Chapitre VII
Quibli n’osait plus bouger un muscle. Caché au milieu des taillis, il guettait la moindre occasion de s’enfuir, jetant des coups d’œil nerveux à chaque feuille, chaque branche qui l’entourait comme pour les défendre de bouger par elles-mêmes et de trahir sa position.
Fermement maintenu entre son coude et sa queue, le louveteau de roche se débattait furieusement. Quibli était très tenté de l’assommer, mais il craignait que s’il desserrait son étreinte ne serait-ce qu’un battement de cœur, le carnivore n’en profite pour l’attaquer en faisant un bruit de tous les diables.
Fort heureusement, non seulement il était jeune, mais il ne s’était pas encore totalement remis du poison, et ses mouvements restaient très faibles. Néanmoins, il ne lui faudrait pas longtemps pour retrouver toute sa vigueur. Quibli espérait seulement qu’il se tiendrait tranquille le temps que le danger s’écarte…
Car s’ils ne les voyaient plus, les faiseurs de feu étaient clairement audibles depuis la combe. Ces créatures ne connaissaient décidément pas la discrétion.
« …un coup du chef Zophar, apparemment. Il est toujours aussi impressionnant !
— Belle bête, quand même… Il aurait dû le capturer, je trouve, c’est dommage.
— Il était à court de Pokéballs, d’après ce qu’il m’a dit. Comme quoi, même les meilleurs ne sont pas infaillibles… »
À la grande surprise de Quibli, le louveteau cessa tout à coup de se débattre. Il avait entendu les faiseurs de feu, et semblait les écouter. Cela faisait toujours un souci de moins pour le lémurien, qui pour autant préféra ne pas relâcher son jeune prisonnier immédiatement. Les créatures magiques qui rôdaient près des faiseurs de feu risquaient de les repérer à tout moment. Il fallait se faire aussi discret que possible…
« Du coup, on fait quoi ? »
Avec mille précautions, Quibli recula progressivement. Tout à coup, les herbes devant lui se mirent à frémir, l’obligeant à se figer complètement. Une créature magique les avait repérés. Et elle se dirigeait vers eux.
« C’te question… On fouille les environs, comme le sieur Phineas nous l’a si gentiment demandé.
— Pitié, ne me parle pas de lui… Il m’insupporte à se croire au-dessus de tout le monde. Il y connaît rien en Pokémon : sans nous, il serait perdu ! »
La créature, invisible derrière les taillis, reniflait si fort qu’on eût dit qu’elle toussait. Par moments, elle émettait des grognements, lesquels finirent par alerter les faiseurs de feu.
« Hm ? Qu’est-ce qui se passe, Mastouffe ? T’as flairé quelque chose ? »
Comment se sortir de ce guêpier ? Sans compter les créatures magiques sous leur contrôle, les faiseurs de feu possédaient sûrement ces horribles bâtons-feu. S’il avait l’avantage du terrain, Quibli n’en demeurait pas moins affaibli par sa récente confrontation avec les museaux-plats. Engager le combat était la dernière chose à faire…
Le bruit d’une pierre qui atterrit mollement sur le sol humide fit manquer un battement à Quibli. Sous ses yeux effarés, le louveteau prisonnier de son étreinte était en train de créer des pierres grâce à son énergie magique ! Les cailloux qui brillaient à son collier en témoignaient.
Essayait-il de viser les faiseurs de feu ? De les attirer ? Ou bien Quibli lui-même était-il la cible de ces pierres magiques ? Dans tous les cas, c’était une idée totalement stupide : les créatures magiques allaient les débusquer !
À moins que…
Au moment où le louveteau réussit à matérialiser dans l’air une seconde pierre, de la taille d’une grosse noix, Quibli s’en saisit au vol et, d’un lancer aussi précis qu’irréprochable, la propulsa à plusieurs longueurs de queue de là, de l’autre côté des faiseurs de feu.
Lorsque le projectile heurta la végétation avec un froufrou parfaitement audible, les occupants de la combe dressèrent aussitôt l’oreille.
« Il y a quelque chose ici !
— T’es sûr ?
— T’as entendu comme moi, non ?
— On va voir... Mastouffe, Lampéroie, Ninjask, en action ! »
Excellent ! La ruse avait fonctionné : les faiseurs de feu s’en allaient dans la direction opposée. En revanche, l’une des créatures magiques – celle qui avait visiblement le meilleur flair des trois – rechigna à les suivre. Mais heureusement, elle finit par céder aux appels de son maître.
C’était l’occasion rêvée. Sans relâcher son petit otage, Quibli fila en quatrième vitesse dans le sens inverse des faiseurs de feu, à savoir vers l’est. Il n’avait pas de destination précise : la priorité pour le moment était de mettre le plus de distance entre eux et les museaux-plats.
Le louveteau recommença à se débattre, avec plus de véhémence. Quibli grimaça quand ses petits crocs éraflèrent son cuir à travers sa fourrure pourtant épaisse. Il lui faudrait toutefois être patient. Dès que le danger serait écarté, il aurait tout le loisir de se débarrasser de son prisonnier, et de le laisser recouvrer sa liberté.
Si tant est que la liberté existât toujours sur Poni.
Une terrible pensée traversa l’esprit de Quibli : et si les faiseurs de feu avaient investi tout l’île ? Les créatures magiques qui y vivaient n’auraient plus nulle part où se cacher de leurs balles magiques. Pas même sa colonie…
Il devait en avoir le cœur net. Quibli vira en direction du nord. Très vite, le sol s’inclina progressivement, avant de venir très abrupt. En quelques bonds agiles, Quibli escalada la pente rocailleuse, ravi de constater que sa blessure ne lui faisait plus si mal. Ou plutôt, qu’elle était devenue un picotis tout à fait supportable.
Le duo atteignit un plateau rocheux surplombant en partie la forêt. Ce ne fut qu’en arrivant à son sommet que Quibli relâcha enfin le louveteau, qui s’étala sur le sol, essoufflé et misérable.
Le lémurien s’attendait à ce qu’il l’attaque sitôt qu’il serait libéré de son étreinte ; mais au lieu de quoi, le louveteau se contenta de fixer la forêt en contrebas. Ses gémissements, ses yeux humides traduisaient sa détresse. S’il avait toujours peur qu’il hurle et attire tous les faiseurs de feu de la terre, Quibli se sentait toutefois désolé pour ce petit louveteau. À cause des museaux-plats, il avait perdu sa famille… Il était désormais livré à lui-même.
Une ombre passa soudain au-dessus des deux créatures. Quibli leva la tête et, les yeux plissés, avisa un oiseau qui tournoyait dans le ciel. Le soleil l’empêchait de distinguer avec précision l’espèce à laquelle il appartenait ; néanmoins, il valait mieux se méfier. Avoir réussi à échapper aux faiseurs de feu pour au final se faire emporter par un oiseau de proie, ce ne serait pas très glorieux.
Quibli étudia les environs, profitant de ce point de vue providentiel. Retrouver les membres de sa colonie était un acte certes honorable, mais comment s’y prendre ? Ils avaient pu partir n’importe où…
Pour le moment, le lémurien choisit de se concentrer sur la partie de la forêt qui n’avait pas encore été attaquée par les faiseurs de feu. Moins dense et ombragée que la pinède, elle était composée de plusieurs types d’arbres, et jouxtait la plaine. Les lémuriens des cocotiers ne pouvaient pas se passer d’arbres où bâtir leurs nids, se réfugier ou encore cueillir des baies. Si les colonies avaient fui, ce seraient très probablement dans cette direction.
Après un dernier coup d’œil au louveteau, toujours prostré au bord du promontoire, Quibli se mit en route. Dans le ciel, l’oiseau avait disparu.
*~*~*
La truffe très sensible de Koa lui indiqua que la créature derrière lui se mettait en mouvement. Aussitôt, le louveteau se dressa sur ses pattes : le primate noir et blanc commençait à descendre la pente rocailleuse, en direction de la partie est de la forêt.
Koa paniqua. Mille et une questions tournoyaient dans son esprit torturé. Où allait le singe ? Allait-il l’abandonner ici ? Pourquoi l’avait-il contraint à abandonner sa mère ? Pourquoi l’avoir amené sur cette corniche si c’était pour le planter là de toute façon ?
Koa était perdu.
Un vent glacial venu de l’est traversa sa fourrure. Au même instant, la luminosité baissa soudainement. Les nuages s’amoncelaient de nouveau à l’horizon, et masquaient le soleil. Étrangement, cela renforça le sentiment de solitude qui s’était emparé de Koa. Comme si tout le monde, même l’astre diurne, avait décidé de l’abandonner.
Il gémit ; qu’était-il supposé faire à présent ? Si seulement Aku ou Imala étaient là…
Pour ne rien arranger, son ventre se mit à grogner. Seul, meurtri et affamé, Koa se sentait plus misérable que le plus petit ver de soie…
Puis il se rappela le singe. Peut-être avait-il eu faim, lui aussi ? Peut-être était-il simplement parti chercher à manger ?
Koa ne pouvait que s’en convaincre. Il lui fallait à tout prix un guide, sans quoi il ne saurait jamais où aller. Tant pis si cela devait être une créature inconnue : tant qu’elle ne lui voulait pas de mal, où était le problème ? Si elle était vraiment dangereuse, elle l’aurait achevé dans la combe au lieu de lui donner cette baie sucrée, qui l’avait guéri de ce mal qu’était le poison. L’esprit candide de Koa fonctionnait ainsi : les êtres qui ne lui provoquaient pas de mal étaient dignes de confiance. D’autant plus s’ils étaient capables de guérir le mal...
Il n’y avait plus à hésiter. Truffe au sol, Koa se hâta de remonta la piste du primate.
Ce qui ne fut pas tâche aisée. La pluie avait non seulement effacé la plupart des odeurs, mais elle imprégnait également la fourrure du lémurien. Distinguer les fragrances dans ce méli-mélo était assez complexe pour le cerveau encore juvénile de Koa.
Au final, ce fut par chance qu’il retrouva le primate. Après quelques foulées maladroites sur le terrain accidenté qui séparait la corniche de la forêt, il aperçut sa silhouette massive, dressée sur ses deux pattes arrière. Comme le bipède qui avait emporté Aku, se rappela Koa... avant de chasser cette image de ses pensées.
Le primate marchait d’un pas à la fois pressé et prudent, comme s’il s’attendait à être attaqué à tout moment. Lorsque Koa déboula sans discrétion dans son dos, il se retourna d’un bloc, fourrure hérissée et babines retroussées.
En réaction, Koa l’imita, tout en s’arrêtant à bonne distance. Le singe parut le reconnaître, puisque sa fourrure retomba légèrement. Une fois certain qu’il ne l’attaquerait pas, Koa s’assit, subitement mal à l’aise face à cette créature qu’il ne connaissait pas vraiment. Devait-il se comporter d’une manière particulière pour lui faire comprendre qu’il ne lui voulait pas de mal ?
Le primate laissa passer trois battements de cœur, puis se détourna, reprenant sa route comme si de rien n’était. Le louveteau le laissa avancer de quelques pas, avant de se relever et de le suivre.
Ils marchèrent ainsi durant un long moment. Ou du moins cela sembla long pour le louveteau, qui peinait à évaluer la luminosité entre l’ombre de la canopée et les nuages défilant incessamment devant le soleil au zénith.
De temps à autres, le primate jetait un regard dans son dos, comme pour vérifier s’il était toujours là. Jamais il ne tenta de repousser ou d’attaquer Koa. Pas plus qu’il ne ralentit l’allure pour le laisser le rattraper, cependant.
Le louveteau n’avait aucune idée de l’endroit où ils étaient. Il ne reconnaissait pas cette partie de la forêt. Du reste, il se demandait toujours pourquoi ils restaient dans ladite forêt, alors qu’Imala avait cherché à la fuir – à juste titre, si l’on en croyait ce qu’il s’était passé…
Une terrible idée s’immisça dans l’esprit de Koa. Et si le lémurien était allié avec le bipède qui avait tué Imala et emmené Aku ? Et s’il l’emmenait en réalité dans un piège ? Puis le louveteau secoua la tête. Non. Impossible ; pourquoi aurait-il fui les autres bipèdes qui étaient venus inspecter la dépouille de sa mère ? Il craignait ces créatures, tout comme lui...
Trop concentré pour regarder où il mettait les pattes, Koa trébucha soudain sur une racine. Il s’étala de tout son long, le museau de nouveau trempé. Au moment d’éternuer, il s’attendit à entendre le grognement moqueur de son frère dans son dos. Mais son éternuement fut le seul son à résonner sous le couvert des arbres. Koa sentit sa gorge se serrer de plus belle en réalisant une énième fois combien son frère lui manquait.
Tout à coup, le louveteau sursauta. Le primate avait disparu. Inquiet, Koa chercha à remonter sa piste. En vain. Les odeurs se mélangeaient beaucoup trop.
Koa sentit un grand froid l’envahir. Pourtant, le vent ne soufflait plus sous la canopée. Le cœur du louveteau battait à tout rompre, comprimé par la peur. Voilà qu’il se retrouvait de nouveau tout seul, entouré de toutes parts par une forêt si silencieuse qu’elle en devenait menaçante. Bien qu’il fût né sur ces terres, il ne reconnaissait pas cette masse sombre et immobile, qui semblait guetter le moment propice pour l’avaler tout cru.
Le sentiment de ne pas se sentir en sécurité força Koa à se mouvoir, ne serait-ce que pour apaiser les foumillements désagréables qui assaillaient sa fourrure. N’ayant aucune idée de l’endroit où aller, le louveteau avança tout droit, sans ralentir ni s’arrêter avant que le paysage ne se modifie.
Au terme d’une marche encore plus interminable que la précédente, Koa arriva à l’orée de la forêt, là où les arbres se dispersaient jusqu’à laisser progressivement place à la plaine. Le louveteau marqua un temps d’arrêt, le temps d’embrasser du regard l’immense étendue d’herbes folles qui s’étirait à perte de vue. En levant le museau, il s’aperçut que le ciel s’obscurcissait de plus belle loin à l’est. Le vent était encore faible, mais transportait une vague odeur de pluie. Koa agita la queue avec agacement ; allait-il devoir supporter encore longtemps cet horrible climat humide ?
Tout comme la forêt, la plaine était plongée dans le silence le plus total. Le malaise de Koa ne s’en améliora pas. Néanmoins, il continua de progresser, sans être certain de savoir ce qu’il voulait trouver – si toutefois il cherchait réellement quelque chose…
Soudain, des râles étouffés troublèrent le calme apparent. Koa tremblait de tout son corps, et entendre ce qui ressemblait à des bruits de lutte ne l’aida pas à se sentir mieux, loin de là. Mais la curiosité se fit plus forte que la peur : à pas feutrés, Koa s’approcha de la source de toute cette agitation. Utilisant à son avantage les herbes hautes, où son pelage clair et sa petite taille lui permettaient de se fondre parfaitement, Koa découvrit une étrange scène.
Trois créatures magiques, appartenant à deux espèces qu’il n’avait jamais vues, se faisaient face. D’un côté, deux quadrupèdes à l’aspect de félins grondaient férocement. Koa aurait encore tout le temps de l’apprendre, mais il s’agissait de lions des plaines, aussi appelés lions de feu en raison de leur crinière capable de s’enflammer, ainsi que de leur capacité à manipuler l’élément du feu. Plus précisément, ces deux-là étaient de jeunes individus, le plus âgé arborant déjà un début de crinière flamboyante sur le front et le torse.
En face d’eux, un autre quadrupède, aux écailles mauves et aux dos et front hérissés de pics, grattait le sol de sa patte avant, comme s’il s’apprêtait à charger.
Une odeur un peu trop familière frappa soudain Koa : l’un des deux lionceaux était empoisonné. En l’occurrence, il s’agissait du plus jeune, qui gémissait pitoyablement tandis que son aîné faisait barrage de son corps massif en grognant férocement.
De toute évidence, la créature à écailles était une créature de poison. Les souvenirs de lui et sa mère se faisant empoisonner par un monstre du même élément étant encore trop frais, Koa songea à prendre la fuite. Inutile de se mêler d’un combat qui n’était pas le sien, surtout s’il y risquait sa vie. Il avait déjà eu de la chance que ce singe daigne lui donner de quoi se soigner…
Koa s’arrêta brusquement, une patte en l’air. Et si… ?
Derrière lui, le combat se poursuivit, les deux adversaires se crachant au visage avec fureur. La créature de poison était cependant bien affaiblie, lacérée de toutes parts par les griffes puissantes du lionceau. Ce dernier assomma sa victime d’un ultime coup de patte, avant d’inspirer un grand coup et de déverser un torrent de flammes sur le monstre à écailles. Dans un hurlement de douleur, celui-ci s’effondra, pour de bon cette fois. Une odeur de chair grillée s’éleva dans l’air, et se mêla à celle, de plus en plus forte, de la maladie.
Koa n’hésita pas une seconde de plus, et détala à tout allure, direction la forêt. Il ne savait pas si le félin de feu l’avait entendu, et cela importait peu, du moment qu’il ne le poursuivait pas.
Pour l’heure, le louveteau n’avait qu’une seule idée en tête : retrouver le singe noir et blanc.