Une question de temps
Plongé jusqu’au cou dans ce monde sale et puant, où à la nuit tombée les rats de toutes races se bagarraient des détritus de toutes sortes. Dans ce monde où tout pouvait être acheté : les hommes, le sexe et même la mort, il fallait que je manque de l’unique valeur introuvable même pour tout l’or du monde… le temps. Il avait filé à toute vitesse sous mes pathétiques yeux d’enfant naïf, trop embrumés de regrets et d’espoir.
L’espoir… cette idée inconcevable qui prétend qu’il nous suffirait d’attendre en levant la tête vers le ciel pour être exaucé. Opposer aux forces qui nous tourmentent, ce simple proverbe : « Tout vient à point à qui sait attendre ». L’espoir n’a toujours été rien d’autre qu’un aveu de faiblesse, de lâcheté. Deux défauts que j’avais si souvent impérialement méprisés lorsqu’ils se manifestaient chez les autres, et pourtant, dans ma passivité, je craignais fort d’en avoir fait preuve à mon tour. Mais cette erreur grossière pouvait être corrigée.
Mon esprit fourmillait d’une foule de questions, mais Kanto était vaste et impossible à sonder. Comment discerner où se situait l’épicentre du séisme de violence qui la torturait depuis tant d’années ? Il fallait d’abord répondre à cette question avant de se pencher sur un quelconque moyen de renverser la machine, et la personne en capacité de m’y aider était déjà toute désignée. Elle ne résidait pas si loin de Jadielle, de plus, je réalisais que je ne lui avais pas rendu visite depuis beaucoup trop longtemps.
Au nord d’Argenta, la montagne. Et à flanc de cette montagne, un des derniers bastions où la végétation avait conservé ses droits. C’était dans cet improbable décor, trop abondant de formes et de couleurs, que se dressait une maison. Petite, simple et vierge de tout vandalisme. Une fois arrivé sur le pas de la porte, je ne pus m’empêcher de tourner mon regard au-dessus de mon épaule.
Argenta ne portait plus aussi bien son nom qu’autrefois. Plus rien ne brillait, plus rien ne se reflétait sur quoi que ce soit. Tout ce qui pouvait attirer mon regard n’était que l’épaisse fumée noire qui se dégageait de l’arène, depuis longtemps reconvertie en fonderie. La chaleur étouffante de la forge avait rendu ce bâtiment impraticable pour les humains, il avait fallu sept morts pour que le maire le reconnaisse publiquement et prenne décision d’exploiter les pokémons de type roche qui abondaient dans la région. Ils charriaient des blocs de pierre nuit et jour depuis la montagne jusqu’à l’usine afin de les fondre puis les modeler. Dans quel but ? Qu’alimentait cette fonderie ? Je n’aurais su le deviner, mais le but profond de cette manœuvre ne devait rien avoir de bien honorable.
Après avoir réajusté le col de ma veste puis retiré mon chapeau, je frappai quelques coups sur la porte avant de l’ouvrir moi-même sans attendre réponse.
« Bonsoir Monsieur. » dis-je.
Comme à son habitude du soir, le nonagénaire Gerald Kahlagan se tenait assis devant sa petite table à manger, dos voûté et tête penchée au-dessus de mots croisés insolubles pour le commun des mortels. Je le trouvais... aminci et fatigué, comme si les quelques mois que nous avions passés éloignés l’un de l’autre avaient creusé ses joues, plissé ses yeux, alourdi sa tête...
Il prit le temps de placer une dernière suite de lettres avant de poser son crayon à papier.
« Assieds-toi. » ordonna-t-il plus qu’il ne le proposa.
Je m’exécutai, tirant lentement la seule autre chaise présente autour de la table de bois usé.
« Tu t’es décidé à agir. » Dit-il gravement, d’une voix rocailleuse.
— Oui monsieur, je...
— Je sais. Tout le monde sait. me coupa-t-il. — Tu crois vraiment pouvoir casser la figure à quinze personnes par ville et par jour sans attirer l’attention ? Faire état de tes talents de… « dresseur » sur tout le continent sans te créer un nom ? Pendant des années tu n’as été qu’une ombre dans la rue. Je te l’avais bien enseigné. Un homme qu’on ne reconnaît pas, qu’on n’aperçoit pas. On ne connaît toujours pas ton visage… »
Il avait laissé trainer le mot « visage », plantant son lourd regard dans le mien.
« …mais ton manteau, ton chapeau, ta silhouette… tout ce cinéma est gravé dans leur mémoire par des patrons, des supérieurs, des boss qui n’en peuvent déjà plus de toi et de tes envolées de violence contre leurs petites mains. »
Il parlait lentement, mais ses yeux étaient remplis de colère mêlée de tristesse. Ses mains et sa mâchoire tremblaient un peu plus à chaque mot qu’il prononçait. Cet homme qui m’avait autrefois accepté, compris, protégé… le seul être connaître mes secrets, ce que je suis, ce dont j’ai peur. Jamais je ne l’avais vu dans un tel état.
« Tu as les moyens de changer les choses mon garçon, tu en as potentiellement les moyens. Tu es sans doute l’un des seuls. Mais malgré tous mes efforts, tous mes discours et toute ma patience… tu ne restes qu’un gamin stupide et impulsif. »
Chacun de ses mots provoquaient en moi une étrange sensation de mal-être de plus en plus sourde, comme si mon esprit tentait de quitter ma tête tandis que mon corps lui, se changeait peu à peu en plomb. Les vibrations des mots semblaient tangibles.
« Je suis déçu. » Lâcha-t-il finalement.
Ces trois derniers mots tombèrent comme une sentence. Jamais je n’avais connu telle situation avec cet homme, si bien que mon regard ne parvint plus à soutenir le sien. Je baissai mes yeux comme si une quelconque réponse pouvait se trouver gravée dans le bois de la table. Mais rien ne s’imposa à moi, sinon un souvenir. Celui du jour où, au détour d’une rue de Carmin-sur-Mer, j’avais surpris deux femmes en pleine altercation.
Je n’ai jamais su quel avait été le sujet de discorde entre ces deux personnes, je n’aurais d’ailleurs jamais pensé intervenir, mais lorsque l’une d’entre elles avait sorti une lame pour lacérer la joue de l’autre d’un coup sec, j’avais stoppé le pas. Sous mes yeux hébétés, c’en été alors suivi le spectacle répugnant d’une bagarre au sol dans un mélange de coups, de coupures, de griffures, de morsures… rythmé au son des injures et des cris de rage.
Comment ? Comment pouvait-on en arriver là ? Comment pouvait-on être… ça. La seule vision de ces deux femmes s’écharpant comme des chats sauvages était très rapidement devenue insupportable pour mes nerfs. Mon sang n’avait fait qu’un tour avant que je ne m’élance, usant de ma stature et de ma force pour intervenir sans ménagement. J’avais, pour les séparer, violemment tiré la première par le col et retenu l’autre par le cou.
« Ça suffit ! » Avais-je tonné.
Mais mon souffle s’était sèchement coupé sous le coup d’une vive douleur à l’abdomen. La femme que je retenais par le cou avait planté sa lame dans mon ventre.
Alors qu’un silence sidéré s’était installé, j’avais lentement tourné ma tête vers elle, aussi progressivement que ma main se resserrait autour de son cou. Je l’avais vue froncer les sourcils, puis écarquiller les yeux, puis se débattre, puis céder à la panique lorsque que mon étreinte avait commencé à gonfler ses veines, ses lèvres et même ses yeux, soudain rougis. Je l’avais fixée sans sourciller un instant alors qu’elle se débattait comme une perdue pour se libérer de ma main inexorable, enfonçant ses ongles dans la chair de mon avant-bras, en vain.
Je ne voulais plus qu’elle vive.
Ce ne fut que le craquement sonore de sa nuque à présent brisée qui me permit de m’extirper de l’état second dans lequel j’avais sombré. Ce fut à ce moment que je réalisais également que je tenais toujours le col de l’autre femme dans ma main gauche. Tremblant comme une feuille morte, transie de peur et d’effroi alors que le corps de celle qui lui avait fendu le visage venait de s’écrouler sur lui-même. Des sanglots lui été montés aux yeux alors de peur de subir le même sort.
Ma main avait finalement lâché le vêtement de cette femme, sans que je ne m’en rende vraiment compte. La douleur causée par la lame enfoncée dans mon ventre se faisait à nouveau sentir, accompagnée de nausée et de vertiges. J’avais perdu du sang, beaucoup de sang, trop de sang. Ma main était allé chercher une pokéball à ma ceinture pour la laisser tomber à terre.
Je n’avais pas senti mon corps s’écrouler, ni les bras du pokémon m’emporter en lieux sûrs, ni prendre soin de moi. Je m’étais simplement réveillé à ses côtés le lendemain matin, lavé, soigné, reposé. J’avais gratifié le pokémon d’un léger sourire aussi affectueux que reconnaissant avant de le laisser se reposer dans sa pokéball. Mais ce sourire s’était estompé aussi rapidement qu’il s’était dessiné sur mon visage. Une colère nouvelle était née.
Si seulement… si seulement je ne m’étais pas arrêté.
« Je ne sais pas ce qu’il faut dire, monsieur. articulai-je après avoir chassé ce souvenir qui prenait des airs de péché originel.
— Il n’y a plus à dire, mais à faire. répondit-il, le visage soudain sombre.
— Vous dites ?
— Ils sont ici… »
Je me levai de ma chaise qui bascula en arrière. Les yeux froncés, les sens en alerte, je réalisais soudain ce qui se tramait.
« Ils sont venus pour toi, mais je ne suis pas moins en danger pour autant. Je t’ai tout donné, tout offert. Je connais tes secrets, je les ai reçus et acceptés sans mot dire. Alors que tout autre que moi t’aurait brûlé tout vif, je t’ai enseigné à devenir une ombre pour que tu puisses vivre. Tout simplement vivre. Je t’ai donné ma vie, toute ma vie… aujourd’hui, je suis fatigué de toi. J’avais beaucoup espéré, mon garçon. »
Sans se lever, il tendit un bras fragile jusqu’à un tiroir pour en sortir trois pokéballs.
« Reprends-les. Je ne les garderai plus. Tu n’es plus le bienvenu ici. »
Il baissa la tête, joignant ses mains fatiguées. Son visage s’était encore alourdi de tristesse et peut-être aussi de peur.
Je le regardais, toujours incapable de prononcer le moindre mot un tant soit peu pertinent. Que répondre ? Que dire dans ce genre de situation ? Je caressais le besoin de lui parler, d’expliquer quelles avaient pu être les pulsions qui m’animaient. Mais j’en étais incapable. Je ne pouvais que constater les dégâts causés par ma seule faute.
Je laissai finalement tomber une main dégoûtée sur les pokéballs pour les ranger à ma ceinture, où patientaient déjà plusieurs autres de ces sphères rouges et blanches.
« Au revoir Monsieur. »
Je tournai donc le dos à celui qui ne voulait plus souffrir ma compagnie, pour me presser de quitter la modeste maison.
Je ne pus les identifier de quelconque manière, mais ils étaient là, dans le ciel. Une bonne dizaine d’individus chevauchant des Rapasdepic. La nervosité avec laquelle leurs montures battaient leurs ailes et leurs cris stridents n’en disaient que sur les intentions de leurs maîtres. Ma main chercha le bon allié à ma ceinture.
En cette nuit, le ciel d’Argenta allait être bien mouvementé. Et pour une fois, la foudre n’y serait pour rien…