement.
La fuite en avant. Une fois remis sur pieds, j’allais pousser les portes de la centrale.